Les rois de l'océan : L'Olonnais/00/2

E. Dentu (1p. 14-28).

II

OÙ LES EXPLICATIONS DU DOCTEUR SONT BRUSQUEMENT INTERROMPUES

La situation dans laquelle se trouvaient placés ces deux hommes, inconnus peut-être l’un à l’autre ; dissimulant leurs traits sous un masque et échangeant de mordantes railleries au chevet de cette malade, plongée dans un sommeil si profond qu’il ressemblait presque à la mort ; avait quelque chose d’étrange et de sinistre, qui aurait fait courir un frisson de terreur dans les veines de quiconque aurait pu les voir.

Non-seulement ils se sentaient adversaires, mais ils se pressentaient ennemis.

Tous deux, sans doute, avaient pris leur parti, peut-être même leurs précautions à l’avance ; dans leur for intérieure, ils se croyaient, l’un et l’autre, certains de sortir à leur avantage de ce singulier tournoi.

Mais cette lutte ne pouvait se prolonger encore longtemps ; l’heure approchait où le médecin se verrait contraint de donner tous ses soins à la malade ; de son côté, le marin, sous son apparente indifférence, cachait un effroi réel. Comment se débarrasser de ce témoin incommode qui semblait avoir percé à jour son incognito et être le maître de son secret ?

Rompre brusquement l’entretien ? passer de la parole aux actes ? obtenir par la force ce que son adversaire n’avait pas voulu accorder à la conciliation et aux offres brillantes qui lui avaient été faites ?

Le marin roulait toutes ces pensées dans sa tête avec une ardeur fébrile, attendant, pour prendre une décision, que son adversaire se fût enfin résolu à lui donner le mot de cette énigme indéchiffrable, et à laisser échapper sa pensée tout entière.

Alors, connaissant la portée du danger dont, jusque-là, il n’avait été menacé que d’une façon ambiguë, il pourrait prendre d’énergiques dispositions et employer même, s’il le fallait, les moyens les plus extrêmes pour échapper à ce danger.

Arrivé à un certain degré de surexcitation morale, l’homme ne recule plus devant rien ; quelles que soient les barrières qu’on lui oppose, il les brise, ou meurt.

Telle était, en ce moment, la situation d’esprit du marin ; cependant, par un effort suprême de volonté, il renfermait toute émotion en lui-même ; avant tout, il voulait savoir ; cette raison suffisait pour maintenir sa colère et l’empêcher d’éclater au dehors.

Le médecin semblait être très-sérieusement occupé à tisonner ; après s’être acquitté, à sa satisfaction, de cet important devoir, il se redressa, consulta sa montre, jeta un regard sur la malade, se tourna vers le marin, toujours renversé, les yeux fermés, sur le dossier de son fauteuil, dans la position d’un homme endormi, toussota deux ou trois fois, sans doute afin de s’éclaircir la voix, et, tous ces préliminaires terminés, il entama enfin son récit :

— Monsieur, dit-il d’une voix mielleuse, dans laquelle cependant perçait une fine pointe d’ironie, je n’abuserai pas longtemps de votre patience. Pour qu’une anecdote soit bonne, elle doit, avant tout, être courte ; celle que vous allez entendre remplit complétement cette condition : en apparence, ce n’est que l’histoire assez vulgaire d’une jeune fille séduite, trompée et peut-être pis, par l’homme auquel elle avait donné son cœur ; événement ordinaire, presque banal, tant il est fréquent de nos jours, et dont je ne voudrais pas vous ennuyer, si l’histoire dont il est question ne sortait pas de la vulgarité de toutes ces intrigues de ruelles ; à cause de la sagesse, du dévouement de la pauvre enfant, d’une part, et de l’autre, par la déloyauté de son lâche séducteur.

— Hein ? qu’avez-vous dit ? s’écria le marin d’une voix menaçante, en se redressant brusquement.

— J’ai dit la déloyauté de son lâche séducteur ; reprit le médecin d’un ton paterne.

— Continuez.

— Cela vous intéresse déjà ?

— Peut-être ; vous avez un but, en me racontant cette soi-disant histoire…

— Pardon, monsieur, véridique histoire, s’il vous plaît.

