Bray et Rétaux (tome 2p. 27-39).
JACQUARD



Dans l’église d’Oullins, joli village à une lieue de Lyon, on lit, sur une des parois de la muraille, cette inscription :

À LA MÉMOIRE

DE JOSEPH-MARIE JACQUARD

MÉCANICIEN CÉLÈBRE,

HOMME DE BIEN ET DE GÉNIE,

MORT À OULLINS, DANS SA MAISON,

LE VII AOUT MDCCCXXXIV,

AU SEIN DES CONSOLATIONS RELIGIEUSES.

AU NOM DES HABITANTS DE LA COMMUNE,

HOMMAGE

DU CONSEIL MUNICIPAL

DONT IL AVAIT FAIT PARTIE.

Sur la place Sathonay, à Lyon, on voit également une statue en bronze de Jacquard, ouvrage de Foyatier, l’auteur de Spartacus, et inaugurée le dimanche 16 août 1840[1]. Dans le musée de Lyon, enfin, on admire un portrait en pied des plus remarquables du même Jacquard, portrait qui fut exécuté, par suite d’un vote du conseil municipal et du vivant même de Jacquard.

Quel était donc cet homme auquel furent décernés tant d’honneurs singuliers attestant une reconnaissance si vive, glorieuse pour celui qui en était l’objet comme pour ceux que l’on voyait empressés à multiplier les preuves de leur vénération et de leur gratitude ? Cet homme, il nous plaît d’avoir à le dire, ce n’était ni un grand roi, ni un célèbre homme d’État, ce n’était pas davantage un illustre capitaine ou quelque poète fameux, non, mais tout simplement le fils d’un pauvre et obscur ouvrier, ouvrier lui-même avant qu’il fût parvenu au premier rang par sa persévérance héroïque. Sa vie est de celles qu’on est heureux d’avoir à raconter ; car comme le dit si bien son épitaphe, il fut tout à la fois : Homme de bien et de génie.

Né à Lyon, le 7 juillet 1752, Jacquard (Joseph-Marie), était fils d’un simple ouvrier à la grand’tire, c’est-à-dire en étoffes brochées ; sa mère, Antoinette Rives, était liseuse de dessin. « Lire un dessin, dit M. Durozoir[2], c’est disposer les fils de chaîne d’une étoffe dans l’ordre indiqué par le dessinateur sur une carte divisée par petites cases, de manière à élever tour à tour un certain nombre de ces fils au moyen de ficelles, pour composer et reproduire sur une étoffe un dessin semblable à celui qui est tracé sur la carte. »

Le père du jeune Jacquard, qui n’avait pour lui d’autre ambition que de le voir suivre un jour sa propre carrière, s’inquiéta peu de sa première instruction, et loin d’en faire un lettré, à peine l’envoya-t-il à l’école ; ce fut, paraît-il, sans maître et de lui-même que l’enfant apprit à lire et à écrire. En même temps, comme Vaucanson, dès le plus jeune âge, son génie se révélait par un goût prononcé pour la mécanique. Pendant que ses camarades couraient à leurs jeux, ne pensaient qu’à la balle, à la toupie, aux billes, Marie-Joseph, enfermé dans la partie la plus retirée du logis, s’occupait à fabriquer de petites maisons de bois, des tours, des églises, des meubles et d’autres objets remarquables surtout par l’exactitude des proportions.

Son père, dit-on, voulait qu’il apprit son propre métier, et cependant, par une circonstance qu’on n’explique pas, l’enfant entra d’abord dans un atelier de relieur, qu’il quitta, au bout de quelques années, pour l’atelier d’un des plus habiles fondeurs de Lyon (de Saulnier). Employé à la fonderie des caractères d’imprimerie, Jacquard se fit remarquer par la prompte intelligence de tout ce qui avait trait à la mécanique, et il inventa, pour l’usage des imprimeurs, divers outils qui furent immédiatement adoptés comme un progrès. Néanmoins on ne voit pas que ce résultat lui ait été fort utile à lui-même, car pendant ces belles années de la jeunesse, qui pour tant d’autres sont enchantement et bonheur, non-seulement sa vie s’écoula obscure, laborieuse, mais pénible, et même il eut à lutter contre des gênes cruelles. À la vérité, toutes les industries, et celles de luxe surtout, se trouvaient en souffrance par suite de l’explosion révolutionnaire, et Jacquard, qui, revenu auprès de son père, avait adopté la profession de celui-ci, voyait incessamment le travail décroître. Néanmoins, son père étant mort en lui laissant un modique héritage, il en employa la plus grande partie à monter un atelier d’étoffes façonnées ; mais soit le malheur du temps, soit que son génie fût peu propre à la direction d’un établissement semblable, Jacquard dut renoncer à son entreprise, et la vente des métiers suffit à peine pour couvrir les dettes.

