Les rois de l’océan :Vent-en-panne/19

E. Dentu (2p. 311-327).
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XIX

OÙ LA DUCHESSE DE LA TORRE ET LE CHAT-TIGRE ONT UNE EXPLICATION DÉLICATE

La journée presque tout entière s’était écoulée ; il était près de cinq heures du soir.

Depuis leur arrivée au Potrero, arrivée qui avait eu lieu vers neuf heures du matin, les trois dames étaient demeurées confinées dans leur appartement, sans avoir été inquiétées par leur ravisseur.

Personne n’avait essayé de pénétrer jusqu’à elles ; les caméristes avaient eu la liberté la plus entière de vaquer aux soins du ménage.

Le corps de logis servant de prison aux trois dames, semblait avoir été totalement abandonné par les Mexicains ; aucune sentinelle n’avait été posée ; le silence le plus profond, la solitude la plus complète, régnaient dans cette immense demeure qui devait, sans nul doute, être entourée de gardiens vigilants, mais qui semblaient s’étudier à rester invisibles.

Livrées à elles-mêmes, les trois femmes étaient en proie à une anxiété profonde ; anxiété d’autant plus terrible qu’elles ignoraient ce qui se passait au dehors ; et qu’elles se perdaient en conjectures sur le sort que leur réservait l’homme, qui s’était si audacieusement emparé d’elles.

C’était en vain que Fleur-de-Mai essayait de réveiller leur courage et de leur rendre un peu d’espoir ; les consolations qu’elle leur avait prodiguées, lors de leur arrivée au Potrero, consolations qu’elles avaient presque acceptées d’abord, et par lesquelles elles s’étaient laissées séduire ; perdaient de leur valeur à leurs yeux, au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, lentes et monotones, sans que le plus léger indice leur révélât l’approche du secours qu’elles appelaient de tous leurs vœux.

La mansuétude du Chat-Tigre, la solitude dans laquelle il laissait ses prisonnières, ajoutaient encore à l’épouvante de celles-ci ; tant cette conduite leur semblait étrange de la part d’un pareil homme. Depuis plus de trois heures pas un mot n’avait été prononcé entre les trois femmes ; elles étaient assises, mornes, pensives, leurs yeux sans regards fixés devant elles ; se laissant envahir par cette apathique tristesse des cœurs brisés, sans même essayer de lutter et s’abandonnant machinalement à leur désespoir.

Seule Fleur-de-Mai ne désespérait pas ; la brave et fière enfant avait pris au sérieux son rôle de protectrice ; elle ne comprenait rien aux craintes exagérées de ses compagnes ; réduite au silence par leur apathique résignation, elle avait cessé ses consolations inutiles ; mais son courage n’avait pas faibli ; elle se creusait la tête pour découvrir un moyen, sinon de sauver, du moins d’améliorer la position de celles que l’Olonnais lui avait confiées !

— Cela ne peut durer ainsi plus longtemps ; s’écria-t-elle tout à coup, en frappant avec force la crosse de son gelin contre le parquet.

À ce bruit, qui rompait brusquement le cours de leurs pensées, les deux dames tressaillirent, comme si elles se fussent réveillées en sursaut ; elles relevèrent la tête, en fixant un regard interrogateur sur la jeune fille sans cependant prononcer une parole.

— Oui, je le répète ; cela ne peut pas durer plus longtemps ! reprit Fleur-de-Mai, charmée dans son for intérieur d’avoir enfin réussi à éveiller l’attention de ses compagnes ; il faut que nous sortions, coûte que coûte, de cette situation, et je le jure, nous en sortirons !

— Avez-vous donc trouvé un moyen ? lui demanda doucement la duchesse.

— Non ; je le cherche ; mais il est évident que je le trouverai bientôt, dans tous les cas, il est important que nous sachions ce que l’on veut faire de nous ; puisque le Chat-Tigre s’obstine à ne pas nous le dire, je vais le lui demander, moi.

— Eh quoi ! s’écria la duchesse ; vous allez nous laisser seules ici ?

