Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 19-29).

IV

QUI SE TERMINE PAR UN DOUBLE ESPOIR


Mme Gaudentie Pioutte, restée seule, et tout en trottinant dans sa chambre, rêvait à ces vingt mille francs, mais sans doute, à peu près, comme Silvio Pellico et Christophe Colomb durent rêver, l’un, à sa liberté perdue, l’autre, aux grandes Indes qu’il voyait, avant son premier départ, miroiter dans son imagination. Le feu d’un désir presque irréalisable brûlait son âme avide et fiévreuse, qui se débattait sous l’angoisse d’une inéluctable nécessité. Cet or, qui contient toutes les puissances et tous les plaisirs, cet or qui est devenu le but presque unique de la vie humaine, elle ne l’avait jamais souhaité pour elle-même avec une telle frénésie. Mais la pauvreté de son fils torturait comme avec des tenailles de fer rouge son cœur maternel. Parfois, pourtant, elle avait des accès de révolte subite contre Charles, il lui paraissait tout à coup égoïste, injuste, noceur, puis, l’instant d’après, elle se calmait, oubliait, cherchait vingt raisons de l’excuser et en trouvait cinquante, s’attendrissant alors sur lui et s’expliquant avec tant d’indulgence qu’il eût une maîtresse !

— Pouvait-il demeurer seul, loin de sa famille, dans cet immense Paris, lui qui redoutait la solitude et ne se sentait heureux que lorsqu’il était entouré, cajolé, chéri ?

Elle avait toujours considéré Charles comme un tendre, et elle ne voyait que désirs affectueux dans son continuel besoin de société.

L’amour s’augmente de ce qu’il donne, et Mme Pioutte, en se souvenant des années d’enfance de son fils, laissait déborder encore d’elle tout ce trésor d’affection dont elle l’avait gorgé.

Quand on lui reprochait ses faiblesses envers lui, elle répondait :

— Que voulez-vous ? C’est mon seul garçon.

Elle préféra toujours à ses filles, avec une partialité visible, cet enfant gai, paresseux, indolent et câlin, un peu cynique, sans grande intelligence, ni beaucoup de cœur. Comme toutes les mères, dès la naissance de son fils, elle avait aveuglément cru à une supériorité éclatante qu’il montrerait bientôt en quelque chose. Mais cette supériorité attendue demeura longtemps négative. Charles se révéla nul en littérature, nul en latin, en grec, en mathématiques, irréparablement nul en toute chose, si ce n’est au jeu de barres et aux billes. Et Théodore Barbaroux disait à sa sœur :

— Ton fils est un cancre, Gaudentie !

Le jour où l’enfant exhiba devant sa mère ses premiers dessins, elle exulta. Elle distingua aussitôt, dans les hiéroglyphes de ces gribouillages, les signes indubitables d’un grand talent, et elle poussa Charles de toutes ses forces vers cette vocation qu’elle appelait pour lui et où elle donnait rendez-vous à la fortune et à la gloire. Elle plaça sur cet avenir tous les vœux qu’avaient déçus les déboires de sa propre existence. Charles Pioutte serait un Raphaël, un David, un Meissonier. Elle crut à son génie comme s’il l’avait déjà. Elle fit des merveilles d’éloquence pour obtenir de Théodore qu’il envoyât son neveu à Paris. Elle visita ses anciennes amies, intrigua dans plusieurs salons, obtint des recommandations en sollicitant de tous côtés. Cette petite femme maussade et sèche, souvent cassante, assez sotte, se montra affable, cordiale, intelligente ; elle sut flatter, s’abaisser, jouer la comédie. Enfin elle parla si bien que Charles partit.

