Les rois de l’océan :Vent-en-panne/15
XV
OÙ FLEUR-DE-MAI SE RÉSOUT À AGIR
Le lendemain, l’haciendero fut absent pendant toute la journée ; il ne reparut à Medellin qu’un peu après le coucher du soleil ; il se rendit aussitôt à la cachette dans laquelle il avait enfermé Pitrians.
— Eh bien ? lui demanda celui-ci avec inquiétude, aussitôt qu’il l’aperçut.
— Tout va bien, répondit le Mexicain ; j’arrive de la Vera-Cruz ; on ne s’est pas aperçu de la disparition de l’homme que vous avez si prestement expédié hier au soir ; ou, du moins, ceux qui s’en sont aperçus avaient sans doute grand intérêt à ne rien dire, ce qui revient au même, car ils n’ont pas soufflé mot. Je suis entré à la Vera-Cruz au moment où on ouvrait les portes. Le cheval de ce pauvre diable était là ; comme moi il attendait. À peine la porte eut-elle été ouverte qu’il la franchit d’un bond, s’élança à travers les rues ; l’on eut beau courir après lui, ce fut peine perdue ; mon gaillard détalait si rondement qu’on ne réussit pas à l’atteindre ; il arriva ainsi chez son propriétaire qui se gardera bien de souffler mot, crainte de l’amende, pour avoir laissé son cheval vaguer dans les rues.
— Mais vous ne me dites rien de mon ami ? comment est-il ? que lui arrive-t-il ?
— Votre ami a refusé de s’échapper.
— Que voulez-vous dire ?
— La vérité ; pas autre chose, Mme la duchesse de la Torre et sa fille, se sont, on ne sait comment, introduites dans sa prison ; quant à moi, je soupçonne fort le geôlier de s’être laissé gagner ; je le connais, c’est mon compère ; bref, les deux dames l’ont prié, supplié de se sauver en prenant le costume que l’une d’elles avait apporté ; tout a été inutile, il n’a rien voulu entendre, et comme malgré tout, ces dames persistaient à le faire évader, il a appelé le geôlier, lui a ordonné de reconduire ces dames, et l’a menacé de porter plainte contre lui, au commandant de la forteresse, s’il s’entremettait de nouveau dans une affaire semblable ; vous voyez d’ici la figure du geôlier !
— Oh ! je reconnais bien là mon ami ! s’écria Pitrians avec enthousiasme, est-il jugé ?
— Je ne sais rien de positif à cet égard ; cependant je crois que le tribunal doit se réunir ce soir, je ne puis rien vous dire de plus ; et vous, que comptez-vous faire ?
— Il faut que je sorte à l’instant même ; dit vivement le jeune homme.
— Rien de plus facile, je vous accompagnerai, si vous le désirez, jusqu’au bout du village ?
Pitrians sembla sérieusement réfléchir pendant une minute ou deux ; puis tout à coup posant doucement la main sur l’épaule du Mexicain.
— Mon cher don Pedro, dit-il d’une voix amicale et avec un accent de sensibilité dont l’haciendero fut étrangement surpris ; vous êtes un brave et digne homme, vous nous avez rendu à mon ami et à moi de très-importants services ; mais il est une limite que l’honneur me défend de vous laisser franchir ; bien que vous feigniez l’ignorance la plus complète, je sais que vous avez deviné qui nous sommes ; nous suivre plus longtemps dans notre voie, serait vous perdre, sans utilité pour nous ; d’ici à quelques minutes, je vais risquer ma tête, je ne veux, sous aucun prétexte, risquer la vôtre ; vous me comprenez, n’est-ce pas, don Pedro ? Je n’ai donc pas besoin d’insister, laissez-moi sortir ; ne vous informez pas de quel côté je me dirige ; oubliez-moi, si faire se peut ; et surtout quand on vous interrogera à ce sujet, ne craignez pas de soutenir que mon ami et moi, avons abusé de l’hospitalité que vous nous aviez si généreusement donnée, pour vous tromper indignement…
— Oh ! señor !
— N’insistez point sur ce sujet, don Pedro ; nous nous comprenons, n’est-ce pas ? embrassez-moi et séparons-nous.
Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Allons, adieu, don Pedro ; qui sait si nous ne nous reverrons pas bientôt ; dans tous les cas, souvenez-vous, quoi qu’il arrive, que vous avez deux amis sur lesquels vous pouvez compter en tout et pour tout ; adieu, encore.
Le jeune homme monta sur le cheval que l’haciendero tenait prêt, s’enveloppa dans son manteau de façon à ne pas être reconnu de ceux qu’il rencontrerait ; puis il s’éloigna au grand trot de Medellin, et se dirigea vers la mer.
Il était près de sept heures du soir, lorsque Pitrians se sépara de son hôte ; il lui fallut plus d’une heure pour attendre la falaise.
La nuit était sans lune, le ciel bas, couvert de nuages.
Il n’y avait pas un souffle dans l’air ; cependant la mer roulait des lames monstrueuses, qui venaient avec fracas se briser sur la plage ; la chaleur était étouffante ; parfois un éclair verdâtre zigzaguait les ténèbres et donnait un aspect fantastique aux accidents du paysage, qu’il éclairait, une seconde, pour les plonger subitement dans une obscurité plus profonde.
— Voilà une belle nuit, pour un débarquement ; murmura Pitrians à part lui, définitivement le bon Dieu nous protège.
Il abandonna son cheval à lui-même, et se glissa silencieusement dans la grotte ; son premier soin fut d’allumer un grand feu, visible seulement de la mer et destiné à servir de phare aux flibustiers, en leur indiquant la direction à suivre.
Vers dix heures du soir, l’oreille exercée de Pitrians perçut un bruit sourd et cadencé, qui lui révéla l’approche de ses compagnons ; ce bruit augmenta rapidement ; de nombreuses pirogues émergèrent de l’obscurité, et entrèrent dans le cercle de lumière projetée par le feu. Bientôt le débarquement commença ; en moins d’une demi-heure, six cents hommes étaient réunis avec armes et bagages dans la caverne.
Vent-en-Panne et les autres chefs de l’expédition arrivèrent dans la dernière pirogue. Pitrians fut fêté et embrassé par tous ses compagnons.
Lorsque les frères de la Côte apprirent l’arrestation de l’Olonnais, ils se laissèrent aller à la plus grande fureur ; et firent le serment de mettre la ville à feu et à sang, si l’on touchait à un cheveu de leur compagnon. Cependant le calme se rétablit peu à peu, et le conseil des chefs se réunit.
Vent-en-Panne, au nom de tous, demanda à Pitrians ce qu’il convenait de faire. La flotte ne pouvait rester au mouillage provisoire qu’il avait choisi ; elle se trouvait-là dans une rade foraine, où il serait facile de l’attaquer avec avantage et même de la couler ; la première chose à faire était donc de mettre les navires en sûreté.
— Rien n’est plus facile, répondit Pitrians qui s’était informé du nom et du tonnage des navires composant l’escadre ; il y a en ce moment six bâtiments de guerre espagnols mouillés à Saint-Jean-de-Luz ; deux vaisseaux, une frégate et trois corvettes ; l’amiral espagnol attend incessamment l’arrivée de trois autres navires ; au lever du soleil, la Trinidad, la Psyché et l’Alerte pourront arriver devant la Vera-Cruz, sous pavillon espagnol ; comme ces trois bâtiments ont été tout récemment enlevés aux gavachos, que leur prise est encore ignorée, l’amiral espagnol se laissera facilement tromper ; nos bâtiments l’attaqueront à l’improviste, et en auront bon marché, nos deux derniers navires louvoieront à quelques encâblures au dehors. Au premier coup de canon, ils viendront donner dans la passe et se mêler au combat ; que pensez-vous de cela, frères ?
— Parfaitement raisonné dit Vent-en-Panne ; Montauban, fais-moi le plaisir de retourner à bord et de prendre le commandement de la flotte, tu m’enverras cent hommes encore ; cinq cents te suffiront pour enlever l’escadre espagnole, et au besoin t’emparer de Saint-Jean-de-Luz ; je compte sur toi !
