Les rois de l’océan :Vent-en-panne/14

E. Dentu (2p. 227-243).
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XIV

COMMENT BOTHWELL S’ACQUITTA DE LA MISSION QUI LUI AVAIT ÉTÉ CONFIÉE PAR LE CHAT-TIGRE

Nous reviendrons maintenant à ce brave Pitrians que nous avons abandonné au moment où, après avoir exécuté une charge brillante pour sauver son ami, et qui aurait réussi, si l’Olonnais n’avait pas eu la cuisse prise sous son cheval, il s’était élancé à toute bride à travers la campagne en passant à travers ses ennemis, blessant et renversant ceux qui essayaient de l’arrêter.

Le cheval de Pitrians était une bête de choix, pleine de feu ; par conséquent capable de fournir une longue traite et cela d’autant plus que, loin d’avoir été surmenée, elle s’était reposée pendant près d’une heure tandis que les deux amis causaient entre eux.

Les agents de police avaient promptement renoncé à poursuivre un homme qu’ils se reconnaissaient dans l’impossibilité d’atteindre ; et pour lequel ils éprouvaient un respect ressemblant beaucoup à de la terreur.

Pitrians après avoir fait un crochet qui le ramena sous le couvert, remit son cheval au pas ; chargea ses pistolets, rétablit le désordre de ses vêtements dont il fit disparaître toute trace accusatrice ; et fort attristé du malheur arrivé à son ami, bien que personnellement il fût rassuré sur les suites immédiates que sa fuite pourrait avoir ; il se dirigea paisiblement et comme un promeneur désœuvré vers Medellin, où il arriva la cigarette à la bouche.

Le jeune homme se rendit tout droit à la principale pulqueria du village, située sur une place, au milieu de laquelle se trouvait un bassin, entouré de grenadiers et de lauriers roses en fleur, lançant dans les airs une gerbe d’eau, rafraîchissant agréablement l’atmosphère.

Il mit pied à terre ; cacha ses pistolets dans sa ceinture, attacha son cheval à un anneau scellé dans la muraille, et pénétra dans la grande salle de la pulqueria.

C’était à peu près l’heure où la siesta est sur le point de finir ; les habitants de Medellin étaient encore plongés dans un sommeil profond et réparateur ; les chiens eux-mêmes étendus à l’ombre des maisons, faisaient bravement leur somme.

La grande salle était vide ; le pulquero gros homme à la face rubiconde et au ventre piriforme, sommeillait derrière son comptoir, en dodelinant de la tête, et baritonnant du nez ; ce qui produisait un grondement continu, ressemblant assez à un tonnerre lointain.

Pitrians s’assit devant une table, sur laquelle il frappa aussitôt à coups redoublés, en criant d’une voix sonore :

— Ave Maria Purissima.

Ce à quoi le pulquero ouvrant machinalement les yeux, répondit sans avoir conscience de ce qu’il disait, par les paroles sacramentelles :

— Sin peccado concebida ! puis un peu plus éveillé, il ajouta : Que désirez-vous, señor ?

— Du tepache ; répondit bravement l’aventurier ; surtout qu’il soit bon.

Le pulquero se leva en grommelant, de fort mauvaise humeur d’être dérangé dans son sommeil ; le digne homme ne comprenait pas comment, lorsqu’il est si agréable de faire sa siesta, on pouvait avoir la pensée saugrenue de venir troubler le repos des honnêtes gens pour boire du tepache ; cependant il s’exécuta.

— Eh ! compadre, lui dit gaiement Pitrians, est-ce que vous me laisserez boire seul ? votre tepache embaume, il doit être excellent ; mais je le trouverais bien meilleur encore, si vous en buviez un verre avec moi ?

— Eh ! fit le pulquero, dont la large face s’épanouit, et qui était en réalité un brave homme, ne dédaignant pas à l’occasion de lancer le mot pour rire, est-ce que vous craignez d’être empoisonné, compadre ?

— Non, mais je suis voyageur ; je n’aime pas boire seul.

— C’est une bonne habitude que vous avez là, compadre, la liqueur semble meilleure quand on est deux ; tout en buvant on cause.

— Voilà ; vous avez mis le doigt sur la question ; du reste, je ne suis pas tout à fait étranger à Medellin.

— Ah ! vous êtes déjà venu par ici ? en effet, à présent que je vous regarde, il me semble que votre visage ne m’est pas inconnu.

