Les rois de l’océan :Vent-en-panne/18

E. Dentu (2p. 293-310).
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XVIII

QUEL MOYEN EMPLOYA DON PEDRO GARCIAS POUR RENCONTRER L’OLONNAIS

L’Olonnais, lorsqu’il avait envoyé Fleur-de-Mai au palais du duc de la Torre, croyait arriver, sinon en même temps que la jeune fille, du moins tout au plus quelques minutes après elle ; malheureusement, il se trouva retenu plus longtemps qu’il ne l’aurait voulu, voici comment :

Parmi les paysans, qui, le matin, s’étaient présentés pour entrer dans la Vera-Cruz, une dizaine s’étaient sauvés à travers champs ; les flibustiers savaient que si la nouvelle de leur débarquement se répandait, en moins de deux heures, ils auraient à lutter contre des forces considérables, accourues de toutes les villes voisines et des villages des environs ; que par conséquent, ils seraient obligés de se rembarquer en toute hâte et de perdre ainsi tous les avantages de leur hardi coup de main ; il était donc important pour eux de ne laisser fuir aucun des Mexicains, soit parmi les habitants de la ville, soit parmi les paysans venus à la Vera-Cruz pour y vendre leurs denrées.

Le beau Laurent donna donc l’ordre à l’Olonnais de prendre quelques hommes et de ramener les fugitifs ; mais ainsi que l’a dit un ancien poète, la peur donne des ailes aux moins ingambes ; ici ce n’était pas seulement de la peur, mais une épouvante superstitieuse que les paysans éprouvaient pour les flibustiers qu’ils considéraient comme des démons ; aussi avaient-ils pris une avance considérable, avant même qu’on ne songeât à les poursuivre ; il fallut plus d’une heure à l’Olonnais pour réussir à s’emparer d’eux et les ramener à la forteresse.

Lorsque les pauvres diables eurent été bien et dûment incarcérés, libre enfin, le jeune homme ne perdit pas un instant, accompagné de Pitrians son inséparable, il se rendit tout courant au palais du duc de la Torre ; un sombre pressentiment lui serra le cœur, lorsqu’en arrivant devant le palais, il en vit les portes brisées.

— Que s’est-il donc passé ici ? murmura-t-il en s’arrêtant machinalement.

— Entrons ! répondit Pitrians ; l’incertitude est terrible, dans une circonstance comme celle-ci, mieux vaut savoir tout de suite à quoi nous en tenir.

Ils pénétrèrent alors dans l’intérieur ; toutes les portes étaient ouvertes, les meubles jetés çà et là, et brisés pour la plupart ; une solitude complète régnait dans le palais ; une inquiétude poignante étreignait le cœur des deux hommes, pendant qu’ils parcouraient ces salles mornes, silencieuses ; ni l’un ni l’autre ne parlait ; une émotion terrible les étouffait et empêchait leur voix de se faire jour à travers leurs dents serrées ; ils arrivèrent ainsi jusqu’au cabinet du duc de la Torre.

En travers du seuil, deux corps étaient étendus, baignés dans leur sang ; ces malheureux tenaient encore dans leurs mains crispés, les armes impuissantes à protéger leur vie. L’Olonnais et Pitrians se penchèrent vivement sur ces deux hommes ; c’étaient les serviteurs de confiance du duc, ceux qu’en quittant le palais, il avait laissés pour protéger la duchesse et sa fille ; tous deux étaient fidèlement tombés à leur poste.

L’Olonnais crut s’apercevoir qu’un de ces hommes vivait encore ; aidé par Pitrians, il lui prodigua tous les secours dont il pouvait disposer, bientôt il eut la joie de lui voir ouvrir les yeux.

Cet homme était Muñoz, le valet de chambre du duc ; sa blessure était grave, à la vérité, mais ne mettait pas ses jours en danger ; l’énorme quantité de sang qu’il avait perdu, avait produit la syncope, et probablement aurait amené la mort, si l’Olonnais ne s’était hâté après avoir lavé la plaie, de la bander solidement. Les deux jeunes gens avaient transporté le blessé sur un lit de repos, et l’y avaient étendu ; cependant il s’écoula un temps assez long, avant que ses forces fussent assez revenues pour qu’il lui fût possible de répondre aux questions que l’Olonnais brûlait de lui adresser.