Cependant il restait quelques ressources encore à Marie-Joseph, une assez jolie maison faisant partie de l’héritage. Sur ces entrefaites, la fille d’un armurier du nom de Brochon, quelque voisin sans doute, plut à l’honnête artisan, moins peut-être par ses agréments extérieurs que par son caractère : « C’était, dit M. Durozoir, un modèle de patience, de douceur et d’activité. » La famille, flattée de la recherche, acheva, par la promesse d’une dot, de décider Jacquard, qui n’hésitait qu’à cause de la difficulté des temps. Le mariage eut lieu, mais presque au lendemain de la cérémonie, les embarras commencèrent. Jacquard, déçu dans ses espoirs, quant à la dot, dut vendre la maison paternelle pour suffire aux nécessités du ménage. Du reste, l’affection des deux époux ne fit que s’augmenter de ces difficultés, Jacquard ayant eu le bon esprit de ne pas rendre sa jeune femme responsable des mauvais procédés de ses parents, dont elle était réellement innocente et souffrait la première.

Laborieuse et adroite, elle ouvrit une petite fabrique de chapeaux de paille, dont le produit l’aida à élever un fils qui leur était né ; mais Jacquard, de son côté, ne gagnait rien ; trop distrait peut-être par ses préoccupations d’inventeur. Après avoir cherché vainement à s’occuper dans la ville, il en fut réduit à se mettre au service d’un chaufournier de la Bresse. Il était là depuis une année ou deux, mais « en 1793, dit M. de Fortis, lorsque les tyrans populaires de la malheureuse France comprimaient tous les esprits et glaçaient tous les cœurs par l’audace de leurs crimes et par la terreur des supplices, ou vit la population tout entière de Lyon se soulever et donner aux Français le signal de cette courageuse résistance à l’oppression, qui forme une des plus belles pages de l’histoire de cette cité. Tous les citoyens prennent les armes. Jacquard, qui était alors dans le Bugey, occupé à l’exploitation d’une carrière de plâtre, accourt à Lyon afin de se mettre au nombre des défenseurs de sa patrie ; nommé sous-officier, il combattit presque toujours dans les postes avancés, ayant à ses côtés son fils, âgé de quinze ans[3]. »

Mais hélas ! l’héroïque dévouement de ces braves ne put que retarder la catastrophe. La généreuse cité lyonnaise, abandonnée à ses propres forces, épuisée par les sacrifices en tous genres, après cinquante-cinq jours de siége, dut succomber sous les attaques réitérées d’une armée de cent mille hommes. Bientôt parut le trop fameux décret de la Convention ordonnant la destruction de Lyon, et que sur ses ruines s’élèverait une colonne portant cette inscription : lyon fit la guerre à la liberté, lyon fut détruit.

Ils appelaient liberté, ces impudents menteurs, le triomphe de la plus détestable tyrannie. Car, pendant que la pioche des démolisseurs continuait l’œuvre de la bombe et du canon, au milieu de la cité morne, tout était désolation et épouvante.

Un tribunal révolutionnaire, composé de scélérats et appuyé de satellites venus de Paris, fonctionne publiquement et juge ou plutôt condamne, condamne, aux applaudissements de la plus vile populace, tous ceux que lui désignent d’infâmes délateurs. Sur la place des Terreaux, la guillotine est en permanence, chaque jour voit tomber de nouvelles têtes, et le sang le plus généreux et le plus pur coule à flots.