— Je suis marchand ambulant, il y a un mois environ j’ai passé par ici ; j’y suis même resté pendant deux jours.

— Ah ! et chez qui avez-vous logé ?

— Chez un homme que vous devez connaître, un haciendero, nommé don Pedro Garcias.

— Certes je le connais, c’est un de mes grands amis, nous sommes même compères.

— Savez-vous s’il est à Medellin en ce moment, j’aurais été charmé de le voir ?

— Non, il n’y est pas, mais je sais pertinemment, qu’on l’attend demain matin.

Pitrians, très-contrarié de cette absence, n’en fit rien paraître.

— Eh bien, dit-il avec une apparente insouciance, voilà qui est assez désagréable pour moi ; je comptais précisément faire une visite à votre compère ; parce qu’il est probable que je n’aurai pas d’ici à longtemps l’occasion de le revoir.

— Ah bah !

— Mon Dieu, oui ! presque toutes mes marchandises sont vendues, je compte retourner bientôt dans l’intérieur.

— Ah ! voilà une nouvelle, qui certainement chagrinera mon compère ; mais ne pouvez-vous rester au moins jusqu’à demain ? je vous l’ai dit, peut-être viendra-t-il ce soir.

— Malheureusement, cela m’est impossible. Les affaires n’attendent pas, j’ai justement un rendez-vous ce soir ; un peu avant la tombée de la nuit, à la Venta del Potrero, à quatre lieues d’ici, avec des marchands qui doivent me donner un chargement pour Mexico, où je retourne avec mes mules à vide.

— La Venta del Potrero, ne se trouve-t-elle pas presque sur le bord de la mer, près de la route de Manantial ?

— Oui, c’est cela même.

— Eh bien, mais attendez donc ; rien de plus simple ; si mon compère arrive ce soir, je lui dirai que vous êtes venu le demander ; que vous avez paru très-chagrin de ne pas le voir, parce que vous vous proposez de retourner dans l’intérieur, et que s’il désire vous faire ses adieux, il vous trouvera à la Venta del Potrero ; voilà il me semble qui arrange tout ?

— Parfaitement ; votre idée est excellente.

— Eh bien, c’est convenu ; je ne manquerai pas de le lui dire ; ah à propos, comment vous nomme-t-on ?

— Ah ! ce ne sont pas les noms qui me manquent ; j’en ai plus que de piastres ; mais à cause de mon teint, on est accoutumé à m’appeler El Moreno.

— Bon, c’est entendu.

— Mais si vous ne voyez pas votre compère ?

— C’est impossible ; il est obligé de passer devant ma porte, pour rentrer cher lui ; il ne me ferait pas l’affront de passer sans me dire bonsoir, et boire avec moi un trago de tepache où d’aguardiente.

Pitrians se leva, paya sa consommation, et sortit, en priant une dernière fois le pulquero de ne pas oublier sa promesse.

Le jeune homme était assez satisfait du résultat de sa démarche ; il savait fort bien, qu’en ce moment don Pedro Gracias, dont la contrebande était en somme le principal commerce, restait rarement deux ou trois jours sans visiter sa maison, qui lui servait tout simplement d’entrepôt ; aussi dans la situation désespérée où il se trouvait, ne voulait-il rien négliger. C’était surtout sur le hasard qu’il comptait pour échapper à ceux qui avaient tant d’intérêt à s’emparer de lui ; de quoi s’agissait-il, au résumé ? de déjouer pendant quelques heures les recherches de ses ennemis, pas davantage ; puisque les flibustiers devaient, à moins d’un contre-temps impossible à prévoir, arriver le lendemain dans la nuit sur la côte mexicaine, et qu’alors tout changerait nécessairement de face pour lui

Il remonta à cheval d’un air guilleret, salua le pulquero, qui s’était mis sur sa porte pour le regarder partir, puis après avoir allumé une cigarette, il s’éloigna au grand trot dans une direction diamétralement opposée à celle qu’il se proposait de suivre.

Il était environ cinq heures et demie du soir, lorsque Pitrians atteignit la falaise, au pied de laquelle se trouvait la grotte, où nous avons déjà introduit le lecteur.

Le jeune homme inspecta les environs d’un regard inquisiteur ; au lieu de se diriger vers la falaise, il fit volte face, gagna au galop un bois voisin ; là il mit pied à terre, fit tomber le mors sur le cou de son cheval, afin que l’animal pût brouter en liberté, et après l’avoir solidement attaché, il retourna lentement vers la plage.

