Les rues de Paris/Joinville

Bray et Rétaux (tome 2p. 40-49).

JOINVILLE




« Jean, sire de Joinville, était grand et robuste ; il avait la tête extraordinairement grosse. La vie réglée qu’il mena, soutenue d’un exercice continuel, le fit arriver à un âge où aucun de ses ancêtres n’était parvenu. Il avait l’esprit vif et l’humeur enjouée, mais impatiente et colère ; beaucoup de fermeté, de noblesse et d’élévation dans les sentiments. Il fut tel enfin, qu’à quelques défauts près, insépérables de l’humanité, on doit le regarder comme un des plus grands hommes de son siècle. »

Sauf peut-être dans cette dernière phrase empreinte de quelque exagération, ce portrait nous paraît fidèle ; et la lecture du livre de Joinville ne peut que confirmer ce jugement des savants auteurs de la Bibliothèque historique de France. (In-f° T. III.)

En dehors du voyage à la Terre-Sainte, et de cette glorieuse et désastreuse expédition, si admirablement racontée qu’elle identifie en quelque sorte Joinville avec le saint roi dont il fut l’ami comme l’historien, la vie du sénéchal offre peu d’événements intéressants.

Fils de Siméon, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, et de Béatrice de Bourgogne, sa seconde femme, Jean, sire de Joinville, naquit, suivant les uns, en 1220, suivant d’autres, en 1228 ou 1229. Une troisième opinion, qui compte des partisans, adopte un terme moyen et place la naissance de Joinville en 1224. D’après son livre on peut croire que son éducation ne fut pas exclusivement militaire, et que le corps ne s’exerça pas seul aux dépens de l’esprit. À la cour du comte Thibaut, dont jeune enfant il était l’un des pages, la poésie et la musique, grâce à la protection du maître, avaient leurs grandes et petites entrées, et Joinville, à l’exemple de son seigneur, prit goût à l’une et à l’autre. Il aimait, comme lui-même nous l’apprend, à chanter après le repas les chansons en vogue.

Suivant le désir de ses parents, ou plutôt de sa mère, car il avait perdu son père en 1233, Joinville, marié de bonne heure, épousa Alix ou Alaïs de Grand-Pré, avec laquelle on l’avait fiancé dès l’âge de sept ans. La date du contrat qui paraît sûre (juin 1239) force de rejeter celle de la naissance de Joinville à la date sinon la plus éloignée, tout au moins moyenne ; encore celle-ci admise, Joinville aurait été bien jeune pour contracter mariage puisqu’il touchait à peine à l’adolescence. Ce fut sans doute cette grande jeunesse qui ne lui permit pas de prendre une part active à la campagne de France terminée glorieusement par la victoire de Taillebourg.

Le sénéchal ne fit réellement connaissance avec le roi de France que lors de la première croisade. Parti de Joinville avec Jean d’Aspremont, son parent, et neuf autres chevaliers, Joinville fut forcé par les vents contraires de relâcher dans l’île de Chypre et il n’eut pas à le regretter ; car saint Louis, qui déjà s’y trouvait, lui fit le meilleur accueil et le retint, lui et tous ses chevaliers à son service. Bientôt même, charmé de son caractère enjoué et ouvert, il voulut l’avoir habituellement près de lui, et, dans les circonstances importantes, volontiers il le consultait, sûr que ce serait l’ami et non pas le courtisan qui lui donnerait conseil. Plus d’une fois Joinville, dans sa franchise, fit preuve d’un vrai courage, par exemple lorsque, par un traité avec les Sarrasins, le roi ayant recouvré sa liberté, l’on mit en délibération la question du départ immédiat pour la France selon le vœu du plus grand nombre des seigneurs et même des proches parents du prince. Citons au moins par quelques extraits, ce récit admirable et qui fait bien connaître Joinville comme homme et comme écrivain :

« En ce point que nous étions en Acre, envoya le roi quérir ses frères et le comte de Flandre et les autres riches hommes à un dimanche et leur dit :

