Bray et Rétaux (tome 2p. 222-228).
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MONTYON




« Ma vie n’a pas eu grand éclat ; peut-être en a-t-elle eu trop pour mon bonheur. Cependant si je puis me féliciter de quelques actions louables, j’ai pris plus de soin pour les cacher que d’autres n’en ont pris pour en cacher de repréhensibles. Celles de mes actions qui ont eu une publicité indispensable prouvent que je n’ai point l’âme servile. »

Montyon s’exprimait ainsi en 1796, devant le roi Louis XVIII, et sa conduite, durant tout le cours et jusqu’à la fin de sa longue carrière, n’a jamais paru donner un démenti à ce langage. Tout semble prouver qu’en faisant le bien, il obéissait à un mobile supérieur et non au désir d’une satisfaction vaine et fugitive qu’on peut retirer des applaudissements de la foule.

Montyon (Antoine-Jean-Baptiste-Robert-Auget, baron de) né le 23 décembre 1733, au château de Montyon, se sentit de bonne heure une vocation prononcée pour la carrière des lois, et fut nommé, en 1755, avocat du roi au Chatelet. Dans l’exercice de sa profession, il se montra ce qu’il fut toute sa vie, dit M. de Chazet[1] «  laborieux, intègre, désintéressé, personne ne pouvait trouver de protection près de lui que dans son droit, et toutes les fois qu’il eut à prendre des conclusions dans une affaire, aucune considération ne balança dans son esprit le sentiment des devoirs. « Aussi l’avait-on surnommé au Palais pour son caractère inflexible le Grenadier de la Robe.

Entré comme conseiller au grand Conseil, seul, en 1766, il osa s’opposer à la mise en accusation de la Chalotais. Nommé, l’année suivante, à l’intendance d’Auvergne, il y fit bénir son administration bienfaisante autant qu’intelligente au milieu d’une disette des plus cruelles qui désola la contrée ; il dépensait jusqu’à 20 000 francs par an, prélevés sur son propre revenu, pour donner du travail ou des secours aux indigents. Cependant, tout en exaltant son zèle, le ministre le transféra à l’intendance de Provence, puis à celle de la Rochelle, pour donner sa place à un autre plus favorisé. Ce ne fut qu’en 1775, grâce à l’intervention du duc de Penthièvre, que justice lui fut rendue : revenu à Paris, il se vit appelé au Conseil d’État. En 1780, le comte d’Artois, le nomma, avec l’agrément du roi, son frère, chancelier chef de son conseil.

Dès cette époque, M. de Montyon s’occupait, en dehors de ses fonctions publiques, de travaux utiles, littéraires et philanthropiques. Il fonda, 1o en 1780, un prix annuel pour des expériences profitables aux arts, sous la direction de l’Académie des Sciences et il y consacrait une rente perpétuelle au capital de 12 000 francs.

2o En 1782, il fonda un prix annuel en faveur de l’œuvre littéraire dont il pourrait résulter le plus grand bien pour la société au jugement de l’Académie française : rente au capital de 12 000 francs.

3o Même année : un prix en faveur d’un Mémoire ou d’une expérience qui rendrait les opérations moins malsaines pour les artistes et pour les ouvriers : une rente au capital de 12 000 fr.

4o En 1783, aux pauvres du Poitou et du Berry, don d’une somme de 12 000 fr.

5o La même année, une rente viagère de 600 fr. est faite à un homme de lettres qui n’a jamais su de qui il recevait cette pension.

6o Même année (1783), fondation d’un prix en faveur d’un Mémoire soutenu d’expériences tendant à simplifier les procédés de quelque art mécanique : une rente riagère au capital de 12 000 fr.

7o Un prix pour un acte de vertu accompli par un Français pauvre : rente au capital de 12 000 fr.

8o En 1787, un prix annuel sur une question de médecine au jugement de l’École de Médecine : une rente perpétuelle au capital de 12 000 fr.

Ces fondations, excellentes à tous égards, étaient inspirées par les plus généreux mobiles, et la vanité y restait complètement étrangère, leur auteur, dit M. Chazet, gardant avec soin l’anonyme « auquel il tenait comme la pudeur à son voile. »

Cet homme de bien cependant pouvait-il ne pas être un peu connu comme tel ? Aussi quand éclata la Révolution, prévue par lui dès l’année 1788, pour sauver sa vie menacée, il dut s’expatrier. Retiré d’abord à Genève, lorsque la guerre le força de chercher un autre asile, il se réfugia en Angleterre, d’où chaque année il envoyait en Auvergne, 10 000 fr. pour être distribués en secours aux indigents. Sur son revenu, il économisait dix autres mille fr. partagés entre ses compatriotes émigrés, et les prisonniers que le sort des armes amenait en Angleterre. « La France et le malheur voilà ce qu’il voulait secourir sous quelque drapeau qu’il les rencontrât[2]. »

En 1796, parut son Rapport au Roi, envoyé manuscrit à Louis {rom-maj|XVIII}} qui témoigna sa satisfaction à l’auteur en faisant immédiatement imprimer l’ouvrage[3].