— Soit ! je vous le répète, vous avez un but ?

— Oui, monsieur.

— Quel est-il ?

— Je vous laisse, monsieur, le soin de le comprendre ; du reste, voici le fait en deux mots : vous m’arrêterez, lorsque vous le jugerez à propos.

— Pourquoi supposez-vous que je puisse vous interrompre ?

— Qui sait ? Peut-être ce récit n’aura-t-il pas le bonheur de vous plaire ; d’ailleurs, rien ne m’est plus facile que de me taire.

— Pardon, monsieur, vous avez voulu parler, malgré mon désir de ne pas entendre ce récit ; vous avez commencé, il faut finir ; c’est moi, maintenant, qui exige que vous terminiez cette histoire ; vous avez prononcé deux mots dont je veux avoir l’explication.

— J’y consens, monsieur ; d’autant plus que ces deux mots qui vous semblent si forts, me paraissent trop doux, à moi, pour qualifier le crime dont le héros de cette malheureuse histoire s’est rendu coupable : Un jeune homme, vivement poursuivi par la maréchaussée ; blessé de deux coups de feu ; n’ayant plus à la main que le tronçon de son épée ; sentant ses forces l’abandonner, car tout son sang s’échappe en bouillonnant de ses blessures ; près de succomber ; sans autre espoir que la mort, s’il tombe aux mains de ceux qui le pressent et qui ne lui feront pas de grâce ; car, tout en fuyant, il a tué trois des leurs, et grièvement blessé un quatrième ; cet homme est providentiellement sauvé par un inconnu, qui s’élance d’un taillis, bondit sur les archers et les met en fuite, après une lutte opiniâtre qui ne dure pas moins d’un quart d’heure, et dont il ne sort vainqueur qu’au prix d’une blessure profonde au bras droit ; ce jeune homme, étendu sur la route, presque sans vie, est relevé par l’inconnu qui, malgré sa blessure, le charge sur ses épaules, et, après avoir fait des efforts gigantesques, et failli tomber épuisé lui aussi, le transporte dans un château voisin ; château habité par sa mère, sa jeune sœur et quelques domestiques. Là, les soins les plus délicats sont prodigués au jeune homme ; on lui offre l’hospitalité la plus grande, et, pour le soustraire aux recherches, on l’établit dans la chambre secrète du château. Deux jours après ces événements, la maréchaussée se présente ; le jeune homme si noblement recueilli, est un criminel d’État ; sa tête est mise à prix ; son sauveur apprend alors son nom, qu’il n’a pas voulu lui demander ; une haine implacable sépare les deux familles ; elles sont ennemies irréconciliables ; la pensée d’une vengeance facile et d’une trahison ne traverse pas, une seconde, l’esprit de l’homme qui a reçu son ennemi sous son toit ; les archers fouillent le château du haut en bas, et se retirent enfin, désappointés parce qu’ils n’ont rien découvert. Comment le héros de cette histoire a-t-il reconnu la grandeur d’âme de son sauveur ? Par une lâche et infâme trahison, en séduisant la sœur de l’homme auquel il devait la vie ; cette jeune fille pure, innocente, dévouée, était chargée, avec sa mère, de veiller sur le blessé, de le soigner ; car on n’osait mettre personne dans la confidence ; tour à tour, jamais ensemble, de crainte d’éveiller les soupçons, la mère où la fille se rendaient dans la chambre secrète, et portaient des consolations au blessé ; ce fut pendant ces entrevues que cet homme, dont l’âme, flétrie par la débauche, ne possède plus un sentiment généreux, s’empara traîtreusement du cœur de la jeune fille, et lui fit oublier ce qu’elle se devait à elle-même, et à ceux dont elle porte le nom, jusque-là sans tache ; cette action fut d’autant plus lâche, ce crime plus infâme, que la malheureuse enfant était seule avec sa mère, sans protecteur et sans appui. Son frère avait été contraint de quitter la France à l’improviste, douze jours à peine après avoir donné l’hospitalité à l’homme qui devait porter la honte et le déshonneur sous son toit ; et il le savait, le misérable, car, avant de partir, son généreux sauveur avait pris congé de lui en lui disant ces nobles paroles : Nos familles ont été longtemps ennemies ; après ce qui s’est passé, nous ne pouvons plus nous haïr, nous sommes frères ; je vous confie ma mère et ma sœur, adieu !