Et voici que tout cela allait s’anéantir si l’abbé Barbaroux apprenait la conduite de son neveu, voici que la plus inattendue catastrophe allait faire avorter misérablement le fruit de tant d’efforts, de tant de prières et de tant de promesses. Ah ! que le sort était donc injuste, cruel et sournois, en ses complots malveillants ! Et Mme Pioutte se rabâchait les raisons trop véritables de son effroi. L’abbé ne transigeait jamais. On pouvait tout obtenir de lui, mais à condition de ne pas choquer ses principes religieux. Or, pour M. Barbaroux, un homme capable de vivre avec une maîtresse, sans souci de l’offense qu’il fait à Dieu, du péché mortel où il s’obstine, est un être sans foi, c’est-à-dire perdu et presque criminel. Il n’autoriserait pas plus longtemps son neveu à habiter Paris et à continuer une existence à laquelle sont attachées de telles tentations. Cette promiscuité des modèles fut le plus sérieux argument opposé par le prêtre au projet de Gaudentie, lorsqu’elle le lui confia. Mme Pioutte entendait encore la grosse voix, alors bourrue, de son frère retentir à son oreille :

— Je crains beaucoup pour Charles cette vie d’artiste et de bohème. Et puis il y a là un danger permanent. Ces jeunes gens ont des modèles, des femmes qui osent se déshabiller devant eux. On dit que c’est pour l’art ! Mais l’art n’excuse pas tout. L’art ne doit pas passer avant la morale et la pudeur. Les peintres ont la manie de représenter des femmes nues. Je n’ai jamais compris pourquoi. De tels spectacles ne sont bons pour personne. On est obligé de les interdire à une jeune fille, les jeunes gens y puisent de mauvaises pensées, les honnêtes femmes baissent les yeux devant. Je n’entends pas que Charles devienne ainsi un homme sans décence qui peigne de mauvaises choses. Et, dans ce milieu corrompu, un jeune homme est bien vite perdu, s’il n’a pas des principes solides.

Et Mme Pioutte n’avait réussi à vaincre cette résistance qu’en déclarant à son frère que Charles ne suivrait pas les cours de nudités, mais se consacrerait aux tableaux religieux. Et sachant le culte de l’abbé pour sa chapelle, elle fit briller à ses yeux l’espoir d’avoir de grandes et belles peintures à y mettre, qui représenteraient tous ses saints de prédilection, et Notre-Dame-de-Lourdes.

Et par le résultat de ses réflexions, Mme Pioutte songeait à ces vingt mille francs comme au seul moyen d’éviter la débâcle. Dans son aveuglement maternel, elle trouvait bonnes toutes les raisons qui empêchaient Charles de se marier tant qu’il ne posséderait pas cette somme. Et sa désolation augmentait à mesure qu’elle voyait moins de possibilités de la découvrir. Elle s’exaspérait à la pensée que son frère les avait, ces vingt mille francs, qu’il pourrait les lui donner, s’il voulait, et qu’il n’en ferait rien, elle pensait à lui avec haine, elle éprouvait cette frénésie de désir, cette convoitise brûlante qui fait que des femmes volent dans les magasins et que tant d’êtres assassinent pour palper de leurs mains sanglantes un peu du prodigieux métal. Son esprit et son corps se tendaient et se contractaient dans la soif affreuse de cet argent, qui devenait pour elle la condition unique de l’avenir, de la réussite et de la gloire de son fils bien-aimé.

Mais rien ne forcerait un peu de cet or à tomber dans ses mains ! Il avait beau en circuler autour d’elle, elle n’en toucherait nulle part ! Charles ne se marierait pas ; son petit-fils serait un bâtard, et un jour, l’abbé Barbaroux, apprenant tout, chasserait le pauvre peintre et l’abandonnerait à son sort ! Comment cacher longtemps ces hontes aux yeux du vénérable prêtre ? Il avait lui-même chargé un de ses camarades, l’abbé Thomas Trenquier, de lui envoyer de loin en loin quelques renseignements sur son neveu. L’abbé Trenquier ignorait jusqu’ici ce qu’avait si finement découvert l’amie de Mme Pioutte, il finirait tout de même par le savoir et l’écrire à Théodore. Et alors ce serait la catastrophe !

À ce moment, Rosita, la bonne, une brunette, jolie et fraîche, vint annoncer que Mme Maubernard attendait Madame dans le salon du rez-de-chaussée.

