Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 135-142).

XVIII

LES NOUVEAUX FILETS DE MADAME PIOUTTE


Cependant la décadence de l’école Saint-Louis-de-Gonzague s’accélérait. L’inquiétude de l’abbé Barbaroux se faisait plus âpre et plus douloureuse. Il avait beau redoubler de prières, de neuvaines, d’exercices de piété, le secours divin, qu’il attendait, ne venait pas, et les difficultés matérielles se multipliaient. Le renvoi de Frédéric Blesle fut suivi du départ de deux autres élèves. C’était une perte de cent trente francs par mois. Les impositions augmentèrent. Un volet, un jour de vent, tomba dans la rue ; il fallut faire des réparations. Pour soutenir son train, l’abbé, qui ne pouvait plus réduire les dépenses de la maison, déjà trop réduites, et qui n’osait pas restreindre celles des Pioutte, fut obligé de prendre de nouveau sur son capital pour payer ses professeurs. Ces soucis minèrent sa santé. Il vieillit beaucoup. La vivacité de son esprit, son entrain, sa jovialité diminuèrent. Il se voûta. Ses cheveux blanchirent et se clairsemèrent. Les rides creusaient son front. Il s’était trouvé dans l’aisance, toute sa vie, il n’avait jamais eu à compter, et voici qu’à son déclin, il respirait autour de lui la sinistre odeur de la misère et de la ruine. Il se trouvait maintenant à la merci du départ de quelques élèves, et cela au moment même où il avait charge de famille. Il n’y avait pour lui qu’une issue : se débarrasser des Pioutte, couper la pension de Charles et faire travailler Virginie ; et cette pensée lui était odieuse. Il remplaçait leur père ; il devait tout tenter avant de les abandonner. Il s’obstinait contre le mauvais sort, avec une constance héroïque, sans une plainte, ni une abdication, et il s’efforçait de continuer, à lui seul, à nourrir les siens, par l’entêtement de son travail, sans vouloir accepter de les jeter à l’humiliation de ces labeurs hâtifs, mal payés, déconsidérés, où la société réduit ceux qui veulent échapper à la mort par l’esclavage et une application de forçat. D’ailleurs, son amour pour les siens augmentait en proportion directe de ses soucis.

Il se réfugiait dans la pensée de ses devoirs et de ses affections, avec une consolation infinie. Cet homme, qui avait gardé un cœur pur et qui n’avait usé aucune des forces intimes de son être, se retrouvait, en pleine vieillesse, avec une âme jeune, ardente, dévouée, pleine de confiance et de ferveur, ignorant les calculs de l’égoïsme, la fuite lâche devant les responsabilités, l’indifférence et la sécheresse.

Quand il avait travaillé tout le jour, son plus grand plaisir était de venir passer une demi-heure, le soir, dans la petite pièce de l’Économat, où sa sœur et sa nièce dînaient. Dans le discret rayonnement de la lampe, le visage flétri de Mme Pioutte et la face éclatante de Virginie se penchaient vers les fleurs artificielles d’une broderie ou sur les feuillets d’un livre. Le cœur du vieil homme se dilatait alors, il éprouvait le désir de les serrer contre sa poitrine, il était récompensé de tant de peines et de chagrins, et il remerciait Dieu de la grâce qu’il lui avait faite, en lui permettant d’unir les joies saines de la famille et un chaste célibat. Les Pioutte le consolaient de tout. Virginie, de naturel câlin et caressant, témoignait à son oncle beaucoup d’affection, plus qu’elle n’en ressentait sans doute, et cela, non par hypocrisie, mais par une exagération de témoignages extérieurs, habituelle à son caractère de Méridionale exubérante et superficielle.

Mme  Pioutte, de son côté, ne ménageait pas à son frère les expressions de sa reconnaissance. Elle lui prodiguait les soins, les prévenances, les attentions délicates. Elle lui montrait ce redoublement de tendresse et d’amabilité que l’on manifeste aux gens envers qui on a des torts graves, encore inconnus d’eux, et dont on veut, à l’avance, atténuer, par son affection et son dévouement, le ressentiment futur. S’inquiétant sans cesse de voir son frère pâle, fatigué, elle lui faisait boire des bouillons, du quinquina, des élixirs, des liqueurs, avaler des pilules, des granules, toutes ces drogues où l’on prétend emmagasiner de la force.