— Il le faut ! je ne veux pas rester la nuit dans ce coupe-gorge, où nous n’avons rien pour nous défendre ; où l’obscurité venue, nous serons complétement au pouvoir de ces misérables ; cela ne peut pas être. Si cruel et si scélérat, que soit le Chat-Tigre, il doit par quelque point se rattacher à l’humanité ; peut-être en m’expliquant franchement avec lui, réussirai-je à le faire rentrer en lui-même, et à lui faire comprendre ce que sa conduite a d’odieux et d’infâme.

— Vous vous abusez, chère enfant, reprit la duchesse en hochant tristement la tête ; cet homme est une bête féroce ; rien ne parviendra ni à le toucher ni à l’attendrir ; peut-être en tentant cette épreuve, augmenterez-vous encore l’horreur de notre captivité, et vous exposerez-vous vous-même à sa colère.

— Eh bien soit ! j’en courrai les chances ! s’écria résolûment la jeune fille.

— Mais au moins, reprit la duchesse avec prière, attendez encore ; d’un moment à l’autre cet homme peut se résoudre à venir ; ne vaut-il pas mieux prendre un peu patience que d’exhalter sa colère, en lui demandant des explications qu’il refusera de donner, s’il croit qu’on veut les lui imposer ?

— Non, non, dit Fleur-de-Mai en secouant la tête ; ma patience est à bout ; depuis quatre ou cinq heures que je suis enfermée dans cette prison, il me semble que j’ai vieilli de dix ans. Je suis une enfant des forêts moi, il me faut le grand air et la liberté ; je ne respire pas, derrière ces épaisses murailles qui laissent à peine pénétrer un pâle rayon de soleil, et sous ces immenses voûtes. J’ai assez attendu, j’ai trop attendu même ; le Chat-Tigre dût-il me plonger son poignard dans la poitrine, j’aurai avec lui cette explication, et cela à l’instant même.

— Puisque rien ne peut vous retenir, mon enfant, allez donc ; murmura la duchesse, et que Dieu vous protège ! mais je crains que non-seulement votre généreuse tentative soit inutile, mais encore, je vous le répète, qu’elle tourne contre vous.

— Elle sera ce qu’il plaira à Dieu, madame ; quant à moi, ma résolution est prise, je n’en changerai pas. Allons, prenez courage ! Je ne sais pourquoi, mais j’ai le pressentiment que cette odieuse affaire se terminera mieux que nous ne l’espérons tous.

Un pâle sourire glissa sur les lèvres blêmes des deux dames, qui courbèrent la tête sans répondre.

Fleur-de-Mai leur jeta un regard de tendre compassion, puis elle quitta le salon et se dirigea vers l’antichambre ; pour se mettre à l’abri de toute surprise, nous avons dit que les dames avaient laissé ouvertes toutes les portes de communication de leur appartement et s’étaient installées dans la pièce du milieu ; la duchesse et sa fille, des places qu’elles occupaient, pouvaient donc suivre de l’œil Fleur-de-Mai jusqu’à la porte de l’antichambre ; lorsque la jeune fille arriva à cette porte, elle posa la main sur le loqueteau et fit un mouvement assez brusque pour ouvrir ; mais la porte résista, bien que le loqueteau fût levé ; elle était fermée en dehors.

— C’est vrai ; j’oubliais que nous sommes prisonnières ; fit la jeune fille en souriant.

Elle appliqua alors sur le bas de la porte un vigoureux coup de crosse, qui en fit trembler tous les ais et produisit un bruit formidable.

— Il viendra peut-être, en l’appelant de cette façon ! reprit-elle.

Et elle se disposa à porter un second coup, mais en ce moment elle entendit-marcher au dehors.

— Holà, quelqu’un ? cria-t-elle.

— Que voulez-vous ? pourquoi faites-vous ce tapage infernal ? répondit la voix du Chat-Tigre.

— Parce que je veux avoir une explication avec vous.

— Vous ? Fleur-de-Mai ?

— Oui, mais ouvrez ; je ne suis pas d’humeur à faire la conversation à travers une porte ; oui ou non, voulez-vous me donner l’explication que je vous demande ?