Jacquard, qui s’était montré si brave soldat et vrai patriote, en cette double qualité, se trouvait au nombre des proscrits ; mais par bonheur, après la prise de la ville, il avait réussi à se dérober aux premières poursuites et se tenait caché dans un des faubourgs au fond d’une cave. Son asile n’était connu que de son fils qui, ayant l’air d’un enfant encore, pouvait, sans être observé, circuler librement dans la ville. Il en profitait, toujours aux aguets, pour écouter… aux portes, comme on dit. Le brave enfant apprend ainsi certain soir que l’asile de son père est découvert et que le lendemain ou doit venir l’arrêter. Aussitôt, avec une admirable présence d’esprit, il se rend au bureau des enrôlements militaires et demande deux feuilles de route, l’une pour lui-même et l’autre pour un de ses camarades, afin de rejoindre un régiment en marche sur Lyon.

On félicite le très-jeune volontaire sur son dévouement et les deux feuilles de route sont à l’instant délivrées. Aussitôt la nuit venue, muni des deux précieux papiers, l’enfant se glisse dans l’asile de son père : « Partons sans retard, père, dit-il au proscrit, on a découvert ta retraite. Je viens de m’enrôler et de t’enrôler avec moi : voici nos deux feuilles de route, allons rejoindre un régiment en marche sur Lyon. Protégés par l’uniforme, nous braverons les assassins et nous attendrons, en servant notre pays, des jours meilleurs. »

— Bravo ! merci, merci, cher brave enfant, dit le père en embrassant son fils les larmes aux yeux.

Bientôt tous deux cheminaient d’un pas rapide sur la grande route en laissant derrière eux la flamme des bivouacs. Quelques heures après, les sbires du tribunal faisaient invasion dans la cachette, désappointés et furieux de la trouver vide.

Après quelques journées de marche, les deux voyageurs avaient rejoint le premier bataillon des volontaires de Rhône-et-Loire, qui fut dirigé vers l’armée du Rhin. Jacquard père, bientôt remarqué pour sa bravoure comme pour son exactitude dans le service et sa conduite exemplaire, fut nommé membre du conseil de discipline. Il avait, en cette qualité, la surveillance d’un certain nombre de disciplinaires prisonniers dans un petit village près Hagueneau ; tout à coup le canon tonne :

— Camarades, s’écrie Jacquard, qui m’aime me suive ! je promets rémission à ceux qui iront demander des fusils pour se battre.

— Allons ! allons ! en avant ! répondent les prisonniers qui, prompts à s’armer, ont bientôt rejoint leur chef improvisé et se battent en intrépides. Le général ne songea point à désavouer Jacquard, et tous, après la victoire, furent graciés. C’était justice.

Hélas ! ce jour glorieux devait avoir, pour notre héros, un bien triste lendemain. À quelque temps de là, un nouveau combat eut lieu. Le fils de Jacquard se trouvait avec son père aux premiers rangs. Une balle vient frapper eu pleine poitrine le brave jeune homme, qui tombe, mortellement atteint, dans les bras de son père.

— Père, père, dit-il, fermant les yeux à demi, je crois que c’est fini ! adieu ! embrasse-moi, et embrasse la mère… pour moi !

À peine il peut achever et il expire dans les bras de son père. Qu’on juge de la douleur de celui-ci ! Elle fut telle que ses chefs lui délivrèrent son congé, afin qu’il pût retourner dans ses foyers et trouver quelque consolation auprès des siens. Mais restait-il à Jacquard quelques parents après l’effroyable désastre dont Lyon avait été victime ? Il ignorait même ce qu’était devenue sa femme n’ayant pu la faire prévenir de sa fuite, et l’informer du lieu de sa retraite. Néanmoins, soutenu par une secrète espérance, il revint à Lyon, qui ne commençait qu’à sortir de ses ruines, et enfin, après bien des recherches, dans un misérable grenier, il retrouva sa pauvre femme occupée à tresser la paille de ses chapeaux. Avec quel transport ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre ! mais malgré la joie qu’il éprouvait à retrouver sa chère épouse, dans les yeux de Jacquard il y avait des larmes et, tout en l’embrassant, il ne pouvait comprimer ses sanglots. Après la première émotion, la mère, comme éclairée par un soudain et douloureux pressentiment, demanda :

— Pourquoi seul, et le fils, il est donc resté là-bas ? Mon pauvre enfant, quand le reverrai-je ?