Enfin son regard jusque-là égaré, et sans expression, devint plus clair, se fixa et l’intelligence y reparut ; il reconnut les deux jeunes gens ; un sourire triste éclaira son pâle visage, et laissant échapper un profond soupir :

— Oh ! murmura-t-il, pourquoi êtes-vous venus si tard ?

— Que s’est-il passé ? demanda vivement l’Olonnais.

— Une chose horrible ; reprit le blessé de cette voix lente et monotone de l’homme, dont les forces sont presque épuisées ; le palais a été envahi par des bandits ; ils ont brisé les meubles, volé les bijoux.

— Les flibustiers ont osé faire cela ? s’écria l’Olonnais avec indignation.

Muñoz hocha tristement la tête.

— Non, dit-il, les flibustiers n’ont pas paru ici !

— Mais quels sont donc ces misérables alors ? reprit le jeune homme.

— Des Mexicains ; après avoir mis le palais au pillage, ils se sont retirés en enlevant Mme  la duchesse et sa fille doña Violenta.

— Ces hommes, vous ne les connaissez pas ?

— Leur chef est venu ici, une fois déjà ; c’est moi qui le reçus, il portait l’uniforme de capitaine, et se fit annoncer sous le nom de Peñaranda.

— Ah ! s’écria l’Olonnais avec un tressaillement de fureur, c’est le Chat-Tigre ; ces dames n’ont pas résisté ?

— La terreur leur avait fait perdre connaissance ; elles ont été enlevées comme mortes ; et d’après ce que j’ai pu entendre, mises dans une litière.

— Ces dames n’étaient pas seules ; il y avait une jeune fille avec elles ?

— Oui, une vaillante fille ! seule, elle a tenu pendant dix minutes les bandits en échec, tremblants sous son regard ; ce n’est qu’en employant la ruse : en lui assurant qu’il venait par votre ordre, afin de mettre les deux dames en sûreté, que leur chef a réussi à la tromper.

— Et alors ? demanda anxieusement l’Olonnais.

— Alors, reprit le blessé, dont les forces s’épuisaient de plus en plus, et dont la voix devenait presque indistincte, elle a consenti à laisser partir les dames, mais à condition de les accompagner.

— Ainsi, elle est avec elles ?

— Oui, ou du moins elle les a suivies.

— Dieu soit loué ! murmura le flibustier, si précaire que soit cette protection, elle suffira peut-être pour intimider ces misérables ! dans tous les cas, elle empêchera la duchesse et doña Violenta de perdre tout espoir.

— Hâtez-vous, reprit le blessé avec effort ; instruisez M. le duc de ce qui s’est passé, peut-être pourra-t-il sauver Mme  la duchesse et sa fille, des mains de ces misérables.

— Mais où le trouverai-je ? demanda l’Olonnais.

— M. le duc s’est mis à la tête des troupes ; si l’on se bat encore, c’est au plus épais de la mêlée que vous le rencontrerez ; ne perdez pas un instant, laissez-moi ; vous ne pouvez plus rien pour moi maintenant ; il faut vous hâter si vous voulez sauver mes infortunées maîtresses.

L’Olonnais fut contraint de reconnaître que le digne homme avait raison. Il plaça sur une table à portée de sa main, quelques cordiaux, des boissons rafraîchissantes, et après lui avoir promis de ne pas l’abandonner, les deux jeunes gens prirent congé de lui.

— Merci, merci ! dit Muñoz d’une voix faible, ne songez pas à moi ; ne vous occupez que de ma maîtresse et de sa fille.

Les flibustiers quittèrent alors le palais, mais ils eurent la précaution de refermer solidement derrière eux la porte de la rue, dont ils emportèrent les clés. Puis ils se rendirent à la Plaza Mayor, où le rendez-vous général avait été assigné.

Au moment où les deux hommes pénétraient sur la place, Vent-en-Panne et le duc de la Torre avaient, depuis environ dix minutes, entamé de nouveaux pourparlers, pour la reddition et le rachat de la ville.

Si vive que fût l’impatience de l’Olonnais, si poignante que fût son inquiétude, il fut obligé, à son grand regret, d’attendre silencieusement la conclusion des négociations.

