Bray et Rétaux (tome 2p. 207-221).
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MONGE




I


« Dans le court trajet de cette vie, quelques hommes supérieurs, secondés par la fortune, immortalisent leur passage et signalent leur puissance, avec des œuvres qui triomphent des ravages du temps. Déjà leur gloire est digne d’envie lorsqu’ils décorent nos cités, en élevant des monuments qui portent à la fois pour caractères la sagesse, la grandeur et la durée. Mais leur gloire est bien plus pure et bien plus noble encore, lorsque dans les âmes de la jeunesse ils élèvent un édifice de science et de raison ; lorsqu’ils y font éclore et fleurir le goût éclairé du beau, de l’utile et du vrai ; lorsque enfin, par leurs encouragements, leurs préceptes et leurs exemples, ils entraînent et dirigent une génération tout entière dans la voie laborieuse qui conduit à la prospérité, à la puissance, à l’illustration de la patrie.

« … Si de tels hommes ont marché vers un but en traversant des époques désastreuses par leurs lugubres subversions, et d’autres non moins désastreuses par leur éclat asservissant et corrupteur ; si, frappés d’adversité, ni la peur, ni la détresse, n’ont arraché de leurs cœurs l’amour pour la science et l’actif intérêt pour la génération, espoir de la patrie ; si, devenus les favoris de la fortune, ni les honneurs, ni l’opulence n’ont affaibli cet amour, ni ralenti cet intérêt, ni changé la bonté naïve, qui encourage et féconde, en orgueil superbe qui repousse et flétrit les jeunes âmes, arrêtons-nous à la vue d’un si beau spectacle. Disons hardiment que ces hommes, par une telle constance, font honneur à la société. Au lieu de glaner avec malignité dans les détails de leur existence orageuse et traversée, pour y faire la part à la faible humanité, moissonnons largement dans le champ de leurs grandes pensées, de leurs chefs-d’œuvre et de leurs belles actions. Honorons-les pendant leur vie. Et quand la mort nous les enlève, accordons sans hésiter à leurs mânes le tribut de nos éloges, de nos regrets et de notre vénération. »

Ainsi s’exprime M. Charles Dupin au début de son Essai historique sur Gaspard Monge, et ces nobles paroles pouvons-nous mieux faire, en commençant ce récit, que de les reproduire, heureux de pouvoir nous les approprier.

Monge (Gaspard), né à Beaune en 1746, avait pour père un homme d’un grand sens, et « à qui, dit de Pongerville, la justesse d’esprit et les qualités du cœur, tinrent lieu de rang et de fortune. » Simple marchand ambulant, dans ses courses autour de la ville de Beaune, il ne dédaignait pas d’aiguiser des couteaux comme les ciseaux des ménagères bourguignonnes. Son commerce d’ailleurs était lucratif, puisqu’il put donner à ses trois fils une éducation libérale, comme ou dirait aujourd’hui, et supérieure à leur condition. Gaspard, l’aîné, sorti du collége de sa ville natale après avoir remporté tous les premiers prix, fut jugé digne par les Oratoriens de Lyon de prendre rang parmi tous les professeurs émérites et on lui confia, à lui jeune homme de seize ans, la chaire de physique de l’établissement. Pendant ses vacances, il avait levé le plan de sa ville natale en s’aidant d’instruments géométriques fabriqués de ses propres mains. Le lieutenant-colonel de génie, du Vignan, traversant la Bourgogne, eut occasion de voir ce travail dont il fut vivement frappé et il proposa au jeune Gaspard d’entrer à l’école du génie de Metz. Le nouvel élève donna des preuves telles de sa capacité que, bientôt nommé répétiteur, il succédait en 1772 à Bossuet, puis à l’abbé Nollet comme professeur et pendant de longues années, il remplit cet emploi à Metz à la grande satisfaction comme au grand profit des auditeurs. On a dit de lui : « D’autres peut-être parlent mieux, personne ne professe aussi bien. Avant tout il voulait se faire comprendre et évitait l’emphase ne trouvant, ainsi qu’il disait, aucune différence entre un langage affecté et ce qui est absolument mal dit. »

