Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 127-134).

XVII

CE QU’IGNORAIT MONSIEUR AUGULANTY


Si le digne M. Augulanty avait rencontré, ce jour-là, Mlle Virginie Pioutte, tandis qu’elle sortait de l’école et qu’elle s’en allait, le long du trottoir, en compagnie de sa bonne, peut-être eût-il conçu quelques soupçons, qui eussent pu l’inquiéter et lui rappeler qu’il y a, dans les plus habiles des plans, une part de hasard et d’imprévu que nul ne fait entrer en ligne de compte avec ses projets.

Virginie se rendait chez son amie, Mlle Andréa Ryès, qui habitait au boulevard Longchamp. Seule, de ses compagnes, celle-ci ne l’avait point abandonnée, quand M. Pioutte mourut. Andréa Ryès, orpheline et très riche, vivait avec une tante sourde et paralytique. Elle passait chaque été dans une campagne, aux Arcs, qui avoisinait la propriété de M. Legoff, son oncle, agent de change. Ce fut là que, trois ans auparavant, Virginie fit la connaissance de ce Sylvestre Legoff, qui l’aimait et qu’elle aimait, et qu’elle voyait, hebdomadairement, chez son amie, en attendant qu’elle l’épousât.

La brune Virginie Pioutte embrassait Andréa, blonde, mignonne, légère, si fine et si vaporeuse, qu’elle avait l’air d’une fée, mais d’une fée bien moderne, qui se serait métamorphosée en jeune fille pour lire des romans défendus et monter à bicyclette. Une voix sonore jeta : « Peut-on entrer ? » En même temps, un pas rapide retentissait dans le corridor, et un jeune homme entra, élégant et désinvolte.

Maigre, très grand, Sylvestre Legoff joignait à l’attrait d’un teint brun et d’une brillante chevelure noire celui de deux yeux bleus, rêveurs et mélancoliques. Une longue moustache souple coupait ce visage osseux et fin où se lisait l’origine bretonne de son père, né à Saint-Malo, qu’il avait quitté à la suite de revers de fortune.

Fils d’un des premiers agents de change de la ville, âgé de vingt-cinq ans, aimable et mondain, Legoff aurait pu prétendre à la main des jeunes filles les mieux dotées. La fougue d’un caractère ardent et sentimental, le destin et un certain goût poétique pour le romanesque avaient fixé, auprès de Virginie, l’inquiétude de ce cœur, à qui l’usage constant et précoce des choses d’argent avait, par extraordinaire, inspiré un curieux détachement des réalités trop pratiques. Il avait en ceci hérité du caractère de sa mère, qui fut sensible, amoureuse et passionnée, et qui mourut, phtisique, deux ans après le mariage d’un amant, qu’elle avait aimé de toutes ses forces, et uniquement.

Le nouveau venu porta successivement à ses lèvres la main de sa cousine, puis celle de Virginie.

— Comment va ma délicate cousine Ariel ? dit-il, — il avait la manie de donner à chacune de ses connaissances un surnom poétique ou drôlement prétentieux, — et se tournant vers Virginie : — Que je suis heureux de vous voir, mon amie ! Le croiriez-vous ? Depuis une semaine, je pense avec tant de joie au moment de vous retrouver que je craignais que ce moment ne vînt jamais plus. Figurez-vous que, depuis huit jours, je ne suis pas monté en automobile, de peur d’un accident qui me défende notre rencontre ! L’amour rend superstitieux !

Assis au fond d’une bergère, il regardait Virginie avec amour. Andréa déclara qu’elle allait faire servir le thé et gagna la porte ; cette sortie ne trompa pas les amoureux. Ils reconnurent, dans un sourire mutuel, la délicatesse de leur amie. Sylvestre se leva et vint s’agenouiller aux pieds de la jeune fille ; et tout en plongeant son regard dans le sien, il lui murmurait des tendresses imprécises, ces formules vagues et amoureuses, qui bercent l’âme comme une chanson enfantine et l’engourdissent comme un parfum. Le monde était fini pour eux, ils devenaient leur propre monde, cet univers à deux, qui flotte dans les rêves des amants comme un mirage que l’on a devant les yeux et que l’on n’atteint jamais, et dans une extase, douloureuse à force d’intensité, ils s’imaginaient qu’ils étaient tout l’un pour l’autre, qu’ils avaient assez d’amour au cœur pour défier le temps et que leur passion ne connaîtrait ni les automnes désolés, ni les hivers pénibles, qui suivent la splendeur des étés. Plus ivres d’eux-mêmes, et de leur propre pensée, que de la présence de l’être, qui, pour chacun, semblait tout, ils se serraient les mains, avec démence, comme ceux qu’un voyage va séparer demain.

