CHAPITRE III


Sacramento. — Le fort Sutter. — Indiens nomades. — Mary’s-ville. — Shasta-City. — Rencontre d’un ours. — Weaverville. — Les mineurs. — Les montagnes Rocheuses. — Yreka. — Retour à San-Francisco.


Après une année passée à San-Francisco, je voulus voir l’intérieur de la Californie ; je commençai par visiter Sacramento, qui est construite sur la rive gauche du fleuve ; cette ville de second ordre comptait déjà à cette époque de vingt à trente mille âmes. L’importance de son commerce est considérable ; c’est l’entrepôt où s’écoulent les deux tiers des marchandises qui débarquent à San-Francisco. Comme cette dernière, Sacramento est bâtie moitié en briques, moitié en planches. Mais son climat est tout différent. Les chaleurs y sont plus fortes ; ses alentours, rendus marécageux par suite du débordement de la rivière, produisent de terribles fièvres ; à l’époque de la crue des eaux, ces plaines fertiles ressemblent a d’immenses lacs. Les chercheurs d’or firent d’abord irruption dans cette contrée malsaine, et beaucoup y trouvèrent la mort ; aussi fut-elle abandonnée après les premières fouilles, qui seules furent productives.

Lorsqu’on veut se rendre à Mary’s-ville sans remonter la rivière, on prend une diligence elles sont assez bien suspendues, mais ces routes sont si mauvaises, que les cahots sont fréquents. À vingt milles du chemin, l’on aperçoit le fort Sutter gardé par une tribu d’indiens. Ces bandes nomades sont curieuses à observer ; lorsque, par les fenêtres d’une diligence, on les voit s’avancer en troupeaux à travers les plaines, le contraste entre la vie sauvage et la vie civilisée fait que vous examinez avec plus d’intérêt leur bizarre accoutrement. Dans une halte que nous fîmes, j’eus l’occasion d’approcher de ces Indiens, et ce ne fut pas sans curiosité que je détaillai quelques-unes de leurs physionomies. La plupart d’entre eux n’expriment aucune intelligence ; ils ont le teint d’un jaune foncé, un front bas, le nez plat, des cheveux noirs et abondants qui descendent presque à la naissance des sourcils ; les yeux un peu ronds et noirs, et leur regard, quand il n’est pas empreint de mécontentement, a l’expression étonnée du regard de l’enfant. Leur costume se compose de peaux de bêtes et de morceaux d’étoffes voyantes à dessins bizarres ils portent en outre des vêtements qu’ils ramassent sur les chemins, et presque tous se couvrent de ces débris de la manière la plus grotesque ; leurs bras et leur cou sont chargés de colliers, de bracelets, de coquillages, de verroteries, et jusqu’à des boutons, enfilés dans des bouts de ficelle ; ils sont, du reste, malgré leur goût pour les ornements, d’une saleté répugnante. Ils habitent des huttes qui ont la forme d’un dôme ; elles sont bâties avec de la terre et des branches d’arbres : une seule ouverture carrée et basse les laisse pénétrer à l’intérieur en rampant sur leurs genoux. Ils vivent là pêle-mêle, hommes, femmes, enfants et chiens, se nourrissant du produit de leurs chasses et de poissons, entre autres, de saumons pêchés dans la rivière de la Trinité ; ils les font sécher pour leur saison d’hiver.

Ces Indiens ne mangent pas de viande fraîche ; ils attendent qu’elle soit corrompue pour la faire cuire ; ils préparent leur pain avec des glands de chêne ; ces glands sont d’abord séchés et mis en poudre ; ils font ensuite une pâte qu’ils cuisent simplement dans l’eau ; ils mêlent aussi à leur nourriture des sauterelles et quantité d’insectes.

On rencontre aussi sur la route qui mène à Mary’s-ville, de ces indigènes que l’irruption des peuples civilisés a refoulés avec leurs instincts sauvages vers les régions désertes ; cependant, bon nombre d’entre eux, attirés par la curiosité et cet amour du lucre qui est commun à la race humaine, ont fini par pénétrer dans les villes et se mettre en relation avec les nouveaux venus qui, insensiblement, les ont amenés à travailler dans les ranchos (fermes). D’autres sont restés en guerre ouverte, et des expéditions américaines ont été dirigées contre eux dans les reconnaissances qui étaient faites de certains points inexplorés du sol californien.