Dans l’année 1801, M. de Montyon, croyant, d’après ce qu’il avait lu dans les journaux, que S. A. R. Madame, duchesse d’Angoulême, se trouvait dans l’embarras, s’empressa de lui écrire « pour mettre à ses pieds une partie de ce qu’il possédait. » Madame de Montmorency, répondit au nom de la princesse : « S. A. R. me charge de vous dire, Monsieur, que si elle n’accepte pas la preuve de dévouement que vous lui donnez, elle ne vous en sait pas moins de gré. »

Lors de la Restauration, M. de Montyon revint en France où il eut la joie de retrouver encore de nombreux et anciens amis empressés à fêter le vénérable octogénaire. Par un heureux concours de circonstances, dont les pauvres surtout devaient se féliciter, M. de Montyon avait conservé la plus grande partie de sa fortune. À peine de retour, il s’occupa de fondations nouvelles destinées à remplacer les anciennes en les amplifiant aussi bien que d’actes de charité qui attestent l’ingénieuse bonté de leur auteur et « si l’on peut s’exprimer ainsi, ses progrès dans l’art de bien faire… Sa générosité avait cela d’admirable qu’elle n’était point, ainsi que chez beaucoup d’autres, l’effet subit de l’entraînement, mais le fruit d’une réflexion lente et sage. » C’est ainsi que, chaque année, il consacrait 15 000 fr. à retirer les objets d’une valeur qui ne dépassait pas 5 fr. appartenant aux mères jugées dignes des secours de la Charité Maternelle (la société).

Un jour, dans un salon, le comte Daru parla de la situation critique d’un général, homme distingué, qu’il ne nomma point par égard pour la famille, et qui de malheurs en malheurs était tombé dans la plus profonde misère. Le lendemain, M. de Montyon se rendit chez M. Daru et lui remit huit mille francs pour cet officier dont il ne demanda pas le nom et auquel il voulut rester inconnu.

Les Bureaux de Charité de la capitale reçurent de lui des sommes considérables destinées spécialement aux pauvres ouvriers sortis convalescents de l’hospice.

Le testament de M. de Montyon, mort à Paris le 29 décembre 1820, achèvera de le faire connaître. Sa fortune tout entière, considérable encore, grâce à une administration des plus sages, il la léguait aux hospices et aux fondations utiles des deux Académies. « Mais, dit M. de Chazet, en s’occupant du bonheur de l’humanité tout entière, il n’avait oublié aucune des personnes qui lui témoignaient de l’affection ou qui lui avaient rendu des services quelconques. »

Quel plus bel exemple pour les Crésus d’aujourd’hui que celui de ce millionnaire qui, prodigue de bienfaits pendant sa vie, voulut encore se survivre par la charité ! Citons, car nous ne pouvons mieux terminer, quelques passages de cet admirable testament. Il commence ainsi :

« 1o Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes devoirs religieux ; je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais et par conséquent devais leur faire. »

Article 11°. « Je veux qu’il soit employé une somme de 2 400 fr. à 3 000 fr. pour faire une statue en marbre formant un buste de Madame Élisabeth de France avec cette inscription : à la vertu. Ce buste sera placé dans un lieu où il pourra être vu de beaucoup de personnes ; s’il est possible, à la porte de l’église Notre-Dame-de-Paris. Je ne me rappelle pas si j’ai jamais eu l’honneur de parler à cette princesse ; mais je désire lui payer ici un tribut de respect et d’admiration[4]. »

16°. « Je lègue à chacun des hospices des départements de Paris une somme de 10 000 fr. pour être distribués en gratifications ou secours à donner aux pauvres qui sortiront de ces hospices, et qui auront le plus besoin de secours. Comme il y a douze départements, cette disposition est un objet de 120 000 fr. » (etc., etc.)

Quand on a lu ce testament et qu’on connaît la vie de celui qui l’écrivit, on ne peut que répéter avec M. de Chazet : « Tel fut cet homme rare, dont la vie peut être regardée comme une étude historique et morale pour toutes les conditions et toutes les classes. Organe des lois, jamais il ne les a laissé fléchir au gré du caprice ; magistrat, il a jugé d’après sa conscience ; administrateur, il a fait bénir son nom dans les provinces qu’il a régies ; financier, il a pris l’ordre pour base et la probité pour guide ; riche, il a vécu comme s’il ne l’était pas pour donner davantage aux pauvres…. Ce qu’on n’avait vu dans aucun temps, ce qu’il était réservé à notre siècle de connaître et d’admirer, c’est un homme qui, possesseur d’une fortune immense, n’en a jamais été que l’administrateur au profit des pauvres, qui n’a jamais employé le pouvoir qu’à le faire bénir, qui a prévu toutes les infortunes, calculé toutes les ressources, fondé des prix pour tous les talents utiles et toutes les vertus modestes ; qui, mystérieux dans sa bienfaisance, n’a jamais donné d’argent que sous le sceau du secret ; qui a conspiré soixante ans dans l’ombre pour le bien public et qui, même à sa dernière heure, en répandant des libéralités sans exemple, aurait voulu rester inconnu, s’il avait pu faire son testament sans se nommer. »

Qu’ajouter à ces éloges si complètement mérités d’ailleurs ?


  1. Vie de M. de Montyon, in-8o, 1829.
  2. Vie de M. de Montyon.
  3. Les prix de vertu comme les diverses fondations avaient été supprimés par la Convention.
  4. Cette statue se trouve placée dans la salle des séances de l’Académie.