— Tu es trop bonne, disait Théodore, je suis sûr que tu penses à moi plus qu’à toi !

— Je serais un monstre, si je n’agissais pas ainsi, après tout ce que tu as fait pour nous, répondait tendrement Gaudentie.

De telles paroles étaient un baume pour l’âme de Théodore. Il voyait volontiers en sa sœur l’exemple des plus nobles vertus. Il pensait avoir fait le bonheur de Cécile, il espérait créer celui de Virginie. Grâce à lui, Charles serait un grand peintre. Il était heureux alors, et, sans cette maudite question d’argent, sa vie eût été sans nuages.

La révélation d’Augulanty avait été pour Mme Pioutte un coup terrible. Maintenant qu’elle avait accepté le sacrifice de Virginie, les menaces de l’économe ne la troublaient plus, mais ce qu’elle avait appris sur son fils lui causait un chagrin dévorant. Ainsi son Charles lui avait menti, cette fille qu’il lui avait présentée sous un jour si flatteur était un modèle, et pis encore ! Ce mariage pour qui elle avait volé était presque impossible ! La situation où Charles se trouvait acculé était une impasse et, au moment même où elle croyait son fils sauvé, il lui fallait recommencer à trembler que l’abbé apprît tout et reniât son neveu !

Elle avait eu souvent des doutes sur les récits du peintre. La confiance en Charles, qu’elle garda jusqu’à la naissance de son petit-fils, fut un peu ébranlée, quand elle vit qué Charles ne se pressait pas, malgré ses promesses, de régulariser sa situation. Aux questions précises qu’elle lui posait dans ses lettres, il répondait par des paroles vagues, des temporisations, des atermoiements.

Malgré tout, elle ne soupçonnait guère la vérité, et la révélation d’Augulanty la renversa rudement du socle d’aveugle amour, d’estime passionnée et d’indulgence où elle avait vécu jusqu’alors.

Au premier moment, elle eut contre son fils une crise affreuse de colère et d’indignation. L’avoir trompée à ce point ! Mais quoi ! elle ne lui pardonnait pas toutes ses fredaines depuis quinze ans pour avoir le courage de lui garder une rancune éternelle. Il y a dans le pardon, le plus souvent, infiniment plus de faiblesse et d’impuissance à garder son ressentiment que de charité et d’esprit évangélique. Elle ne tarda pas à s’attendrir encore sur le sort de ce malheureux enfant. N’était-il pas le plus malheureux ? Et plus elle le sentait faible, menteur, méprisable, plus elle l’aimait. Il lui semblait que c’était encore son petit Charlot, auteur déjà de tant de frasques ! Ses erreurs, qu’elle trouvait puériles, le lui rendaient enfant ; elles lui restituaient le gosse câlin et malfaisant dont elle avait tant de fois excusé les fautes et pallié les folies. Si son admiration pour l’homme diminuait, son affection s’accroissait d’une sorte de frénésie désespérée.

Elle ne pensa bientôt plus qu’à tout entreprendre pour cacher la vérité aux yeux de son frère et à ravir, dans la débâcle, une poire pour la soif de Charles Pioutte.

Un jour, Félix Augulanty trouva la vieille dame qui l’attendait auprès de la loge vitrée de la concierge. Elle l’introduisit dans le fameux salon et lui demanda de vouloir bien la renseigner sur la situation exacte du pensionnat et de la fortune de son frère.

L’économe l’exposa d’une voix sobre. Selon lui, l’école Saint-Louis-de-Gonzague ne tiendrait pas encore trois ans. Elle était malheureusement envahie d’une ivraie d’enfants pauvres et sans éducation qui lui donnaient le plus fâcheux renom, ne payaient pas et corrompaient les autres élèves. Le bon grain était étouffé. Quant à la situation financière, elle était bien simple. Les dépenses excédaient les bénéfices. L’abbé mangeait son capital.

— Mais il va se trouver sur la paille ! s’écria Gaudentie.

— C’est à prévoir.

— Mon Dieu ! Que faire ? Comment enrayer cela ? Ah ! si mon pauvre mari était encore de ce monde, il me donnerait un bon conseil !

— Tant que l’abbé demeurera à son poste, il n’y aura rien à faire, dit Augulanty.

— Mais alors ?

