Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre VI

CHAPITRE VI.


Vol sacrilège de la Congrégation. — Procès de Gagnon. — Plaidoyer. — Verdict.


Jusqu’ici nous avons fait réciter au complice lui-même cet horrible catalogue de crimes, mais pour les détails qui vont suivre nous adopterons pour un moment une autre forme de narration. Nous emprunterons nos renseignemens à la procédure même qui a eu lieu devant les tribunaux au sujet du Vol Sacrilège de la Congrégation, et nous donnerons un précis des témoignages tels qu’ils ont été publiés dans les journaux lors du procès.

Pendant la nuit du 9 au 10 Février, (1835,) la Chapelle de la Congrégation de Québec fut forcée par des Voleurs, qui en enlevèrent une lampe d’Argent valant £20 ; un crucifix, £10 ; une Statue de la Vierge, £50 ; quatre Candélabres, £10, et deux Chandeliers, £2 10s.

Le 29 Mars, (1837,) la Cour Criminelle de Québec s’est occupée du procès de Pierre Gagnon, accusé d’avoir participé avec Charles Cambray, Nicolas Mathieu et George Waterworth au vol sacrilège de la Congrégation. Le prévenu, jeune par les années, mais vieux dans le crime, ne paraît pas pour la première fois au banc des criminels, et sa contenance assurée indique assez qu’il est sur un terrain qu’il connaît. Sa physionomie repoussante et sa voix désagréable et particulièrement caractéristique annoncent un de ces hommes qui semblent nés pour le crime, et dont la carrière commence à la prison et finit à la potence.

Messire Cazault, Chapelain de la Congrégation Joseph Dubois, Sacristain ; Joseph Peticlerc, Syndic ; et Étienne Métivier, Gardien de la Chapelle sont entendus comme témoins, et constatent par leurs témoignages le vol en question et la valeur des effets enlevés.

George Waterworth, complice de ce crime, et qui s’est rendu témoin à charge dans l’espoir d’obtenir son pardon, raconte ainsi ce qu’il connaît de cette affaire :

Dans le mois de Février, (1835,) le témoin, Waterworth, demeurait avec Cambray. Le soir du vol de la Congrégation, ils se rendirent vers les huit heures chez Madame Anderson, où demeuraient alors Mathieu et Gagnon qu’ils trouvèrent à la maison. Ils burent ensemble, et une conversation à demi-voix s’engagea entre Cambray, Mathieu et Gagnon. Tandis que Madame Anderson était dans une autre chambre, ces deux derniers sortirent et revinrent un instant après avec un levier. Alors ils sortirent tous ensemble et se dirigèrent vers l’esplanade, après avoir passé la porte St. Louis. Ce ne fut que lors qu’ils arrivèrent près de la Chapelle qu’il fut résolu entr’eux de la voler. Il y avait alors quelqu’un près de là, ce qui les empêcha de s’y arrêter ; ils se dirigèrent vers la porte St. Jean et revinrent au même lieu par une autre rue. Mathieu et Gagnon s’approchèrent de la porte de l’Église, et y travaillèrent pendant quelque temps.

Quand la porte fût forcée, l’un d’eux s’approchant de Cambray et de Waterworth, leur dit : « maintenant que la porte est ouverte, vous pouvez venir. » Le témoin vit alors qu’on avait enfoncé une demi-fenêtre au-dessus de la porte, de manière à permettre à un homme d’y passer. Il pense qu’un des deux s’introduisit dans l’Église par cette ouverture et ouvrit la porte. Mathieu et les deux autres entrèrent, laissant Waterworth en sentinelle, pour donner l’alarme s’ils étaient découverts, ou terrasser à coup de bâton quiconque passerait seul. Les trois autres restèrent dans l’Église près de trois quarts d’heure. Ils avoient allumé une chandelle au moyen d’allumettes phosphoriques que Cambray avait achetées chez Sims. Quand ils sortirent, ils portaient ce qu’ils avaient enlevé dans des manteaux de femmes que Mathieu et Gagnon s’étaient procurés et dont ils étaient couverts avant le vol. Ils retournèrent tous ensemble par le même chemin à la maison de Madame Anderson, mais craignant d’être observés, ils transportèrent chez Cambray tout ce qu’ils avaient dérobé. Ils entrèrent dans une cour reculée, et s’étant introduits dans un hangar à foin, ils allumèrent une chandelle. Ce fut alors seulement que le témoin vit les objets emportés de l’Église, parmi lesquels étaient une image de la vierge, une lampe à chaîne d’argent et une quantité de chandeliers. Il s’éleva une difficulté au sujet de l’un de ces chandeliers : doutant qu’il fût d’argent, le témoin le brisa d’un coup de hache, et vit qu’en effet il n’était pas d’argent. Ils levèrent ensuite une partie du plancher de l’étable et y cachèrent les objets volés. Gagnon et Mathieu s’en retournèrent à leur logis et le témoin resta chez Cambray qui occupait alors le bas d’une maison, rue de l’Église, à St. Rock. Quelque temps après, Cambray et sa femme étant sortis un jour, Gagnon et Mathieu vinrent demander leur part des objets volés, ou bien de l’argent. Le témoin leur donna à chacun une ou deux piastres, leur disant de s’arranger avec Cambray pour le reste.