« Seigneurs, Madame la reine ma mère m’a mandé et prié tant comme elle peut, que je m’en voise (vienne) en France, car mon royaume est en grand péril, car je n’ai ni paix ni trêves au roi d’Angleterre. Cil (ceux) de cette terre à qui j’ai parlé m’ont dit que, si je m’en vais, cette terre est perdue ; …. si, vous prie, fit-il, que vous y pensiez ; et pour ce que la besogne est grosse, je vous donne répit de moi répondre ce que bon vous semblera, jusques à d’ici (aujourd’hui) en huit jours. »

Le dimanche suivant en effet, les frères du roi et les autres barons, étant revenus, saint Louis leur demanda « quel conseil ils lui donneraient ou de s’allée (départ) ou de sa demeurée. » Tous alors répondirent que Guion Malvoisin était chargé d’exprimer « le conseil qu’ils voulaient donner au roi et qui fut tel : « Sire, vos frères et les riches hommes qui ici sont, ont regardé à votre état, et ont vu que vous n’avez pouvoir de demeurer en ce pays à l’honneur de vous ni de votre royaume …. si vous louent-ils, sire, que vous en alliez en France et pourchassiez gens et deniers, par quoi vous puissiez hâtivement revenir en ce pays vous venger des ennemis de Dieu qui vous ont tenu en leur prison. »

Saint Louis ne se tint pas pour satisfait de cette réponse et successivement il interrogea le comte d’Anjou, le comte de Flandre, le comte de Poitiers et plusieurs autres « qui tous s’accordèrent à monseigneur Guy Malvoisin », et conseillèrent le départ immédiat. Le légat lui-même fut de cet avis et il reprit avec quelque vivacité Joinville qui paraissait incliner à l’opinion contraire : « Sire, répondit le sénéchal, puisque vous demandez comment ce pourrait être que le roi put tenir héberges (camps) avec si peu de gens comme il a ; je vous le dirai, sire, puisqu’il lui plaît. L’on dit, je ne sais s’il est vrai, que le roi n’a encore dépendu nul de ses deniers (argent). Que le roi mette ses deniers en dépense et envoie quérir chevaliers en la Morée et outre-mer ; et quand l’on orra nouvelles que le roi donne bien largement, chevaliers lui viendront de toutes parts par quoi il pourra tenir héberges dedans un an, si Dieu plaît ; et par sa demeurée seront délivrés les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et au sien, qui jamais n’en sortirent si le roi s’en va. »

Le roi ajourna de nouveau les barons à huitaine pour sa réponse. Mais à peine il fut sorti » l’assaut, dit le sénéchal, me commence de toutes parts : « Or est fol, sire de Joinville, le roi, lui disait-on ironiquement, s’il ne vous croit pas contre tout le conseil. »

Un peu déconcerté de ce blâme presque unanime, Joinville le fut bien davantage, quand, l’heure du dîner venue, le roi, près duquel il était assis comme à l’ordinaire, pendant tout le repas ne lui adressa pas une seule fois la parole : « Je cuidai vraiment que il fut courroucé à moi… Tandis que le roi disait ses grâces, je m’en allai à une fenêtre ferrée qui était en une reculée (embrasure) devers le chevet du lit du roi ; et tenais les bras parmi les fers de la fenêtre… et pensais que si le roi s’en venait en France, je m’en irais vers le prince d’Antioche qui me tenait pour parent…. En ce point que j’étais illec (là), le roi se vint appuyer à mes épaules et me tint ses deux mains sur la tête. Et je cuidai que ce fût monseigneur Philippe d’Anemos, qui trop d’ennui m’avait fait ce jour pour le conseil que j’avais donné ; et dis ainsi :

« Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe. »

« Par mal aventure, au tourner que je fis ma tête, la main du roi me toucha le visage ; et je connus que c’était le roi à une émeraude qu’il avait en son doigt. Et il me dit :

« Tenez-vous tout coi ; car je vous veux demander comment vous fûtes si hardi que vous, qui êtes un jeune homme, m’osâtes louer ma demeurée, encontre tous les grands hommes et les sages de France qui me louaient l’allée ?

« — Sire, fis-je, dans mon cœur je jugeais mauvais-tié ce conseil des barons, comment vous l’aurais-je pu donner ?

« — Dites-vous donc que je ferais mal si je m’en allais ?

« — Que Dieu m’aide, sire, je dois répondre : Oui !