— Il faut qu’il abdique ! Faites-moi épouser votre fille au plus tôt, et ensuite, confiez-moi la direction de l’école. Une fois que j’aurai le local, — nous nous entendrons sur le moyen dont je le payerai, — je me charge du reste. Je ferai une rente à l’abbé. Pour vous, nous vous garderons chez nous. Mais je dois vous avouer — d’ailleurs, vous le savez vous-même, — que M. l’abbé est obstiné, qu’il veut mourir sur la brèche et que vous aurez besoin de toute votre influence, vous et Mlle Virginie, pour le décider à me laisser sa place et sa maison.

— Mais comment ferez-vous pour ressusciter l’école ?

Augulanty se laissa aller à développer son plan devant Mme Pioutte, le projet qu’il caressait d’unir l’éducation ecclésiastique à l’instruction universitaire et aux sports anglais.

La vieille dame reconnut beaucoup d’intelligence à M. Augulanty et songea que sa fille ne serait pas à plaindre.

Mais, dans tout cela, Charles était sacrifié !

Elle s’en alla confier sa déconvenue à Me Lacreu. C’était un petit homme gros, réjoui, bruyant, vif, à l’œil lourd sous des paupières grasses, et qui, tout en bavardant d’une manière fort décousue et en faisant des calembours, observait finement son interlocuteur. Il lui donna de très habiles conseils.

Le soir même, Mme Pioutte disait à Virginie :

— Quand ton oncle viendra, tu iras dans ta chambre. J’ai à lui causer.

Dès l’apparition de l’abbé Barbaroux, Virginie s’éclipsa et Mme Pioutte commença à parler en ces termes :

— Mon bon Théodore, tu es soucieux depuis quelque temps. Je te vois avec peine perdre ton entrain. Qu’as-tu ?

— J’ai des soucis, fit l’abbé, en baissant la tête.

— Ne me cache rien, Théodore ! Je suis au courant de tout. Je sais que nous te sommes à charge…

— Mais jamais de la vie ! cria le prêtre.

— Si. Je connais l’état de tes affaires et la situation de ton pensionnat. Triste époque où une œuvre si grande, si noble, si religieuse n’est pas mieux comprise ni plus secourue !

— Dieu aime à éprouver ses serviteurs, dit doucement Théodore. Que sa sainte volonté soit faite !

— Oui, répondit Mme Pioutte, mais il faut vivre ! Voilà pourquoi je me suis émue de ta situation. Nous te coûtons trop cher, cela ne peut pas durer plus longtemps. J’ai cherché un moyen d’y remédier. Je crois l’avoir trouvé. Il s’agit, n’est-ce pas, de découvrir une source de revenus qui vienne équilibrer ton budget. Me Lacreu m’a donné un bon conseil. Tu connais Sanary, ce joli port de pêche, abrité du vent, et qui est à quelques heures d’ici ? Des spéculateurs sont en train de fonder une société pour y acheter des terrains et en faire une station balnéaire. On va bâtir des villas, construire un casino, commencer une réclame monstre et entamer une concurrence sérieuse avec Cannes, Nice, Saint-Raphaël, Hyères. Si on pouvait trouver quelque chose à y acheter maintenant, ce serait une affaire d’or. Me Lacreu m’a proposé une jolie villa de trois étages, avec un jardin et une habitation de paysan, tout près de la mer. On la céderait pour trente mille francs.

— Eh bien ? dit l’abbé.

— Achète-la !

— Mais je n’ai pas d’argent ! Et à quoi cela me servirait-il ?

— Tu n’es pas pratique, mon bon Théodore. Ah ! si mon pauvre mari vivait encore, quelles belles affaires il réaliserait là-dessus ! Écoute. Sanary sera une station très renommée où les Anglais et les malades viendront passer l’hiver. Nous trouverions facilement des locataires. Nous la louerions bien deux mille francs, étage par étage. Tu aurais donc l’intérêt de ton argent. Et quel intérêt ! Presque le sept pour cent !

— Mais tu ignores donc où j’en suis ? Où prendrai-je cet argent ?

— Et ta maison ? Elle vaut soixante mille francs. Fais prendre une nouvelle hypothèque. Me Garoutte t’en trouvera facilement une. Mettons que tu aies à payer un intérêt de neuf cents francs, tu en toucheras deux mille ! De plus, je compte faire un restaurant de la petite maison installée pour cela. Nos locataires y prendraient pension, d’autres viendraient également.