Au bout de huit heures de trajet, on arrive à Mary’s-ville, après avoir subi bien des fatigues sur les mauvais chemins qui y conduisent et avoir passé à gué plusieurs rivières.

Mary’s-ville est construite en bois, sauf quelques maisons qui sont en briques ; elle est située sur les bords verdoyants de la Yuba ; mais, sur ces rives enchantées, la chaleur est plus accablante et les fièvres sont plus terribles encore qu’à Sacramento ; cette ville offre l’aspect d’un immense bazar destiné à alimenter les placers et les petits villages environnants.

C’est dans cette ville que m’arriva une aventure qui faillit me coûter la vie, à l’hôtel même où la diligence descendait tous les voyageurs. Nous étions à dîner, ma sœur, une autre dame et son mari ; notre repas terminé ; nous nous apprêtions à quitter la maison, lorsque nous entendîmes un affreux tapage ; le maître de l’établissement, interrogé sur la cause de ce bruit, nous répondit qu’il était produit par une réunion de gentlemen de la ville. Comme nous étions au fait des mœurs américaines, la chose ne nous surprit en aucune façon ; seulement, nous hâtâmes nos préparatifs de départ, afin de pouvoir nous échapper avant que les manifestations bachiques de ces messieurs se fussent produites plus à découvert, et afin aussi de profiter d’un clair de lune superbe pour nous remettre en marche ; il n’y avait pas de temps à perdre, car déjà un bruit formidable d’assiettes et de verres brisés présageait une de ces redoutables fins de repas américains bien capables, certes, de désespérer les sociétés de tempérance ; mais la bonne intention que nous avions de ne pas sortir sans payer nous porta malheur. Au moment où le maître de l’hôtel nous rendait notre monnaie, l’escalier qui conduisait à la pièce où se donnait le repas retentit du bruit de gens avinés qui roulaient plutôt qu’ils ne descendaient, au milieu d’un grand tumulte de cris et de vociférations. Nous cherchâmes à nous esquiver précipitamment, mais alors une mêlée s’engagea entre ces hommes armés de revolvers, et je me trouvai, sans trop savoir comment, séparée de mes compagnons. Au même instant, un coup de feu retentit, et le sifflement d’une balle vient effleurer ma chevelure ; chacun de se sauver, de fuir dans toutes les directions, je veux fuir comme tout le monde, mais au moment de franchir le seuil de la porte, un nouveau coup de feu succède au premier, il vient frapper un individu qui tombe devant moi ; effrayée à juste titre, je sors en courant, et ne sachant au juste où je dirigeais mes pas, au point que je fus quelque temps à retrouver mes amis. Ils étaient dans la plus grande inquiétude ; ils me croyaient blessée, mais, Dieu merci, j’en étais quitte pour la peur. Nous apprîmes bientôt que le meurtrier, dans son ivresse, avait ajusté un individu de sa bande, lequel s’était esquivé du côté où je me trouvais ; le premier coup dirigé sur lui avait failli m’atteindre, et le second n’avait pu être évité par ce malheureux, qui avait reçu la balle dans l’aisselle gauche.

Le costume d’homme dont j’étais revêtue et la nuit presque noire où nous étions avaient contribué à tromper l’assassin ; enfin, je l’avais échappé belle ! Peut-être n’est-il pas hors de propos de donner la description du costume que je portais dans ces excursions et d’expliquer pourquoi je l’avais adopté. Il se composait d’un feutre gris de forme légère, d’un paletot de voyage proportionné à ma taille, de bottes à l’écuyère telle est la mode en Californie. À ces bottes était adaptée une paire d’éperons à la mexicaine pour les mules dont on sert fréquemment dans le pays ; puis, des gants de daim et une ceinture en cuir pour mettre l’or, et dans laquelle était passé un poignard. Ce costume, assez pittoresque pour une femme, lui est de toute nécessité dans ces voyages à travers des contrées abruptes ; il lui laisse, dans un moment de danger, une plus grande liberté de mouvement qu’elle n’en aurait sous des habits habituels. Jusqu’alors, je n’avais eu qu’à me louer de cette idée de dissimuler mon sexe ; mais cette fois, il faut l’avouer, j’avais failli être punie bien sévèrement de ma témérité.