« Et il me dit : « Si je demeure, resterez-vous ?

« Et je lui dis que oui, si je puis ne de mien, ne de l’autrui (soit à mes dépens soit à ceux d’autrui).

« — Or, soyez tout aise, dit-il, car je vous sais moult bon gré de ce que vous m’avez loué (conseillé) ; mais ne le dites à nullui (personne) toute cette semaine. » Je fus plus aise de cette parole et me défendais plus hardiment contre ceux qui m’assaillaient. »

Voici, lors du retour en France, quelques années après, un autre épisode qui ne fait pas moins d’honneur à la franchise du sénéchal : « Tandis que le roi séjournait à Yères pour acheter chevaux afin de venir en France, l’abbé de Cluny, qui fut évêque de l’Olive, lui présenta deux palefrois qui vaudraient bien aujourd’hui cinq cent livres, un pour lui, l’autre pour la reine. Quand il les eut présentés, il dit au roi :

« Sire, je viendrai demain parler à vous de mes besognes (affaires). »

« Quand ce vint le lendemain, le roi l’ouït moult diligemment et longuement. Quand l’abbé s’en fut parti, je vins au roi et lui dis :

« Je vous veux demander, s’il vous plaît, sire, si vous avez ouï plus débonnairement l’abbé de Cluny pour ce que il vous donna hier ces deux palefrois ?

« Le roi pensa longuement et me dit : » Vraiment, oui !

« — Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai fait cette demande ?

« — Pourquoi ? fit-il.

« — Pour ce, sire, fis-je, que je vous loue et conseille que vous défendiez à tout votre conseil juré, quand vous viendrez en France, que ils ne prennent rien de ceux qui auront à besogner devant vous ; car soyez certain, si ils prennent, ils en écouteront plus volontiers et plus diligemment ceux qui leur donneront, ainsi comme vous avez fait l’abbé de Cluny. »

Arrivé en Champagne, Joinville fut heureux d’y retrouver sa mère et ses trois frères, mais sa joie se tempéra par la pensée que personne ne l’attendait à Joinville, sa femme étant morte quelque temps auparavant, d’après la Bibliothèque historique ; mais dans la Notice de son édition de Joinville, M. Francisque Michel est d’une opinion contraire : « En 1254, après une absence de six ans, Joinville revit enfin son château bien aimé, sa femme Alaïs et son fils âgé alors de six ans. » Le silence de Joinville vient-il à l’appui de cette opinion ? peut-être. Quoiqu’il en soit, au contraire de ce qui se ferait aujourd’hui, il est bref sur son retour : « Quand je vis le roi en sa terre et en son pouvoir, je pris congé de lui et m’en vins… quand j’eus une pièce (quelque temps) demeuré à Joinville et que j’eus fait mes besognes, je me mus vers le roi, lequel je trouvai à Soissons ; et me fit si grande joie (fête), que tous ceux qui là étaient s’en émerveillèrent. » Joinville en profita pour préparer le mariage du roi de Navarre, comte de Champagne, son seigneur, avec Isabelle, fille de saint Louis. Ce mariage fut célébré en 1258, et deux années après, Joinville lui-même, devenu veuf, se choisit une nouvelle compagne et épousa, en secondes noces, la fille et l’unique héritière du comte Gautier de Resnel, laquelle s’appelait Alix comme sa première femme.

On sait que Joinville, malgré son affection pour saint Louis, ne put se décider à le suivre dans sa seconde croisade : « Je fus, dit-il, moult pressé du roi de France et du roi de Navarre de me croiser. À ce je répondis que, tandis que j’avais été au service de Dieu et du roi outremer, les sergents au roi de France et au roi de Navarre m’avaient détruit et appauvri ma gent, tellement qu’il ne serait jamais heure (temps) qu’eux et moi nous n’en valions pis. Et leur disait ainsi, que si je voulais ouvrer au gré de Dieu, que je demeurerais ici pour mon peuple aider et défendre ; car si je mettais mon corps en aventure au pélérinage de la croix, là où je verrais tout clair que ce serait au mal et dommage de ma gent, j’en courroucerais Dieu qui mit son corps pour son peuple sauver. »

Joinville eut la douleur de voir confirmées toutes ses prévisions, puisque cette expédition, échouant comme la première, eut pour résultat de nouvelles catastrophes, entre lesquelles fut la mort du roi : « Et ouïs conter à monseigneur d’Alençon son fils que, quand il approchait de la mort, il appela les saints pour l’aider et secourir, monseigneur Saint Jacques, monseigneur Saint Denis, madame Sainte Geneviève. Après se fit le saint roi coucher en un lit couvert de cendres, et mit ses mains sur sa poitrine et en regardant vers le ciel rendit à notre Créateur son esprit, en cette heure même que le fils de Dieu mourut en la croix.

