Les rues de Paris/Malesherbes

Bray et Rétaux (tome 2p. 145-155).

MALESHERBES




Malesherbes a donné son nom à la grande voie qui conduit de la place de la Madeleine à la nouvelle église de Saint-Augustin.

La vie de Malesherbes, le magistrat éminent, le défenseur intrépide de Louis XVI, dans les temps où nous vivons, temps de révolutions et d’agitations, est une des plus intéressantes à connaître, et les hommes d’État en particulier ne sauraient trop la méditer ; car elle est pleine de hauts renseignements, et le zèle imprudent et trop peu rare, qui se laisse prendre aux fallacieuses promesses de l’utopie, s’y peut instruire par de formidables exemples.

Malesherbes (Charles-Guillaume de Lamoignon), né à Paris, le 6 décembre 1721, était petit-fils du célèbre Lamoignon de Malesherbes à qui Boileau adressait l’une de ses meilleures épîtres. « Il fut élève chez les Jésuites, où le Père Porée lui donna des leçons qui ne s’effacèrent jamais de sa mémoire, » dit la Biographie universelle ; le jamais, par malheur, est ici de trop comme on le verra. Conseiller au Parlement dès l’âge de vingt-quatre ans, il succéda, en 1750, dans la présidence de la Cour des aides, à son père, Guillaume de Lamoignon devenu chancelier, et fut chargé en même temps de la direction de la librairie.

À part un zèle exagéré pour les droits du Parlement, zèle qu’il devait aux conseils du célèbre abbé Pucelle, qui lui avait enseigné le droit public, Malesherbes ne mérita que des éloges pour la manière dont il remplit ses fonctions de président de la Cour des aides. « Il fit, dit le biographe cité plus haut, tout ce qu’on pouvait attendre de son dévouement au bonheur du peuple… et parvint à soustraire un grand nombre de victimes aux poursuites des financiers, entre autres l’infortuné Monnerat, qui, par suite d’une méprise, était resté deux ans dans les cachots de Bicêtre. »

On regrette d’avoir à dire que, comme directeur de la librairie, Malesherbes ne comprit pas aussi bien ou plutôt qu’il méconnut de la façon la plus étrange des devoirs non moins sacrés, plus sacrés même, encore qu’un panégyriste ait osé dire : « Ce fut véritablement l’âge d’or des lettres que celui où M. de Malesherbes en eut le département sous Monsieur son père » (le chancelier). Imbu malheureusement des doctrines prétendues philosophiques, il laissait publier, bien plus il couvrait de sa protection, dit la Biographie universelle, des ouvrages notoirement hostiles à la religion et à la royauté. Tolérance, non, c’est connivence qu’il faut dire, inouïe, inconcevable chez un esprit honnête, conseillé par un cœur droit, mais dont la sagesse tout humaine ne s’éclairait pas d’une lumière supérieure. Ce platonicien, par sa complaisance coupable pour l’erreur, à quels écarts n’était-il pas entraîné ? Voici ce que raconte Mme  de Vandeuil, la fille de Diderot[1] :

» Un jour il (de Malesherbes) fait prévenir mon père que le lendemain il donnera l’ordre d’enlever ses papiers et ses cartons. Diderot bouleversé court chez lui.

» Ce que vous m’annoncez là me chagrine horriblement. Comment en vingt-quatre heures déménager tous mes manuscrits ? Et surtout trouver des gens qui veuillent s’en charger et le puissent avec sûreté ?

» — Envoyez-les tous chez moi, répond M. de Malesherbes ; on ne viendra pas les y chercher.

» Ce qui fut exécuté et réussit parfaitement. »

On n’en croit pas ses yeux en lisant ce passage, et il faut l’évidence écrasante de ce témoignage direct pour qu’on ne soit pas tenté de douter d’une aberration pareille. On comprend d’ailleurs qu’après ces aimables procédés les coryphées de l’impiété ne ménageassent point à Malesherbes les compliments ; Grimm, entre autres, va jusqu’à dire : « Il favorisait avec la plus grande indifférence l’impression et le débit des ouvrages les plus hardis. Sans lui, l’Encyclopédie n’eût vraisemblablement jamais osé paraître. » Mais comment s’étonner de ce langage, quand Gaillard, l’ami de Malesherbes et son biographe, ou plutôt son panégyriste en 1805, après la terrible expérience de la Révolution, écrit : « C’est sous ces auspices qu’a paru le plus beau et le plus vaste monument de notre siècle et de tous les siècles, l’Encyclopédie. »