Comme on a pu en juger par le récit qui précède, l’ivresse, chez les Américains, offre les caractères de la folie la plus furieuse dans leurs excès d’intempérance, ils dédaignent le vin ; l’abus qu’ils font de l’eau de vie, du wiskey, du genièvre, de l’absinthe et des autres liqueurs fortes, produit chez eux cette exaltation de forcenés qui les rend si dangereux. Les vapeurs alcooliques qui leur montent au cerveau y font presque toujours germer des idées sanguinaires, et il n’est pas rare de voir des hommes d’un naturel paisible, dès que l’ivresse s’en est emparée, commettre des meurtres qui leur feraient horreur s’ils avaient leur raison.

Shasta-City, en se dirigeant vers le Nord, est une des plus petites villes de la Californie ; elle est moins étendue que certains villages de la France ; elle n’a à proprement parler, qu’une seule rue qui la traverse dans toute sa longueur, composée de chaque côté de maisons en bois, située à quelque distance de la Sierra-Nevada. Elle approvisionnait autrefois les riches placers environnantes qui se sont, comme dans certaines parties de la Californie, vite épuisés ; mais elle est restée un lieu de passage important par sa situation, c’est là que s’arrête le parcours des diligences, et, si l’on veut pousser au delà, on peut louer à Shasta-City ou acheter des mules qui vous transportent, avec vos bagages, à travers les petits chemins sinueux des montagnes.

Notre passage en cette ville devait être signalé par un de ces sinistres si communs en Californie : à peine arrivés, nous fûmes témoins d’un immense incendie qui dévora, en moins d’une heure, la plus grande partie de la ville, et au moment de notre départ, nous eûmes le spectacle, encore plus triste, de voir les malheureux habitants qui cherchaient, au milieu des ruines fumantes, le moindre vestige de leurs biens.

Lorsqu’on a quitté Shasta-City en remontant vers le nord, comme pour gagner l’Orégon, on traverse une contrée montagneuse qui sert de repaire à d’énormes ours couleur fauve ; l’un d’eux me causa une frayeur dont je me souviendrai toujours. Je m’étais attardée à la suite de mes compagnons ; la mule qui me portait avait insensiblement ralenti son pas, et je ne songeais nullement à activer sa marche, me laissant aller à une somnolence causée par la fatigue et l’extrême chaleur du jour ; tout à coup, j’aperçus à vingt pas de moi un ours de haute taille qui débouchait d’un fourré en balançant sa tête avec une tranquille assurance ; il semblait vouloir traverser la route où je cheminais. Ma frayeur fut telle en découvrant cet animal, que je ne pus même pas pousser un cri d’alarme ; les rênes s’échappèrent de mes mains, mes yeux se fixèrent sur ceux de l’ours avec stupeur ; le sang me monta au cerveau, et je restai comme frappée de paralysie ; mais il se contenta de se rouler au milieu du chemin sans même daigner prendre garde à moi et à ma monture, qui trahissait pourtant notre présence par le bruit de ses clochettes. J’arrivais heureusement à un coude que faisait la route et qui permettait d’apercevoir mes compagnons ; leur vue me réveilla en me rendant quelque courage, et, sans plus me fier à l’apparente générosité de l’hôte des montagnes, j’enfonçai mes éperons dans les flancs de ma mule, et j’eus bientôt rejoint mes amis, auxquels je fis le récit de cette courte mais poignante impression de voyage. Et maintenant que j’écris ces lignes, je suis portée à croire que ce cruel animal avait dû faire un copieux déjeuner, puisqu’il laissait échapper la belle occasion de me dévorer. Quelques personnes verront sans doute dans sa manière d’agir à mon égard le fait d’un animal repu de sang, mais la reconnaissance me fait un devoir de ne pas passer sous silence sa généreuse conduite.