Le temps harcelait les amants et enfonçait dans leurs oreilles la vrille obsédante et douloureuse de son tic tac, qui rappelle si cruellement aux hommes la lugubre échéance de la vie, la note finale à payer. Ils unirent à la hâte leurs bouches, dans un long, dans un fiévreux baiser où ils voulaient s’absorber mutuellement, se fondre l’un dans l’autre, et s’anéantir dans quelque chose d’infini.

Quelques pas légers glissèrent de nouveau dans le corridor. Ils se quittèrent avec un déchirement et une sensation de mortelle tristesse ; le monde, encore une fois, venait les séparer et leur rappeler qu’on ne peut jamais, jamais, y être deux et que l’on a seulement le droit d’y vivre, en même temps, seul et en foule !

Ils se jetèrent, en s’éloignant, ce regard avec lequel les amants se quittent, dans les ports, quand le navire, qui les désapparie, lève l’ancre, ce regard, si amer, si angoissé et si surchargé d’acuité, de puissance et de douleur, que nous avons l’impression d’y dépenser toute notre force de vision et qu’ensuite nous ne verrons plus rien.

Andréa reparut en riant :

— Vous n’avez pas confiance en moi, vous êtes trop loin l’un de l’autre, ce n’est pas naturel ! Elle secoua gaiement les étincelles de sa perruque blonde.

Ils la suivirent dans une salle à manger, très coquette, où le thé était servi.

— Savez-vous, dit tout à coup Sylvestre, en riant, Charlemagne veut me marier !

Il avait baptisé, du nom de Charlemagne, son père qui possédait une fort belle barbe blanche, toute frisée. Virginie devint pâle comme la nappe.

— De quoi avez-vous peur, Virginie ? dit Legoff. Pour qui me prenez-vous ? Vous imaginez-vous, par hasard, que je vais obéir ? N’était le respect que je lui dois, j’aurais répondu à mon père : « Mon vieux Charlemagne, vous êtes un grand roi et vous possédez une barbe florie que j’envie fort, mais votre présence ici est un anachronisme, ne l’oubliez pas, et ne nous forcez pas à vous le rappeler. Retournez dans une chanson de geste et ne vous occupez pas de moi… » Mais je me suis contenté de lui dire : « Quand vous voudrez que je me marie, monsieur mon père, commencez par me laisser libre, car il me suffira que vous me présentiez une jeune fille pour que je la refuse… »

— Sylvestre, dit Andréa, on ne sait jamais si vous parlez sérieusement ou si vous plaisantez. Ne causez donc pas à Virginie des frayeurs pareilles.

— Ma chère, Charlemagne m’a déniché quelque part, je ne sais où, une de ces perles, si fréquentes dans les huîtrières des familles bourgeoises. Elle se nomme Marguerite Sorémy, elle est, paraît-il, fort riche, et son père a une vaste propriété dans l’Hérault. La reine mère a pris des informations, et ce parti-là est tout ce qu’il me faut.

— Comment avez-vous le cœur de plaisanter ? dit Virginie. C’est très grave.

— Mon cher bijou d’amie, fit le jeune homme en s’accoudant à la table, il est bon de savoir plaisanter des choses sérieuses ; elles s’acceptent avec moins de peine. De quoi plaisanterait-on, sinon d’elles ?

Sylvestre Legoff vit des larmes dans les yeux de Virginie, il s’élança vers la jeune fille et s’assit à son côté en lui entourant la taille.

— Mais, Sensitive, comment pouvez-vous pleurer pour si peu de chose ? Ne voyez-vous pas que je ris, parce que tout cela m’est indifférent, parce que je ne veux pas entendre parler de cette petite Sorémy, quand elle serait mille fois plus perlière, vingt mille fois plus huître et cent mille fois plus riche ? Comme s’il y avait pour moi sur la terre d’autres femmes que vous !

Il la serrait contre lui et la berçait doucement. Elle s’apaisait sur cette forte poitrine d’homme comme une enfant sur le sein de sa mère.