J.-B. Dubois, autre ami de Malesherbes et son premier biographe[2], dit de son côté : « Il ne dépendait pas de lui d’annuler les lois destructives de la liberté de la presse ; mais convaincu de leur iniquité, il s’occupait sans cesse des moyens d’en anéantir l’effet, soit en fermant les yeux sur ce que le despotisme avait intérêt de connaître et punir, soit en offrant lui-même aux auteurs, aux libraires le mode (moyen) d’éluder des lois aussi absurdes. »

Ces éloges, comme ceux de Grimm, équivalent pour nous au blâme le plus sévère ; et Malesherbes, il faut bien l’avouer, dans cette première partie de sa vie, est de ceux auxquels peuvent trop s’appliquer les vers énergiques du poète, mort sur un lit d’hôpital :


               …… Ô siècle malheureux !
D’une morale impie, ô signe désastreux !
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   
Visitons nos cités, hélas ! que voyons-nous
Qui de l’homme de bien n’allume le courroux !
L’athéisme en désert convertissant nos temples ;
Des forfaits dont l’histoire ignorait les exemples ;
De célèbres procès où vaincus et vainqueurs
Prouvent également la honte de leurs mœurs ;
Tous les rangs confondus et disputant de vices,
Le silence des lois du scandale complices[3].

En 1771, le zèle trop peu mesuré de Malesberbes pour les prérogatives parlementaires le portèrent à composer et publier ses célèbres Remontrances, dont Voltaire lui-même a dit : « Je n’ai pas approuvé quelques Remontrances qui m’ont paru trop dures. Il me semble qu’on doit parler à son souverain d’une » manière un peu plus honnête. » Gaillard, à la vérité, répond à Voltaire, dont il accuse la partialité, quoique lui-même semble un peu suspect sous ce rapport : « C’est avec une vraie peine qu’on voit repousser, par l’humeur et l’injustice, ces discours si lumineux, d’où la vérité sort avec éclat de toute part et dont le ton, non-seulement mesuré, non-seulement respectueux, mais affectueux envers le prince, annonce des sujets non-seulement soumis, mais tendrement attachés à leur maître[4]. »

Malesherbes fut exilé dans ses terres et n’en revint qu’au bout de quatre années, lorsque Louis XV, mort, les anciens Parlements furent rappelés par son successeur, plus généreux que prévoyant. La popularité qu’avaient valu à Malesherbes sa disgrâce et la publication de ses nouvelles Remontrances, s’inspirant des mêmes idées que les premières quoique moins justifiées par les circonstances, le désignèrent, en même temps que Turgot, au choix du roi pour le ministère ; mais dominé par ses préoccupations, avec des intentions excellentes d’ailleurs, dans ce poste élevé, Malesherbes fit peut-être plus de mal que de bien : « Dès qu’il fut entré au ministère (comme garde des sceaux), on ne le vit occupé, dit le judicieux Weiss, que de tempérer les rigueurs du pouvoir et même trop souvent d’en affaiblir les ressorts nécessaires. »

Au mois de mars 1776, il sortit du ministère en même temps que Turgot dont il avait énergiquement soutenu le système. Pendant dix années, à dater de cette époque, il vécut dans la retraite, occupé de travaux littéraires et d’études graves dont il se délassait par le soin de ses jardins, les plus beaux qu’il y eut alors, et tout remplis de plantes exotiques. On citait tout particulièrement sa magnifique avenue d’arbres de Sainte-Lucie.

La popularité qui, chose inouïe, lui était restée fidèle pendant tant d’années, peut-être à la vérité parce qu’il se tenait éloigné des affaires, le fit derechef appeler au ministère en 1787. Mais se voyant sans influence aucune dans le conseil, il donna sa démission et se retira de nouveau dans la solitude, où cette fois la popularité ne le suivit point, trop occupée alors d’autres et nombreux favoris, mais non pas aussi dignes.