— Pourquoi non, si c’est possible ? je venais précisément dans l’intention de causer avec vos compagnes.

— Eh bien alors, ouvrez.

Une clé grinça dans la serrure, la porte s’ouvrit.

— Venez ; dit le Chat-Tigre.

— Non pas, répondit vivement la jeune fille en faisant un pas en arrière, entrez au contraire ; cette explication nous l’aurons ici ; je vous connais, à présent, Chat-Tigre, vous ne me tromperez plus.

— Tu es folle, enfant, pourquoi essayerais-je de te tromper ?

— Parce qu’il est dans votre nature de prendre des voies détournées ; que de plus vous êtes très-contrarié de me voir auprès de ces dames ; vous ne demanderiez pas mieux que de vous débarrasser de moi.

Le bandit haussa les épaules.

— Que m’importe votre présence, fit-il ; voyons, qu’avez-vous à me dire, parlez ?

— J’ai à vous dire que je ne vous reconnais pas le droit de m’enfermer entre quatre murs.

— Qui vous empêche de vous en aller ? partez, vous êtes libre.

— Soit ; mais je ne puis partir seule.

— Ceci est une autre affaire ; ces dames resteront ici ; du moins jusqu’à nouvel ordre.

— Chat-Tigre, vous êtes fou ! la passion vous aveugle, vous ne songez pas au danger terrible dont, en ce moment vous êtes menacé ; vous vous imaginez avoir conduit cette expédition avec toute la prudence nécessaire ; vous vous figurez que vos précautions ont été si bien prises, qu’il sera impossible de retrouver vos traces, et que vous pourrez mener à bonne fin une entreprise, selon vous si bien commencée.

— En effet ; répondit-il avec un sourire goguenard, je le crois ainsi.

— Eh bien ! vous vous trompez, Chat-Tigre ; je vous le dis dans votre propre intérêt ; votre retraite est connue de vos ennemis, ils ont retrouvé vos traces, ils accourent vers vous ; peut-être avant une heure, serez-vous cerné par des forces considérables, et la fuite vous deviendra-t-elle impossible.

— Misérable enfant ! s’écria-t-il en frappant du pied avec colère, qui te fait parler avec cette assurance.

— La certitude que j’ai, que tout est ainsi ; répondit-elle froidement.

— M’aurais-tu trahi ?

Elle sourit dédaigneusement.

— Qui sait ? répondit-elle avec ironie ; ne suis-je pas descendue de la litière à la porte de la venta ? plusieurs hommes étaient rassemblés là ; peut-être dans le nombre s’en est-il trouvé un qui me connaît ; cela ne suffirait-il pas ?

— Allons, je suis fou d’écouter ces billevesées, et de prêter ainsi l’oreille aux divagations d’une innocente ! chère enfant, ajouta-t-il, je te remercie des bons avis que tu me donnes, malheureusement ils viennent trop tard ; quoi qu’il advienne, ce que j’ai résolu sera.

— Prends garde !

— Bien ! bien ! c’est entendu ; mais sache bien ceci, Fleur-de-Mai, ma mignonne, si l’on m’attaque, je ferai une si vigoureuse résistance, que ce seront de hardis compagnons, ceux qui oseront me tenir tête. Laisse-moi passer, je désire dire quelques mots à Mme  la duchesse de la Torre.

— À ton aise, Chat-Tigre ; il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Que le sang répandu retombe sur ta tête.

— Amen ! de tout mon cœur ! chère petite, dit-il en riant.

Et passant devant la jeune fille, il se dirigea à grands pas vers le salon où se tenaient les deux dames ; Fleur-de-Mai le suivit machinalement. En apercevant le Chat-Tigre, les dames se levèrent ; le bandit salua respectueusement, et s’inclinant devant la duchesse :

— Madame, lui dit il, daignerez-vous m’accorder un entretien particulier de quelques minutes ?

— Un entretien particulier, monsieur ? répondit la duchesse avec hésitation ; je n’ai rien à entendre de vous, que ne puissent entendre les personnes qui m’accompagnent.