— Monsieur ! s’écria le marin avec violence, en se levant brusquement, prenez garde !

— Que je prenne garde ?… à quoi, s’il vous plaît, monsieur ? répondit paisiblement le médecin ; douteriez-vous, par hasard, de l’authenticité de cette histoire ? Cela vous serait difficile, monsieur, car toutes les preuves sont entre mes mains, ou à peu près, ajouta-t-il d’un ton sarcastique.

Le marin se dressa, comme poussé par un ressort ; il lança un regard étincelant à son impassible interlocuteur, et, mettant sa main sous sa jaquette comme pour y prendre une arme cachée :

— Non, monsieur, dit-il avec un accent glacé, je n’ai pas le plus léger doute sur l’authenticité de l’histoire qu’il vous a plu de me raconter, et la preuve…

— C’est que si je n’y prends pas garde, interrompit froidement le médecin, vous allez m’assassiner.

— Monsieur ! fit le marin, avec un geste de dénégation indignée.

— Pas de cris, monsieur ; songez à l’infortunée qui repose sur ce lit de douleur ; reprit le docteur toujours ironiquement bonhomme ; cessez de tourmenter votre poignard dont vous ne vous servirez pas contre moi ; reprenez votre place sur ce fauteuil, et expliquons-nous ; croyez-moi, cela avancera plus vos affaires que le sanguinaire projet qu’en ce moment vous roulez dans votre tête.

— Assez d’insultes comme cela, monsieur ! je n’ai qu’un mot à dire, qu’un geste à faire…

— Je le sais ; mais ce mot, vous ne le direz pas ; ce geste, vous n’oserez point le faire.

— Vive Dieu ! c’est ce que nous allons voir !

Il se détourna et s’élança vers la porte.

— Vous préférez que, devant vos complices, j’enlève mon masque ? à votre aise, monsieur.

— Que m’importe que vous enleviez votre masque devant mes gens ? Avez-vous la prétention de m’effrayer par cette sotte menace ?

— Non, certes ; mais peut-être regretterez-vous bientôt d’avoir mis vos gens, ainsi que vous les nommez, dans le secret d’une affaire que, par considération pour deux nobles races, par amitié pour votre père, j’aurais voulu terminer sans éclat et avec vous seul.

— Mon père ! vous me parlez de mon père, vous, monsieur !

— Pourquoi ne vous en parlerais-je pas, puisque je suis un de ses plus anciens et de ses plus fidèles amis ? répondit le médecin avec une nuance de tristesse.

— Monsieur, dit le marin, d’une voix que la colère faisait trembler, je vous somme de me montrer votre visage, afin que je sache qui vous êtes. Oh ! vous ne vous jouerez pas plus longtemps de moi !

— Ce n’est pas mon intention, et la preuve, la voici ! ajouta-t-il, en ôtant vivement son masque. Maintenant regardez-moi, monsieur le prince de Montlaur !

— Le docteur Guénaud, le médecin de la reine mère et de monsieur le cardinal ! s’écria avec épouvante celui auquel on venait de donner le titre de prince.

— Oui, monsieur, reprit le médecin, un peu pâle peut-être, car l’assaut avait été rude, mais toujours froid et digne.

— Vous ici ? vous ! oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il en se laissant tomber avec abattement sur son siége ; que venez-vous faire dans cet antre ?

— Vous empêcher de commettre un crime.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! répétait-il, sans même savoir ce qu’il disait, je suis perdu !

— Non, vous êtes sauvé, au contraire. Suis-je donc votre ennemi, moi qui vous ai vu naître, qui vous ai reçu dans mes bras ; quand votre mère vous mit au monde ?

— Que faire ?… reprit-il, en arrachant violemment son masque et recommençant à marcher avec égarement à travers la chambre.

— M’écouter, et surtout, vous calmer, mon enfant ; répondit le médecin avec une indicible expression de bonté.

