Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 29-35).

V

UN JEU DE BONNE SOCIÉTÉ


Le lendemain matin, Mme Pioutte, qui se levait toujours de bonne heure, alla trouver sa fille aînée, pendant qu’elle faisait sa toilette. Cécile se peignait devant la glace. Sa chevelure nombreuse, glissante, abondante, ondulée, lui tombait jusqu’aux reins. Il y avait dans toute la personne de la jeune fille un air magnifique de conquête et de défi. Ses sourcils arquaient leur courbe élégante, comme un pont sous lequel coulait un regard intense, brûlant, plein de fièvre et d’orgueil.

Mme Pioutte s’assit devant le feu, se plaignit de sa santé, déclara qu’elle vieillissait de jour en jour et parla de la mort. Ses lamentations furent obscures et longues. Elle dit enfin que ce serait une grande consolation pour elle que de laisser ses filles mariées.

— Mais, maman, fit Cécile, avec humeur, est-ce notre faute, si nous ne nous marions pas ? Nous ne demandons pas mieux, Virginie et moi.

— Vous dites cela, et quand il se présente un parti, vous le refusez…

— Oh ! parce que j’ai refusé cet avorton de M. Promase… D’ailleurs, il y a déjà deux ans de cela. J’en ai vingt-cinq maintenant, et je suis réellement si lasse et découragée de la vie que je mène que j’accepterais n’importe qui…

Mme Pioutte n’attendait que cet aveu qu’elle avait soigneusement préparé par ses récriminations. Elle annonça aussitôt qu’il se présentait pour sa fille un parti brillant, inattendu…

— Qu’est-ce que c’est que ce parti inattendu ? demanda Cécile, avec mépris.

— Il est caissier dans une banque.

— Enfin, c’est un employé…

— Oui, mais un employé supérieur.

Ni le nom du monsieur, ni sa situation n’enchantèrent Cécile. Mais elle consentit cependant à ce que sa mère donnât suite au projet, en se réservant toutefois de refuser catégoriquement si le prétendant ne lui plaisait pas.

Mme Pioutte courut chez Mme Maubernard. Elle habitait, rue des Cyprès, le second étage d’une maison de trois fenêtres qui paraissait plus antique, plus sombre, plus démodée encore, s’il est possible, que ses voisines. Mais Mme Maubernard y demeurait peu, vivant de préférence chez ses amis. Elle n’y rentrait guère que pour dormir, quand elle n’était pas en villégiature, ce qui lui arrivait fréquemment. Une mercerie, où personne n’entrait, occupait le rez-de-chaussée. En regardant à travers les vitres salies de la devanture, on apercevait des pelotons d’un fil jauni qui était peut-être celui dont Ariane avait guidé Thésée, dans le Labyrinthe, des cordes à sauter, qui donnaient par leur seule vue envie de se pendre avec, des jouets qui avaient vu mourir de vieillesse les enfants qui les avaient désirés, des boîtes de boutons, des lacets, des aiguilles à tricoter qui dataient du temps où la reine Berthe filait, des camisoles déteintes, des paquets d’épingles, tout un bric-à-brac abandonné par le temps et laissé aux enchères de l’oubli.

— Ma chère petite, s’écria Mme Maubernard, en voyant entrer son amie, je savais que vous viendriez aujourd’hui. J’attends justement Mme Hampy, la tante de M. Caillandre. Elle sera ici dans un moment. Je suis très contente de vous voir. C’est un bon signe. Vous savez que je dis les choses comme elles sont. Eh bien, je suis aussi heureuse de marier Cécile que si je mariais une de mes filles. Ma parole, tout aussi heureuse !

— Eh bien, ma chère Gaudentie, demanda Mme Maubernard, en s’enfonçant dans un large fauteuil recouvert d’une housse grise, qu’a dit votre frère ?