— C’est entendu, frère, il sera fait comme tu le désires ; mais rien ne presse encore, laisse-moi rester jusqu’à la fin du conseil ; il est bon que je sois au courant de tout ce que vous voulez faire ?
— Soit ! répondit Vent-en-Panne, et élevant la voix : approchez-vous tous, frères, dit-il ; ce que je vais dire, vous regarde.
Les flibustiers se rapprochèrent curieusement, Vent-en-Panne fit dresser une barrique, sur laquelle il monta et se tint debout.
C’était quelque chose d’étrange et de saisissant que l’aspect de tous ces hommes couverts de vêtements en lambeaux, tachés de sang et de graisse, armés jusqu’aux dents et dont les traits farouches éclairés par les reflets rougeâtres de la flamme prenaient une expression étrange, et qui, les yeux écarquillés, la physionomie inquiète, le corps penché en avant, écoulaient avec avidité les paroles de cet homme à muffle de lion, les haranguant debout sur une barrique et les deux mains appuyées sur le canon de son fusil.
— Frères, dit Vent-en-Panne de sa voix sonore et accentuée, vous me connaissez et vous m’aimez tous, car vous savez que je vous aime ; maintes fois, vous m’avez suivi dans des expéditions périlleuses ; jamais je ne vous ai trompés, toujours j’ai tenu à vous bien faire connaître tout la vérité ; écoutez-moi donc, avec toute l’attention dont vous êtes capables.
— Oui, oui, répondirent les flibustiers ; va, frère, nous sommes avec toi.
— L’expédition que nous tenions aujourd’hui n’est pas un de ces coups de main, communs et journaliers comme nous en exécutons si souvent ; je croirais celle-ci presque impossible, sans l’expérience et la valeur de ceux qui m’écoutent. Chacun de nous, frères, sait que les gavachos ont toujours de bonnes troupes dans les places aussi considérables que la Vera-Cruz à cause de l’étendue du commerce et de la richesse des négociants ; cette ville, continua-t-il ; possède au moins trois mille soldats pour sa défense ; en moins de vingt-quatre heures, elle peut en faire venir dix ou quinze mille, sans compter huit cents hommes de garnison et soixante pièces de canon de gros calibre qui sont dans la forteresse de Saint-Jean-de-Luz et dont la moitié commande la mer et l’autre protège la Vera-Cruz ; je sais que tout cela n’est pas suffisant pour faire manquer l’entreprise ; mais, si nous n’y prenions garde, les Espagnols sauraient la faire traîner en longueur et se donner ainsi le temps de transporter, comme ils en ont l’habitude, leurs richesses ailleurs ; de les enfouir en terre, et de se cacher eux-mêmes dans les bois. C’est là, frères, vous ne l’avez que trop souvent éprouvé ; c’est là, dis-je, que les gavachos attendent tranquillement l’effet de la descente des flibustiers et le temps de leur départ, afin de rentrer dans la ville. Ainsi je le répète : leur milice, leur forteresse et le reste, ne doivent pas nous préoccuper ; pour réussir dans votre entreprise, il ne nous faut que trois choses, et ces trois choses, grâce à Dieu, nous les possédons : du courage, de la célérité et du secret. Je considère donc, dès à présent, l’expédition comme terminée à notre avantage, d’autant plus qu’un des nôtres, le plus aimé peut-être d’entre nous, l’Olonnais est prisonnier des Gavachos, que nous avons juré de le sauver ou de le venger et que ce serment, nous le tiendrons.
— Oui ! oui ! crièrent les flibustiers en agitant leurs armes ; vive Vent-en-Panne, vive l’Olonnais ! à bas les Gavachos !
— Pitrians, demanda Vent-en-Panne, combien de temps nous faut-il pour arriver à la Vera-Cruz ?
— Une heure et demie, amiral.
— À quelle heure ouvrent les portes ?
— Au lever du soleil, c’est-à-dire à six heures.
— C’est bien, on dormira jusqu’à quatre heures du matin, à quatre heures branle-bas ; il faut au lever du soleil être devant la Vera-Cruz ; c’est entendu, n’est-ce pas ? allez dormir.