Pitrians était tout le contraire d’un imbécile ; issu de vieille race normande, il ne faisait rien sans y avoir mûrement réfléchi, et surtout d’en avoir calculé toutes les chances ; au lieu de tourner la falaise, et de se glisser dans la grotte, ce que bien d’autres n’auraient pas hésité à faire à sa place ; le jeune homme jugea plus prudent de gravir la falaise elle-même ; une fois sur le sommet, il s’étendit au milieu des broussailles, des restes de bois mort, non consumé, quand dans une précédente occasion il avait allumé du feu, et réussit à si bien dissimuler sa présence qu’il était impossible de l’apercevoir ; tandis que lui, au contraire, de la position élevée qu’il occupait, il planait sur tous les environs à une distance énorme dans toutes les directions, et qu’on ne pouvait l’approcher, sans qu’il s’en aperçût aussitôt.

— Eh ! eh ! fit-il en riant, dès qu’il eut complété son installation, me voici dans une position admirable ! qui m’assure que la caverne n’a pas été découverte, et qu’on ne l’a pas éventée depuis que j’y suis venu ? l’éveil est donné maintenant ; les gavachos ne sont pas si bêtes qu’ils en ont l’air ; qui sait si en ce moment, il n’y a pas dans la caverne, quelque bon apôtre, embusqué, guettant mon arrivée ? D’ailleurs de toutes les façons ma situation est bien plus agréable, je vois tout le monde et personne ne me voit ; au lieu qu’en bas je risque d’être pris, comme dans une souricière ; au moins ici, j’ai de l’espace.

Tout en parlant ainsi avec lui-même sur ce ton de bonhomie narquoise qui faisait le fond de son caractère, Pitrians n’oubliait pas d’interroger l’horizon de temps en temps.

— Eh ! eh ! fit-il tout à coup, qu’est-ce ceci ? voici un cavalier qui a l’air bien pressé et il suit les sables ; où diable peut-il aller par là ? ce chemin ne mène nulle part. Eh pardieu ! je ne me trompe pas, reprit-il, au bout d’un instant, c’est notre ami Bothwell ! il vient ici évidemment. Quand je disais que la grotte était connue ; ah ça, que diable vient-il faire par ici, le camarade ? Je ne serais pas fâché de le savoir ; hum ! hum ! tout cela me semble louche. Laissons-le faire ; en voilà un par exemple qui ne se doute pas qu’on le surveille si bien !

Pitrians ne s’était pas trompé, c’était en effet Bothwell qui s’avançait vers la falaise ; le bandit n’avait quitté la Vera-Cruz qu’assez tard ; comme sa blessure le faisait encore souffrir, que du reste rien ne le pressait puisque d’après ses conventions avec le Chat-Tigre, il ne devait pas arriver à la caverne avant le coucher du soleil, il avait fait la route au petit pas ; il se trouvait précisément à l’heure convenue en vue de l’endroit qu’on lui avait indiqué, puisque le soleil était sur le point de disparaître.

Cependant à six ou sept cents pas de la falaise, Bothwell s’arrêta et explora les environs du regard ; un silence profond planait sur la campagne ; tout était désert comme au premier jour de la création ; le bandit se rassura.

— Notre homme n’est pas assez fou pour s’être risqué de ce côté, dit-il ; s’il le fait, ce ne sera que plus tard ; à cette heure, il jouerait trop gros jeu et pourrait être découvert.

Après avoir ainsi parlé, Bothwell visita ses armes, fit sentir l’éperon à son cheval et continua à s’avancer ; cependant au bout de dix minutes, il retint de nouveau la bride ; le bandit se sentait inquiet sans savoir pourquoi ; ce paysage immobile et désert ; cette mer profonde aux mystérieux murmures, sur l’immensité de laquelle n’apparaissait pas une voile, cette tranquillité imposante ne lui semblait pas naturelle ; il se croyait menacé de quelque danger inconnu, quoique nul indice, si léger qu’il fût, ne vint donner de poids à ses appréhensions ou justifier ses craintes ; lui, l’homme au cœur de granit, il avait presque peur.