Le duc de la Torre, ainsi que cela avait été convenu, avait réuni dans l’église de la Merced, les bourgeois notables et les principaux négociants de la ville ; le duc ne se faisait pas d’illusion sur la situation précaire dans laquelle se trouvait la Vera-Cruz. De plus, ses relations intimes avec les flibustiers lui avaient permis d’apprécier combien était peu étendu, en réalité, le pouvoir de leurs chefs dans une expédition. En effet, quelque fût le respect des frères de la Côte pour Vent-en-Panne, leur dévouement à sa personne, le duc savait qu’ils n’hésiteraient pas à le déposer et à nommer un autre chef, s’ils le supposaient capable de les tromper, ou du moins de ne pas exécuter fidèlement son devoir, par une faiblesse ou une bienveillance nuisibles à leurs intérêts. Dans ces conditions, le duc jugea qu’il devait poser nettement la question aux notables, et surtout obtenir d’eux une solution rapide ; ce qu’il avait fait.

Un appel de trompettes avait annoncé la reprise des négociations.

— Eh bien ! demanda Vent-en-Panne au duc, après l’avoir salué ; où en sommes-nous ? cette fois allons-nous pouvoir traiter avec une liberté entière ?

— Oui, capitaine, répondit le duc ; mais il est bien entendu que ces pleins pouvoirs ne sont valables que dans des limites du possible.

— Je le comprends ainsi, reprit Vent-en-Panne en souriant, d’ailleurs nous ne voulons aucunement vous mettre le pistolet sur la gorge.

— Hum ! vous me le mettez passablement en ce moment.

— Eh ! eh ! fit Vent-en-Panne de son air moitié figue, moitié raisin ; vos compatriotes seront bien ingrats s’ils ne vous sont pas reconnaissants, monsieur le duc. Si vous ne vous étiez pas si bravement jeté dans la mêlée, l’affaire était faite ; la ville prise, et nous n’aurions eu d’autre tracas que celui causé par l’embarras de nos richesses ; sur mon âme, mon cher duc, je vous avoue que vous avez eu là une singulière idée ! vous ne pouviez pas me laisser m’arranger avec ces braves gens, qui pas plus tard qu’hier n’auraient pas demandé mieux que de vous couper le cou ! Enfin voyons, il faut bien nous entendre, pour éviter des malentendus regrettables ; en affaire, il n’y a rien de désagréable comme les malentendus, n’êtes-vous pas de cet avis, monsieur le duc ?

— Oui, répondit celui-ci en souriant, mais avec vous, capitaine, ils sont généralement difficiles.

— Bah ! et pourquoi donc ?

— Dame ! parce que vous avez l’habitude de vous expliquer si clairement, qu’il n’y a pas le moindre doute à avoir.

— Eh bien, voici comment il faut établir les bases de notre traité : 1o  La ville se rachètera pour ne pas être brûlée et détruite de fond en comble ; 2o  les négociants riches se rachèteront pour éviter que nous emportions leurs marchandises ; 3o  La population se rachètera pour éviter le pillage etc., etc. ; 4o  la ville paiera une rançon pour le rachat de la flotte des îles Saint-Jean-de-Luz et de leur citadelle ; de la forteresse de la Vera-Cruz et de la liberté des prisonniers ; que dites-vous de cela, monsieur le duc ?

— Hum ! je dis, mon cher capitaine, répondit le duc avec un sourire amer, que voilà bien des rachats… et tous ces rachats en bloc, forment la somme de ?…

— Oh ! un chiffre rond ; vingt millions de piastres.

Le duc fit un bond de surprise à l’énoncé de ce chiffre fantastique.

— Vous plaisantez ? dit-il.

— M. le duc, répondit froidement Vent-en-Panne, je ne plaisante jamais, quand il s’agit d’affaires.

— Mais vingt millions de piastres, y avez-vous bien réfléchi ?

— En effet, monsieur le duc, vous avez raison, je n’y ai pas bien réfléchi ; j’ai oublié les vases sacrés, les ornements sacerdotaux, et les reliques contenues dans les églises et les couvents. En estimant tout cela cinq millions de piastres ; je ne crois pas me montrer bien exigeant. Continuez, monseigneur, je suis certain que grâce à vous, je me rappellerai ainsi peu à peu une foule de choses, que j’ai oubliées ou peut-être négligées.

Le duc de la Torre se mordit les lèvres avec dépit.

— Mais enfin, monsieur, dit-il, vingt millions de piastres, c’est énorme !

— Pardon, monsieur le duc, permettez-moi de rectifier s’il vous plaît, ce n’est plus vingt millions, mais vingt-cinq, la différence est importante.