— Je vous demande pardon d’insister, madame ; mais il est indispensable que ce que j’ai à vous dire ne soit entendu que de vous seule et de moi.

— Monsieur, je ne comprends pas.

— Oh ! vous n’avez rien à redouter de ma part, madame ; je me souviens que j’ai été gentilhomme ; quel que soit le résultat de cet entretien, je ne sortirai pas vis-à-vis de vous des bornes du plus profond respect ; je vous en donne ma parole ; mais je vous le répète, madame, il est indispensable que nous ayons cet entretien. J’ajouterai, madame, qu’il est de votre intérêt que ce que nous dirons ne soit pas entendu par d’autres.

Fleur-de-Mai fit alors un pas en avant.

— Accordez à cet homme ce qu’il vous demande, dit-elle ; ne redoutez rien de lui. Votre fille et moi, nous nous tiendrons dans le salon voisin ; tout en demeurant ainsi hors de la portée de la voix, nous ne vous perdrons pas un instant de vue.

La duchesse sembla réfléchir pendant un instant, puis enfin, elle releva la tête et fixant un clair regard sur le Chat-Tigre :

— Cet arrangement vous convient-il, monsieur ? lui demanda-t-elle.

— Je l’accepte, oui, madame ; j’espère que cette nouvelle concession vous fera comprendre que je ne suis animé que de sentiments de conciliation.

— Dieu veuille que vous disiez vrai ! reprit la duchesse avec un soupir.

Elle s’approcha de sa fille, et après lui avoir mis un baiser au front :

— Va, mignonne, lui dit-elle, et ne crains rien pour moi.

— Oh ! ma mère ! murmura doña Violenta en se jetant dans ses bras et lui parlant à l’oreille, la vue de cet homme fait courir un frisson de terreur dans tout mon corps ; je prierai donc pendant tout le temps que tu seras obligée de l’écouter.

— C’est cela, ma fille ; reprit-elle en l’embrassant encore, et la poussant doucement du côté de Fleur-de-Mai.

Les deux jeunes filles s’éloignèrent à pas lents, elles allèrent s’asseoir dans un salon voisin, de manière à demeurer bien en vue de la duchesse et de son redoutable interlocuteur.

La duchesse se laissa tomber dans un fauteuil, puis elle se tourna à demi vers le Chat-Tigre, lui fit une légère inclination de tête et d’une voix douce et triste :

— Je vous écoute, monsieur ; dit-elle.

Il y eut un instant de silence profond ; le Chat-Tigre semblait ne pas avoir entendu les paroles de la duchesse ; il demeurait devant elle, la tête basse, les sourcils froncés, absorbé en apparence par de sombres et sérieuses réflexions ; ce silence se prolongea pendant assez longtemps. La duchesse, la main crispée sur les bras du fauteuil, le regard fixe, attendait froide et calme qu’il plût au Chat-Tigre de s’expliquer. Enfin celui-ci releva brusquement la tête, et couvrant la duchesse d’un regard plein d’éclairs magnétiques, il lui dit d’une voix douce et tremblante, tandis que son beau visage semblait se transfigurer en prenant une expression de mansuétude infinie :

— Madame, j’ai été bien coupable envers vous ; ma conduite a été odieuse, digne d’un monstre ; accablez-moi de votre mépris et de votre haine ; je n’essaierai pas de me défendre ; je me reconnais coupable ; je m’incline devant le verdict que dans votre cœur vous avez prononcé contre moi ; mais si vous ne pouvez me pardonner, madame, peut-être éprouverez-vous quelque pitié pour mon sincère repentir.

— Est-ce à moi que vous adressez ces paroles, monsieur ? répondit sèchement la duchesse, et si c’est à moi que vous parlez ainsi, quelle est l’application que je dois faire de ces paroles ? faites-vous allusion aux outrages, dont jadis vous m’avez rendue victime ; ou bien à ceux que vous n’avez pas craint de m’infliger aujourd’hui ? Il serait bon d’établir une distinction ; je vous avoue que je commence et vous devez commencer vous-même à ne plus vous reconnaître dans cette foule d’infamies que vous entassez comme à plaisir, les unes sur les autres.