— Allons ! fit Andréa, la paix est-elle signée, contresignée, paraphée… ? Alors, mon cher, continuez votre récit ! Croyez-vous que vos parents fassent une opposition sérieuse à votre mariage avec Virginie et vous persécutent pour que vous épousiez Mlle Sorémy ?

— Euh ! fit Legoff, c’est bien possible ! Mais ne vous inquiétez pas. Je suis trop Breton pour ne pas être affreusement têtu, et ils le savent. Aussi sont-ils fort inquiets de me voir prendre aussi mal leurs ouvertures à ce sujet. S’il faut tout vous dire, la reine mère boude et Charlemagne fait la moue.

— Oui, dit Andréa, mais songez, Sylvestre, que vous avez besoin de leur autorisation pour vous marier. Or, si vous refusez trop catégoriquement la jeune fille qu’ils vous offrent, vos parents prendront leur revanche en vous refusant cette autorisation.

— Tant pis pour eux ! Ils verront arriver la petite sommation.

— Ils vous déshériteront, dit Andréa, en riant.

— Pas possible ! Je suis l’unique rejeton de leur glorieuse union.

— Ils vous priveront d’argent.

— Vous oubliez, Andréa, que je travaille chez mon père et que j’y suis payé, comme n’importe quel employé. Ils n’oseront tout de même pas me renvoyer !… Et puis, si vous voulez, Virginie, et si mes parents font trop leur poire, nous leur collerons dans les pattes un bon petit scandale, quelque chose de très chic. Ils ont horreur de ça ! Pensez donc ! un scandale dans la famille d’un fabricien et d’une dame patronnesse, qui fait partie de tous les ouvroirs, où l’on est censé habiller les pauvres, mais où l’on n’habille, en réalité, que son prochain !

— Que de bêtises, mon pauvre Sylvestre ! dit Andréa.

— Qu’appelez-vous un scandale ? dit Virginie, alléchée par ce mot où son caractère, resté vindicatif, flairait une occasion de revanche à prendre contre une société qui l’avait abandonnée, parce qu’elle était pauvre.

— Eh bien ! si je vous proposais, répondit Sylvestre, avec une insouciance apparente et comme s’il cherchait, de vous enlever… par exemple…

— Ça ne se fait plus ! affirma Andréa. C’est devenu sujet de pendule…

— Justement, nous ferions revenir la mode. Et pour moderniser la chose, nous partirions en automobile. Hein ! le joli scandale ! un enlèvement en automobile !

En avançant prudemment, et presque en manière de plaisanterie, cette invitation, Sylvestre n’avouait pas qu’il y songeait depuis fort longtemps, et comme au seul moyen pratique d’épouser Virginie, que ses parents ne lui autoriseraient jamais à prendre pour femme, puisqu’elle n’avait ni capital important, ni même d’espérances, ni propriété quelque part, ni parents haut placés, ni invitations à faire donner dans une famille où il soit glorieux de dire que l’on a mangé, — non, rien, que sa beauté.

En terrifiant ainsi sa famille, il comptait bien la forcer à accepter une situation et un mariage auxquels elle ne pouvait qu’être hostile. Et la réputation des Legoff ne leur permettrait pas de commettre une mauvaise action publique, puisque la renommée, après l’enlèvement, aurait attribué à Sylvestre la fonction d’amant officiel auprès d’une jeune fille, dont ils eussent fait tous leurs efforts pour le détacher, si cette liaison était restée secrète, ou même peu connue.

La proposition de Sylvestre, qui scandalisait Andréa, réveillait dans le cœur de Virginie des accords lointains et des sonorités profondes et retentissantes. Elle touchait cette fibre du romanesque que chaque femme conserve au plus profond d’elle-même.

Virginie, toute frissonnante de la vision idéale qu’elle considérait, s’était levée dans un frémissement :

— Écoutez, Sylvestre, dit-elle, je vous en donne ma parole d’honneur, devant Andréa. Si jamais vous voulez que je parte avec vous, venez me trouver, je m’en irai. Je partirai, heureuse et libre, ne regrettant rien, je partirai sans rien vous demander, j’irai où vous voudrez, entièrement satisfaite, puisque je serai avec vous…

— Et ta réputation, Virginie ? Voyons ! que dira de toi la société ?