Et cependant, au témoignage d’un juge compétent, assidu pendant de longues années à ses leçons, il rencontrait souvent sans la chercher la véritable éloquence. M. C. Dupin, dans une page vivement sentie et la meilleure peut-être de son livre, nous fait de Monge dans sa chaire ce portrait remarquable :

« Il était d’une haute stature, la force physique se montrait dans ses larges muscles, comme la force morale se peignait dans son regard vaste et profond. Sa figure était large et raccourcie comme la face du lion. Ses yeux grands et vifs étincelaient sous d’épais sourcils noirs, que surmontait un front large, élevé, nuancé des ondulations qui marquent la haute capacité. Cette grande physionomie était habituellement calme et présentait alors l’aspect concentré de la méditation. Mais, lorsqu’il parlait, on croyait tout à coup voir un autre homme ; tel que l’Ulysse d’Homère, on eût dit qu’il grandissait aux yeux de ses auditeurs ; un feu nouveau brillait tout à coup dans ses yeux ; ses traits s’animaient, sa figure devenait inspirée ; elle semblait apercevoir, en avant d’elle, les objets même créés par son imagination qui l’animait. Si Monge avait à dépeindre des formes idéales ou matérielles, il annonçait, il suivait du regard ces formes au milieu de l’espace ; ses mains les dessinaient par leurs mouvements ingénieux ; elles indiquaient les contours des objets comme s’ils eussent été palpables ; en fixaient les limites et ne les dépassaient jamais. Cette rare justesse dans la peinture mimique des formes, cette vue supérieure et si nouvelle, cette attention profonde, et la chaleur d’un ensemble si bien combiné de gestes, de regards et de paroles, absorbaient à la fois par tous les organes des sens l’attention des auditeurs. On craignait de faire le moindre mouvement dont le bruit pût troubler le charme de cette étonnante harmonie ; et l’on éprouvait tant de jouissance à voir uni le langage pittoresque de l’imagination aux explications méthodiques de la raison, que le temps passé dans les efforts de la contention d’esprit la plus soutenue, s’écoulait néanmoins, par un insensible et doux mouvement, qui faisait perdre le sentiment de la durée.[1]  »

Monge à ses talents comme professeur joignait la noblesse du caractère et la parfaite honnêteté, en voici la preuve : Le maréchal de Castries, ministre de la marine dont il n’avait eu qu’à se louer d’ailleurs, à propos d’un élève refusé, ne put s’empêcher de lui dire :

« En refusant un candidat qui appartient à une famille considérable, vous m’avez suscité beaucoup d’embarras.

— Monseigneur, répondit l’examinateur, vous pouvez faire admettre ce candidat, mais en même temps il faudra supprimer la place que je remplis.

Le ministre n’insista pas. À quelque temps de là, le même maréchal le pria de refaire, pour les élèves des écoles militaires, les Éléments de mathématiques de Bezout, recommandables par leur clarté, mais auxquels on reprochait, avec la prolixité, de n’être plus au niveau des progrès de la science.

— Monseigneur, répondit Monge, veuillez m’excuser, les livres de Bezout, réputés classiques, n’ont point autant démérité de la science qu’on l’affirme. Leur produit, d’ailleurs, est la seule ressource de la veuve à laquelle, Bezout, en mourant, n’a pas laissé d’autre héritage ; je ne puis consentir à le lui faire perdre et réduire à la misère cette digne femme.

De pareils traits n’ont pas besoin de commentaire.

II

Membre de l’Académie des sciences en 1780, Monge fut appelé à professer la physique au Lycée de Paris, de création récente et qui ne devait avoir qu’une existence éphémère. Lorsqu’éclata la Révolution, notre savant comme beaucoup d’autres, n’y vit au début que la promesse du plus heureux avenir. Il crut surtout, et en cela sans doute il ne se trompait point, voir tomber les barrières qui pour certaines carrières empêchaient toute émulation et souvent faisaient obstacle au vrai mérite non soutenu par la faveur et la naissance.