— Cependant il me semble, monsieur…

— Voyons, soyez de bonne foi, interrompit Vent-en-Panne avec bonhomie, vous trouvez ce chiffre de vingt-cinq millions de piastres exorbitant ; à première vue, en effet, il peut le paraître ; mais en y réfléchissant bien, on est contraint de reconnaître combien il est modéré et dépourvu d’exagération.

— Ah ! par exemple !

— Est-ce que vous vous chargeriez vous, monseigneur, pour vingt-cinq millions de piastres, de reconstruire une ville, de mettre à la mer six bâtiments de premier rang tout armés, avec leurs équipages, d’élever des forteresses comme celle de Saint-Jean-de-Luz et celle de la ville ? Allons, allons, monseigneur n’insistez pas ; c’est pour rien.

— Mais enfin, monsieur, ce que vous dites là peut être vrai jusqu’à un certain point ; permettez-moi cependant de vous faire observer que ce n’est pas cela que nous discutons en ce moment.

— Oui, je le sais bien, nous sommes deux marchands, essayant de nous défaire avantageusement de notre marchandise.

— Marchands ou non, mon cher capitaine, il y a une question à laquelle vous n’avez pas songé et qui mérite pourtant qu’on s’y arrête.

— Quelle est cette question ? mon Dieu, je suis bon homme, je ne demande pas mieux que de traiter à l’amiable, moi !

— Eh bien, mais pour cela, il ne faut pas me mettre dans l’impossibilité de traiter avec vous.

— Pardon, monsieur le duc, où voyez-vous une impossibilité ?

— Vous me demandez vingt-cinq millions !

— De piastres, c’est vrai, je vous demande vingt-cinq millions de piastres.

— Pour vous les donner, il faut les avoir.

— Parfaitement raisonné.

— Je ne les ai pas.

— En êtes-vous bien sûr, monsieur le duc ?

— Je puis vous le certifier, capitaine ; ce sont les notables eux-mêmes et les principaux négociants qui me l’ont affirmé sur l’honneur.

— Eh bien, monseigneur, permettez-moi de vous le dire, les notables et les principaux négociants de la Vera-Cruz vous ont trompé.

— Moi ?

— Tout ce qu’il y a de plus trompé !

— Oh ! prouvez-moi cela, et alors !…

— Venez un peu par ici, monsieur le duc, et permettez-moi de vous dire deux mots à part.

— À vos ordres, monsieur.

Les deux hommes s’écartèrent de trois ou quatre pas.

— Eh bien ? demanda le duc.

— Plus bas, monseigneur, fit Vent-en-Panne, ce que nous avons à nous dire ne doit pas être entendu ; écoutez bien ceci : les deux principaux banquiers de la ville, le señor don Pedro Lozada et Cie, et le señor don Jose Salazar Aguirre et Cie, ont en ce moment, dans un magasin secret que je connais, chacun quatorze millions de piastres en lingots d’or et d’argent ; le señor Santa-Cruz, a onze millions de piastres ; la Conducta de Plata, arrivée il y a trois semaines de Mexico, a apporté en lingots, neuf millions de piastres ; plusieurs autres négociants que je pourrais vous nommer, ont entre eux huit autres millions, je passe le menu fretin. Toutes ces sommes doivent être expédiées incessamment en Espagne sur les galions de Panama.

— Eh quoi, monsieur ! s’écria le duc au comble de la surprise, il en serait ainsi ?

— Je vous l’affirme sur l’honneur, monsieur le duc, vous me connaissez, je ne mens jamais.

— Oh ! si cela est ! s’écria le duc d’un ton de menace.

— Cela est, reprit Vent-en-Panne en se rapprochant des autres parlementaires, mais comme l’explication que je vous ai donnée a bien sa valeur, j’en suis fâché, monsieur le duc, les fripons doivent être punis, et ils le seront, je vous le promets, d’une façon exemplaire. Si d’ici à une demi-heure, trente millions de piastres en lingots d’or ne sont pas apportés sur le môle, et disposés pour être embarqués sur mes navires, dans trente-cinq minutes je mets le feu aux quatre coins de la ville et j’ordonne le pillage.

— Monsieur, je vous en prie ?

— Pas un mot de plus, monsieur le duc, je ne me suis montré déjà que trop accommodant, j’ai jusqu’à un certain point outrepassé mes pouvoirs.