Cependant le soleil baissait de plus en plus à l’horizon ; il n’apparaissait plus que comme une grosse boule rouge, sans chaleur et presque sans lumière, au niveau du pied des arbres. Quelques minutes encore, et dans ce pays où le crépuscule n’existe pas, le soleil aurait complétement disparu et la nuit serait venue profonde et ténébreuse.

Il n’y avait plus d’hésitation possible, l’heure d’agir allait sonner. Le bandit jeta autour de lui un dernier regard, afin de s’assurer qu’il était bien seul, et reprit sa marche en murmurant à demi-voix :

— Je suis fou ! qu’ai-je à craindre ? je suis bien armé ; d’ailleurs, je n’aurai jamais affaire qu’à un seul homme !

Au moment où il atteignait le pied de la falaise, le soleil disparaissait, la nuit était faite.

— J’ai trop tardé, reprit le bandit ; comment me diriger maintenant dans cet infernal chaos ?

Après trois ou quatre minutes d’hésitation, il continua cependant à longer le pied de la falaise, et arrivé à son extrémité, il poussa son cheval dans la mer ; l’animal commença par se raidir sur ses quatre pieds, allonger le cou et sentir l’eau en renâclant ; il était évident, que pour d’autres motifs que ceux de son maître, le cheval ne se souciait pas de s’avancer plus loin dans cette direction ; mais un violent coup d’éperon le contraignit à l’obéissance, et bien qu’en hésitant, il entra dans l’eau.

Pendant que ceci se passait au pied de la falaise, Pitrians toujours juché sur son observatoire, ne demeurait pas oisif ; à un certain moment une idée qui devait être très-singulière, ou plutôt très-excentrique, comme on dirait aujourd’hui, lui traversa sans doute le cerveau, car le jeune homme se mit joyeusement à rire ; puis il déroula la reata, en cuir tressé, qu’il portait attachée à sa ceinture, attacha solidement une des extrémités à une pointe de rocher, laissa pendre le reste par-dessus le plateau ; puis empoignant la reata des deux mains, il s’accroupit sur le bord de la falaise, passa par-dessus en faisant la culbute et se laissa doucement glisser dans le vide.

Le cheval de Bothwell, tout en tâtonnant et guidé avec précaution, avait réussi à tourner la falaise sans encombre ; bientôt le bandit découvrit l’ouverture de la caverne dans laquelle il se prépara à pénétrer.

Tout à coup le cheval fit un mouvement brusque qui faillit renverser son cavalier et s’affaissa sur ses jambes de derrière, en même temps, le bandit était saisi à bras-le-corps, par une étreinte puissante, irrésistible, et réduit à l’impuissance de faire le moins mouvement.

À peine cette surprise était-elle exécutée, qu’une voix railleuse dit à l’oreille du bandit, ces mots qui firent courir un frisson par tous ses membres, bien qu’ils n’eussent rien de menaçant en apparence :

— Eh bonsoir, cher monsieur Bothwell, comment cela va-t-il ? C’est bien charmant à vous, de venir faire visite à un ami dans le malheur.

— Démon ! fit le bandit, si tu ne m’avais pas pris à l’improviste !

— Mon Dieu ! que voulez-vous ? continua Pitrians du même ton goguenard ; il faut en prendre votre parti, cher maître ; mieux que personne, vous savez que la vie est une suite non interrompue de surprises agréables ou fâcheuses, selon les circonstances ; mais voyons, là franchement, donnez-moi votre avis, vous qui êtes connaisseur, comment trouvez-vous celle-ci ? pas mal exécutée, hein ? vous ne vous doutiez guère tout à l’heure, quand vous me cherchiez, de me rencontrer en train de me promener tranquillement sur la croupe de votre cheval ?

Tout en parlant ainsi, Pitrians avait forcé d’un vigoureux coup de talon le cheval à se relever et à pénétrer dans la grotte ; puis arrivé là, sans lâcher son prisonnier, le jeune homme s’était brusquement jeté de côté et l’avait ainsi entraîné dans sa chute.

À peine Bothwell fut-il à terre que Pitrians, sachant à quel homme il avait affaire, lui appuya lourdement le genou sur la poitrine ; tandis que d’une main, il le retenait immobile, de l’autre, il lui enlevait ses armes.

— À présent, compagnon, lui dit-il, relevez-vous et soyez sage ; mais d’abord croisez vos bras derrière le dos, afin que je vous les attache ; vous êtes un dangereux camarade, avec lequel ce serait folie de faire de la générosité ; allons, hâtez-vous d’obéir, sinon je vous brûle !