— Que pourrez-vous me dire, docteur ? Vos consolations, si affectueuses qu’elles soient, car je sais que vous m’aimez, cent fois vous me l’avez prouvé ; vos consolations n’atteindront pas le but que sans doute vous vous proposez ; mon crédit à la cour est à tout jamais perdu maintenant ; je suis déshonoré ; je me suis laissé entraîner au fond d’un gouffre dont je ne puis sortir que par la mort.

— Vous divaguez, Gaston ; votre crédit est aussi fort que jamais ; la reine et le cardinal ignorent tout ; quant à votre honneur, il est sauf, puisque ce crime qu’on vous poussait à commettre, maintenant…

— Oh ! je vous le jure ! s’écria-t-il avec exaltation ; pauvre chère ange ! je la défendrai contre tous, même…

— Contre votre frère ; c’est bien, Gaston ; je retiens votre parole et j’y compte.

— Mais dites-vous vrai ?… mon crédit à la cour…

— Ai-je jamais menti ?

— Pardonnez-moi, mon vieil ami, je suis fou.

— Maintenant, voulez-vous m’écouter ?

— Oui, car j’ai hâte de savoir par quel hasard ou plutôt quelle fatalité, vous vous trouvez mêlé à tout ceci.

— Il n’y a ni hasard, ni fatalité, mon ami ; ainsi qu’on vous l’a dit, sans doute, je suis originaire de cette province, où je possède quelques propriétés. Une de ces propriétés, où je me rends, chaque fois que les devoirs de ma charge me laissent quelques jours de liberté, est située aux environs de Luçon, à deux portées de fusil au plus du château héréditaire des comtes de Manfredi-Labaume, qui, ainsi que vous le savez mieux que personne, vous, leur ennemi implacable, ont suivi la reine Catherine de Médicis lorsqu’elle vint en France.

— Cette haine est ancienne, docteur ; elle date de la Saint-Barthélemy.

— Je le sais ; vous étiez huguenots alors, tandis que les Manfredi-Labaume, alliés de très-près à la reine, étaient, ce qu’ils sont encore, de zélés catholiques ; mais laissons cela, quant à présent ; aujourd’hui vos deux familles sont de la même religion ; depuis longtemps déjà cette haine devrait être éteinte.

— Quant à moi, je vous assure, docteur…

— Oui, oui, dit celui-ci avec ironie ; mais vous avez, convenez-en, une singulière façon de renouer les relations ; je vous le répète, laissons cela ; je suis l’ami intime de cette famille, le parrain de la pauvre Sancia ; c’est elle qui m’a tout confié ; ce secret, je l’ai précieusement conservé dans mon cœur ; moi seul le possède…

— Vous vous trompez, docteur, dit une voix rude et menaçante ; ce secret, je le sais aussi, moi !

Les deux hommes frissonnèrent comme s’ils eussent été piqués par un serpent, et ils se tournèrent vivement vers le fond de la chambre où un homme se tenait immobile, soulevant de la main gauche un pan de la tapisserie.

— Oh ! voilà ce que je redoutais ! murmura le docteur avec une expression de douleur navrante.

— Ludovic de Manfredi-Labaume ! s’écria le prince avec stupeur, Ah ! vous m’avez trahi, docteur !

— Personne ne vous a trahi, monsieur le prince de Montlaur, dit sévèrement l’homme qui était apparu d’une façon si étrange. Sancia m’a écrit, à moi ; ne suis-je pas son frère, le chef de la famille, responsable de son honneur ?

Il laissa alors retomber le pan de la tapisserie devant l’entrée secrète qui lui avait livré passage, traversa la chambre d’un pas de statue, et poussa les verrous de la porte.

— Je prends mes précautions pour que nous ne soyons pas interrompus pendant notre explication, dit-il froidement aux deux hommes, qui le regardaient faire avec une surprise mêlée d’épouvante.

— Je suis à vos ordres, monsieur le comte, dit le prince en se levant.

Les deux ennemis se toisèrent un instant, sans prononcer une parole ; mais les regards fauves qu’ils échangeaient montraient clairement la haine implacable qui dévorait leur cœur.