Vent-en-Panne sauta de son tonneau et s’adressant à Montauban :
— Frère, lui dit-il, retourne à ton bord ; il importe que ton attaque coïncide avec la nôtre.
Une demi-heure plus tard, les cent hommes demandés par Vent-en-Panne étaient débarqués, et l’escadre appareillait.
Les flibustiers s’étaient étendus çà et là sur le sol et dormaient à poings fermés, avec cette insouciance caractéristique des gens pour lesquels la vie est un danger perpétuel et qui par conséquent ne songent même plus au péril ; les chefs seuls étaient éveillés, ils écoutaient le récit image que leur faisait Pitrians de ce qui s’était passé à la Vera-Cruz et de la façon dont l’Olonnais et lui étaient tombés dans le guet-apens tendu par le Chat-Tigre ; les flibustiers reçurent avec joie la nouvelle de la mort de Bothwell et ils se jurèrent que le Chat-Tigre ne tarderait pas à le rejoindre.
— Tu nous serviras de guide, n’est-ce pas, Pitrians, dit Vent-en-Panne, quand le jeune homme eut terminé son long récit.
— Fichtre ! je le crois bien ; vous ne me l’auriez pas demandé que je me fusse offert ! s’écria-t-il, vous comprenez bien que je ne peux pas laisser mon ami entre les mains des gavachos !
— N’aie pas peur, enfant, ton ami est mon matelot ; il ne court aucun risque ; je saurai le protéger envers et contre tous, je te le jure ; dis-moi, tu n’as pas été sans examiner un peu la Vera-Cruz ; ses fortifications sont-elles bonnes ?
— Heu ! heu ! pas trop ; d’abord elles ne sont pas terminées.
— C’est déjà quelque chose ; ensuite ?
— Ensuite les soldats sont mal disciplinés, et surtout mal commandés.
— Combien la ville a-t-elle de portes ?
— Deux, l’une donne sur la route de Mexico, l’autre celle de la forteresse, donne sur la campagne ; il y a deux poternes.
— Bon, tu m’indiqueras tout cela sur le terrain ; ah ça, mais et cette forteresse ? elle me trotte dans la tête, qu’est-ce que c’est.
— Dame ! c’est une forteresse, comme toutes les autres ; seulement elle a pour nous un grand avantage ; dit en riant le jeune homme.
— Lequel ?
— C’est que, faite principalement pour protéger la ville contre les Indiens, tous ses canons sont braqués sur la campagne.
— Je reconnais bien là, la sottise des Gavachos ! s’écria le beau Laurent en riant.
— Voyons, entendons-nous, reprit Vent-en-Panne, nous avons sept cents hommes et quatre points à attaquer simultanément : nous formerons quatre détachements forts de deux cent-cinquante hommes chacun, cela suffira ; ils seront commandés le premier par moi, le second par le beau Laurent ; ceux qui prendront les poternes, seront chacun de cent hommes, et auront pour chefs Michel le Basque et David ; tu connais le pays, toi ? ajouta-t-il en s’adressant particulièrement au capitaine ; tu partiras en avant avec ta troupe en batteur d’estrade ; le beau Laurent te suivra. Il faut que les deux poternes soient bloquées avant même que nous autres, nous arrivions aux portes, tu comprends mon projet, n’est-ce pas ?
— Parfaitement, sois tranquille ; d’ailleurs tu sais que moi aussi j’ai un compte à régler avec les Gavachos,
— Eh bien, mes enfants, à présent que tout est réglé, je crois qu’il est temps de faire un somme ; demain, il faut que nous soyons bien éveillés.
Les chefs flibustiers s’enveloppèrent dans leurs manteaux, bientôt personne ne fut plus éveillé dans la caverne, les frères de la Côte avaient jugé prudent de ne placer aucune sentinelle au dehors, ils voulaient autant que possible éviter que le hasard révélât leur présence.