Après la journée du 10 août, nommé au ministère de la marine, Monge n’accepta le portefeuille qu’avec répugnance, déterminé seulement, d’après ce qu’il a dit lui-même, par la présence des Prussiens sur notre territoire. Dans ce poste élevé, il fit tout ce qu’il était possible humainement de faire pour empêcher la désorganisation de la flotte et arrêter l’émigration des officiers et ses efforts ne furent pas complètement inutiles. Néanmoins, au mois d’avril 1793, jugeant la situation trop difficile avec l’acharnement croissant des partis, il donna sa démission, deux fois refusée déjà, et acceptée enfin. Il aurait donc souhaité pouvoir se retirer plus tôt.

Pendant son court ministère, avaient eu lieu le jugement et la condamnation du roi Louis XVI par la Convention. Monge ne faisait point partie de l’Assemblée, mais comme ministre il dut, avec ses collègues, concourir à l’exécution du jugement, et sa participation, dans une certaine mesure, involontaire, à la funeste journée du 21 janvier, le poursuivit longtemps comme un souvenir pénible, presque comme un remords.

Sa démission acceptée, quoique étranger dès lors à la politique, Monge suivait avec une inquiète sollicitude la marche des événements, et « quand l’Europe entière s’émeut et vient fondre sur la France » dit Pongerville, l’illustre savant fut prompt à répondre à l’appel de la patrie. En face de cette formidable coalition, un sublime enthousiasme exalte les jeunes générations ; de tous les points du sol accourent d’intrépides défenseurs ; quatorze armées, comptant près d’un million d’hommes, se lèvent pour repousser l’invasion. Néanmoins le gouvernement d’alors comprit que la lutte serait inégale si la science ne nous venait pas en aide. Six savants de premier ordre, physiciens, chimistes et mécaniciens furent appelés au Comité du salut public pour y travailler à la fabrication révolutionnaire, c’est-à-dire, rapide de tout ce qui manquait à nos défenseurs et d’abord des armes de toute espèce. « Il est difficile de se faire et de donner une idée de l’activité prodigieuse qui régnait alors dans les opérations intéressant le salut public ; il en est de même du patriotique dévouement, du noble désintéressement qui animaient les esprits. Monge dominait, entraînait tous ses collégues, par son exemple, par l’ascendant de son enthousiasme, par la vivacité de son caractère. Il n’avait de repos ni jour ni nuit ; ce qu’il a fait alors pour procurer du salpêtre, des armes à feu, des armes blanches, des pièces d’artillerie, de campagne et de siége, afin d’armer nos places fortes et nos vaisseaux des mortiers des obus, des boulets de tout calibre ; ce qu’il a fait, dis-je, aidé de ses collaborateurs, dépasse tout ce que pourrait se figurer l’imagination aujourd’hui dans ces temps de calme et de paix profonde.[2] »

Le dévouement de Monge était d’autant plus méritoire qu’il était absolument désintéressé, ses fonctions comme délégué du Comité du salut public auprès des manufactures n’étant point rétribuées. Pourtant elles lui prenaient tout son temps et Monge n’ayant aucune fortune se trouvait souvent dans une véritable gêne. Voici à ce sujet une anecdote racontée par Mme Monge, et insérée par Arago dans l’Éloge de son confrère :

« Il arrivait souvent (je copie textuellement ces mots dans une note de la respectable compagne de notre confrère) il arrivait souvent qu’après ses inspections journalières, si longues et si fatigantes, dans les usines de la capitale, Monge, rentrant chez lui, ne trouvait pour dîner que du pain sec. C’est aussi avec du pain sec, qu’il emportait sous le bras en quittant sa demeure à quatre heures du matin, que Monge déjeunait tous les jours. Une fois, la famille du savant géomètre avait ajouté un morceau de fromage au pain quotidien. Monge s’en aperçut et s’écria avec quelque vivacité : « Vous allez, ma chère, me mettre une méchante affaire sur les bras ; ne vous ai-je donc pas raconté qu’ayant montré, la semaine dernière, un peu de gourmandise, j’entendis avec beaucoup de peine le représentant Niou dire mystérieusement à ceux qui l’entouraient : Monge commence à ne pas se gêner ; voyez, il mange des radis. »