— En principe, Théodore a vu d’un bon œil ce projet de mariage, dit Mme Pioutte, qui arrangea tout à fait à sa façon et selon les nécessités de la cause les opinions des siens. Ce que je lui ai dit de M. Caillandre, de ses sentiments religieux, de son éducation ne pouvait qu’attirer sa bienveillance. Mais il m’a recommandé de ne pas me presser, de ne rien décider avant d’avoir pris des renseignements.

Il ira voir M. Médizan et l’abbé Tacussel, un de ces jours. D’ici là, je ne pourrai rien vous dire.

— C’est bien naturel. Et Cécile ?

— Oh ! Cécile a été ravie ! Ces jeunes filles, ça ne songe qu’à se marier ! Ça n’a pas d’autre idée en tête…

— Vous aviez raison alors, elle n’est amoureuse de personne.

Ne vous l’avais-je pas dit ? assura Mme Pioutte d’un air important. J’étais sûre de ma fille.

— L’abbé n’aurait-il pas désiré un parti plus… brillant, plus… avantageux sous plusieurs rapports ?

— Écoutez, madame, vous connaissez mon frère. Ce qu’il estime avant tout ce sont les qualités morales. L’argent est bien peu de chose dans la vie…

— Votre frère est un saint !

Là-dessus, Mme Maubernard ouvrit le tiroir d’une console et en sortit la photographie de M. Caillandre. Mme Pioutte la prit avec un peu d’anxiété. Évidemment, ce M. Caillandre n’était pas beau. Le trait le plus saillant de sa physionomie était de gros yeux à fleur de tête, pareils à des boules de verre.

— Comment le trouvez-vous ?

— Ni bien, ni mal, répondit Mme Pioutte, qui, connaissant sa fille, se disait qu’elle aurait de la peine à se faire un gendre de ce monsieur-là.

— N’est-ce pas ? C’est mon avis.

Mme Pioutte exhiba à son tour le portrait de Cécile, où elle apparaissait dans tout l’éclat de sa beauté, en toilette de bal, avec son air de défi et d’orgueil. Et cela avait quelque chose de singulier et de déconcertant, ce mariage qui se réglait par des photographies, comme si les deux dames jouaient ensemble, avec ces cartes d’un nouveau genre, à ce petit Jeu de la Vie d’Autrui, si en honneur dans la société bourgeoise. Elles comparèrent le Roi et la Dame, se les passèrent, les examinèrent sous tous leurs aspects, évoquant, dans leur imagination menteuse, ce qu’offrirait à l’examen du monde le couple formé de ces deux êtres. Pourtant, il suffisait de voir leurs effigies pour comprendre que M. Caillandre et sa prochaine fiancée appartenaient à deux races pour toujours étrangères l’une à l’autre ; ils seraient venus, vers leur mutuelle rencontre, lui, des régions polaires, elle, des Tropiques, qu’ils n’auraient pas été séparés par un fossé plus infranchissable.

Mme Pioutte et Mme Maubernard en étaient là de leur conciliabule quand on annonça Mme Hampy. Il y eut un trottinement léger de souris sur le parquet du corridor, puis la porte s’entre-bâilla tout doucement, on vit poindre, entre les deux battants à peine écartés, une ombre qui recula soudain avec effroi.

— Entrez donc, madame Hampy, entrez donc, cria Mme Maubernard. C’est Mme Pioutte.

Alors la nouvelle venue se décida à paraître et à glisser discrètement dans la pièce. C’était une petite dame frêle, timide, mince, effacée, qui avait, dans sa figure ramassée et dans sa démarche, quelque chose de l’air timoré et prudent d’un lapin. Elle parlait si bas qu’on l’entendait à peine, elle rougissait sitôt qu’on la regardait. Elle devait avoir une cinquantaine d’années, mais elle paraissait plus jeune, tant elle était menue. Elle s’habillait, d’ailleurs, comme une femme de trente ans, et son chapeau rond secouait, au-dessus de son front plat et fuyant, une grappe de cerises rouges, propres à attirer les moineaux.