— Soit, madame, raillez-moi, reprochez-moi mes crimes, j’accepterai tout sans oser me plaindre. Si je voulais justifier ma conduite d’aujourd’hui, cela me serait facile ; je me suis, il y a peu de jours, présenté chez vous ; aucune haine ne m’animait contre votre mari ; j’étais neutre entre ses ennemis et lui ; mon intention était même de le servir au besoin ; comment a-t-il reçu mes avances ? quelle réponse m’a-t-il faite quand j’ai voulu entamer cette question ? vous et lui m’avez traité avec le plus profond mépris, vous m’avez presque fait chasser par vos gens ; je me retirai en dévorant ma honte ; c’est ce que je devais faire ; mais en traversant vos somptueux salons, madame, je me jurai d’obtenir de vous, quoi qu’il pût m’en coûter cette explication si obstinément refusée ; voilà pourquoi vous êtes ici, seule et en mon pouvoir. Dites un mot, dans cinq minutes vous serez libre, rendue à ceux qui vous aiment, et moi j’aurai disparu pour toujours.

— Monsieur !… dit la duchesse, cet enlèvement…

— Oh ! pas de récriminations, madame, interrompit-il avec violence ; à part le fait même de votre enlèvement, n’avez-vous pas depuis les quelques heures que vous êtes ici, été traitée avec tous les égards qui vous sont dûs ? n’essayez donc pas de revenir sur cette question.

— Soit, monsieur mais ainsi que vous-même l’avez dit, je ne suis pas libre de discuter avec vous, comme je le ferais chez moi, je n’insisterai donc pas davantage sur un sujet que vous prétendez épuisé ; maintenant, ajouta-t-elle avec amertume, puisque vous avez fait preuve déjà de tant de franchise, continuez et dites-moi nettement et clairement ce que vous attendez de moi ?

— Madame, vous me rendez ma tâche bien difficile ; vous me contraignez à entrer dans certains détails sur lesquels j’aurais voulu passer légèrement ; vous le savez aussi bien que moi, madame, certaines blessures, si anciennes qu’elles soient, causent d’horribles souffrances lorsqu’on y appuie le doigt ; vous me comprenez, n’est-ce pas, madame la duchesse ?

— Continuez ; dit-elle d’une voix sourde ; dites ce qu’il vous plaira, depuis longues années la douleur a été ma compagne fidèle ; j’ai l’habitude de souffrir.

— Je suis contraint malgré moi, madame, de vous répéter ce que je vous ai dit devant M. le duc ; et cette fois pour que vous ne vous trompiez pas sur le sens de mes paroles, je serai aussi clair que cela me sera possible. Oh ! je ne veux pas marchander mes crimes, vous étiez enceinte, sur le point d’accoucher, votre camériste achetée par moi, car je veux que vous sachiez jusqu’à quel point j’étais infâme ! pour que vous puissiez ajouter foi à mes aveux.

— Je vous écoute, monsieur.