Mme Maubernard avait quelques années de plus que Gaudentie. C’était une femme assez grande, qui avait été fort grosse et qu’une maladie d’estomac avait extrêmement maigrie. Sa peau, ayant eu beaucoup de graisse à retenir, s’était mal habituée à se vider ainsi ; les dimensions en demeuraient, mais non point ce qui les avait remplies, de telle sorte que Mme Maubernard donnait l’impression d’une baudruche dégonflée. Ses joues longues pendaient, avec des plis tombants qui communiquaient à ses traits quelque chose de pleurard. De larges fanons réunissaient son menton flasque à son cou ridé. Elle avait le nez long et pointu des personnes qui aiment à le mettre partout où il n’a que faire, la bouche boudeuse et saillante, des yeux petits, mobiles, vifs et malicieux.

Mme Maubernard, veuve, sans enfants, brouillée avec toute sa famille, qui se composait de trois frères, et possédant une rente viagère de cinq mille francs, vivait en compagnie d’une bonne, dans une petite maison de la rue des Cyprès. Comme elle n’avait plus rien à mettre dans sa vie, elle se mêlait à celle des autres. Elle avait conservé de nombreux amis à qui elle rendait de menus services, en remerciement des nombreux repas qu’elle prenait chez eux. Elle s’effaçait aux jours prospères pour reparaître aux moments de deuil et de malheur. Elle arrivait immanquablement avec la maladie, la ruine et la mort, comme les corbeaux avec la guerre. Cela la faisait considérer comme une amie dévouée et sincère. Dans les maisons éprouvées, elle devenait prépondérante. Et, sans cesser de s’occuper d’un procès qu’elle avait avec les siens, elle emmanchait des mariages, aidait à des réconciliations, prêchait la concorde et la paix, raccommodait des parents brouillés entre eux. Beaucoup de gens la considéraient comme le bon ange de leur foyer. Elle ne trouvait d’ailleurs à cela aucun intérêt pratique, mais elle y satisfaisait son unique passion.

Mme Pioutte avait toujours été liée avec Mme Maubernard, mais celle-ci était devenue son intime après la ruine et le trépas subit de M. Pioutte. Gaudentie, très abandonnée, alors, par ses amis, gardait beaucoup de reconnaissance à Mme Maubernard de ne l’avoir pas lâchée comme les autres.

Mme Pioutte entra dans le salon où l’on recevait d’habitude les parents des élèves. Cette grande pièce sévère et glacée s’ouvrait par trois fenêtres sur la rue Saint-Savournin. À trois heures, en hiver, il fallait allumer les lampes ; on n’y faisait jamais de feu. Le long des murs, des fauteuils et des chaises de velours rouge étaient rangés, avec la mine rogue et hargneuse d’un tribunal de professeurs qui va examiner des enfants.

Mme Maubernard s’était avancée à la rencontre de son amie, et elle l’embrassait cordialement. Puis elle se mit aussitôt à parler.

— Comment allez-vous, chère petite ? Toujours bien, je vois. Ma parole, vous rajeunissez ! Voilà ce que c’est que de vivre en famille, au milieu de l’affection des siens. Tandis que moi… Oh ! ne protestez pas ! Je sais bien ce que je dis. J’ai eu encore deux crises d’estomac, cette semaine-ci. Que voulez-vous ? C’est notre lot. Nous sommes sur la terre pour souffrir. Et ce bon abbé ? Comment va-t-il ? Toujours à l’œuvre ? Quel saint homme ! Je ne verrai pas vos filles aujourd’hui ? Quel dommage ! À mon âge, chère petite, il est reposant et agréable de voir de jolis visages. Ah ! si j’avais seulement une fille comme votre Cécile, je ne me plaindrais pas !

Elle soupira, se rassit et se mit à parler. Quand elle avait commencé, rien n’aurait pu l’arrêter. Elle semblait toujours avoir une revanche à prendre sur de longues années de silence. D’une maison à l’autre, elle colportait des nouvelles et des potins. Mais elle était très discrète et ne répétait jamais ce qu’elle apprenait des affaires de ses amies.