Il se tourna alors vers les capitaines David et Michel le Basque, dont les visages épanouis témoignaient d’une joie extrême et il ajouta :

— Frères, c’est à vous de parler ; ratifiez-vous les conditions que j’ai imposées à M. le duc de la Torre ?

— Oui, frère, répondit David, ces conditions nous paraissent très modérées, nous pensons que tu ne dois les modifier en rien.

— C’est aussi mon opinion ; dit Michel le Basque, qui n’était pas causeur.

— Vous avez entendu, monsieur le duc ? vous avez dix minutes pour me répondre, si oui ou non mes conditions sont acceptées.

Les trois flibustiers saluèrent alors le duc, et firent quelques pas en arrière afin de lui prouver que la discussion était close, le duc salua et se retira ; après cinq minutes il revint.

— Eh bien ? lui demanda Vent-en-Panne.

— Vous aviez raison ; moi je suis honteux pour mes compatriotes de leur mauvaise foi dans cette affaire. Vos conditions sont acceptées ; on va immédiatement procéder au transport de la rançon sur le môle.

— Le capitaine David ira avec vous, monsieur le duc, vous voudrez bien lui fournir une embarcation pour rejoindre la flotte ; tu m’as entendu, frère, ajouta-t-il en s’adressant à David, le traité est conclu, montrons aux Gavachos que nous savons loyalement exécuter les conditions que nous consentons ; hâte-toi de faire tout embarquer ; surtout méfie-toi des Espagnols, à Carthagène ils ont essayé de nous faire passer des lingots de plomb recouverts d’une feuille d’or, ne nous laissons pas prendre à ces plaisanteries-là.

— Sois tranquille ; répondit David, ce n’est pas un vieux routier comme moi que l’on trompe.

— Messieurs, dit le duc, moi et six des principaux officiers espagnols, nous restons en otages, au milieu de vous, quand tout sera terminé, vous vous retirerez sans être inquiétés ; nous voulons vous prouver que nous sommes loyaux.

— Je vous remercie au nom de mes compagnons, monsieur le duc, nous acceptons les otages ; quant à l’assurance que vous nous donnez de ne pas être inquiétés, nous n’avons aucune crainte à ce sujet ; je plaindrais ceux qui essaieraient de nous retenir. Mais je ne veux pas faire de rodomontades et imiter en ceci vos compatriotes ; aussitôt nos affaires terminées nous nous retirerons.

Ainsi que cela avait été convenu, les otages furent donnés, et le transport des lingots commença, non-seulement sous la surveillance du capitaine David, mais encore sous la protection beaucoup plus efficace, de cinquante flibustiers commandés par Michel le Basque.

Les Espagnols demeurèrent l’arme au pied, formés en bataillon carré sur la grande place ; de leur côté les flibustiers continuèrent à occuper tous les postes dont ils s’étaient emparés.

L’Olonnais n’avait pas osé intervenir pendant tout le temps qu’avaient duré les négociations, cependant il était en proie à une anxiété terrible ; il se figurait que tous ces délais accroîtraient encore les dangers auxquels les deux dames étaient exposées. Il se contenait donc à grand’peine ; mais dès que l’entrevue fut terminée, il s’élança vers le duc qui venait de prendre congé de Vent-en-Panne et se préparait à se rendre sur le môle ; mais Vent-en-Panne arrêta le jeune homme au passage pour l’embrasser et se féliciter d’être arrivé assez à temps pour le sauver. L’Olonnais répondit de grand cœur aux embrassements de son matelot ; mais après l’échange de quelques paroles, celui-ci ne tarda pas à s’apercevoir de l’état de surexcitation du jeune homme.

— Que se passe-t-il ? pourquoi es-tu agité ainsi ? lui demanda-t-il.

L’Olonnais jeta un regard autour de lui ; le duc avait disparu.

— Hélas ! mon ami, répondit-il, tout ce que nous avons fait n’a servi qu’à précipiter la catastrophe que nous voulions prévenir.

— Explique-toi ? tu m’inquiètes.

L’Olonnais comprit que mieux valait tout dire à son matelot, dont le secours, ou tout au moins les conseils pourraient lui être fort utiles.

— Pendant que nous surprenions la ville, dit-il d’une voix étouffée, à l’instant même où le duc oubliant généreusement toutes les insultes dont ses compatriotes l’avaient abreuvé, se mettait bravement à leur tête, des bandits s’introduisaient dans sa maison, assassinaient ses serviteurs et enlevaient sa femme et sa fille !