Henri-Charles-Louis-Gaston de la Ferté, comte de Chalus et prince-duc de Montlaur, appartenait à une des plus nobles et des plus anciennes familles du Poitou : celle des princes de Talmont, dont, en sa qualité de premier-né, il était l’héritier direct ; famille alliée à tout ce que la France possédait alors de plus grand et de plus justement renommé en fait de noblesse ; jouissant d’une fortune incalculable et d’une influence immense dans les provinces de Poitou et d’Anjou, où elle avait toujours joué un rôle important.

Le prince de Montlaur était un élégant gentilhomme, de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux traits mâles, au teint blanc et pur comme celui d’une femme ; ses yeux noirs, bien ouverts, dont les longs cils faisaient ombre sur ses joues, avaient le regard doux et caressant, mais qui prenait un éclat terrible sous l’impression de la colère ; sa chevelure brune, naturellement bouclée, s’éparpillait en touffes parfumées sur ses épaules ; sa moustache, coquettement retroussée, imprimait à sa physionomie un cachet de crânerie qui lui donnait un charme extrême.

Le costume grossier qu’il portait en ce moment, loin de lui être désavantageux, faisait, au contraire, ressortir ses formes réellement exquises et la noblesse innée de ses moindres gestes.

Le comte Ludovic de Manfredi-Labaume, par ses allures et sa prestance, était l’opposé le plus complet du prince de Montlaur : soigneusement enveloppé d’un caban de marin, sans doute pour se garantir des atteintes glaciales de la brise qui, au dehors, soufflait en foudre, il avait la tête abritée par un de ces chapeaux de toile goudronnée auxquels les matelots donnent le nom de Surouest, et dont les ailes retombent par derrière jusqu’au milieu du dos ; de larges hauts-de-chausses, serrés aux hanches par une ceinture en cuir jaune, dans laquelle étaient passés deux pistolets, une hache et un poignard, complétaient son costume.

Le comte, ainsi que nous l’avons dit, était d’origine italienne ; mais il appartenait à cette race blonde, si belle et si appréciée par-delà les monts, que Raphaël, à qui elle parut presque divine, fit toutes ses vierges blondes ; il paraissait doué d’une vigueur extraordinaire ; c’était un homme d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, trapu et solidement charpenté ; en entrant dans la chambre, il avait jeté son surouest sur un meuble, par un mouvement machinal ; ce qui permettait de voir sa tête, grosse, couverte d’une forêt de cheveux d’un blond fauve, dont les boucles épaisses tombaient sur ses épaules et se confondaient avec sa barbe, de même couleur, qu’il portait entière et longue ; ses yeux gris, bien ouverts, pétillaient d’intelligence et de finesse, quoique son regard fût droit et franc ; son front découvert, son nez un peu recourbé, aux narines mobiles ; sa bouche grande, aux lèvres rouges, sensuelles et aux dents bien rangées et d’une blancheur, éclatante, lui composaient une physionomie qui aurait été extrêmement sympathique, sans l’expression de dureté et d’énergie froide répandue sur ses traits, et qui donnait à son visage quelque chose de sévère et de sombre ; bien que la pluie, le soleil, le froid et le chaud eussent parcheminé sa peau, creusé sur son front des rides précoces et donné à son teint presque la couleur de la brique ; cependant, il était facile de reconnaître qu’il était jeune encore, et ne devait pas avoir plus de vingt-sept ou vingt-huit ans ; il avait cette vigueur de formes particulière aux marins ; des épaules légèrement voûtées d’une largeur peu commune ; des bras longs, cerclés de muscles entrecroisés, durs comme des cordes et terminés par des mains épaisses et nerveuses.

De même que tous les marins de profession, il marchait la tête un peu inclinée sur la poitrine, les jambes écartées, en se dandinant à droite et à gauche, par un mouvement cadencé, comme si, bien qu’en ce moment il fût à terre, le roulis de son navire continuait à se faire sentir pour lui.

— J’ai entendu toute votre conversation, dit-il d’une voix calme ; depuis deux heures, je me tiens embusqué comme un tigre qui guette, derrière cette tapisserie ; je n’ai, à la vérité, rien appris que je ne susse déjà ; mais je vous avertis, afin que nous venions vite au fait, et que nous ne perdions pas notre temps en paroles oiseuses ; vous devez avoir autant que moi hâte d’en finir, n’est-ce pas monsieur de Montlaur ?