— Vous ne savez pas pourquoi je suis venue, aujourd’hui, déclara-t-elle, en se carrant dans son fauteuil, non, vous n’en avez pas la moindre idée !

— Mais, fit Mme Pioutte, avec un sourire malin, c’est parce que vous désirez me voir, je suppose.

— Oui, c’est pour cela, évidemment, mais pour autre chose encore.

— Et pourquoi donc, ma chère amie ?

— Ma chère Gaudentie, fit Mme Maubernard, sans répondre directement, et avec quelque solennité, vous savez combien j’aime vos enfants. Vous savez comment mes parents se sont conduits avec moi et pourquoi j’ai entièrement cessé de les voir ; et vous savez aussi que, privée des joies pures de l’intimité et du foyer, j’ai fini par me considérer presque dans ma famille, quand je me trouve au milieu de mes amis, et il n’en est point que j’aime autant que vous…

Il ne faut pas se dissimuler que Mme Maubernard avait déjà fait cette dernière déclaration dans toutes les maisons où elle se rendait fréquemment. Mais quoi, ne convient-il pas d’user d’indulgence envers qui ne cherche qu’à plaire à chacun, par un tel aveu de préférence ?

— Croyez bien que cette affection vous est rendue par nous, fit Mme Pioutte.

— Je le sais, chère petite, je le sais, répondit la vieille dame, en pressant dans la sienne une des mains osseuses de son amie. Je vous parle ainsi pour que vous compreniez la raison qui me pousse à me mêler de ceci. C’est une véritable tristesse pour moi que de voir des jeunes filles aussi parfaites que Cécile et Virginie ne pas se marier, parce qu’elles ne sont pas riches… Ah ! dans quel temps vivons-nous, Seigneur ! Quand j’étais jeune, il suffisait qu’une jeune fille eût des principes, fût élevée au ménage, avec ordre et économie, pour qu’on la demandât. Aujourd’hui, il faut de l’argent, rien que de l’argent ! Je sais, chère petite, combien la situation de vos filles vous préoccupe.

Mme Pioutte fit un geste d’orgueilleuse protestation,

— Oh ! ne niez pas, Gaudentie ! Je sais que vous avez du courage et de la dignité. Mais on ne cache pas aux yeux clairvoyants et affectueux d’une amie de trente ans ce qu’on dissimule si facilement aux autres. Par conséquent, ne vous froissez pas de ce que je vais vous dire et écoutez-moi en silence.

Il était, certes, bien difficile d’écouter autrement Mme Maubernard, et Gaudentie ne s’avisa pas de l’essayer. Mais s’approchant de son amie et enfonçant ses coudes pointus dans les accoudoirs du fauteuil, elle suivit avec circonspection les labyrinthes de phrases où s’engageait la visiteuse. Le sens des paroles vagues qu’elle avait d’abord prononcées se précisait peu à peu. Mme Pioutte attendait, non sans quelque impatience, qu’après tant de précautions oratoires Mme Maubernard en vînt à l’objet réel de sa visite. Cela ne tarda pas trop.

— Je n’y vais pas par quatre chemins, continua la vieille dame, je dis les choses comme elles sont. C’est pour cela que j’ai voulu vous assurer d’abord que j’agis dans l’intérêt de vos filles, avec tout l’empressement et la sympathie qu’elles méritent. Enfin, voici la chose. Dernièrement, ma chère petite, j’ai vu chez mon amie, Mme Hampy, son neveu, M. Caillandre, un jeune homme bien distingué. Sa tante m’a avoué qu’il cherchait à se marier et qu’ayant peu de connaissances il la chargeait de lui trouver une femme. J’ai aussitôt pensé à vos filles. Ce M. Caillandre a trente-cinq ans, il est caissier au Crédit Parisien, où il gagne six mille francs par an. Son père avait cet emploi avant lui. Il voudrait une jeune fille bien élevée et qui ait des principes. Et, chose à signaler, il ne tient pas à l’argent, il ne demanderait pas de dot, si la jeune fille lui convenait sous tous les autres rapports. Enfin, j’ai cru comprendre qu’il ne lui déplairait pas d’avoir une jolie femme. Je dois avouer qu’il n’est pas beau…

— La beauté ne fait pas le bonheur, déclara doucement Mme Pioutte.