Malesherbes, d’ailleurs, exempt d’ambition et dans une retraite selon son cœur, entouré de ses enfants et petits-enfants, aurait pu vivre heureux si le caractère de plus en plus menaçant des événements n’était venu l’inquiéter moins pour lui-même que pour ses amis et parents, et surtout pour le roi auquel dans le fond il était sincèrement attaché, l’ayant vu de trop près pour ne pas lui rendre pleine et entière justice. Aussi, à la nouvelle du procès qui mettait en péril la vie du monarque, Malesherbes écrit noblement au président de la Convention.

« J’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde ; je lui dois le même service lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse ! »

Avec de Sèze et Tronchet, auxquels il faut ajouter le poète A. Chénier, Malesherbes se dévoua avec le plus admirable zèle à la défense de l’auguste accusé à qui, en même temps, chaque jour, il apportait toutes les consolations de la plus tendre affection. L’arrêt fatal prononcé, il fut chargé de la douloureuse mission de l’apprendre au roi ; mais, arrivé en sa présence, il ne sut que tomber à ses pieds en fondant en larmes, et ce fut à Louis XVI de le consoler. Le lendemain, il revint à la barre de la Convention pour demander l’appel au peuple et le sursis ; mais les sanglots étouffaient sa voix et lui permirent à peine de se faire entendre. « La mort dans les vingt-quatre heures ! » Telle fut la sauvage réponse faite à cette si juste réclamation.

Détachons d’un écrit laissé par Malesherbes quelques passages des plus touchants et qui ne font pas moins d’honneur au roi qu’à son fidèle ministre, c’est plutôt ami qu’il faudrait dire. « Une fois que nous étions seuls, le prince me dit :

» J’ai une grande peine, de Sèze et Tronchet ne me doivent rien ; ils me donnent leur temps, leur travail, peut-être leur vie ; comment reconnaître un tel service ? Je n’ai plus rien, et quand je leur ferais un legs, on ne l’acquitterait pas.

» — Sire, leur conscience et la postérité se chargent de la récompense. Vous pouvez déjà leur en accorder une qui les comblera.

» — Laquelle ?

» — Embrassez-les.

» Le lendemain, il les pressa contre son cœur, et tous deux fondirent en larmes.

» ….. Ce fut moi qui, le premier, annonçai au roi le décret de mort : il était dans l’obscurité, le dos tourné à une lampe placée sur la cheminée, les coudes appuyés sur la table, le visage couvert de ses mains. Le bruit que je fis le tira de sa méditation ; il me fixa, se leva et me dit :

» Depuis deux heures, je suis occupé à rechercher si, dans le cours de mon règne, j’ai pu mériter de mes sujets le plus léger reproche. Eh bien ! monsieur de Maleshesbes, je vous le jure dans toute la vérité de mon cœur, comme un homme qui va paraître devant Dieu, j’ai constamment voulu le bonheur du peuple, et jamais je n’ai formé un vœu qui lui fût contraire. »

» Je revis encore une fois cet infortuné monarque : deux officiers municipaux se tenaient debout à ses côtés ; il était debout aussi et lisait. L’un des officiers municipaux me dit :

« — Causez avec lui, nous n’écouterons pas. »

« Alors j’assurai le roi que le prêtre qu’il avait désiré allait venir. Il m’embrassa et me dit :

» La mort ne m’eftraie pas, et j’ai la plus grande confiance dans la miséricorde de Dieu. »

Le lendemain soir, c’est-à-dire quelques heures après l’exécution, Malesherbes recevait, dans quels sentiments, il n’est pas besoin de le dire, la visite de l’abbé Firmont, encore couvert du sang du roi-martyr, et qui lui apportait ses recommandations dernières et ses adieux. Au récit de cette mort sublime, Malesherbes se tut d’abord comme anéanti par la douleur ; puis son indignation fit explosion par des imprécations contre les auteurs de l’attentat et les fauteurs de la révolution ; et lui-même il ne s’épargnait pas, s’accusant d’avoir, par de malheureuses illusions, aidé à la réalisation de leurs projets. Il n’avait pas, d’ailleurs, attendu ce moment pour ouvrir les yeux.