On est heureux de pouvoir ajouter que, malgré ses rapports forcés avec certains hommes du Comité du salut public, Monge, ainsi que l’affirme Arago, eut une véritable aversion pour les hommes qui avaient demandé à la terreur, à l’échafaud, la force d’opinion dont ils croyaient avoir besoin pour diriger la révolution.

Les grands périls conjurés et un calme relatif au moins revenu, Monge retrouva quelque liberté ; mais il n’en profita, dans sa passion du bien public, comme dans son amour pour la science, que pour se créer de nouvelles occupations. « De concert avec ses confrères Berthollet et Fourcroy, dit M. de Pongerville, il voulut centraliser l’instruction pour tous les travaux publics…. Il rassembla, dans une maison louée à ses frais, des jeunes gens déjà instruits afin de les perfectionner avec émulation dans les mathématiques, la géographie et la géométrie descriptive. Cet établissement fut le prélude de l’École centrale des travaux publics qui prit bientôt un si heureux développement sous le titre célèbre d’École Polytechnique. »

C’est dans cette École sans doute que Monge fit, pendant les années 1793 et 1796, ces cours si justement appréciés et dans lesquels, au dire des témoins oculaires, par sa facile élocution comme par sa science profonde, il se montrait l’égal des plus illustres professeurs. Nommé membre de la commission dite des arts qu’on envoyait en Italie pour recevoir les trésors cédés à la France, Monge à son arrivée fut présenté au général en chef que, trois années auparavant, il avait vu simple officier venir presque en solliciteur dans ses bureaux.

« Permettez-moi, lui dit Bonaparte, de vous remercier de l’accueil qu’un jeune officier d’artillerie inconnu reçut, en 1792, du ministre de la marine. Cet officier lui a conservé une profonde reconnaissance ; il est heureux aujourd’hui de vous présenter une main amie. »

III

À dater de ce jour en effet, Monge compta parmi les amis du général, et il fut du petit nombre de ceux qu’il honorait d’une pleine confiance. Comme Berthollet il suivit Bonaparte en Égypte où il rendit d’importants services. Le premier, il présida l’Institut fondé au Caire sur le modèle de celui de Paris et dont le général en chef, qui l’avait fondé, ne voulut accepter que la vice-présidence.

Un journal scientifique et littéraire, la Décade Égyptienne, rendait compte des séances de l’Institut. Dans ce recueil parut le curieux mémoire de Monge relatif au mirage. On raconte que Bonaparte, prenant au sérieux son titre de membre de l’Institut d’Égypte, voulut aussi présenter son mémoire, fort encouragé par tous ceux à qui il fit part de son projet et qui songeaient moins à le contredire qu’à le flatter. Monge y mit plus de franchise et lui dit rondement :

« Général, vous n’avez pas le temps de faire un bon mémoire ; or, songez qu’à aucun prix vous ne devez en produire un médiocre. Le monde entier a les yeux fixés sur vous. Le mémoire que vous projetez serait à peine livré à la presse que cent aristarques viendraient se poser fièrement devant vous comme vos adversaires naturels. Les uns découvriraient, à tort ou à raison, le germe de vos idées dans quelque auteur ancien et vous taxeraient de plagiat ; les autres n’épargneraient aucun sophisme dans l’espérance d’être proclamés les vainqueurs de Bonaparte. » Le général avait d’abord froncé le sourcil en entendant ce rude langage, mais après quelques moments de réflexions, prenant la main de Monge, il lui dit : « Vous êtes vraiment mon ami, je vous remercie. » Et il ne fut plus question du mémoire.