Waterworth et Cambray décidèrent plus tard de transporter leur argenterie à Broughton, où demeurait la famille du témoin. Ils se procurèrent deux barils, dans l’un desquels ils mirent de la boisson et dans l’autre les ornemens de l’Église.

Le témoin partit alors pour Broughton en carriole avec un charretier, emportant les deux barils et divers autres articles ; et y arriva le second jour, après avoir couché la veille à l’auberge de Morin, près de Ste. Marie. Il trouva chez lui, à Broughton, sa sœur, son beau-frère Norris, et le nommé Knox, son engagé.

Il entra les deux barils dans la maison, et dit à sa sœur d’en prendre soin. Il emplit une cruche de la boisson contenue dans l’un des barils, et se rendit avec cela chez le nommé Stevens, à l’extrémité du Township, avec sa sœur, son beau-frère, Knox et le charretier. Le témoin passa la nuit chez Stevens, et lorsque Knox sortit, il lui recommanda de cacher le plus grand baril dans la neige ; ce qui fût fait.

Quelques jours après Cambray arriva à Broughton, et lui et le témoin ayant caché le baril qui contenait l’argenterie, revinrent à Québec. À peine y étaient-ils arrivés, qu’ils apprirent que Carrier, le connétable, venait de partir pour Broughton. C’était le Mercredi des Cendres. Ils se mirent en route le lendemain, pour parer le coup par un moyen ou un autre, et firent près de 50 milles vers ce Township depuis cinq heures du soir jusqu’à une heure du matin. Sur la route ils rencontrèrent Carrier, et le témoin, se doutant d’où il venait, l’accosta et lui demanda où il était allé. Il répondit qu’il venait de Broughton, où il avait été envoyé pour plusieurs affaires.

Le témoin lui fit aussi d’autres questions, auxquelles le connétable ne répondit qu’évasivement. Waterworth, afin de s’assurer si Carrier n’avait point fait quelque découverte, feignit d’être ivre, et fureta la carriole du connétable sous le prétexte d’y chercher de la boisson, mais il n’y trouva rien. Cambray et le témoin continuèrent alors leur route vers Broughton, Arrivé chez lui, le témoin parla de la visite de Carrier. Son père lui dit que ce connétable était venu chez lui, et parut très affligé que sa maison, qui jusqu’alors n’avait jamais été suspecte, eût été l’objet des recherches de la police. Quand les deux associés virent que Carrier n’avait rien découvert, ils tinrent conseil ensemble, et Cambray partit pour Québec. Il revint à Broughton au commencement d’Avril, emportant avec lui deux creusets, un boisseau de charbon, et une paire de soufflets. La nuit suivante, Cambray, Norris, Knox et le témoin se rendirent dans le bois avec le baril et les divers objets apportés de Québec, allumèrent du feu dans une cabane à sucre, et essayèrent de faire fondre l’argenterie ; mais n’ayant pu y parvenir, il la brisèrent à coup de marteau, l’emballèrent avec soin, et Cambray et Waterworth la remportèrent à Québec.