— Maintenant, ma chère petite, c’est à vous de continuer. Je n’y vais pas par quatre chemins. Si l’affaire vous convient, c’est à vous d’y donner suite. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous suis tout acquise pour ce qui pourrait dépendre de moi. Si, pour une raison ou pour l’autre, ce mariage ne vous plaît pas, n’en parlons plus et dites-le-moi carrément. Je ne m’en froisserai pas. Si cela réussit, tant mieux, j’aurai fait mon devoir et peut-être contribué au bonheur d’une enfant bien chère à mon cœur…

— Avez-vous déjà parlé d’elle ? demanda Mme Pioutte.

Mme Maubernard eut un haut-le-corps indigné.

— Oh ! je ne me serais jamais permis de la nommer sans vous consulter d’abord. Pour les renseignements, vous pouvez vous adresser, soit à M. Médizan, directeur du Crédit Parisien, soit à M. l’abbé Tacussel, vicaire aux Réformés, qui est un ami de la famille. Parlez de M. Caillandre à Cécile, consultez votre frère, et quand vous aurez décidé quelque chose, venez me voir…

— Vous dites qu’il prendrait une jeune fille sans dot ?

— Je crois pouvoir être en mesure de l’affirmer, assura prudemment Mme Maubernard.

Mme Pioutte réfléchissait. Elle voyait dans le hasard de ce projet de mariage une sorte d’événement providentiel, et une lumière lente, qui pénétrait dans son esprit, y précisait un projet audacieux, paru brusquement, lorsque Mme Maubernard avait vanté le désintéressement de son protégé et affirmé qu’il ne cherchait pas l’argent.

— Mon Dieu, fit Mme Pioutte, à tout hasard, ce n’est pas que mes filles soient sans le sou. Mon frère a toujours parlé de faire quelque chose…

Elle prêtait bien gratuitement cette promesse à son frère qui ne lui en avait jamais parlé. Mais son plan tout entier reposait sur le don de cette dot encore hypothétique, et Mme Pioutte semblait assurer à l’avance plus de succès à son entreprise hasardeuse, en attribuant à l’abbé Barbaroux un projet dont le sien dépendait absolument.

Elle sentit que l’heure de l’attendrissement était venue. Elle laissa tomber le petit paquet d’os de ses doigts dans la large main molle de Mme Maubernard, qui s’ouvrit pour les recevoir.

— Ma bonne, ma chère amie, s’écria-t-elle, d’une voix pathétique, comme je retrouve encore votre amitié toujours sûre, toujours fidèle. Croyez bien que je n’oublierai jamais tout ce que vous avez fait pour nous. Cette nouvelle preuve de bonté, de dévouement, de…

Mais Mme Maubernard interrompit son amie.

— Ma parole ! vous allez me faire rougir. Non, ne me remerciez pas. Ce que je fais là est tout naturel. Oubliez-vous que vous êtes ma vraie famille ? Je serai si heureuse de les voir mariées, ces chères petites. Mais, pour en revenir au côté pratique de la question, entendons-nous bien. Le parti peut paraître excellent à première vue, il n’est pas dit, pour cela, qu’il vous convienne. L’abbé Barbaroux a peut-être des projets plus brillants pour sa nièce… Cécile peut avoir des raisons pour ne pas épouser M. Caillandre…

— Bah ! lesquelles !

— Sait-on jamais ? Votre fille a peut-être quelqu’un dans l’idée…

Mme Pioutte hocha la tête en signe de négation.