— En effet, monsieur, c’est mon plus vif désir ; répondit froidement le prince.

— Ne craignez rien ; nous irons vite en besogne ; afin que vous ne vous trompiez pas à la portée de la démarche que je fais en ce moment, je dois encore vous avertir de ceci ; le vénérable abbé de Saint-Maur-lès-Paris, marquis de la Roche-Taillée, et votre frère, a eu, avec moi, une discussion un peu vive, à la suite de laquelle je lui ai passé mon épée à travers le corps.

— Monsieur ! s’écria le prince.

— Ne vous inquiétez donc pas de lui, continua le comte dont le sang-froid, en ce moment, semblait d’autant plus effrayant qu’il cachait une fureur terrible ; ce sera, dans quelques instants, l’affaire du docteur, je désire qu’il le guérisse, bien que je redoute le contraire.

— Monsieur le comte, interrompit le jeune homme avec colère, finissez, je vous prie, ces sarcasmes de mauvais goût ; je suis prêt à faire votre partie.

— Patience, mon gentilhomme, cela viendra bientôt, n’ayez peur ? reprit le comte, sans rien perdre de son impassibilité ; mais il nous faut procéder dans les règles : il me reste à vous avertir que vous n’avez à compter sur aucun de vos gens ; ils sont tous mes prisonniers ; votre lougre même est en mon pouvoir.

— À ce qu’il paraît, dit le jeune homme avec une ironie méprisante, vous exercez la piraterie jusque sur les côtes de France ; c’est bon à savoir !

— On fait ce qu’on peut, monsieur ; quant à ce dont vous me menacez, il est probable que ce ne sera pas vous qui dénoncerez le métier plus ou moins lucratif auquel je me livre. Aussi n’ai-je aucune inquiétude à ce sujet. C’est par suite d’une vieille habitude de prudence que j’ai fermé la porte de cette chambre ; en vous disant ce que je vous ai dit, et en agissant ainsi que je l’ai fait, j’ai voulu simplement que vous comprissiez ceci : nous sommes bien seuls, en face l’un de l’autre, armés de notre haine, sans secours possible, d’où qu’il vienne ; maintenant, monsieur le prince de Montlaur, si vous y consentez, nous allons un peu causer comme deux anciens amis que nous sommes. Ces dernières paroles furent scandées avec une intonation effrayante. J’attends ce que vous avez à me répondre, ajouta-t-il.

— Je serai bref, monsieur le comte, répondit le jeune homme avec une hauteur dédaigneuse ; ainsi que vous-même l’avez dit, toute explication serait oiseuse entre nous ; c’est une réparation qu’il vous faut, soit ! je suis prêt à vous la donner, aussi entière et aussi éclatante que vous l’exigerez.

— Voilà de belles paroles, monsieur, malheureusement vos paroles ne répondent que rarement à vos actions ; je ne sais pourquoi j’ai la conviction intime que, lorsque je vous aurai dit ce que j’exige de vous, vous ne me répondrez que par un refus.

— J’en doute, monsieur, car je vous le dis encore, je suis déterminé à vous satisfaire, quoi que vous me demandiez, une seule chose exceptée cependant.

— Ah ! fit le comte avec un ricanement sinistre, une restriction !

— Oui, monsieur, mais une seule ; en tout ce qui m’appartient en propre, qui m’est personnel, en un mot, je vous reconnais le droit d’exiger de moi ce qui vous plaira.

— C’est heureux ! murmura le comte avec amertume.

— Mais, continua le jeune homme, il est un bien auquel je ne puis toucher en aucune façon, parce qu’il n’est pas seulement à moi, mais est la propriété de toute ma famille, et m’a été légué par une longue suite d’ancêtres, pur et sans tache ; ce bien, c’est mon nom, que je ne puis ni souiller, ni avilir, parce que je dois, à mon tour, le léguer à ceux qui me suivront tel que je l’ai reçu.