Dans la nuit qui précéda le jour de Pâques les deux associés se rendirent avec leur argenterie aux Carrières du Carouge, enfoncèrent une petite maison destinée pour les ouvriers qui y travaillent, mais qui ce jour étaient absens, et y trouvèrent la clef d’une forge qui était près delà. Ils allumèrent du feu, mirent l’argenterie dans les creusets, et la battirent avec de lourds marteaux pour la faire fondre. Ils passèrent toute la journée du dimanche à cette opération, sans être troublés, et firent un feu si ardent qu’un des creusets éclata. Comme l’image d’un enfant que la vierge tenait dans ses bras résistait à l’action de la flamme et du marteau, Cambray la prenant entre ces mains dit à Waterworth : —

« Vois donc, ce petit malheureux ! Il va nous donner autant de trouble que Sidrach, Misach et Abdénago ! » Cependant vers le soir toute l’argenterie fut réduite en lingots, que Cambray remporta chez lui et qui sont restés en sa possession.


L’accusé transquestionne ici le témoin, comme suit : —

L’accusé : — Croyez-vous avoir une âme ?

Témoin : — Oui, je crois avoir une âme à sauver.

L’accusé : — N’avez-vous jamais fait de faux sermens.

Le témoin : — Non jamais.

L’accusé : — Quoi ! vous n’avez pas fait un faux serment, quand vous avez juré que Cambray n’était pas présent au meurtre de Sivrac ? N’y étiez-vous pas aussi ?

La Cour exempte le témoin de répondre à cette question.

Plusieurs témoins sont ensuite entendus pour corroborer le témoignage du complice : —

Madame Anderson, pour prouver l’entrevue des prévenus chez elle ; Cécilia Connor, George Hall, William Hall et Éliza Lapointe, pour confirmer les transactions qui ont eu lieu à Broughton ; et Réné Labbé, forgeron, l’opération faite dans sa forge le jour de Pâques.

L’accusé adresse alors au Jury le discours suivant, qu’il a écrit d’avance et qu’il tient à la main.

Messieurs du Jury : — C’est avec une douleur bien sincère que je me vois forcé de vous adresser la parole dans une occasion comme celle-ci, où il y va de ma vie, si vous me trouvez coupable de l’offence dont je suis accusé. Ma situation est d’autant plus pénible que je n’occupe ici que la place d’un autre, auquel on m’a substitué. Waterworth, le témoin du Roi dans cette cause, le seul témoin qui m’implique dans le vol sacrilège de la Congrégation, me fait occuper le rang d’un de ses parens, de Norris, le mari de sa sœur. Pour le sauver, il me perd ; pour ménager un parent, il livre un innocent au glaive de la justice. Je vous prie de bien faire attention à cette observation, et au caractère de celui qui dépose contre moi. C’est le même homme qui l’année dernière s’est parjuré devant cette Cour, lors qu’il osait dire que C… (Cambray) n’était pas l’auteur du meurtre de Sivrac, commis à Lotbinière, et dont lui-même était complice ; lorsqu’il jurait en face du ciel et des hommes qu’il lui avait vu acheter des cuillères d’argent que lui-même lui avait aidé à voler. Huit personnes auraient pu prouver ces faits et ce parjure, s’il m’eût été possible d’assigner des témoins ; mais enfermé depuis dix-huit mois dans la prison, sans argent et sans protection, que pouvais-je faire ? Les Subpœnas que je m’étais procurés quelques jours avant ce Terme m’ont été enlevés par mes Compagnons de prison. L’homme qui me dénonce est le même qui s’avoue le complice du vol commis chez Madame Montgomery ; c’est le brigand qui n’a plus honte d’avouer qu’il est entré dans une Église, pour y voler les choses saintes, et y insulter la divinité ; c’est lui qui était à la tête des vols nombreux commis à la Basse-ville, dans les Comptoirs des Marchands. Oui, c’est là l’homme qui jure sur sa conscience, en l’absence de tous autres témoins, que j’étais son complice, à la place de Norris, son beau-frère, qu’il a intérêt de cacher ; c’est-là l’homme dont vous avez à peser le témoignage. Rappelez-vous qu’il y a eu devant cette Cour même des exemples où des complices ont ainsi substitué des innocens aux véritables criminels. Dans le cas du vol de M. Masse à la Pointe Lévy, un témoin du Roi accusa quatre personnes qui n’avaient nullement trempé dans cette affaire, lorsque subséquemment une personne ayant rendu un témoignage bien différent, fit convaincre les véritables auteurs du crime, et sauva la vie à quatre innocens faussement accusés. L’homme qui s’était ainsi parjuré était le chef de l’entreprise de la Pointe Lévy, et il fut exécuté : c’était Ross, qui fit alors tant de sensation dans cette Ville. Rappelez-vous qu’il y a dans Québec un grand nombre de voleurs cachés, qui ont l’art de mettre sur le compte des vieux délinquans, qui ont souvent paru à cette barre, et qui sont aisément soupçonnés, les crimes qu’ils commettent dans les ténèbres. J’avoue que j’ai le malheur d’avoir une mauvaise réputation, et que j’ai déjà eu la disgrâce de paraître devant ce tribunal ; mais si j’ai été coupable, j’ai été bien puni. Si ma réputation est mauvaise, le soupçon tombe plus aisément sur moi ; un parjure a plus d’avantage à me charger de ses fautes, et à en écarter de lui la responsabilité. Ne faites donc pas attention à mon caractère passé, et daignez ne prendre en considération que ma situation actuelle.

