Les pirates du golfe St-Laurent/Pilleurs d’épave

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 49-54).

CHAPITRE VII

PILLEURS D’ÉPAVE


On mit une bonne heure à rallier la « Pointe-aux-Morts. »

Les rafales de vent d’est, après avoir subi des déviations multiples en se brisant sur les hauts rochers qui enserrent la baie de « Forteau », se transformaient, dans son estuaire, en tourbillons capricieux, en « sautes » imprévues, qui ne laissaient pas que d’embarrasser une petite embarcation.

Mais le capitaine Noël et son matelot avaient triomphé d’obstacles bien autrement redoutables, depuis qu’ils naviguaient…

Aussi, courbés sur leurs rames, ils poursuivaient imperturbablement leur route, sans souci des lames, sans égard à la bourrasque.

Comme ils approchaient des atterrages de l’est, une voix forte se fit entendre :

— C’est-il vous autres, les marsouins ?

Thomas répondit sur le même ton :

— Oui… Où êtes-vous ?… Allumez une torche, un fanal, quelque chose qui éclaire… On n’y voit rien.

Aussitôt la lumière d’un falot brilla au milieu des rochers, rendant visible la figure très pâle de Gaspard Labarou et la longue silhouette de Jean Bec.

— Vite, dépêchez ! commanda nerveusement Gaspard.

La chaloupe pénétra dans une anse et aborda de suite.

On la mit en sûreté, à l’abri du ressac.

Puis Thomas laissa tranquillement tomber de ses lèvres cette question :

— Eh bien, camarades, « ça y est-il » ?

— Viens voir ! fut la réponse laconique de Gaspard.

Et les deux compères, suivis de leurs matelots, escaladèrent le cap.

On s’avança jusqu’à la crête regardant le détroit ; et là, en dépit de la demi-obscurité, un spectacle terrifiant s’offrit aux regards…

À quelques encâblures, un grand navire gisait couché sur son flanc de bâbord, la proue tournée vers la « Pointe-aux-Morts » et la poupe regardant « Terre-Neuve. »

De toute évidence, le capitaine devait être un vieux loup de mer qui avait d’abord suivi la bonne course, au large des dangereux récifs de la pointe maudite, puis l’avait changée soudain en apercevant le fanal trompeur substitué par les « naufrageurs » à la lumière officielle de Forteau.

Le désastre était complet.

De ses trois mâts, le malheureux vaisseau n’en conservait qu’un debout.

Les deux autres, — celui de misaine et le grand mât, — gisaient, avec leurs voiles à moitié désemparée, rompus par tronçons, mais retenus les uns aux autres par les multiples cordages du gréement.

Thomas vit tout cela d’un coup d’œil.

Se tournant vers Gaspard :

— Et l’équipage ? demanda-t-il ?

— Oh ! l’équipage !… répondit celui-ci en haussant les épaules : il a bu un coup à la grande tasse… Rien à faire.

— C’est le sort des marins… murmura philosophiquement Thomas, dont la figure s’assombrit.

Puis, chassant vite cette pensée importune :

— À la goélette ! commanda-t-il. N’attendons pas que tout s’en aille au diable.

Chacun s’empressa d’obéir, sans se préoccuper de la tempête qui faisait rage.

En quelques minutes, l’appareillage était terminé.

Au reste, la seule voile déferlée fut le grand foc.

Tout de même, par une nuit semblable, il fallait n’avoir pas « froid aux yeux » pour oser sortir.

Mais il n’y avait pas à tergiverser : les nuits sont courtes en juin, et le travail à faire ressemblait un peu à la chasse des grands fauves de la « jungle », qui ne s’accomplit qu’à la faveur des ténèbres.

Tout marcha, du reste, comme sur des roulettes, — au dire de Jean Bec.

Le « Marsouin » accosta l’épave sous le vent, se trouvant ainsi à l’abri pour « opérer. »

Une heure se passa dans une activité fébrile, — car la mer commençait à baisser et la goélette pouvait demeurer échouée à côté du navire qu’elle pillait.

Puis, à un moment donné, le « Marsouin » se détacha du vaisseau naufragé, hissa sa misaine, hissa sa grand’voile, hissa ses focs, hissa toute sa toile, enfin, et s’éloigna vers le large, faisant jaillir sous ses joues alourdies deux gros bourrelets de vagues blanchissantes.

Le vautour lâchait son cadavre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Jean Brest ?

— Capitaine !

— As-tu soif ?

— Comme le sable du Grand-Désert, capitaine.

— Et toi, Jean Bec ?

— Oh ! moi… plus que ça : comme un fiévreux.

— Mes pauvres Jean-Jean, c’est l’eau salée que la brise nous envoie à la figure, ainsi qu’une mitraille : il faut que nous trouvions, dans ces diables de rochers, un trou où fourrer notre « Marsouin ». C’est qu’il a sommeil, le cher bateau, et besoin de repos.