Monge accompagnait Bonaparte dans la visite qu’il fit à Suez pour retrouver les vestiges du canal qui dans l’antiquité joignait le Nil à la mer Rouge. On marchait depuis assez longtemps dans les sables, lorsque tout à coup les chevaux s’enfoncèrent jusqu’à mi-jambes :

« Monge, s’écria le général, nous sommes en plein canal. »

Ce qui fut reconnu comme parfaitement exact par les ingénieurs.

Lorsque au mois d’août 1799, Bonaparte, par suite des nouvelles venues de France, eut résolu de quitter l’Égypte, Monge et Berthollet montèrent avec les principaux officiers sur la frégate le Muiron que suivait la corvette le Carrère. Après un jour ou deux de navigation, la flottille, ayant perdu la côte de vue, cinglait à pleines voiles, lorsque tout à coup à l’horizon apparaissent des vaisseaux qui semblent suspects.

« Si nous devions tomber au pouvoir des Anglais, dit Bonaparte, quel parti faudrait-il prendre ? Nous résigner à la captivité sur des pontons, c’est impossible.

Voyant que tous gardaient le silence, le général continua :

« C’est impossible ! plutôt nous faire sauter.

— Assurément, reprit Monge, la mort vaut mieux qu’une déshonorante captivité.

— Eh bien, Monge, je compte sur vous pour nous épargner ce malheur.

— Je vais à mon poste, répond tranquillement le savant qui disparaît par les écoutilles.

Cependant les vaisseaux entrevus de loin approchent ; on reconnaît, non sans une grande satisfaction, qu’ils sont neutres et que d’eux on n’a rien à craindre. Aussitôt on cherche Monge qu’on trouve une mèche à la main dans la soute aux poudres, attendant l’ordre suprême. Quelques semaines après, la flottille entrait heureusement dans le port de Fréjus.

Monge, à peine de retour, reprit ses grands travaux scientifiques. « Il faisait constamment, dit Pongerville, succéder aux leçons de géométrie, d’analyse, de physique et de calcul, des entretiens particuliers qui le rendirent l’ami des jeunes savants qu’il dirigeait. » Cette même année, parut la deuxième édition de la Géométrie descriptive, l’un de ses plus importants ouvrages.

Bonaparte, devenu premier consul, puis empereur, ne perdait pas de vue celui qu’il avait nommé plus d’une fois son ami et dont il connaissait le désintéressement, car Monge ne demandait jamais rien pour lui-même. Dans une soirée aux Tuileries, l’Empereur aperçoit Monge à l’extrémité du salon ; il l’appelle, et d’une voix qui fut entendue de tous, il lui dit :

« Monge, vous n’avez donc pas de neveux, vous, que vous ne me demandez jamais rien ?

— Aujourd’hui, Sire, précisément je songeais à vous demander quelque chose, une somme d’argent et un peu ronde, pas pour moi à la vérité.

— Pour qui donc alors ?

— Sire, pour fonder ou mieux consolider un établissement des plus utiles à la science. Un de mes bons amis, dont je n’ai pas besoin de dire le nom, a su moins bien combiner ses ressources pécuniaires que ses préparations chimiques, et il se trouve débiteur d’une somme de plus de cent mille francs.

— Je penserai à cela, répond l’Empereur, qui le lendemain envoyait à Monge deux cents mille francs avec ces mots écrits de sa main : « Moitié, pour lui, moitié pour vous ; car on ne vous a jamais séparés. »