Le bandit contraint de s’exécuter, croisa ses bras sans répondre.

— Voilà qui est fait, reprit Pitrians ; attendez, nous n’en avons pas encore fini ensemble.

Le jeune homme battit le briquet et alluma une torche, qu’il plaça de façon à ce que la lueur ne fût pas aperçue du dehors.

— Là ! dit-il alors ; causons ; je ne vous cache pas que j’ai certains renseignements à vous demander, auxquels vous me ferez le plaisir de répondre catégoriquement ; c’est dans votre intérêt, que je vous donne ce conseil.

— Bon, répondit l’autre avec un sourire amer ; pourquoi répondrai-je à vos questions ? que je garde ou non le silence, il est évident que vous me tuerez, n’est-ce pas ?

— Je dois avouer, mon camarade, que vous avez deviné ; ce qui fait énormément d’honneur à votre perspicacité.

— Eh bien, si vous me tuez, pourquoi me fatiguerais-je à répondre à vos questions ?

— En ce moment, cher ami, vous me faites l’effet de manquer complètement de logique.

— Comment cela ?

— Dame ! je vous tuerai c’est vrai ; non pas parce que j’ai de la haine pour vous, je vous méprise trop pour cela ; mais parce que, à mon avis, vous êtes une bête venimeuse, et que je crois rendre un éminent service à la société en la débarrassant de vous, tout simplement. Ce point arrêté que je vous tue, je puis le faire tout d’un coup en vous cassant la tête avec ce pistolet, ou en vous bâillonnant, vous attachant une pierre au cou et vous jetant à la mer ; enfin j’ai mille manières de vous tuer raide.

— Ah ! fit-il sourdement.

— Oui, mais il y a cent mille façons dont je puis faire usage, pour vous infliger un martyre terrible, et vous contraindre à appeler la mort longtemps avant qu’elle daigne vous répondre. Me comprenez-vous bien ? Il dépend donc absolument de vous de mourir d’un seul coup, sans souffrir, ou d’endurer un supplice de plusieurs heures. Vous étiez flibustier, frère de la Côte, avant que de vous faire espion et mouchard ; vous rappelez-vous les supplices que les Caraïbes infligent à leurs prisonniers ? Eh bien ! c’est une torture de ce genre que je tiens en réserve pour vous, si vous m’y contraignez ; vous voyez donc que vous avez tout à gagner à répondre à mes questions.

Le visage du bandit était décomposé par la rage ; la certitude de son impuissance le rendait presque fou.

— Oh ! démon ! s’écria-t-il, tue-moi puisque tu me tiens ! si tu me laisses échapper…

— N’achevez pas, cher monsieur, c’est inutile ; interrompit placidement Pitrians, je vous donne ma parole d’honneur et de frère de la Côte, que vous ne sortirez pas vivant de cette caverne, dans laquelle vous êtes si bêtement entré ; définitivement voulez-vous me répondre, oui ou non ?

— Interroge, goddam ! puisqu’il le faut ! mais tu t’engages à me tuer raide ?

— Tout ce qu’il y a de plus raide, sois tranquille ; répondit Pitrians avec un charmant sourire. Procédons par ordre ; où est mon camarade l’Olonnais ?

— Ah ! c’était donc l’Olonnais ! s’écria Bothwell en bondissant de fureur, et faisant un effort surhumain pour rompre ses liens.

— Oui, l’Olonnais, je puis vous dire cela, parce que je suis certain que vous n’irez pas le répéter ; calmez-vous et répondez-moi.

— L’Olonnais est prisonnier dans la forteresse, dont il ne sortira, que pour être pendu.

— Amen ; dit Pitrians avec onction ; mais cela n’est pas fait encore ; entre la coupe et les lèvres, il y a un abîme. C’est étonnant, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, comme je trouve des proverbes depuis que je suis déguisé en Espagnol, cela tient à l’habit probablement ; puis s’adressant au bandit : Quand l’Olonnais doit-il être pendu, cher ami ?

— Dans deux jours, trois au plus tard.

— Bon ; alors me voilà tranquille ; il est bien possible, que d’ici là d’autres se balancent à sa place au bout d’une corde.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’est-ce que cela vous fait, cher monsieur ? arrivons à vous ; qui vous a envoyé à ma recherche ?

— Le Chat-Tigre.