— Pare à virer ! commanda en ce moment Gaspard, qui était au gouvernail.

Les matelots se précipitèrent aussitôt sur les écoutes.

Jean Bec saisit le grelin de tribord du clinfoc, Jean Brest celui de la misaine, puis les deux marins tinrent ces voiles « masquées » jusqu’à ce que la goélette eut fait son « abattée » vers son flanc gauche.

Alors on lâcha les écoutes de droite pour border celles du côté opposé.

Le « Marsouin » frémit, se pencha sous la pression de sa voilure ; puis, comme un coursier un instant retenu, il reprit son élan sur les flots bouleversés.

Bâbord amures, cette fois, on retournait à la côte du Labrador, — mais une bonne douzaine de milles en aval de la « Pointe-aux-Morts », que l’on venait de quitter.

— Savez-vous où va nous mener cette bordée vers le nord ? fit remarquer alors Thomas, d’un ton moitié figue, moitié raisin.

— Ma foi, non… répondit Jean Bec.

— Chez le diable ! ma vieille culotte de peau de rhinocéros… lui souffla dans l’oreille Thomas, qui se prit à ricaner silencieusement.

Jean Bec eut un léger tressaillement :

— Pour lors, capitaine… commença-t-il.

— Oh ! moi aussi ; Gaspard, de même ; ton cousin de Bretagne, également ; nous y allons tous.

— À la bonne heure ! fit insoucieusement Jean Bec.

Puis, se tournant vers son camarade, en vigie près des haubans de misaine :

— Hé ! là ! Jean Brest ?

— Présent !

— As-tu la conscience astiquée ?

— Heu ! heu ! pourquoi cette question ?

— C’est que le « Marsouin » nous mène au diable, tu sais !

— La bonne blague !… Tout de même j’espère bien que, dans une petite heure, ce brave bateau de « Marsouin » y jettera l’ancre, dans cette satanée baie du « Diable », que je commence à entrevoir là-bas, au bout de notre beaupré.

Et Jean Brest, après avoir indiqué du doigt une vague dépression de la côte nord, ramena sa main sur son estomac, qu’il se prit à frotter comiquement, disant d’une voix plaintive :

— J’ai bien hâte d’aborder le plancher des vaches, nom d’un tonneau, car il commence à faire rudement soif là-dedans !

— À qui le dis-tu ! Holà ! ouf ! gémit comme un écho Jean Bec.

— Encore un peu de patience, mes Jean-Jean, ânonna paternellement Thomas. Nous laisserons mollir le vent, dans cette aimable baie de l’amiral des Enfers, tout en mettant en perce un des tonneaux recueillis là-bas.

— Bravo ! « Vive le capitaine du « Marsouin », cria Jean Brest.

— « Captain Thomas for ever » !… Hurrah ! fit à son tour Jean Bec, qui, en sa qualité de Québecquois, avait une teinture d’anglais.

Et le « Marsouin », bondissant comme son homonyme amphibie sur les vagues démontées, filait toujours, filait éperdument !

Les hauts mornes de Terre-Neuve se noyaient peu à peu dans le brouillard, tandis que les falaises crayeuses de la rive nord accentuaient à vue d’œil leurs assises monumentales et leurs dentelures baignant dans la mer.

Thomas, connaissant mieux que son compère les abords de cette baie du « Diable » où l’on voulait faire escale, remplaça Gaspard à la roue.

Et tout le monde prit position en vue du mouillage : les matelots aux drisses, Gaspard au guindeau.

Le timonier, les deux mains sur la roue, attentif à la direction suivie par son vaisseau, scrutait du regard ce chaos rocheux où son œil exercé distinguait le thalweg assombri indiquant l’ouverture de la baie du « Diable. »

À une couple d’arpents des falaises, il commanda :

— Bas la misaine et la grand’voile ! Largue un peu les focs !

Aussitôt les poulies mises en jeu crièrent et les voiles des deux mâts tombèrent, en gros plis, sur le pont.

Le « Marsouin », se relevant d’aplomb, courut sur son erre et sous l’impulsion de ses voiles de beaupré jusqu’à toucher pour ainsi dire, la falaise… Alors, obéissant à son gouvernail, il décrivit une courbe sous le vent et s’engouffra dans une étroite baie en forme de C, qui le ramena finalement dans la direction nord-est, où il trouva enfin une eau calme, hors des atteintes de la tempête.

On laissa tomber l’ancre.

Et les quatre hardis aventuriers, bien qu’ils en eussent vu de « toutes les couleurs » depuis qu’ils parcouraient la « grande berceuse », ne purent s’empêcher de pousser un long soupir de soulagement.

Il était quatre heures du matin et le globe rouge-feu du soleil brillait déjà au-dessus des hauts massifs de Terre-Neuve.