La secte révolutionnaire ne pouvait lui pardonner ses remords et son repentir attesté d’une façon si solennelle. Dans les premiers jours du mois de décembre 1793, trois membres d’un comité de Paris vinrent à la campagne de Malesherbes où l’illustre vieillard s’était retiré et enlevèrent sa fille et son gendre, M. de Rosambo. Le lendemain, d’autres agents parurent qui l’emmenèrent lui-même avec ses petits enfants. Séparé d’eux et conduit aux Madelonnettes, il eut, au bout de quelques jours, la douleur d’apprendre l’exécution de son gendre, M. de Rosambo, qu’en vain il avait espéré sauver.

Il ne devait pas longtemps lui survivre ; traduit à son tour devant le tribunal révolutionnaire, il fut condamné pour des crimes imaginaires, absurdement prouvés selon l’usage, avec sa fille, sa petite-fille et le mari de celle-ci, M. de Chateaubriand l’aîné. Malesherbes entendit avec calme l’arrêt qui le frappait et sa fermeté ne l’abandonna pas en face du supplice. « Il marcha à la mort, dit M. Weiss, avec une sérénité qui ne peut être comparée qu’à celle de Socrate… Son pied ayant rencontré une pierre lorsqu’il traversait la cour du palais, les mains liées derrière le dos, il dit à son voisin : « Voilà qui est d’un fâcheux augure ; à ma place un Romain serait rentré. »

On aime à espérer que son courage ne fut pas seulement la tranquillité stoïque du philosophe, mais qu’il se souvint à l’heure suprême des paroles de l’abbé de Firmont comme de l’exemple donné par le roi-martyr. Ne durent-ils pas d’ailleurs lui être rappelés avec une pieuse tendresse par sa fille, Mme  de Rosambo, si chrétiennement résignée et qui disait à Mlle de Sombreuil en l’embrassant avant de monter dans la fatale charrette :

« Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie de votre père ; je vais avoir celui de mourir avec le mien. » (22 avril 1794.)

Dans l’année 1819, un monument fut élevé par souscription à la mémoire de Malesherbes ; sur ce monument, qu’on voit dans la grande salle du Palais-de-Justice, on lit cette inscription composée, paraît-il, par le roi Louis XVIII :

Strenue seniper fidelis
Regi suo,
lu solio veritatem,
Præsidium in carcere
Attulit.

« Toujours courageusement fidèle à son roi, son conseiller sincère sur le trône, il lui apporta secours et consolation dans la prison. »

Le dévouement de Malesherbes et la terrible expiation de sa mort doivent faire pardonner à l’illustre magistrat des erreurs que lui-même il confessa, trop tard, hélas ! en reconnaissant le danger de certaines illusions et jusqu’où par elles on peut être entraîné.

Gaillard, son historien, qui dit de lui-même : « Voilà ce que sait de M. de Malesherbes l’homme qui l’a le mieux connu et le plus aimé pendant près de cinquante ans dans ses fortunes diverses, » ajoute : « Des écrivains vertueux, mais mal informés, à propos de lui, ont parlé de Socrate, de Platon, de Phocion… s’il fallait absolument le comparer à quelqu’un, je lui trouve surtout des traits de conformité avec le célèbre Thomas Morus, chancelier d’Angleterre… qui, comme M. de Malesherbes, plaisanta jusque sur l’échafaud, et mourut en homme juste et en vrai sage pour sa religion et les lois de son pays. »

Et, à l’appui de ses réflexions, l’auteur raconte cette curieuse anecdote : « Un homme riche qui avait un procès à son tribunal, croyant se le rendre favorable, lui envoya deux flacons d’or, d’un travail recherché. Caton eût tonné contre le corrupteur ; Fabricius eut montré ses légumes et foulé l’or aux pieds ; Sully eut renvoyé les flacons et s’en serait vanté dans ses Mémoires. Morus ne fit rien de tout cela ; il fit remplir les flacons d’un vin exquis et les remit au commissionnaire en lui disant :

« Mon ami, dis à ton maitre que, s’il trouve mon vin bon, il peut en envoyer chercher tant qu’il voudra !! »


  1. Notice, en tête de la Correspondance.
  2. Notice historique extraite du Magasin Encyclopédique, 2e édit. sans date, 3e en 1806.
  3. Gilbert, Mon apologie.
  4. Vie et éloge de Malesherbes, 1806.