Le silence seul lui répondit.

— Ah ! jamais, jamais ! murmura l’infortunée avec un cri de désespoir, et s’affaissant sur les genoux, n’est-ce pas, il ne reviendra pas !… Il… il… est mort ?

— Mort au champ d’honneur ! dit Jacquard, en serrant de nouveau dans ses bras sa femme presque évanouie.

Pendant de longs jours, le silence du deuil régna dans la pauvre mansarde où le travail seul faisait diversion à la douleur ; car, il fallait vivre, et Jacquard, faute d’une meilleure ressource, aidait sa femme dans la confection des chapeaux.

Cependant l’industrie lyonnaise, qu’on aurait cru ruinée à jamais, commençait à renaître grâce au patriotisme de plusieurs fabricants réfugiés en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et qui laissaient à l’envi des positions avantageuses ou même des établissements prospères pour revenir dans la cité qui leur était chère. Les fabriques se rouvraient et Jacquard trouva sans peine à s’occuper ; mais, tout en travaillant de ses mains pour gagner le salaire quotidien, il revenait à ses anciens projets et rêvait pour l’industrie quelque découverte utile. Il s’inquiétait surtout de simplifier le métier adopté jusqu’alors pour la fabrication des étoffes de soie ; si l’on arrivait à supprimer ou remplacer la tireuse de lacs, à son avis on diminuerait de beaucoup la main d’œuvre et rendrait le travail beaucoup plus rapide et en même temps plus parfait. Il y réussit, et un premier modèle, qu’il devait perfectionner par la suite, lui valut, à l’Exposition universelle de 1801, une médaille de bronze et la même année il obtint, pour cette machine à laquelle il donnait le nom de tireuse de lacs, un brevet d’invention pour dix ans. Il fit un métier sur ce modèle et en 1802, à l’époque où la Consulta se réunit à Lyon pour l’élection du président de la république cisalpine, la machine de Jacquard fixa l’attention de cette assemblée, dont les membres allèrent en compagnie du ministre de l’intérieur, Carnot, la visiter dans l’humble domicile de l’inventeur, rue de la Pêcherie.

Vers la même époque, les Sociétés des arts de Paris et de Londres proposaient un prix considérable pour l’invention d’une machine propre à fabriquer des filets pour la pêche maritime. Jacquard, avec son merveilleux instinct, se mit à réfléchir à ce difficile problème et ne tarda pas à le résoudre ; mais satisfait de l’approbation de quelques amis, après une première et favorable expérience, il laissa de côté sa machine. Il fallut que le préfet de Lyon, averti, prit l’initiative d’une démarche pour envoyer l’inventeur et sa machine à Paris où la Société d’encouragement décerna la grande médaille d’or à Jacquard.

Le ministre Carnot, qui cependant connaissait Jacquard, ne se rendant pas compte du mécanisme, avant que la machine fonctionnât, dit assez brusquement à l’inventeur dont le costume et l’air étaient ceux de l’ouvrier :

— C’est donc toi qui prétends réussir à une chose qu’il n’appartient pas aux hommes de faire, c’est-à-dire un nœud avec un fil tendu ?

— Monsieur le ministre, répondit modestement Jacquard, j’espère cependant avoir assez bien réussi.

Et tout en expliquant le mécanisme, il fit fonctionner la machine, si bien que le ministre se retira convaincu. Il ne paraît pas cependant que Jacquard ait touché la prime dont il a été parlé ; mais, par l’ordre de Carnot sans doute, il eut une place au Conservatoire des arts et métiers, et s’occupa à restaurer et mettre en état les machines et les modèles.

Il travaillait toujours cependant à perfectionner son métier pour la fabrication de la soie, quand il fut rappelé, en 1804, à Lyon, pour établir, dans l’ancien hospice de l’Antiquaille, un atelier d’étoffes façonnées et de tapis des Gobelins. Dès lors, il s’occupa de faire adopter son invention dans les manufactures de Lyon, ce à quoi il fut fort aidé par deux riches fabricants de la ville, MM. Grand et Pernon, qui mirent l’inventeur en rapport avec le conseil municipal. Une commission, composée des plus habiles fabricants, chargée d’examiner le nouveau système de Jacquard, fut unanime dans son approbation, et par un décret daté de Berlin (27 octobre 1806), l’administration municipale fut autorisée à acheter de Jacquard le privilége de son procédé, moyennant une rente de 3 000 fr., réversible par moitié sur la tête de sa femme. L’inventeur avait demandé, en outre, qu’il lui fût accordé une prime de 50 francs pour chaque métier de son invention.