À peine le calme le plus profond régnait-il dans la grotte qu’une forme svelte, presque diaphane, se détacha de l’un des angles les plus obscurs, et s’avança d’un pas léger mais rapide vers Pitrians ; cette forme était celle d’une femme ; cependant son costume aurait été plutôt celui d’un homme sans le coquet jupon serré à sa taille et lui descendant jusqu’aux genoux par-dessus son pantalon de matelot. Cette femme était armée comme aurait pu l’être un flibustier ; elle se pencha vers Pitrians et lui toucha doucement l’épaule.
— Ah ! c’est toi, Fleur-de-Mai ? dit le jeune homme en ouvrant les yeux.
La jeune fille posa un doigt sur ses lèvres, pour lui recommander le silence, en même temps qu’elle lui faisait signe de la suivre ; Pitrians se leva aussitôt et quitta la grotte sur les pas de la jeune fille ; quand elle eut tourné la falaise et atteint le rivage elle s’arrêta.
— Que me veux-tu ? lui demanda le flibustier.
Un sourire triste erra pendant une seconde sur les lèvres de l’enfant.
— Pitrians, lui dit-elle enfin, tu aimes l’Olonnais, n’est-ce pas ? tu es son ami ?
— Oui ; répondit-il avec chaleur.
— Pourquoi donc, s’il en est ainsi, n’as-tu pas défendu ton ami ? pourquoi l’as-tu laissé prendre par les Gavachos ?
— Tu me fais injure, Fleur-de-Mai ; je n’ai pas abandonné mon ami ; j’ai combattu bravement pour le défendre ; si je ne l’ai pas sauvé, c’est que lui-même m’a ordonné de partir.
— Oui, fit-elle en hochant la tête d’un air de doute ; on dit cela, mais celui qui le dit ne le croit pas lui-même ! Pitrians, tu t’es mal conduit ; tu ne devais pas abandonner ton frère.
— Peut-être as-tu raison en effet ; dit le flibustier d’une voix sourde, je me suis souvent reproché de lui avoir obéi.
— Veux-tu réparer ta faute, Pitrians ? reprit la jeune fille avec un sourire enfantin, plein de ce charme dont elle possédait si bien le secret.
— Certes, je le veux, répondit-il vivement ; que faut-il faire pour cela, Fleur-de-Mai ?
— Il faut me donner les moyens de m’introduire dans la ville, cette nuit même.
— Tu es folle, enfant ! s’écria le jeune homme en faisant malgré lui un bond de surprise ; les gavachos te tueront !
La jeune fille secoua la tête.
— Non, répondit-elle avec une angélique douceur ; pourquoi me feraient-ils du mal, puisque je ne veux pas leur en faire ?
— Mais enfin, quel est ton projet, Fleur-de-Mai ?
— À quoi bon te le dire ? tu ne le comprendrais pas. Veux-tu faire ce que je te demande ?
— Mais c’est impossible, enfant que tu es !
— Pourquoi te sers-tu de ce mot ? nos frères ne l’emploient jamais, ils prétendent qu’il n’est bon que pour les lâches.
— Écoute-moi, Fleur-de-Mai, je t’en supplie.
— C’est inutile, puisque tu ne veux pas me servir ; mon temps est précieux, je ne puis le perdre ainsi ; adieu, Pitrians.
Elle se détourna et se dirigea vers l’intérieur des terres ; le jeune homme s’élança après elle et l’eut bientôt rejointe.
— Voyons, lui dit-il en lui prenant les mains, que veux-tu, parle, je le ferai, car Dieu me pardonne ! si je n’y consentais pas, je ne sais ce qui arriverait !
— Tu me le promets, Pitrians ? bien vrai ?
— Oui, bien vrai, entêtée.
— Eh bien, je te répète, fournis-moi les moyens de m’introduire dans la ville, je ne te demande que cela ?
— Que cela ! fit Pitrians qui ne put s’empêcher de rire de la naïveté de la jeune fille ; enfin, je vais essayer, suis-moi.
— Où me conduis-tu ?
— Chez un ami, sois sans crainte.
— Oh ! je ne crains rien avec toi, Pitrians ; pourquoi craindrais-je ? je sais que tu ne voudrais pas me faire du mal ; d’ailleurs Dieu ne le permettrait pas ; marche vite, tu sais que je suis habituée à errer dans les bois.