— Mille tonnerres ! s’écria Vent-en-Panne en pâlissant, tu me vois brisé par l’indignation, nomme-moi ces hommes, matelots ! quels qu’ils soient, ils mourront !

— Ils ne sont pas des nôtres, ce ne sont pas des flibustiers, mais des Espagnols.

— Des Espagnols ?

— Oui, des bandits de sac et de corde, ayant à leur tête notre plus implacable ennemi, le Chat-Tigre en un mot !

— Elles sont entre les mains du Chat-Tigre ! s’écria Vent-en-Panne en proie à une émotion indicible ; alors nous n’avons pas un instant à perdre ! ce monstre est capable de tout ! il faut voler à leur secours ! ah ! pourquoi ne m’as-tu pas prévenu plus tôt ?

— Eh, mon ami, je le voulais ! mais pouvais-je interrompre les négociations ? Les affaires publiques ne doivent-elles pas en toutes circonstances passer avant les affaires privées ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Vent-en-Panne se cachant le visage dans les mains.

— Je te remercie, mon ami, de l’intérêt que tu portes à ce qui m’arrive ; dit l’Olonnais, se méprenant à la douleur terrible de Vent-en-Panne ; je vois que tu m’aimes réellement.

— Oh ! matelot ! s’écria Vent-en-Panne d’une voix vibrante, ce qui t’arrive en ce moment me touche encore plus que toi-même !

— Que veux-tu dire ?

— Rien ! rien ! répondit-il en faisant un effort sur lui-même pour reprendre son sang-froid ; ne m’interroge pas, tu sauras bientôt, trop tôt peut-être, ce que signifient mes paroles. Elles m’ont échappé, maintenant je regrette de les avoir imprudemment prononcées ; viens, suis moi, nous n’avons pas un instant à perdre, si nous voulons les sauver.

— Il me reste un espoir ! dit vivement l’Olonnais.

— Lequel ? parle ?

— Espoir bien faible à la vérité, mais enfin le bras le moins fort peut dans certaines circonstances servir d’égide ; j’avais chargé Fleur-de-Mai de prévenir ces dames de mon arrivée…

— Eh bien ?

— La brave et loyale enfant, n’a pas voulu les abandonner ; elle les a suivies, malgré le Chat-Tigre, qui n’a pas osé s’y opposer.

— Oui ; fit Vent-en-Panne avec ironie, tu as raison de dire que cet espoir est bien faible ; que pourra faire la pauvre enfant ? Rien que mourir ! non, non ! des hommes seuls, et des hommes résolus, réussiront à venger ces dames infortunées ; viens, te dis-je !

— Il nous est impossible de rien tenter sans le duc de la Torre ; nous devons nous entendre avec lui au plus vite. D’abord, nous ignorons quelle direction ce bandit aura prise. Savons-nous seulement s’il a quitté la ville ? Les portes et les poternes en étaient gardées, c’est vrai ; mais mieux que personne, nous savons, nous autres, combien il est facile de faire une brèche dans une muraille.

Vent-en-Panne confia alors le commandement au beau Laurent qui venait de les rejoindre ; il lui expliqua en quelques mots, quel était l’état des choses ; lui fit promettre d’exécuter ponctuellement et loyalement la capitulation, puis après avoir fait à l’Olonnais et à Pitrians signe de le suivre, il se dirigea en toute hâte vers le môle, où il espérait rencontrer le duc ; il ne se trompait pas ; le duc surveillait l’embarquement des lingots, embarquement qui s’exécutait activement, et selon toutes les probabilités, devait être terminé avant le coucher du soleil.

En apercevant Vent-en-Panne les sourcils du duc se froncèrent, il supposa que le chef des flibustiers venait s’assurer de l’exécution stricte du traité, et se sentit blessé de cette méfiance, que rien ne justifiait en effet ; mais les premiers mots prononcés par Vent-en-Panne dissipèrent son erreur, tout en le jetant dans un profond désespoir.

Selon son habitude, le vieux flibustier avait été droit au but, et lui avait en deux mots et sans circonlocutions, raconté ce qui s’était passé.

— Je vous accompagne, messieurs ! s’écria vivement le duc. Cet homme doit être encore dans la ville, nous fouillerons toutes les maisons s’il le faut. Mon Dieu ! est-ce donc là la récompense que je devais recevoir de mon dévouement ! tandis que j’exposais ma vie pour sauver la ville, mes ennemis me portaient ce coup terrible !

