Les pirates du golfe St-Laurent/Le dernier conciliabule de Gaspard et de la Grande-Ourse

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 107-112).

CHAPITRE XIV

LE DERNIER CONCILIABULE DE GASPARD ET DE LA GRANDE-OURSE


La journée s’écoula sans accidents ni incidents, si ce n’est toutefois la musique infernale que fit la Grande-Ourse, lorsqu’elle sortit de son sommeil bachique et constata le départ de celle qu’elle était chargée de garder.

Les vociférations d’une troupe de bandits ivres, aux prises avec une escouade de carabiniers, ne sont que cantiques, comparées aux hurlements de la Grande-Ourse, après son réveil, en s’apercevant à la fois de la fuite de sa prisonnière et… du liquide de sa bouteille.

Elle vociféra une partie de la journée, heurtant du poing les parois de la grotte, la porte d’entrée sur le flanc du canal, la grande pierre ovale tournant sur une tige de fer, qui servait d’ouverture au « magasin » des contrebandiers, bref bondissant jusqu’à l’ouverture par où le tuyau traversait la voûte…

Mais tout cela en pure perte.

Les issues étaient bloquées ou inabordables.

Il fallut bien, de guerre lasse et d’épuisement, se laisser choir sur les feuilles de son grabat, boire… de l’eau et se rendormir, si possible.

Voilà, pourquoi, sans doute, vers neuf heures du soir, au moment où la grisaille de l’atmosphère se confondait avec celle du fleuve, Wapwi put constater que tout était silence et paix, dans l’obscurité du « Refugium Peccatorum. »

Au reste, il ne s’arrêta pas longtemps à observer cette partie du Mécatina.

Après un examen de quelques minutes des fentes du rocher, il se baissa au-dessus d’une anfractuosité et y laissa descendre un fanal allumé, attaché à une ficelle.

Un bout de mèche grisâtre et ronde gisait là, semblant venir du fond de la faille.

On se rappelle que Wapwi, pendant son excursion dans le magasin, avait lui-même allongé cette mèche jusqu’à cet endroit.

On sait aussi que l’autre extrémité de la mèche plongeait dans un baril de poudre, entre deux tonnes, à quelques pieds de là.

Cela étant constaté, Wapwi puisa à larges brassées dans un tas de feuilles sèches et de brindilles, qu’il avait eu le soin d’apporter, et laissa tomber méthodiquement tout ce combustible dans la faille où gisait la mèche.

Puis, se redressant, il jeta un coup d’œil sur la mer, côté nord du fleuve.

Il avait eu la précaution de souffler son fanal.

Et bien lui en avait pris, certes…

Car un bruit de rames, jouant entre les tolets, lui fit voir une petite embarcation, venant du nord et embouquant le canal rocheux qui aboutissait aux grottes.

Cinq minutes plus tard, la vieille voile servant de trompe-l’œil était manœuvrée fébrilement, des pas prudents résonnaient sur une corniche de pierre et la porte d’entrée du « Refugium » s’ouvrait de dehors en dedans, grâce à une clé que possédait le visiteur.

Wapwi venait de reconnaître Gaspard Labarou, son ennemi « intime », qui, d’ailleurs, criait à la Grande-Ourse :

— Hé ! la mère Ourse, où êtes-vous ?… On n’y voit rien.

La vieille sauvagesse répondit quelque chose, que son beau-fils, n’entendit pas, — car il était certes trop occupé à une besogne sérieuse…

Il frictionnait une allumette sur la pierre et enflammait le menu combustible accumulé dans la faille où gisait la mèche que l’on sait…

Puis, cela fait, il détalait silencieusement, mais avec rapidité, faisant retraite vers son nouveau logis.

Comme il mettait le pied sur le sommet du monticule, une sourde détonation mit en branle tous les échos du voisinage, suivie aussitôt d’une pétarade assourdissante de coups plus clairs, jaillissant du dos du cap, d’où montaient par jets fulgurants de longues flammes bleuâtres, véritable chevelure de feu.

C’était étrange…

C’était terrible !

Et les éclats de pierre tombaient partout, sur la terre et dans la mer, à quelques centaines de pieds de là.

La Mécatina venait de sauter et flambait comme une torche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? criait Suzanne, les bras dressés.

— Ça, c’est la Grande-Ourse qui s’en va chez le diable avec son ami Gaspard, répondait Wapwi, la figure irradiée.

Suzanne, tremblante, contemplait ce spectacle terrifiant, lorsque Wapwi cria soudain :

— Petite mère, regarde à gauche, vite !

Suzanne obéit.

— La « Vengeur » !… Arthur, dit-elle dans un spasme.

Et, tout aussitôt, elle prit le bras de Wapwi, l’entraînant.

— Attendez, petite mère… Mon fusil… il faut voir… répondait le prudent garçon, tout en prenant son arme et dévalant avec mesure.

Arrivés au rivage, les deux « insulaires » eurent sous les yeux un spectacle qui n’était pas banal, au moins :

Du côté droit, vers le nord, un volcan en éruption. En face d’eux, un joli vaisseau, toutes voiles hautes mais contre-bassées, de façon à demeurer en place, sans trop de dérive.

Enfin, entre ce vaisseau et la rive, une chaloupe qui s’avançait, manœuvrée par trois hommes, dont un au gouvernail.

— Arthur ! cria la jeune femme, tendant les bras.

Wapwi, plus calme, assemblait, lui, trois tas de broussailles sèches, qu’il enflammait en un tour de main.

Une voix nerveuse cria de l’embarcation :

— Est-ce toi, Wapwi ?

— Oui, oui !… Et petite mère aussi !… hurla l’enfant d’un ton suraigu qui domina tous les bruits.

La chaloupe aborda bientôt.

Un homme sauta sur les crans, courut à la femme, qu’il serra dans ses bras, et, donnant la même accolade au petit sauvage :

— Wapwi, dit-il : je t’adopte une seconde fois, et c’est pour toujours.

Le petit Abénaki prit la main tendue du capitaine, la baisa et la mettant sur sa tête courbée :

— Petit père, dit-il, Wapwi sera un bon fils.


Quand le jour parut, ce matin-là, des deux vaisseaux qui composaient la marine de la baie de Kécarpoui, l’un rentrait, triomphant et pavoisé…

C’était le « Vengeur », avec tout son monde à bord.

L’autre, sous l’unique commandement du capitaine Thomas Noël, s’enfuyait vers la côte française de Terre-Neuve, toute sa toile au vent, mais sans la plus petite flamme à la pointe de ses mâts.

Sur son tableau d’arrière, on lisait ce nom batailleur :

LE MARSOUIN !


FIN