— Ah ! je le savais ! s’écria fiévreusement le comte ; l’honneur de votre nom ! et l’honneur du mien, ce n’est donc rien à vos yeux ? Ne suis-je pas d’aussi bonne race, d’aussi haute lignée que vous ? Avez-vous pu supposer un instant que cette flétrissure que vous ne voulez pas subir, vous, traître et lâche, je l’accepterais, moi ! moi, que vous avez froidement déshonoré ! Ah ! c’est trop d’outrecuidance, mon gentilhomme !

— Que prétendez-vous donc, monsieur ?

— Ce que je prétends ! s’écria-t-il d’une voix vibrante, je vais vous le dire, monsieur le prince de Montlaur : je prétends vous rejeter à la face l’infamie dont vous avez osé couvrir mon nom, auquel je tiens, plus que vous ne tenez au vôtre, car toujours, j’ai su le porter haut, devant tous ! Je prétends vous imprimer un stigmate indélébile qui, partout et toujours, vous fera reconnaître au premier regard pour ce que vous êtes réellement : un traître, un lâche et un larron d’honneur !

— Monsieur ! s’écria le jeune homme, pâle de colère, de telles insultes ne demeureront pas impunies !

— Non, certes, reprit-il en ricanant ; rapportez-vous en à moi pour cela ; je suis de race italienne ; on dit là-bas, par-delà les monts, que la vengeance se mange froide et à petites bouchées ; ainsi ferai-je, sur mon âme ! je vous en donne ma foi de gentilhomme, et je ne me parjure jamais, vous le savez ; songez-y donc, monsieur, avant que de répondre par un refus à la proposition que je vais vous faire ?

Ces paroles furent prononcées avec une telle véhémence ; les traits du comte avaient pris une telle expression de férocité que, malgré tout son courage, le jeune homme sentit son cœur se serrer douloureusement : une sueur froide inonda son front pâle ; il eut peur.

Cependant il se raidit contre cette émotion qui le maîtrisait et s’emparait de tout son être ; ce fut le visage serein et la voix calme qu’il répondit :

— Trêve de menaces, monsieur ! je ne suis pas un enfant ou une femme craintive que l’on effraie avec des mots. Expliquez-vous une fois pour toutes : Qu’exigez-vous de moi ?

En ce moment, le docteur Guénaud qui, depuis quelques instants était demeuré penché avec anxiété sur le lit où gisait, sans mouvement, la malheureuse jeune fille, se redressa brusquement, et, s’élançant entre les deux hommes :

— Silence, messieurs ! s’écria-t-il avec autorité, silence ! voici arrivée l’heure où cette infortunée va devenir mère ; cessez ces cris et ces débats ; laissez-moi toute ma liberté d’esprit, pour accomplir le pénible devoir qui m’incombe, je vous l’ordonne au nom de l’humanité !

— Soit ! murmura le comte d’une voix sourde, venez, monsieur.

— Où me conduisez-vous ? demanda le jeune homme avec une appréhension secrète.

— Oh ! ne craignez rien, monsieur, reprit le comte avec un sourire ironique ; nous ne quitterons pas cette pièce. Nous nous dissimulerons seulement derrière les épais rideaux de cette alcôve, afin de laisser au docteur Guénaud toute la liberté qu’il réclame de nous et dont il a besoin, pour mener à bonne fin la rude besogne dont vous l’avez si malencontreusement chargé.

Le prince de Montlaur ne fit aucune objection ; il se contenta de s’incliner et de suivre le comte, auprès duquel il se plaça, dans l’angle le plus obscur de la chambre.

Là, ils demeurèrent tous deux immobiles et silencieux, l’épaule appuyée au mur, les bras croisés sur la poitrine, la tête basse, et réfléchissant profondément.

Quelles sinistres pensées roulaient ces deux implacables ennemis dans leur cerveau en feu, tandis que la sœur de l’un, qui était la maîtresse de l’autre, se tordait, sans en avoir conscience, dans les douleurs de l’enfantement ?

Quant au docteur Guénaud, il avait complétement oublié les deux jeunes gens ; l’homme avait disparu pour faire place au médecin ; il ne songeait plus qu’à la malade.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au dehors, la mer mugissait et se brisait avec fureur contre les rochers du rivage ; la pluie tombait et fouettait violemment les vitres ; le vent sifflait avec des plaintes sinistres : c’était une horrible nuit, qui remplissait l’âme de tristesse et de terreur !