— La société ! Ah ! je serai fière d’avoir sa désapprobation ! On me méprisera, on me calomniera, on me détestera, tant pis ! — ou tant mieux ! Je serai contente de ce mépris, fière de ces calomnies, orgueilleuse de cette haine. Je saurai que je soufflette, tout de même, un peu, dans ses règles honteuses cette société odieuse, lâche, hypocrite… Et d’ailleurs, beaucoup m’envieront !

La douce et rieuse Virginie n’était plus reconnaissable. Sa figure calme, gaie et paisible, s’était brusquement transformée en un masque dur, farouche et tourmenté. À son tour, elle montrait, comme Cécile l’avait fait, lors de son mariage, cette ulcération d’une âme malade, cette sensibilité toujours à vif, cette plaie d’un amour-propre que les premières déceptions avaient rendu douloureux et susceptible, ainsi qu’il arrive quand les êtres, dont toute la vie repose sur la vanité et le plaisir d’éblouir autrui, se trouvent précipités de leur place orgueilleuse, et ne récoltent plus que dédain, moquerie, indifférence, abandon.

Tournant vers Sylvestre son visage ardent comme un creuset où des métaux en fusion bouillonnent, ses traits altérés, sa bouche altière, Virginie disait :

— Tous nos amis ont été heureux de ne plus nous connaître, de nous laisser de côté, de nous mépriser. Je le serai, moi, à mon tour, de leur montrer le peu de cas que je fais d’eux et de leur opinion. Ah ! si vous saviez, quand le malheur a frappé sur nous, comme tous ceux qui mangeaient et dansaient à la maison ont été satisfaits de notre ruine, contents de nous débiner, de nous haïr, de nous regarder avec une condescendance pleine de pitié hautaine ! Si vous saviez les lâches calomnies que l’on a répétées sur notre compte, et comment ce qui était des qualités charmantes, au temps de notre richesse, est devenu vice éhonté quand nous avons été pauvres ! Ils se sont bien vengés, les laiderons que nous rejetions dans l’ombre, par notre seule présence, Cécile et moi !…

— Calme-toi, s’écria Andréa. Ne te mets pas dans un pareil état… Mon Dieu ! Comme tu es susceptible, ma chère !

— Bravo ! Bravo ! disait Legoff. Voilà qui s’appelle parler avec énergie. J’aime cela, moi, qu’on ait du caractère et que l’on éprouve de la haine comme on éprouve de l’amour !… Je suis très fier de ce que vous venez de dire là, Sensitive, et je partage votre opinion sur la société. Je l’ai vue trop basse, trop servile, trop cruelle, pour ne pas la détester, et si vous tenez à la scandaliser, moi, je me ris d’elle !

— Mon Dieu ! s’écria Andréa, comment peut-on dire tant de bêtises ? Vous raisonnez comme des enfants. C’est absurde !

Sylvestre jeta un long regard aigu à sa cousine. Il murmura négligemment :

— Je crois que ce que nous ferons là sera infiniment moins absurde que vous paraissez le croire, Andréa…

Mlle Ryès eut l’intuition de tout ce que Sylvestre ne disait pas pour ne pas effrayer son amie. Elle supposa qu’il venait d’avoir une explication pénible avec ses parents, qu’ils ne voulaient pas entendre parler de ce mariage, persuadés que cet amour lui passerait, et qu’il ne faudrait, pour leur forcer la main, rien moins que cette sorte d’action d’éclat du déshonneur, de cet Austerlitz du scandale et de la honte.

Elle n’osa plus protester, mais elle demeura inquiète et triste de l’avenir maussade qui perçait entre les paroles du jeune homme.

Celui-ci regarda la pendule :

— Quatre heures ! C’est l’heure de la Cote. Il faut que je m’en aille !

Il se leva à la hâte, serra les mains de ses amies, donna à Virginie rendez-vous pour un jour de la semaine suivante et partit au plus vite.

Quand le bruit de la porte eut résonné dans toute la maison, Virginie s’élança en pleurant dans les bras de Mlle Ryès :

— Il ne m’épousera pas, disait-elle en sanglotant, ses parents ne voudront jamais.

— Mais si, mais si, répétait Andréa.

Malgré les assurances de sa confidente, Virginie continuait à se désoler, et Andréa Ryès dut passer à la consoler le reste de l’après-midi, jusqu’à l’heure où la bonne vint la chercher pour la ramener rue Saint-Savournin.