Le soir du 10 Avril que le crime a été commis, je passai la nuit entière chez une Madame Anderson, avec une fille, qui aurait pu prouver ce fait, si elle n’était à présent dans l’État du Maine, ainsi qu’une autre fille du nom de Doren, que Waterworth battit si violemment dans un démêlé qu’il eût avec elle à mon occasion, que le lendemain elle fut trouvée morte dans la rue St. Louis. Je ferai pourtant entendre une femme du nom de Catherine Roque, qui coucha le même soir chez Madame Anderson. Après vous avoir ainsi exposé ma défence, je ne vous demande pas d’exposer votre conscience pour moi, mais seulement de me rendre justice ; et que Dieu vous aide.


L’accusé déclare qu’il n’a qu’un seul témoin à faire entendre, et demande au geôlier de l’envoyer chercher en prison ; C’est la nommée Catherine Roque : on la fait venir.

L’accusé : — Je vous demanderai, Mam’zelle Roque, si vous me connaissez ?

Le témoin : — Oui —

L’accusé : — N’étiez-vous pas chez Madame Anderson le 9 Février, il y a deux ans ?

Le témoin : — Oui —

L’accusé : — N’ai-je pas couché là ce soir-là ?

Le témoin : — Oui, je crois bien ; il y a deux ans, n’est-ce pas ?

L’accusé : — N’y suis-je pas resté toute la nuit ? N’étais-je pas îvre ?

Le témoin : — Je ne sais pas si vous y êtes resté toute la nuit, car j’étais bien en train moi-même ; je me suis couchée à six heures, et je ne me suis éveillée que le lendemain.

L’accusé : — C’est assez : je n’ai point d’autres questions à faire.

Durant le cours de ce procès, M. O. Stuart, Conseil de C . . . (Cambray,) prit une objection quant à l’un des chefs de l’acte d’accusation, celui de sacrilège, mettant en question si la Chapelle de la Congrégation doit être mise au rang des Églises, où la loi dit que des sacrilèges puissent se commettre ; et la Cour prit en délibéré cette question. L’honorable Juge Bowen récapitula ensuite aux Jurés les divers témoignages, et détailla longuement les divers points qu’ils avaient à considérer avant de rendre leur verdict, leur observant que le principal était sans doute la circonspection avec laquelle ils devaient recevoir le témoignage d’un complice. Il fit observer qu’on doit l’accepter ou le rejeter entièrement, selon qu’il est ou non exactement confirmé par d’autres témoignages. Il faut aussi prendre en considération, ajouta-t-il, le ton d’assurance, de modération ou de haine avec lequel un semblable témoignage est donné. En un mot, c’est une question délicate que chaque juré doit décider d’après sa propre conscience, qui lui dira sans doute : Cet homme dit la vérité, ou : Cet homme déguise la vérité.

Les jurés se retirent un instant et déclarent Pierre Gagnon coupable de sacrilège ou de grand larcin pour la valeur de £20, selon la décision ultérieure de la Cour sur l’objection prise par M. Stuart.