« Précieuse chose et digne est de plorer le trépassement de ce saint prince, qui si saintement et loyalement garda son royaume, et qui tant de belles aumônes y fit et qui tant de beaux établissements y mit. » Pas n’est besoin de dire si Joinville applaudit à la canonisation de saint Louis : « dont grande joie fut et doit être à tout le royaume de France et grand honneur à tous ceux de son lignage qui par bonnes œuvres le voudront ensuivre. »

Une anecdote, qui se trouve à la dernière page du livre, prouve l’impression profonde que cet évènement avait faite sur Joinville : « Encore veux-je dire du saint roi aucunes choses qui sont à l’honneur de li ; c’est à savoir qu’il me semblait en mon songe que je le voyais devant ma chapelle de Joinville et était, comme il me semblait, merveilleusement lié (joyeux) et aise de cœur, et moi-même j’étais moult aise de ce que je le voyais en mon chatel et lui disais : « Sire, quand vous partirez d’ici, je vous hébergerai dans une mienne maison qui sied en une mienne ville qui a nom Chevillon. » « Et il me répondit en riant, et me dit : « Sire de Joinville, je ne bée (désire) pas sitôt partir d’ici. »

« Quand je m’éveillai, si m’apensai et me semblait que il plaisait à Dieu et à li que je le hébergeasse en ma chapelle, et j’ai fait ainsi, car j’y ai établi un autel en l’honneur de Dieu et de luy. »

Le sénéchal survécut de longues années à saint Louis, car nous lisons qu’en 1315, âgé de plus de quatre-vingt onze ans, il se trouvait assez alerte encore pour monter à cheval et entrer en campagne, d’après le mandement de Louis X dit le Hutin qui avait déclaré la guerre aux Flamands. On a vu que sa tempérance et sa sobriété, jointes à un exercice habituel, contribuèrent à lui ménager cette verte vieillesse qui se prolongea jusqu’en 1319 (11 juillet), comme il résulte de l’épitaphe latine qui se lisait sur son tombeau. Il ne mourut donc pas en 1317, comme l’affirment, avec d’autres, les auteurs de la Bibliothèque historique. Si, même, avant cette époque, le nom de son fils Anceau ou Anselme se trouve dans divers actes avec le titre de sénéchal, c’est que le vénérable vieillard, sentant le poids des années, avait cru devoir résigner les fonctions comme le titre de cette haute magistrature.

Ce fut à la demande de la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, que Joinville entreprit d’écrire l’Histoire de saint Louis. Mais la reine étant morte avant que l’ouvrage fût terminé, Joinville put du moins l’offrir à Louis X, son fils aîné, arrière petit-fils de saint Louis. Ce livre, dont il s’est fait tant d’éditions et plusieurs magnifiques, est, au point de vue du style comme de l’histoire, un trésor inestimable qu’on apprécie d’autant plus qu’on aurait pu le perdre ; « car dit M. Paulin Paris, dans sa Dissertation sur les manuscrits de Joinville, il nous reste du monument le plus précieux de notre histoire un seul manuscrit ancien : encore ce manuscrit est-il postérieur à Joinville de plus d’un demi-siècle. » Que d’accidents auraient pu le détruire ou le détériorer ! Joinville commence plus particulièrement la longue série de nos grands historiens français ; car Vilhardouin, le premier en date, qui écrivait 60 ou 80 ans auparavant, très intéressant quant aux événements qu’il raconte, nous parle une langue difficile aujourd’hui même pour des lettrés, et à côté du texte, il leur faut une traduction beaucoup moins nécessaire dans le livre de Joinville.