— Toujours malin comme un singe ce Chat-Tigre, fit Pitrians en raillant ; je ne connais personne pour réussir comme lui à faire des pattes de chat de ses amis. Il se serait bien gardé de se fourrer lui, dans un pareil guêpier ! Ma foi, cher monsieur, vous êtes trop bête, vous n’avez que ce que vous méritez ; mais comment êtes-vous venu tout droit ici ?

— Le Chat-Tigre m’a enseigné cette caverne, et m’a assuré que je vous y rencontrerais.

— Eh bien, vous le voyez, il n’a pas menti ; seulement il y a une variante, c’est moi qui vous ai rencontré. Comment le Chat-Tigre connaissait-il cette caverne ?

— Je l’ignore, il ne m’a rien dit à ce sujet.

— Et il vous a envoyé ainsi tout seul, pour me prendre ?

— Oui.

— Eh bien, cher monsieur, tout ce que je vois de plus clair là-dedans, c’est que votre digne ami éprouvait le besoin de se débarrasser de vous ; où est le Chat-Tigre ? que fait-il ?

— Il est à la Vera-Cruz, chef de la police secrète du gouverneur ; il porte le titre de capitaine et le nom de Peñaranda.

— Fort bien.

— Allons finissons-en ; je suis aussi fatigué de vous, que vous devez l’être de moi ?

— Puissamment raisonné, mon maître ; si vous vous rappelez quelque prière, marmottez-la, et recommandez votre âme au diable ; je vous accorde cinq minutes pour la lui jeter à la tête.

— Je n’ai jamais su de prières, je n’ai à me recommander ni à Dieu ni au diable, ils n’existent pas plus l’un que l’autre !

— Ce sont là vos opinions religieuses ? je ne vous en fais pas mon compliment.

Le bandit haussa les épaules.

— La mort n’est rien, dit-il, c’est la fin d’une vie misérable, le commencement du sommeil éternel, c’est-à-dire du néant ; maintenant faites de moi ce que vous voudrez, je ne répondrai plus.

— Levez-vous ; dit Pitrians.

Bothwell se leva.

— Je veux que vous mourriez comme un homme, et non comme un veau à l’abattoir, dit Pitrians.

Et il détacha la corde qui lui garrottait les bras ; le bandit sourit avec dédain en haussant les épaules.

Pitrians se recula de quelques pas et arma ses pistolets.

Bothwell épiait tous ses mouvements, il se ramassa sur lui-même, et s’élança par un bond de tigre, vers l’entrée de la caverne.

Deux coups de feu éclatèrent, le bandit roula sur le sol en poussant un cri d’agonie horrible ; il se débattit pendant quelques secondes, puis demeura immobile.

Il était mort !

La première balle lui avait fracassé le crâne, la seconde traversé le cœur.

Un cri assez rapproché répondit à celui poussé en tombant par le bandit.

— Eh ! qu’est cela ? murmura Pitrians en rechargeant vivement ses pistolets ; ce misérable m’a-t-il menti ? aurait-il des complices embusqués aux environs ?

— Ne tirez pas ! ne tirez pas ! c’est un ami !

— Cordieu ! s’il en est ainsi, nous allons avoir une belle bataille !

— Ne tirez pas ! c’est un ami ! reprit la voix, se rapprochant rapidement.

— Il me semble que je connais cette voix-là ? fit Pitrians en se mettant prudemment sur la défensive.

— Eh compère ! répondez donc si vous n’êtes pas mort ! c’est moi Pedro Garcias !

— Ah ! fit le jeune homme avec soulagement, j’aime mieux cela ; arrivez ! arrivez, don Pedro, ajouta-t-il à haute voix, je suis vivant grâce à Dieu !

— Que Nuestra señora de Guadalupe soit bénie ! dit le Mexicain en apparaissant à l’entrée de la grotte ; Caraï ! il y a assez longtemps que je vous cherche !

Il trébucha contre le corps du bandit.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il ; un cadavre ! il y a donc eu combat ?

— N’avez-vous rien entendu ?

— Si fait deux coups de feu.

— Eh bien ! regardez cet homme, vous reconnaîtrez une ancienne connaissance.

L’haciendero prit la torche, et se pencha sur le corps qu’il examina pendant quelques secondes.

— Eh ! eh ! fit-il, je crois bien que je le reconnais ; allons, il y a une justice au ciel, puisque ce misérable a enfin reçu son châtiment ; mais comment s’est-il trouvé ici ?