Les dignités qu’il n’avait pas cherchées ni demandées, pleuvaient sur Monge. Placé à la tête de l’École Polytechnique, il fut fait successivement sénateur, membre de l’Institut, grand aigle de la Légion d’Honneur, comte de Peluze, etc. « Monge, dit Pongerville, jouit en sage de l’amitié du grand homme et des avantages de la célébrité. » L’adversité le trouva plus vulnérable, sans doute parce que son caractère, fortement trempé naguère, se ressentait de l’influence des années. Lors de la seconde Restauration, Monge se vit rayé de la liste des membres de l’Institut, et les portes de l’École Polytechnique furent fermées pour lui ; il en éprouva un chagrin profond. Contristé, désolé, torturé en outre par la pensée de nos derniers revers, il se laissa peu à peu gagner au découragement. Malgré les soins empressés d’une famille qu’il aimait tendrement, son désespoir grandit sourdement et finit par user ou briser les ressorts de cette belle intelligence. « Absent de lui-même, étranger à son propre génie, enveloppé dans une mort vivante, l’illustre géomètre cessa de souffrir à l’âge de 72 ans. » (28 juillet 1818).

Terminons par le récit de quelques épisodes intéressants. Après la levée du siége de St-Jean d’Acre, l’armée sous un ciel de feu, s’avançait péniblement à travers les sables ; tous mouraient de soif. Soudain un puits se présente ; chacun se précipite ; c’est à qui boira le premier sans distinction de grade. Monge en ce moment arrive, la foule si compacte s’entr’ouvre devant lui, et de tous les côtés on s’écrie :

— Place à l’ami intime du général en chef !

— Non, non, répond l’illustre savant, les combattants d’abord, je boirai ensuite, s’il en reste.

À quelques jours de là, toujours dans le désert, un soldat, passant auprès de Monge, jette sur la gourde qu’il portait en sautoir, « un regard où se peint tout à la fois, dit Arago, le désir, la douleur, le désespoir. » Monge a compris, et tendant la gourde au soldat, il lui dit : « Bois un coup, mon brave. »

Le soldat ne se fait pas prier, mais après deux ou trois gorgées, il rend la gourde à son propriétaire : « Hé ! lui dit affectueusement le savant, bois encore, bois davantage. — Merci, merci, répond le brave soldat ; vous venez de vous montrer charitable et je ne voudrais pour rien au monde vous exposer aux douleurs atroces que j’endurais tout à l’heure. » « Monge, dit un jour Napoléon au savant, je désire que vous deveniez mon voisin à Saint-Cloud. Votre notaire trouvera facilement dans les environs une campagne de deux cents mille francs ; je me charge du paiement.

— Sire, répondit Monge, je suis touché profondément de cette offre généreuse, mais permettez-moi de refuser dans ce moment où le public, à tort ou à raison, s’imagine que les finances du pays sont obérées. »

Ces traits et d’autres qu’on pourrait citer justifient pleinement ce qu’a dit de Monge son collègue et son ami qui n’était que l’écho de la voix publique. « Les biographes…. trouveront en lui le plus parfait modèle de délicatesse ; l’ami constant et dévoué ; l’homme au cœur bon, compatissant, charitable ; le plus tendre des pères de famille. Ses actions leur paraîtront toujours profondément empreintes de l’amour de l’humanité ; ils le verront, pendant plus d’un demi siècle, contribuer avec ardeur, je ne dis pas assez, avec une sorte de fougue, à la propagation des sciences dans toutes les classes de la société, et surtout parmi les classes pauvres, objet constant de sa sollicitude et de ses préoccupations.

« Vous me pardonnerez. Messieurs, d’avoir ajouté ces nouveaux traits à ma première esquisse. N’encourageons personne à s’imaginer que la dignité dans le caractère, l’honnêteté dans la conduite, soient, même chez l’homme de génie, de simples accessoires ; que de bons ouvrages puissent jamais tenir lieu de bonnes actions. Les qualités de l’esprit conduisent quelquefois à la gloire ; les qualités du cœur donnent des biens infiniment plus précieux : l’estime, la considération publique et des amis[3] ».

Ce dernier paragraphe tout entier serait à souligner.


  1. Ch. Dupin. — Essai historique sur Monge, in 4° 1819.
  2. Souvenirs sur G. Monge et ses rapports avec Napoléon Ier par M. J. D.
  3. Arago. Notices biographiques, T. II.