Rassuré par ces mots, Pitrians allongea le pas ; bientôt les deux jeunes gens atteignirent le couvert et s’engagèrent dans une sente étroite aboutissant directement à Medellin ; à peine marchaient-il sous bois depuis dix minutes, lorsque Pitrians crut entendre le bruit sourd du pas d’un cheval, à une distance assez rapprochée.
Il fit signe à sa compagne de s’arrêter et prêta attentivement l’oreille ; bientôt il ne lui resta plus le moindre doute ; c’était bien le pas d’un cheval qu’il avait entendu.
— Pardieu ! murmura le jeune homme, voilà qui serait singulier ! Eh ! vive Dieu je veux m’en assurer !
Il se pencha à l’oreille de la jeune fille, lui recommanda de l’attendre sans bouger de place, et il s’élança en avant, tout en prenant garde de ne pas être découvert. Une chose l’intriguait ; c’était le bruit sourd, presque imperceptible des pas du cheval.
— Il y a quelque chose là-dessous, murmura-t-il ; est ce que mon gaillard aurait fait, pour les pieds de son cheval, ce que nous faisons pour nos avirons, et les aurait garnis au portage ? c’est bien possible !
Pitrians s’était embusqué derrière un énorme tronc d’arbre que le cavalier mystérieux devait presque frôler en passant ; lorsque celui-ci ne fut plus qu’à deux ou trois pas, Pitrians sans se montrer dit à voix haute.
— Quel motif si sérieux oblige donc don Pedro Garcias à se promener de nuit dans la campagne ; en chaussant de feutre les pieds de son cheval, afin d’étouffer le bruit de ses pas ?
— Au diable les précautions ! dit celui-ci, d’un ton de mauvaise humeur ; qui es-tu donc, l’ami, toi qui me connais si bien et que je ne vois pas ?
— Je suis un ami, en effet, señor don Pedro ; répondit le jeune homme en sortant de son embuscade.
— Attends que je te dévisage, beau ténébreux ; dit le Mexicain, puis ensuite nous causerons, tout en répondant ainsi ; l’haciendero avait pris une cigarette toute faite qu’il portait derrière l’oreille, avait battu le briquet et l’avait allumée.
— Ah ! ah ! fit-il, c’est vous, compagnon ? enchanté de vous voir, mais permettez-moi de vous retourner votre question ; que diable avez-vous à vous promener ainsi de nuit ?
— Je fais ce que vous faites, pardieu !
— Comment ce que je fais ?
— Eh oui ! voyons, soyez franc, don Pedro ; ce que je vous ai dit vous a mis la puce à l’oreille, n’est-ce pas ? l’inquiétude s’est emparée de vous et poussé par votre bon cœur, au lieu de vous coucher tranquillement, comme vous auriez dû le faire, vous vous êtes mis à ma recherche, pour voir si vous ne pourriez pas m’être utile à quelque chose ?
— Eh bien ! puisque vous devinez si bien, compagnon, je ne finasserai pas avec vous ; ce que vous dites est la vérité ; puis-je vous servir ?
— Oui, non-seulement me servir, mais encore me rendre un grand service.
— Alors, expliquez-vous vivement, vous pouvez compter sur moi.
— Parbleu ! je le sais bien ! Accours Fleur-de-Mai ! ajouta-t-il en élevant la voix.
— Qu’est-ce que c’est que cela, Fleur-de-Mai ? demanda le Mexicain tout intrigué.
— Vous allez voir, don Pedro ; un peu de patience que diable !
En ce moment la jeune fille arriva courant comme une biche effarouchée.
— Tu m’as appelée, frère, me voici, dit-elle.
— Dieu, la charmante fille ! s’écria l’haciendero, c’est votre sœur ?
— Oui ; répondit Pitrians en faisant un geste d’intelligence à Fleur-de-Mai.
— Caraï ! d’où vient-elle comme cela ?
— Elle vient de la mer ; dit le flibustier avec intention.
— Très-bien, compère ! dit l’haciendero d’un air narquois ; sans doute, elle n’est pas venue seule ?