— Dame ! il y est venu tout seul ; ce n’est pas moi qui suis allé le chercher.

— Je comprends cela ? mais pourquoi est-il venu ?

— Pour m’arrêter.

— Lui tout seul ?

— Mon Dieu, oui.

— Alors il était fou !

— C’est ce que je lui ai dit ; il n’a pas voulu me croire.

— Oui, et vous le lui avez prouvé ; eh bien ! tant pis pour lui, et tant mieux pour vous ; c’est un bandit de moins ; par malheur il n’en manque pas d’autres de son espèce, ainsi n’en parlons plus.

— Pardon, cher don Pedro, parlons-en au contraire ?

— Bon ! pourquoi cela ?

— Parce que vivant je me souciais très-peu de sa compagnie, et que mort, je ne m’en soucie plus du tout.

— Et vous voulez vous en débarrasser ? ce n’est pas difficile, il ne s’agit que de lui attacher une pierre au cou et le jeter à la mer.

— C’est ce que je vais faire ; je ne me soucie pas qu’on le trouve ici.

— Mais j’espère bien que vous n’allez pas y rester ?

— Dame ? où voulez-vous que j’aille ? je suis étranger dans ce pays.

— Vous allez revenir avec moi, mon maître. J’ai promis à votre compagnon de vous cacher en lieu sûr, je tiendrai ma promesse.

— Vous avez vu mon compagnon ?

— Oui ; je n’abandonne pas mes amis dans le malheur, moi. Je ne sais pas qui vous êtes ni l’un ni l’autre ; je ne veux pas le savoir. Peut-être si je cherchais bien, finirais-je par le deviner ; mais j’ai pour habitude de ne jamais m’occuper de ce qui ne me regarde pas ; et puis vous êtes de franches natures et vous me plaisez ; ainsi laissons tout cela pour nous occuper de nos affaires présentes.

Au moyen de la reata de Pitrians le cadavre de Bothwell fut ficelé comme une carotte de tabac ; on lui attacha une pierre au cou, puis lorsqu’il eut été placé en travers sur la croupe du cheval qui l’avait conduit dans ce lieu, où il devait trouver la mort ; l’haciendero se mit en selle, sortit de la grotte, fit avancer le cheval assez loin dans la mer pour qu’il perdît pied et lorsque l’animal eut nagé pendant environ dix minutes en avant, le Mexicain laissa tomber le cadavre à l’eau et s’en revint vers le rivage où Pitrians l’attendait ; arrivé là, il mit pied à terre.

— Que faisons-nous du cheval ? demanda l’haciendero.

— Pauvre bête, il n’est pas coupable, lui ! retirez-lui la selle et la bride, et abandonnez-le à son instinct, il saura bien retrouver son corral.

— Vous avez raison, señor, pas plus que vous, je n’aurais le courage de tuer ce pauvre animal ; laissons-le donc libre. Qu’on le retrouve ou non, notre position est tellement mauvaise qu’elle ne peut guère empirer. D’ailleurs qui s’intéressera au sort d’un drôle, comme celui que nous venons de jeter à la mer ? personne.

Tout en discourant ainsi, l’haciendero avait désellé l’animal, et lui appliquant une forte claque sur la croupe.

— Allons, dit-il, va ! te voici libre !

Le cheval poussa un hennissement joyeux, fit deux ou trois courbettes, en lançant des ruades à droite et à gauche ; pointa les oreilles, s’élança au galop, et détala avec rapidité dans la direction de la Vera-Cruz.

— Le voilà parti, dit l’haciendero, demain à l’ouverture des portes de la ville, on le trouvera ; avez-vous un cheval ?

— Oui ; il est caché à quelques pas d’ici sous le couvert.

— Hâtez-vous de l’aller chercher, il faut que nous partions ; Caraï ! j’ai eu une bonne idée, d’aller boire un verre de tepache chez mon compère ; sans cela je ne vous aurais jamais trouvé.

Une demi-heure plus tard, les deux hommes arrivaient à Medellin, sans avoir rencontré âme qui vive sur leur chemin ; et l’haciendero introduisait Pitrians dans sa maison où il l’installait, dans une chambre secrète, connue de lui seul, et si adroitement dissimulée, au milieu des autres appartements, qu’il était impossible de la découvrir.