Les pirates du golfe St-Laurent/Le phare

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 42-49).

CHAPITRE VI

LE PHARE


Qu’il pleuve, qu’il grêle ou qu’il tonne,
Par calme plat ou vent d’automne,
 Œil vigilant
 Toujours veillant,
Ton doux regard, dans la nuit sombre,
Phare brillant, éclaire l’ombre.

Ouvre tes yeux, timonier…
Ce feu là-bas, prisonnier,
 L’État l’allume
 Parmi la brume :
C’est le salut et c’est le port,
La récompense après l’effort.

Quand des cieux nous tombe la brume
Sur le grand fleuve au dos qui fume,
 Que son œil clos
 Se ferme aux flots,
Hardis marins, c’est le tonnerre
De son canon qui vous éclaire.

Aimez le Phare et son gardien
Quand vous perdrez le méridien
 Dans les nuits noires…
 Ah ! que d’histoires
Ils pourraient dire, ô matelots
Qui vous bercez au gré des flots !


La journée s’écoula sans amener rien d’extraordinaire, — si ce n’est toutefois le passage de deux vaisseaux : un paquebot charbonnier et une barque norvégienne.

Le premier filait à toute vapeur.

Le second, bonnettes déployées, semblait lui aussi pressé de sortir du détroit.

Évidemment ils sentaient sur leur poupe l’approche de la tempête, dont la voix mugissante prenait d’heure en heure des intonations plus menaçantes.

À la tombée de la nuit, il y eut détente, une sorte de relâche.

La brise parut mollir.

Mais Thomas, après avoir inspecté l’horizon de l’est, fit une moue qui semblait dire : Tu te reposes, ma gaillarde, mais c’est pour mieux travailler… quand le soleil n’y sera plus.

En effet, vers les huit heures du soir, alors que les grandes ombres projetées par les montagnes de la côte commençaient à s’allonger indéfiniment et que la vague froide des nuits du golfe s’étendait sur le détroit, le « nordêt », roi de ces parages, se reprit à souffler furieusement dans sa conque marine.

Le flot descendant, et rencontrant par là même cette haleine puissante qui semblait vouloir s’opposer à sa marche, se cabrait sous l’effort, se dressait en aigrettes, en pyramides, en mamelons, dont les sommets frangés d’écume s’apprêtaient avec mille bruits intraduisibles et retombaient sur le chaos liquide en une pluie sonore.

La nuit s’annonçait donc terrible, et vraisemblablement les marins engagés dans le détroit n’avaient qu’à gouverner juste, ou mieux qu’à se mettre à l’abri.

Mais le pourraient-ils avant d’atteindre, guidés par le phare, la baie de Forteau, où ils seraient en sûreté.

Là gisait le problème.

Question de vie ou de mort pour plusieurs de ces pauvres marins !

Affaire de gain ou de perte pour les affréteurs et les compagnies d’assurance !

Toutefois, ce tumulte des éléments dans le détroit n’empêcha pas, dès les premières ombres de la nuit, une petite embarcation, montée par deux hommes, de traverser la baie en ligne directe.

L’embarcation était la chaloupe du « Marsouin. »

Les deux hommes : Thomas Noël et le cuisinier Jean Brest.

Comme ils avaient dressé le mât et déployé une petite voile, la chaloupe eut tôt fait d’atteindre la rive opposée, où la mer était relativement tranquille.

On prit terre à quelque distance au nord du phare, dont le fanal projetait un immense cône de lumière blanche, s’élargissant au loin sur les eaux du détroit.

Il faut dire ici qu’à l’époque où se passaient les événements racontés dans cette véridique histoire, le luminaire officiel destiné à baliser les voies maritimes était loin d’avoir acquis ce degré de perfectionnement qu’il possède aujourd’hui.

Les appareils dioptriques et catoptriques, tournant et jetant à intervalles réguliers leurs fulgurances coloriées, n’existaient pas alors.