— Votre camériste de confiance achetée par moi, dis-je, vous versa un breuvage qui vous plongea dans un sommeil léthargique, ayant toutes les apparences de la mort, c’était à la fois plus et moins que la catalepsie ; car dans l’état cataleptique, si la matière rendue inerte n’obéit plus ; si les nerfs, les muscles sont privés de toute force, de toute sensibilité ; du moins, l’âme est libre, elle a le sentiment de son être ; le cerveau est lucide, on voit, on veut, on sent, on entend, on se souvient ; au lieu que dans la léthargie, l’âme et le corps sont également paralysés ; je m’introduisis dans le château dont j’avais une clé, vous vous le rappelez, madame ? je vous fis transporter dans une voiture, je me plaçai à côté de vous ; une demi-heure plus tard vous étiez embarquée sur un bâtiment côtier qui par un temps horrible, au risque de se perdre mille fois corps et biens, vous conduisit aux Sables d’Olonnes ; là, une maison achetée par moi, était prête à vous recevoir. J’avais fait prévenir le docteur Guénaud, le médecin du Cardinal et de la Reine régente, vieil ami de votre famille. Je croyais pouvoir compter sur son silence ; j’eus avec lui dans la chambre où l’on vous avait portée, une explication que l’arrivée de votre frère interrompit brusquement. Votre frère commandait une frégate, alors en croisière sur les côtes d’Espagne ; comment avait-il appris l’état dans lequel vous vous trouviez ? qui lui avait révélé mes projets ? qui lui avait donné les renseignements positifs qui l’amenaient directement à l’heure précise, là où je me croyais si bien caché ? Je l’ignore ; il y eut alors entre votre frère et moi une scène terrible dont le récit vous fatiguerait inutilement ; à la suite de cette scène, votre frère me fit enlever par des gens apostés, embarquer de force sur mon propre navire dont il s’était emparé, et après avoir passé son épée à travers le corps de mon frère qui essayait de me défendre, il s’éloigna, nous en menant comme un tigre emporte sa proie. Votre frère, madame, après m’avoir contraint à écrire une lettre dans laquelle je déclarais être blessé à mort, me vendit à un corsaire d’Alger, dont je fus l’esclave pendant dix-huit ans ; ramant comme un forçat avec la chiourme, battu par les comites et traité comme un misérable.

Il se tut et cacha sa tête dans ses mains.

— Ah ! ah ! dit la duchesse avec un sentiment amer ; j’ignorais que mon frère eût poussé si loin sa vengeance.

— Il a fait plus encore, madame, pour m’empêcher de reparaître dans cette société dont il me bannissait ; il m’a marqué comme un forçat, d’une fleur de lys.

— Oh ! fit la duchesse se levant et rayonnant comme la Némésis antique, mon brave frère ! moi qui l’accusais !

— Oui ! oui ! reprit le Chat-Tigre, d’une voix triste, cela doit être ainsi ; le sang florentin qui coule dans vos veines, madame, s’échauffe et bouillonne, au récit de cette vengeance, vous êtes heureuse, vous triomphez ! Eh bien soit, madame, je ne me plaindrai pas.

— Mais vous ne me dites pas, monsieur, ce qui s’est passé ensuite ?

— Et vous tenez à le savoir, n’est-ce pas, madame ?

— Je l’avoue ; oui, monsieur.

— Je ne vous dirai pas, madame, comment, à force de courage, de volonté, de persévérance, je réussis un jour à briser ma chaîne, et à reconquérir ma liberté, je n’entrerai non plus dans aucun détail sur la lutte gigantesque qu’il m’a fallu soutenir, pour gagner denier à denier, la somme nécessaire à l’accomplissement des projets que j’avais ; enfin je parvins à rentrer en France ; à force de chercher, d’interroger, de semer à pleines mains cet or, qu’il m’avait fallu tant de peines et de temps pour amasser, je finis par découvrir que pendant votre sommeil léthargique, vous étiez accouchée d’un fils, dont le docteur Guénaud s’était chargé ! Je me rendis à Paris ; le docteur Guenaud était mort ; le fil que je croyais tenir se brisait dans mes doigts. Je cherchai, je m’informai de vous, madame ; j’appris que vous étiez mariée, que vous étiez mère. Je me présentai à votre hôtel ; huit jours auparavant vous étiez partie pour Madrid avec votre mari ; je vous suivis en Espagne, je gagnai Madrid ; la première nouvelle que j’appris fut celle de votre départ pour la France. C’en était trop ; si mon courage resta le même, mes forces m’abandonnèrent. Pendant cinq mois, je demeurai entre la vie et la mort. Oh ! pourquoi n’ai-je pas succombé ? Lorsqu’enfin je pus quitter mon lit de douleur, toutes mes ressources étaient épuisées ; il ne me restait plus rien ; rien que le désespoir qui me tordait le cœur et la certitude de mon impuissance.

— Votre impuissance ! que prétendiez-vous donc faire, monsieur ?

— Ce que je prétendais faire, madame ? ce que j’ai essayé de faire il y a huit jours chez vous ; ce que je veux faire aujourd’hui.