— Ne les accusez pas, M. le duc, lui dit franchement Vent-en-Panne ; vos ennemis ne sont pour rien dans cette affaire. Le Chat-Tigre, vous le savez, est votre ennemi personnel, comme il est le mien. C’est sa vengeance qu’il a voulu assurer, en s’emparant de la duchesse et de votre fille.

— C’est vrai ! murmura le duc avec accablement ; pardonnez-moi, mon ami ; j’ai la tête perdue ; mais n’hésitons pas davantage ; chaque minute écoulée augmente le péril des deux êtres que j’aime le plus au monde ; je vais donner l’ordre aux otages de me suivre, afin de justifier aux yeux de tous, la résolution que je prends et dont les motifs doivent demeurer inconnus.

Vent-en-Panne fit un geste d’assentiment, le duc réunit autour de lui les otages et ils retournèrent de compagnie vers la grande place ; au moment où ils atteignaient les premiers rangs des frères de la Côte, Vent-en-Panne remarqua qu’une certaine agitation régnait parmi eux.

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il au beau Laurent, qu’il vit se promenant de long en large d’un air de mauvaise humeur.

— Il y a, répondit celui-ci, que sur mon âme, tu es trop bon ! ces misérables Gavachos se moquent de nous.

— Comment cela ? qu’est-il arrivé ?

— Il est arrivé qu’on a saisi un de ces drôles, au moment où il essayait de s’introduire dans la ville par une brèche de la muraille ; ce ne peut être qu’un espion de nos ennemis.

— C’est probable ; dit Vent-en-Panne ; qu’en as-tu fait ?

— J’ai donné l’ordre qu’on l’amenât ici, je veux le faire fusiller devant le front de bandière des Gavachos, afin de bien leur montrer que nous ne les craignons point.

— Mais avant, ne serait-ce que pour la régularité de l’exécution, je crois, dit Vent-en-Panne, qu’il serait bon de constituer une commission militaire ; et de le soumettre à un interrogatoire en règle ; les otages m’accompagnent, ils assisteront au jugement de ce coquin, afin de témoigner plus tard, si cela est nécessaire, de la façon dont nous savons rendre la justice.

— Tu as peut-être raison, frère ; puisque tu es notre chef, charge-toi de ce soin, du reste voici l’homme en question que l’on amène.

Au même instant, une troupe d’une dizaine de flibustiers déboucha en effet de la grande rue et pénétra sur la place ; cette troupe conduisait un homme qui, malgré la situation précaire dans laquelle il se trouvait et le danger terrible suspendu sur sa tête, semblait si peu inquiet, qu’il riait et causait du meilleur cœur avec ceux qui le conduisaient.

L’Olonnais et Pitrians poussèrent un cri de surprise en reconnaissant cet homme.

— Il y a là quelque erreur ; s’écria vivement l’Olonnais ; cet homme n’est pas un espion ?

— Lui ? jamais de la vie ! ajouta Pitrians ; c’est notre ami, nous lui avons les plus grandes obligations, si nous n’avons pas été assassinés dans quelque coin, c’est grâce à lui !

— En effet, s’écria le duc, je crois reconnaître cet homme.

— Caballeros, j’ai bien l’honneur de vous saluer ; dit en souriant Pedro Garcias, car le prétendu espion n’était autre que le digne haciendero.

— Comment se fait-il, mon cher don Pedro, lui dit l’Olonnais après lui avoir courtoisement rendu son salut, comment se fait-il que vous nous arriviez avec une pareille escorte, et sous le coup d’une accusation capitale ?

— Oh ! c’est bien facile à vous expliquer ; j’avais absolument besoin de vous voir, pour vous annoncer une nouvelle de la plus haute importance ; si je m’étais tout bêtement présenté aux caballeros Ladrones qui gardent si soigneusement les portes, et que je leur eusse dit pourquoi je voulais entrer, ils m’auraient appelé imbécile, et sans doute m’auraient gardé sous clé ; cela ne faisait pas mon affaire ; je ne fis ni une ni deux, je feignis de vouloir m’introduire en cachette dans la ville, tout en ayant bien soin de m’arranger de façon à me faire prendre ; cela ne manqua pas ; je fus naturellement accusé d’être un espion ; ces caballeros ont eu l’obligeance de me conduire tout droit ici ; c’était justement ce que je désirais ; aussi je ne fis pas la moindre observation.