On en était encore à la banale lumière fixe, le plus souvent sans coloration, que les siècles passés ont connue.

Tel était le cas pour le phare de Forteau.

Assez élevé au-dessus de la haute mer, il dominait l’extrême pointe du bras occidental de la baie, — comme nous l’avons dit.

Et ce gros œil blanc, toujours ouvert la nuit, toujours veillant jamais en défaut, avait déjà sauvé bien des existences et conduit hors de péril bon nombre de vaisseaux richement chargés, jusqu’au moment où, en cette nuit du 27 juin 1853, nous le voyons, poudrant d’une traînée lumineuse les eaux tumultueuses du détroit de Belle-Isle.

Donc, la chaloupe accosta le long des crans, à une couple d’arpents en amont du phare.

Pas un souffle de vie nulle part !

Seule, la réverbération du fanal officiel témoignait de la présence de l’homme sur cette partie de la côte labradorienne.

Thomas parut satisfait de ce calme « humain » au milieu du bouleversement des éléments.

— Ça va bien ! dit-il bas à son compagnon. Nous réussirons, mon vieux marsouin.

— J’y compte, répondit sur le même ton Jean Brest. Mais encore faut-il que je trouve dans les environs un solide espar pour me confectionner une échelle.

— Nous allons voir à cela de suite.

Et les deux hommes, jetant le grappin de leur embarcation sur les crans étagés en gradins, débarquaient ensuite et partaient à la découverte.

Ils n’avaient pas fait quatre arpents qu’ils trouvèrent un tronc d’épinette long et grêle, tout hérissé de tronçons de branches, usés par un frottement sans doute réitéré sur maints rochers de la côte.

— Voici notre échelle toute confectionnée… dit Jean Brest. Ma foi, capitaine, ce pays-ci est vraiment merveilleux : on n’a qu’à formuler un désir pour le voir s’accomplir.

— Oh ! tu en verras bien d’autres, maître Jean, si tu veux seulement masquer pendant quelques heures la lumière du père Blouin…, répondit Thomas, sur un ton mystérieux.

— Ce sera fait, et proprement, foi de gabier… ou de cuisinier, à votre choix.

— Je choisis le gabier, ce soir.

— Oui, j’aurai à grimper le long de ce sapin pour ajuster ma toile cirée en face de la lampe de l’ami Blouin : c’est besogne de gabier.

— Exactement. Mais il faudra attendre que le vieux soit tout à fait « allumé », avant de coiffer son fanal.

— Je ne grimperai là-haut que lorsque vous aurez une bonne quinte de toux. C’est entendu.

— Bien, mon vieux mathurin. Allons, houp ! enlevons ce corps mort et en route !

Après avoir hissé chacun une extrémité du tronc d’arbre sur leur épaule, les deux nocturnes visiteurs prirent à pas de loup la direction du phare, ayant bien soin de longer la rive et de faire le moins de bruit possible.

Arrivé à quelques perches de la tour octogonale servant de phare, Jean Brest, qui portait le plus gros bout du tronc et se trouvait en tête, tourna un peu à droite et escalada une déclivité assez raide, au haut de laquelle se profilait, toute blanche, la tour du phare, sur le fond sombre du firmament.

Naturellement on marchait avec des précautions infinies, afin de ne pas éveiller l’attention du gardien.

Du reste, celui-ci devait-être à cent lieues de se douter que des pirates français, par une nuit de tempête, en voulaient à sa lumière.

Il ne donnait pas signe de vie.

L’échelle improvisée fut dressée contre la tour et se trouva être de longueur suffisante pour la besogne à accomplir.

Cette opération terminée, Thomas dit à son compère :

— Maintenant, mon vieux, retournons à la chaloupe, toi pour y prendre ton paravent, — je veux dire ton paralumière, — et moi pour glisser quelques bouteilles de « Saint-Pierre » dans les cachettes de ma vareuse.

Ce fut vite fait.