— Eh ! eh ! fit Pitrians avec un rire jovial, elle était quelque peu accompagnée.
— Bon, bon ! ce sont vos affaires ; cela ne me regarde pas ; que désire cette chère enfant ?
— Oh ! une chose bien difficile.
— Est-elle impossible ?
— Dame ! je ne jurerais pas que non !
— S’il y a doute, je me risque, allez. Que désire-t-elle ?
— Elle veut cette nuit même entrer dans la Vera-Cruz.
— Bon, si ce n’est que cela, c’est la moindre des choses ; ne savez-vous pas que j’ai l’habitude de passer toujours à côté des portes ? Est-ce tout ?
— Non, il y a autre chose encore.
— Quoi donc ?
— Elle veut que vous la fassiez pénétrer dans la prison, où est renfermé mon camarade.
— Caraï ! dit l’haciendero en se grattant la tête, ceci est plus difficile.
— Cela ne se peut point, n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas dit cela. Est-ce que le geôlier n’est pas mon compère ?
— C’est vrai ! vous avez des compères partout !
— Vous voyez que cela peut servir au besoin ? reprit-il avec un fin sourire.
— C’est juste, j’ai tort.
— Allons, la belle enfant, enveloppez-vous de ce manteau, sautez sur la croupe de mon cheval, et tenez-vous solidement à ma ceinture ; nous allons faire le métier du diable !
— Vous me répondez d’elle, don Pedro ?
— Comme de ma propre fille ; vous décidez-vous, chère petite ?
— Oui, répondit-elle résolûment, parce que vous êtes bon, et que j’ai confiance en vous. Frère, donne-moi ton Gelin, et ta corne à poudre ?
— Mais tu as déjà un Gelin, chère enfant.
— Donne-moi ce que je te demande, frère.
— Allons, allons, ne te fâches pas, entêtée ; voilà le gélin et la corne à poudre. Que diable veux-tu faire de cela ?
— Je ne puis pas te le dire ; adieu, mon bon Pitrians, ajouta-t-elle en lui tendant la main ; si tu sais une prière, dis-la à mon intention.
— Diable soit de la petite fille ! grommela le flibustier avec émotion, elle ferait pleurer un saint de pierre. Va ! le ciel te protégera, bonne chance ! don Pedro, veillez sur elle.
— Je vous le jure !
Les deux hommes échangèrent un dernier adieu, le Mexicain piqua son cheval, et Pitrians regagna tout pensif la caverne ; il s’assit près du feu, l’envie de dormir lui était complétement passée ; il songeait.
Cependant le Mexicain et la jeune fille galopaient vers la Vera-Cruz.
— C’est un arsenal que vous portez, jeune fille ? dit curieusement l’haciendero au bout d’un moment.
— Je n’ai que deux fusils, deux paires de pistolets et deux poignards.
— Caraï ! je trouve que c’est très-joli comme cela ; à quoi bon vous être chargée de ces armes ?
— Parce que j’en ai besoin, señor.
— Cependant pour entrer dans la prison ?
— Señor, il faut que j’entre dans la prison avec mes armes, je les cacherai sous le manteau que vous m’avez prêté.
— Ah ! diable ! je crois que je comprends ! mais c’est une Judith que cette faible fille !
Après trois quarts d’heure d’une course rapide, les voyageurs atteignirent la ville. L’haciendero longea silencieusement les murailles, pendant environ cent cinquante pas ; puis arrivé à un certain endroit, il fit descendre son cheval dans le fossé, remonta le bord opposé et arrivé à l’angle d’un bastion, il se trouva devant une brèche presqu’impossible à apercevoir du dehors, et que d’un bond le cheval franchit légèrement.
Ils étaient dans la ville ; minuit sonnait, les rues étaient complétement désertes ; tout le monde dormait ; d’espace en espace de rares Celadores, appuyés contre les murs ne se dérangeaient nullement au passage du cavalier. Après avoir tourné dans nombre de rues, don Pedro s’arrêta aux pieds des murs de la forteresse.