— N’affirmez rien, fit Mme Maubernard, avec vivacité, Vous l’ignorez… Les jeunes filles sont si cachottières. Si Cécile avait le désir d’épouser quelqu’un qui lui plaise, vous n’en sauriez rien. Les parents sont toujours les derniers informés dans ces cas-là. Enfin, quand vous aurez consulté votre frère et Cécile, venez m’apporter la réponse. Dans le cas où vous donneriez suite à ce projet, portez-moi la photographie de votre fille, j’aurai celle de Louis. Nous les leur remettrons mutuellement, nous aurons ensuite une entrevue quelque part pour que les jeunes gens se voient et causent un peu ensemble. Et puis vous vous chargerez du reste…

Mme Maubernard se leva. Elle s’enveloppa dans une vieille pelisse démodée et embrassa son amie. Tout un avenir de visites, d’entrevues, de questions et d’intrigues s’offrait à son désœuvrement actif. Elle s’immisçait plus intimement encore dans la famille Pioutte, et elle n’aurait pas donné pour tout l’or du monde la place qu’elle y allait occuper. Là, elle trônerait dorénavant à son aise, conseillerait, jugerait, rendrait des oracles, et ne rêvait rien moins que d’étendre jusque sur l’abbé Barbaroux son patronage empressé et sa fureur de direction. Il y a des âmes parasites.

Mme Pioutte accompagna son amie jusqu’à la porte de la rue. Mais son obséquiosité s’adressait moins à cette Mme Maubernard, qu’elle connaissait depuis trente ans, qu’au personnage nouveau qui s’était révélé, durant cette visite, et qui tenait quelques-uns des fils des marionnettes que Gaudentie allait faire mouvoir, à l’abri derrière la corpulence de son amie, pour satisfaire les exigences effrénées de sa passion maternelle.

Quatre heures et demie tintèrent à la grosse horloge du corridor. C’était une de ces horloges fantastiques que tous les directeurs d’école se procurent chez quelque marchand conseillé par les fées, une de ces horloges qui, pendant le temps des classes, font l’école buissonnière, traînent et lambinent pour enfermer trois ou quatre heures dans soixante minutes de cadran et se rattrapent aux récréations où elles courent la poste pour sonner la demie cinq minutes après avoir annoncé l’heure.

M. Augulanty traversait le corridor. Mme Pioutte l’appela pour le prier de lui envoyer son frère. L’économe s’inclina, et, cinq minutes après, l’abbé Barbaroux accourait, effaré, les lunettes à la main.

— Qu’est-ce qu’il y a, s’écria-t-il en entrant. Augulanty vient de me dire que tu m’attendais.

— Je voudrais te parler, dit affectueusement Mme Pioutte, on ne te voit jamais. J’ai à t’annoncer une nouvelle qui te fera sûrement plaisir…

— Parle vite. Je suis pressé. Il faut que je surveille les élèves.

— On vient de demander Cécile en mariage.

L’abbé ne chercha pas à dissimuler sa joie. Son visage sérieux s’épanouit.

Mme Pioutte lui exposa la situation : un jeune homme, qui avait des principes, qui était même pratiquant, un ami personnel de M. l’abbé Tacussel, et, avec cela, une jolie position. Cécile n’en savait encore rien. Gaudentie avait voulu de suite avertir son frère.

— Tu as bien fait, tu as bien fait, fit l’abbé. Remercions la Providence ! Quelle bonne nouvelle tu m’annonces là ! Parles-en vite à cette chère enfant. Je retourne à la récréation. Nous en recauserons, ce soir…

Il s’évada vers la cour, réjoui, hilare, tout ému dans sa passion pour Cécile, dans cet amour presque paternel qu’il avait pour elle et où son cœur ardent d’homme privé d’enfants, mais conservé jeune par l’ignorance du monde et la chasteté, épanchait une flamme vigoureuse et pure.

Mme Pioutte entendit la grande voix de Théodore dominer les cris des élèves ; et alors une expression de malice, comparable à celle qui allume le regard des chasseurs, quand ils voient un oiseau sautiller, autour du piège où il va se prendre, passa sur son visage usé, maigri et parcheminé.