Elle fut épouvantée quand on la présenta à Mme Pioutte, qui prit aussitôt un air protecteur et condescendant. Elle n’eût pas été plus intimidée si elle eût comparu devant elle pour s’excuser de l’avoir volée ou d’avoir dénigré le pensionnat de son frère. Avoir convoité Cécile Pioutte pour son neveu était sans doute, à ses yeux, une mauvaise action que toute une vie de macérations et de pénitences ne saurait faire oublier.

Lorsqu’on eut épuisé les préliminaires et les banalités de la conversation, on se fit, sans rien se dire de précis sur la question, des allusions discrètes.

— Je viens de voir la photographie de M. Caillandre, dit Mme Pioutte à Mme Hampy. Il est vraiment très bien, très sympathique. Ce jeune homme vous donne beaucoup de consolation. — Mme Hampy devint pourpre, comme si on lui eût dit que son neveu avait été arrêté pour attentat à la pudeur dans la rue. Elle murmura faiblement qu’elle n’avait pas à se plaindre de son cher Louis… Mme Maubernard prit l’affaire en main, avec cette aisance, cette cordialité et cette bienveillance qu’elle mettait à s’introduire dans l’existence d’autrui, quand autrui n’appartenait pas à sa famille.

— C’est Mme Hampy qui lui a presque servi de mère. Elle est la sœur de son père, et Mme Caillandre est morte encore jeune !

Chacun de nous jouit dans la société d’une légende qui accompagne aussitôt, dans l’esprit du public, l’énoncé de son nom. C’est un récit qui se perpétue par tradition orale, qui est fabuleux, le plus souvent où nous sommes chargés de trop de vices ou de trop de vertus et où la vérité n’a rien à voir. Dans la légende, Mme Hampy avait servi de mère à son neveu Louis, mais son neveu Louis étant âgé de vingt et un ans, à la mort de la sienne, on se demandait à quels soins étranges avait pu se complaire la maternité de Mme Hampy.

Celle-ci se chargea d’ailleurs de rectifier dans un certain sens cette opinion, en murmurant qu’elle n’était pas seule à prendre soin de Louis Caillandre, que son grand-père et sa grand’mère maternels, M. et Mme Farnarier, avaient aussi entouré de leur affection et de leur aide.

— Enfin, quand on est récompensé de ses soins, n’est-ce pas, tout est pour le mieux, dit Mme Maubernard. Moi, si j’avais dû compter sur mes frères ou sur n’importe qui de ma famille, je crois que j’aurais pu mourir dans la rue ! Il est vrai que si j’ai perdu en famille, j’ai gagné en amis. Cela se vaut. Il y a encore des gens de cœur sur la terre, Dieu merci ! Je ne peux pas me plaindre. Voulez-vous voir la photographie de Mlle Pioutte, madame Hampy ?

Le portrait de Cécile sortit aussitôt du tiroir où il demeurait auprès de celui de M. Caillandre plus aisément et plus paisiblement, certes, que ces jeunes gens ne le feraient jamais, s’ils vivaient un jour ensemble. L’effigie de Louis reparut à son tour, et on se remit à jouer, à trois, au petit jeu de la Vie d’Autrui. Mme Hampy fit timidement quelques éloges de Mlle Pioutte, qu’elle regardait en rougissant, comme si sa pudeur était offensée de voir les épaules nues de Cécile, sa pauvre pudeur de petite femme qui n’avait que des os à montrer et qui se fût fait hacher menu comme chair à pâté plutôt que d’exhiber ce squelette à qui que ce fût. On lui rendit la politesse en trouvant à M. Caillandre un air distingué, qui était sûrement la plus frappante des nombreuses choses qui lui manquaient.

À la porte, Mme Pioutte déclara à son amie que cette Mme Hampy était tout à fait sympathique. Elle ajouta qu’elle ne reviendrait que lorsque son frère aurait tous les renseignements et que ce ne serait pas avant une semaine ou deux.