— Matelot, dit l’Olonnais à Vent-en-Panne, Pitrians et moi, nous répondons de cet homme corps pour corps. Il nous a rendu les plus grands services.

— Vous êtes libre, señor ; quant à vous, frères, retournez à votre poste.

— Merci, caballero, je n’attendais pas moins de votre justice, dit le Mexicain ; vous allez voir à présent que vous n’avez pas obligé un ingrat.

— Nous vous écoutons, señor ; s’écrièrent curieusement les quatre hommes.

— Mon récit sera court, mais intéressant, je l’espère ; à deux lieues d’ici, au milieu d’une Forêt-Vierge se trouve une aldea presque ignorée, qui n’est en somme qu’un rendez-vous de contrebandiers et qu’on nomme El Potrero ; dans cette aldea, il existe une hacienda dont la construction remonte à la conquête, c’est une espèce de maison forte : malgré son état de délabrement, elle peut encore, bien défendue, résister à un coup de main. Il y a quelques heures, je buvais dans une tienda, où certaines affaires urgentes exigeaient ma présence, quand je vis arriver à l’aldea une vingtaine de drôles, tous à cheval, escortant une litière fermée ; ces bribones que je connais tous, avaient pour chef un bandit de leur espèce, que je connais encore mieux et que l’on nomme el Gato-Montès ; ma surprise fut grande, lorsque la litière s’étant arrêtée, j’en vis descendre une jeune fille, à laquelle, sur la prière de votre ami Pitrians, j’avais servi de guide la nuit dernière, pour entrer dans la ville, et pénétrer dans la prison de cet autre camarade ; et il désigna l’Olonnais.

— Fleur-de-Mai ! s’écrièrent les flibustiers.

— Oui, reprit le Mexicain, je crois que tel est son nom, une charmante jeune fille ressemblant bien plus à un ange qu’à une femme, et qui avec cela paraît aussi brave et aussi résolue que n’importe quel homme ; je ne pus lui parler ; mais elle m’aperçut ; le regard qu’elle échangea avec moi était tellement significatif, que cela me suffit ; je compris qu’elle avait besoin d’un prompt secours ; je montai aussitôt à cheval, pour venir à la Vera-Cruz, résolu à trouver mes deux braves amis, n’importe par quel moyen. Voilà mon histoire, caballeros.

— Allons, allons, dit Vent-en-Panne, Dieu est pour nous ! merci, caballero, ajouta-t-il en serrant chaleureusement la main du Mexicain, mes amis et moi, nous vous devons beaucoup, nous ne l’oublierons pas.

— Que voulez-vous faire ? demanda le duc.

— Pardieu ! monter à cheval, et nous rendre au Potrero.

— Oh, Dieu ! dit tristement le duc, pourquoi ne puis-je vous accompagner.

— Qui vous en empêche ?

— Ne suis-je pas votre otage ?

— Raison de plus ; vous et ces caballeros, s’ils y consentent, vous partirez avec nous ; ainsi il n’y aura pas de malentendu possible, nous ne courrons le risque ni les uns, ni les autres d’être accusés de trahison. Est-ce convenu, señores ?

— De grand cœur señor, répondit un des officiers au nom des autres, je vois que vos intentions sont loyales ; nous serons heureux de nous associer ; à la bonne action que vous voulez faire.

Pendant que Vent-en-Panne s’entretenait ainsi avec le duc et ses officiers ; que de son côté l’Olonnais pressait don Pedro Garcias de questions ; Pitrians qui ne parlait pas beaucoup mais avait l’habitude d’agir vivement quand les circonstances l’exigeaient, avait choisi parmi ses compagnons une quarantaine des plus déterminés, sur lesquels il savait pouvoir compter en tout et pour tout. De plus il avait fait amener de bons chevaux. Si bien que lorsque Vent-en-Panne et l’Olonnais songèrent à organiser définitivement l’expédition, ils n’eurent plus qu’à se mettre en selle, et à adresser à Pitrians des compliments, que celui-ci reçut avec la plus grande satisfaction.

Sur la prière de Vent-en-Panne, don Pedro Garcias se plaça en avant de la troupe qui s’ébranla aussitôt et s’élança au galop dans la direction du Potrero.