— Mais qui tiendrait ce restaurant ?

— Moi-même, je te laisserai ici Virginie pour diriger la maison. Elle s’y entend aussi bien que moi, et j’irai surveiller celle de Sanary. Nous gagnerions là cinq à six cents francs par mois, au bas mot…

Ces chiffres éblouissaient un peu l’abbé Barbaroux, acculé, comme il l’était, dans une impasse d’où il ne savait comment sortir. Il objecta toutefois que sa sœur ne pourrait pas se faire maîtresse d’hôtel.

— Pourquoi pas ? Dans la situation où nous sommes actuellement, Théodore, il faut que chacun se dévoue. Je ne veux pas supporter d’être plus longtemps à ta charge. Il faut que je me débrouille pour faire quelque chose…

L’abbé, très agité, et ne sachant nullement où sa sœur voulait l’amener, déclara qu’il ne pouvait pas prendre un restaurant sous son nom.

— Mais justement, fit Mme Pioutte, d’un ton doucereux, ce sera sous le mien. Et si tu ne veux pas que le tien paraisse dans ces affaires d’argent, ajouta-t-elle, avec un rire innocent, tu mettras l’acquisition sous mon nom. Tu n’as pas peur que je te la revende ?

L’abbé se mit à rire aussi, tant lui paraissait drôle l’idée de se méfier de sa sœur.

— Moi, conclut Gaudentie, je suis ruinée. Tout le monde le sait. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je travaille à gagner quelque argent…

— Je te demande à réfléchir, fit l’abbé.

— Oh !… réfléchis, réfléchis… Rien ne presse. Prends ton temps…

Mais elle harcela et tourmenta tant Théodore, les jours suivants, qu’il commença à envisager l’affaire sous un jour très favorable. Elle l’envoya alors chez Me Lacreu.

— Cette affaire-là, dit le notaire, c’est de l’or en barres ! Imaginez-vous que vous prenez soixante mille francs, là, sur cette table, et que vous les mettez dans la poche de votre soutane, c’est cela même… Cette maison vaudra le double dans cinq ans…

Et à la suite de ces paroles, Me Lacreu donna sur cette affaire des détails si précis et si éloquents qu’ils convainquirent l’abbé Barbaroux.

Un dimanche, Mme Pioutte entraîna son frère à Sanary. On vit la maison, une habitation blanche, dans un grand jardin, assez près de la mer. Il y avait bien les trois étages promis, mais chaque étage contenait quatre chambres, à peu près grandes comme un damier. Et quant aux palmiers et aux eucalyptus, destinés à ombrager les allées courbes, ils ne garantissaient encore du soleil que les humbles fourmis, qui faisaient métier de portefaix sur le sable, et les hannetons, velus d’or, qui se reposaient au bon soleil, ivres de s’être roulés dans le pollen des fleurs.

La maison du jardinier, où Mme Pioutte comptait installer son restaurant, tout en sachant bien qu’elle n’en ferait jamais rien, comprenait une cuisine immense, une salle assez grande et une pièce, qui n’était guère qu’un grenier à foin.

Tout cela ne ravit pas l’abbé, mais sa sœur se montra si enthousiaste qu’il n’osa pas la contredire. D’ailleurs, le ciel riait de tout son azur, la mer étincelait au soleil, les vagues légères, qui se promenaient sur la paix du golfe, baisaient les lèvres des plages descendues vers l’eau et les pieds des caps accroupis sur elle, l’abbé rêva au bonheur de finir sa vie dans cet enchantement.

Au retour, Mme Pioutte arracha à son frère l’acceptation : il était encore sous le charme du paysage. Me Garoutte se chargea de faire prendre une seconde hypothèque sur la maison de la rue Saint-Savournin, la villa de Sanary fut achetée et placée sous le nom de Mme Pioutte.

Augulanty n’apprit l’affaire que lorsqu’elle était presque conclue. Il fut furieux d’avoir été joué par Mme Pioutte, qui, dans un but qu’il comprenait bien, ne craignait pas de diminuer la valeur de son local. Mais il avait maintenant autant d’intérêt à se taire qu’elle en avait elle-même à le ménager. Il ne dit rien, et se promit de prendre d’elle une éclatante revanche, quand il tiendrait la fille et la position.