— Mais quoi donc, enfin ? parlez, monsieur, ce long récit composé avec beaucoup d’art et qui, sans doute, vous semble très-émouvant, peut être vrai ou faux, cela importe peu ; mais sa conclusion doit évidemment être cette question, que dites-vous, vous voulez m’adresser ; finissons-en donc, monsieur ; cet entretien me fatigue ; vous l’avez dit, je suis Italienne, pas plus que mon frère, je ne pardonne ; donc venez au but.

— Le but, le voici, madame ; vous êtes riche, heureuse mère d’une fille que vous adorez et qui, je le reconnais, mérite toutes les tendresses d’une mère ; mais moi, madame, je suis seul, abandonné, voué à la misère et à la honte ; un seul bien me rattache à la vie : mon fils ! son amour pourra peut-être faire luire quelques rayons de bonheur au milieu des ténèbres dans lesquelles j’ai vécu jusqu’ici ; je ne vous répéterai pas ce que je vous ai dit, lors de notre première entrevue : rendez-moi mon fils ; non, maintenant j’ai acquis la certitude que, jusqu’à présent, vous avez ignoré son existence, et que par conséquent vous ne pouvez, ni me le rendre ni me révéler où il est.

— Cette fois vous dites vrai, monsieur ; c’est par vous que cette horrible révélation m’a été faite. Eh bien, je me montrerai franche à mon tour ; je désire, autant que vous, connaître le sort de cette malheureuse créature ; je ne puis l’avouer devant le monde, devant Dieu, je suis sa mère.

— Voici enfin un cri du cœur, madame, je vous en remercie ; il éveille en moi un espoir presque éteint ; oh ! je vous le jure, ni vous ni votre mari, ne trouverez en moi un ennemi ; que mon fils me soit rendu ! que les moyens me soient seulement donnés de le retrouver, je disparaîtrai, madame ; jamais vous n’entendrez parler de moi.

— Mais, monsieur, ces moyens, je ne puis vous les fournir, moi ! puisque j’ignorais jusqu’à la naissance de ce malheureux enfant ; où le chercherais-je ? où le trouverais-je ? donnez-moi une indication, une seule, je n’hésiterai pas, je ferai preuve d’autant d’ardeur, d’activité que vous-même en mettrez, pour retrouver les traces de cet enfant qui jamais n’a senti sur son front le baiser d’une mère !

— Les recherches ne seront ni longues ni difficiles, madame ; il ne tient qu’à vous d’obtenir, avant vingt-quatre heures, tous les renseignements nécessaires.

— Je ne vous comprends pas, monsieur ?

— Je m’explique, madame ; l’expédition flibustière qui s’est emparée de la Vera-Cruz, presque sans coup férir, est commandée par le capitaine Vent-en-Panne.

— Eh bien, monsieur ?

— Vous n’avez pas deviné, madame ?

— Nullement, monsieur ; pourquoi mêler le capitaine Vent-en-Panne à cette affaire ?

— C’est juste, excusez-moi ; lorsque je vous vis dans votre palais, je vous le dis, mais alors vous ne l’entendîtes pas, ou ne voulûtes pas l’entendre : le capitaine Vent-en-Panne est le nom de guerre pris par votre frère, lorsqu’il résolut de se faire passer pour mort.

— Il serait possible ?

— Hélas ! oui, madame ; à cela il ne saurait y avoir le plus léger doute ; nous nous sommes mutuellement reconnus à Saint-Domingue ; cette reconnaissance a coûté la vie à mon frère qu’il a tué de sang-froid.

— Vous supposez que mon frère ?…

— Je ne suppose pas, madame ; j’ai la certitude que lorsque votre fils naquit, le docteur Guénaud et votre frère s’entendirent pour faire disparaître cette frêle créature.

— Disparaître !

— Oh ! permettez, madame ; le docteur Guénaud était un trop galant homme, trop bien posé dans le monde pour consentir à se rendre coupable d’un meurtre. L’enfant a été abandonné, cela est positif ; mais par les soins du docteur Guénaud, ou votre frère lui-même ; la pauvre créature a été confiée à une famille de paysans, à de pauvres gens, qui moyennant une grosse somme, l’ont élevé comme leur enfant, maintenant qu’est-il devenu ? est-il mort ? est-il vivant ? voilà ce que nous ignorons et ce que, seul, votre frère peut dire !