— En voilà un qui se contente de peu, dit l’Empereur avec un sourire, en signant le décret.

Malgré tant de hautes approbations, cependant, ce ne fut pas chose facile que de faire adopter le nouveau métier dans les ateliers, car il avait contre lui la prévention populaire, les ouvriers étant convaincus que cette invention leur était défavorable. Ils la jugeaient sur les apparences, et non d’après l’expérience et les résultats constatés dans les termes suivants par MM. Ozanam et Durozoir :

« Heureux contiuuateur des efforts de Vaucauson, qui comme lui a perfectionné les machines à tisser, Jacquard a inventé une machine bien simple et peu coûteuse, à la portée de la classe pauvre des tisseurs, qui a formé une époque mémorable et une nouvelle ère dans l’art des tissus. Cet art a éprouvé une révolution complète ; l’ouvrier n’est plus qu’une machine à mouvement qui produit sans peine promptement et à bon marché des étoffes ornées des dessins les plus riches et les plus compliqués, que leur prix modéré met à la portée de toutes les classes de la société. Cette machine, loin de diminuer le nombre des ouvriers employés au tissage des étoffes, l’a au contraire décuplé ; elle a fait élever d’innombrables manufactures de tissus dans toute l’Europe et donné au commerce de ce genre une activité et une extension inouïes. »

Bien éloignés de prévoir ces merveilleux résultats, les ouvriers tisseurs, craignant de manquer de travail, se liguèrent pour empêcher l’introduction du nouveau métier dans les ateliers ; on raconte que plusieurs d’entre eux, afin de prouver qu’il fonctionnait mal, gâtèrent les étoffes ; d’autres brisèrent ou brûlèrent les machines. Bien plus, certain jour, Jacquard étant tombé au milieu d’un groupe qui le guettait sans doute, fut traîné vers le Rhône, et il allait être précipité du haut d’un pont dans le fleuve, lorsqu’il fut arraché des mains de ces furieux.

À force de persévérance, néanmoins, l’inventeur, soutenu et encouragé par les fabricants les plus intelligents, finit par triompher ; et, vers 1812, on comptait dix-huit mille métiers battant à la Jacquard ; maintenant leur nombre s’élève peut-être à trente cinq ou quarante mille. La nouvelle machine a, dit-on, pénétré jusque dans la Chine, le pays par excellence de la routine.

Les offres les plus brillantes avaient été faites, de divers côtés, à Jacquard, pour qu’il vînt organiser des ateliers. La ville de Manchester (Angleterre) en particulier, lui promit toute une fortune s’il voulait s’y rendre dans ce but ; mais quoiqu’il eût encore à lutter à Lyon contre l’opposition dont nous avons parlé, dans son patriotique désintéressement, il préféra une position modeste et incertaine dans sa ville natale à l’opulence en pays étranger. Son généreux sacrifice ne fut point sans récompense. Décoré de la Légion d’Honneur, il se vit entouré de l’estime et de la considération de tous ses concitoyens, et ces témoignages de la plus affectueuse sympathie le suivirent à Oullins, où il se retira après la mort de sa femme. « C’est là, dit M. Durozoir, qu’il passa ses dernières années, partageant son temps entre la culture d’un petit jardin et les exercices de la religion catholique. Il termina sa carrière paisiblement, le 7 août 1834, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, et sa cendre repose dans le cimetière d’Oullins, à côté de la tombe de l’académicien Thomas, » tant regretté par Ducis.

On a vu par quels honneurs les généreux Lyonnais se sont plu à témoigner de leur reconnaissance pour l’illustre ouvrier, leur compatriote.


  1. Cette statue était due à une souscription publique.
  2. Biographie universelle
  3. De Fortis, Éloge historique de Jacquard, in-8o.