Puis, quand les deux hommes se séparèrent, Jean Brest crut de son devoir de hasarder timidement :

— Dites donc, capitaine… veillez au grain… Si vous alliez vous griser comme un matelot en « bordée », au lieu d’ « empiffrer » le bonhomme !

Thomas prit un air digne.

— Jean Brest, dit-il, apprends que Thomas Noël ne se grise que quand il le veut bien. Or, cette nuit, je n’aurais garde : il nous reste trop à faire.

— Oh ! c’est pure plaisanterie, capitaine : excusez-moi.

— Ne t’inquiète pas : j’entends la faribole. Allons, matelot, toi aussi veille au grain et surtout ne t’avise pas de t’endormir.

— N’ayez crainte ; je suis habitué aux quarts de nuits… « As pas peur ! » comme on dit là-bas, au pays ; maître Jean Brest en a piqué plus d’un, de ces quarts, quand il « bourlinguait » dans la mer des Caraïbes.

— À la bonne heure ! Tu me rassures. Demain, notre ouvrage fait, les mathurins salés du « Marsouin » tireront une bordée de longueur dans les vignes.

— Tonnerre de Brest ! — comme disait mon défunt père, gabier de premier numéro, sauf votre respect, — une petite rigolade nous mettra la boussole au point. En attendant, à la manœuvre, matelot.

— Allons, c’est dit : je m’engouffre.

Et Thomas prit aussitôt la direction d’une construction assez bizarre, attenant au phare par un chemin couvert, d’une vingtaine de pieds de longueur.

Deux fenêtres aux vitres crasseuses rougeoyaient faiblement sous la clarté intérieure d’une chandelle fumeuse.

C’était le logis du gardien.

À en juger par l’immobilité du luminaire et l’absence complète d’ombres mouvantes, le vieux serviteur de l’État devait être seul et aux trois-quarts somnolent.

— Entrons sans crainte… murmura le nocturne visiteur. M’est avis que je serai le bienvenu, car ça n’a pas l’air d’une gaieté folle là-dedans.

Thomas se tâta pour constater la présence de ses bouteilles dans sa vareuse, puis frappant de ses joints calleux à une porte basse, il attendit.

Pas de réponse.

Il frappa plus fort.

Alors un bruit de pas se fit entendre, pendant qu’une voix ahurie disait :

— Hein !… Qu’est-ce que c’est ?… C’est-il toi, Jeannot ?

Jeannot était le petit nom du fils Blouin.

À cette question, qui établissait clairement l’absence du susdit Jeannot, Thomas eut un tressaillement de joie et répondit de sa plus câline voix :

— Non, non, père Blouin : c’est moi, une de vos connaissances, Thomas Noël : Ouvrez vite : je suis trempé jusqu’aux os.

Thomas exagérait… Il n’avait de mouillée que sa vareuse et son pantalon, et encore… pour la frime, selon sa manière de parler.

Tout de même, ayant entendu ce nom de Noël qu’il connaissait bien, le gardien n’eut aucune hésitation et ouvrit sa porte.

Thomas pénétra aussitôt à l’intérieur du logis et, se secouant des pieds à la tête, — ce qui fit tintinnabuler ses bouteilles, — il dit joyeusement :

— Nom d’un phoque, père Blouin, comme vous vous barricadez !… Craindriez-vous les voleurs, par hasard ?

Le père Blouin eut un gros rire.

— Les voleurs ! dit-il avec un haussement d’épaules : il n’y a, outre mon garçon et moi, que les goélands qui fréquentent ces parages.

— Alors pourquoi vous enfermez-vous à double tour ?

— Affaire d’habitude, jeune homme. D’ailleurs, ma porte ferme mal, et il vente si fort !

— Oh ! quant à ça, j’en sais quelque chose, puisque, tel que vous me voyez, je suis en panne à terre, tandis que ma goélette file vers le Sablon.