— Eh bien, monsieur, qu’attendez-vous ? s’écria-t-elle avec élan ; faites-moi reconduire à la Vera-Cruz, mettez-moi en présence de mon frère, et j’en ai l’espoir…

En ce moment un grand bruit se fit entendre à la porte de l’antichambre.

— Qu’est cela ? s’écria le Chat-Tigre, que se passe-t-il donc ?

— Il se passe, dit Fleur-de-Mai, avec un sourire triste, que la vengeance arrive, que le châtiment approche !

— Allons donc, enfant ! vous êtes folle ! livrez-moi passage !

Et repoussant brusquement la jeune fille, le Chat-Tigre s’élança vers la porte où le bruit continuait.

— Qu’y a-t-il ? demanda le Chat-Tigre en ouvrant la porte.

— Capitaine, répondit l’homme qui avait frappé, Sandoval, envoyé par vous en batteur d’estrade est arrivé.

— Eh bien ?

— Il est tout effaré ; il apporte, dit-il, des nouvelles de la plus haute importance.

— Le diable soit du bélître ! ne pouvait-il attendre que je fusse descendu ?

— Il paraît que non, capitaine ; il dit que vous devez être prévenu, sans perdre un instant. — Allons, soit, j’y vais ; se retournant alors vers la duchesse et s’inclinant respectueusement devant elle, il ajouta : Madame, je suis forcé de m’absenter pendant quelques minutes, veuillez je vous prie avoir un peu de patience, bientôt vous serez satisfaite.

— Allez, monsieur, j’attendrai.

Le Chat-Tigre sortit et rejoignit son affidé.

— Eh bien ? lui demanda-t-il, où est Sandoval ?

— Il vous attend dans la cour, capitaine.

— C’est bon, suis-moi.

Le bandit auquel on donnait le nom de Sandoval, espèce de drôle aux traits anguleux, à l’œil sournois, pérorait et gesticulait au milieu d’une dizaine de ses compagnons.

— Voyons, pourquoi ce tapage ? dit vivement le Chat-Tigre, as-tu vu le diable, mauvais drôle, pour avoir cette mine de déterré ?

— Capitaine, si je n’ai pas vu le diable, j’ai du moins vu ses amis intimes ; répondit effrontément le bandit.

— Qu’est-ce à dire ?

— C’est-à-dire, capitaine, que si nous ne nous méfions pas, si nous n’ouvrons pas l’œil, je ne vous dis que cela ; notre affaire sera bientôt réglée.

— Voyons, explique-toi, misérable ?

— Oui, oui, vous voilà bien avec vos amabilités ; vous traitez vos amis comme des chiens et vos camarades comme des brutes.

— En finiras-tu ?

— Ah ! pardi ! pour ce que j’ai à vous apprendre, vous le saurez toujours assez tôt.

— Je ne sais ce qui me retient, misérable !…

— C’est cela, allez toujours ! eh bien ! en deux mots voici l’affaire : à une heure d’ici, tout au plus, je me suis presque cogné le nez contre une troupe de Ladrones, arrivant à toute bride.

— Es-tu bien sûr de ce que tu dis ? la peur ne t’a-t-elle pas fait voir double ?

— Oh ! il n’y a pas de danger ; je les ai bien vus et bien comptés, il y a des Espagnols parmi eux, ils sont plus de cinquante.

— Tu appelles cela une mauvaise nouvelle, toi ? dit en riant le Chat-Tigre, je la trouve excellente au contraire ; rien ne prouve encore qu’ils viennent par ici ; mais s’ils viennent, nous les recevrons ; les Ladrones ne sont que des hommes comme les autres, après tout ; nous verrons qui d’eux ou de nous aura les plus longues griffes ; voyons, suivez-moi, enfants ; préparons-nous à recevoir comme ils le méritent ces visiteurs que nous n’attendions pas.