Comme le reste de la ville, la citadelle semblait plongée dans un profond sommeil ; tout était sombre, aucune lumière ne brillait ; l’haciendero fit mettre pied à terre à la jeune fille, descendit lui-même ; puis après avoir attaché son cheval, il fit signe à Fleur-de-Mai de le suivre.
Tous deux s’approchèrent alors du fossé dans lequel ils descendirent ; après avoir fait quelques pas, don Pedro s’arrêta devant une porte basse. Il recommanda d’un geste à la jeune fille de garder le silence ; puis il frappa trois coups légers sur la porte, en même temps qu’il sifflait d’une certaine façon ; presque aussitôt la porte s’ouvrit sans produire le moindre bruit, et un homme parut.
Cet homme était le guichetier.
— Eh ! compadre, dit-il, je ne vous attendais pas cette nuit ?
— Je viens toujours quand on ne m’attend pas, compadre ; répondit en riant le Mexicain.
— M’apportez-vous une bonne nouvelle ?
— Non, mais une bonne aubaine.
— Oh ! oh ! quoi donc ?
— Dix onces que j’ai là dans ma main, regardez ?
— Je les vois ; dit l’autre dont le regard brilla ; dix onces, c’est une grosse somme ; que faut-il faire pour la gagner ?
— Presque rien.
— Mais encore ?
— Ouvrir la porte de la prison du Ladron, faire entrer cette jeune fille, refermer la porte derrière elle, et aller vous coucher ; vous voyez que c’est facile ?
— Diable ! fit l’autre avec embarras, facile ? pas tant que cela ! savez-vous que ce Ladron est un gaillard peu commode ; j’avais laissé entrer deux dames dans sa prison, il m’a menacé si je recommençais, de se plaindre au commandant, et de me faire perdre ma place, vous comprenez ?…
— Je comprends que vous êtes un imbécile, compadre, il y a femme et femme, comme il y a fagots et fagots ; je vous réponds que celle-ci ne vous attirera pas de désagréments ; au contraire le prisonnier vous remerciera.
— Vous en êtes certain ? reprit l’autre, en hésitant.
— Je vous l’affirme ! reprit don Pedro, en faisant danser les onces dans sa main.
— Allons, donnez ; il faut toujours faire ce que vous voulez, compadre ; mais s’il m’arrive quelque chose c’est à vous que je m’en prendrai.
— C’est entendu ; adieu, compadre ; que Dieu vous protège, chère enfant !
— Merci, vous êtes bon, je me souviendrai de vous ; dit la jeune fille avec âme.
— Allons, venez, la belle fille, et marchez comme si vous dansiez sur des œufs.
Sans répondre, Fleur-de-Mai suivit le geôlier, qui avait refermé la porte, et la guidait à travers un dédale presque inextricable de corridors ; après un quart d’heure de marche environ, le geôlier s’arrêta devant une porte, l’ouvrit doucement, et poussant légèrement la jeune fille :
— Vous voici arrivée, lui dit-il ; maintenant agissez comme vous le voudrez, cela ne me regarde plus.
Et sans attendre de réponse, il referma la porte sur elle et s’éloigna ; l’Olonnais dormait tout habillé, sur un châlit placé dans un angle de la pièce ; une lanterne fumeuse brûlait sur une table.
La jeune fille demeura un instant immobile ; la rougeur au front, le regard ardemment fixé sur le dormeur ; puis elle se débarrassa du manteau et du chapeau qui la déguisaient ; tenant les deux fusils serrés dans ses mains mignonnes, elle s’approcha à pas de loup de l’Olonnais et se penchant sur lui, elle lui frappa doucement sur l’épaule ; le jeune homme s’éveilla aussitôt.
— Fleur-de-Mai ! s’écria-t-il, toi ici ?
— Oui, répondit-elle.
— Que viens-tu faire, malheureuse enfant ?
— Je viens l’apporter des armes et mourir avec toi ; répondit-elle avec un charmant sourire.
— Oh ! dit-il ; je suis indigne d’un tel dévouement !
— Ce n’est pas du dévouement, dit l’enfant en secouant la tête.
— Qu’est-ce donc alors ?
— Je ne sais pas. Je me sens malgré moi attirée vers toi, et tu le vois, me voici !