— Ah ! ah !… Mais tu me conteras tes aventures tout à l’heure. Commence par enlever ta vareuse, qui me semble avoir bu plus d’eau de mer que d’eau-de-vie de St-Pierre.

— C’est que ma vareuse, si elle n’en a pas bu, elle en contient tout de même du « St-Pierre. »

— Au fait, tu me parais lesté comme une goélette contrebandière.

— Chut ! père Blouin ; ne prononcez pas ce vilain mot de contrebande… Ça attire les douaniers… Ravivez plutôt votre mèche : nous allons causer, tout en nous rinçant un peu la « dalle du cou. »

Le père Blouin, qui avait un fort « faible » pour la dive bouteille, — ce qu’on lui pardonnera en tenant compte de sa vie solitaire, — ne se le fit pas dire deux fois.

En un tour de main, la chandelle fut mouchée et la table unique de la maison débarrassée des nombreux ustensiles qui l’encombraient.

Alors commença l’exécution du programme arrêté dans la tête de Thomas Noël.

Ce froid organisateur de guet-apens et de coups pendables devint aimable et loquace comme un Marseillais en goguette.

Une histoire n’attendait pas l’autre.

Et chacune d’elles enlevée avec cette verve gouailleuse que nous lui connaissons, le narrateur ne manquait pas d’ajouter, en conclusion :

— Avec tout ça, père Blouin, « on » ne prend rien… Le gosier nous raccornit… Quelle soif dans le mien, nom d’une baleine !

Et il versait au bonhomme de larges rasades, tout en gardant à dessein de l’eau dans son verre, à lui, où il ne laissait tomber qu’un mince filet de liqueur spiritueuse.

À ce jeu-là, le père Blouin ne devait pas tarder à perdre la boussole et… la tête.

Vers dix heures, il était gris…

Un peu plus tard, il était ivre.

Quand minuit sonna, il ronflait comme un cachalot.

Depuis longtemps, Thomas avait trouvé une occasion pour aller « tousser » à son matelot le signal de masquer le phare.

Or, cet ordre n’avait pas été aussitôt exécuté, qu’une vive lueur sur la pointe opposée de la baie annonçait à Jean Brest qu’on n’avait attendu que ce signal pour allumer le fanal trompeur qui devait attirer sur les récifs les malheureux navires surpris par la tourmente.

Et maintenant, qu’allait-il arriver ?

Quelle catastrophe devait-il surgir ?

Anxieux et pâle, les deux « naufrageurs », réunis près de la tour, plongeaient leurs regards vers le sombre cap en face d’eux, vers ce cap dont l’éperon de récifs guettait les vaisseaux que la tempête allait y jeter.

Soudain, quelque chose comme une clameur d’agonie arriva jusqu’à eux, porté sur l’aile de la tourmente.

Et, presque aussitôt, un feu brilla sur le rivage de la pointe orientale, à l’abri du vent.

Pendant quelques minutes, ce feu étoila l’obscurité.

Puis, soudain, il s’éteignit.

— À la chaloupe ! commanda le capitaine Thomas : le poisson est dans la nasse.

Jean Brest ne fit qu’un saut vers son échelle, qu’il gravit avec l’agilité d’un gabier de premier numéro.

D’un tour de main, il arracha la toile cirée qui masquait la lumière du phare.

Puis, une fois descendu au pied de la tour, faisant basculer l’échelle improvisée, il la jeta en bas des rochers qui dominent la mer.

Alors, s’adressant à Thomas :

— Sans vous commander, capitaine, ne lanternons pas ici et filons. M’est avis qu’on a besoin de nous, là-bas.

— C’est vrai. À la chaloupe, et prépare-toi à ramer ferme.

— Oh ! pour ça, n’ayez crainte : j’ai dix mille fourmis dans chaque bras.

On descendit la pente de la falaise à la course.

Il était alors près de minuit.

Cinq minutes plus tard, la chaloupe du « Marsouin » filait silencieusement vers la pointe orientale, regagnant son point de départ.