Avant d’arriver à Weaverville, où nous avions le dessein de faire une halte, on rencontre la rivière de la Trinité, sur les bords de laquelle s’étaient engagés de terribles combats lorsqu’il fallut repousser les Indiens et devenir maître des travaux qui devaient bientôt bouleverser le pays en tout sens. Après l’avoir passé à gué, nous tenant à genoux sur nos mules qui avaient de l’eau jusqu’à mi-corps, nous arrivâmes sur le plateau qui domine la ville. Weaverville est enfouie au milieu des montagnes, dont les sommets les plus élevés sont couverts de neige, quelle que soit la saison. La situation de ses maisonnettes, au pied des montagnes plantées de sapins, lui donne assez l’aspect de certains villages des Alpes ; comme eux elle respire une tranquillité agreste qui fait contraste avec l’activité fiévreuse de San-Francisco et de Sacramento. De plus, l’air y est pur et les fièvres y sont inconnues, aussi la richesse aurifère de cette contrée y attire-t-elle chaque jour grand nombre de travailleurs. Le transport des lettres et de l’or se fait par le service d’express.

Nous séjournâmes quelque temps dans cette paisible localité, qui semblait n’avoir été troublée par aucun événement lugubre. Un jour que je me promenais sur les bas-côtés de la ville, j’arrivai sur un terrain abandonné où s’élèvent deux croix de bois, peintes en noir, comme dans les cimetières ; elles occupaient seules l’emplacement qui paraissait avoir été jadis habité ; fort curieuse de ma nature, je demandai à quelques personnes du voisinage l’explication de ces signes funèbres, et voici à peu près ce qui me fut raconté.

Dans la première ou la seconde année qui suivit la découverte de l’or en Californie, alors qu’il n’existait encore aucun gouvernement établi, les premiers mineurs qui pénétrèrent dans la région de Weaverville durent, en l’absence de tout pouvoir public qui pût les protéger, garder eux-même leur personne et le terrain qu’ils s’étaient choisi. Ils vivaient là dans la plus complète indépendance, ne payant aucun impôt et résolus à défendre, à l’aide du revolver, leurs propriétés contre toute agression. Quand le gouvernement américain vit que l’émigration affluait de tous les points du globe, il sentit la nécessité de donner une organisation politique à cet État nouveau, il dut rendre la mesure générale. Or, un shérif se présenta à Weaverville pour y faire exécuter les lois qui s’établissaient sur tous les points de la Californie ; il imposait à chaque mineur l’obligation de payer une taxe pour avoir le droit d’exercer son métier. On comprend ce que ces nouvelles ordonnances durent rencontrer d’oppositions ; l’un de ces mineurs, Irlandais de nation, était un des premiers qui avait pénétré dans les montagnes de Weaverville ; aux premières sommations que lui fit le shérif d’ouvrir sa maison pour qu’on pût procéder à l’enquête, il répondit qu’il était décidé à défendre son foyer à main armée, jusqu’à ce que de plus amples informations lui eussent garanti le caractère officiel dont se disait investi l’homme qui se présentait alors à lui comme un agresseur. Le shérif, homme d’une sauvage énergie, qui avait servi dans les expéditions contre les Indiens, répondit par un coup de revolver qui étendit raide mort le malheureux mineur sur le seuil de sa porte ; la femme, en voulant défendre son mari, partagea le même sort. À partir de ce moment, la taxe fut perçue sans difficulté. On rasa la maison, et les victimes furent enterrées sur l’emplacement où les deux croix servent à perpétuer ce triste souvenir des commencements de Weaverville.

Les Irlandais sont en grand nombre parmi les mineurs de la Californie. À trois milles de Weaverville, il existe un groupe de maisonnettes qu’on appelle Sidney, exclusivement occupées par des gens de cette nation.

J’eus aussi l’occasion d’aller visiter quelques Indiens qu’on avait faits prisonniers tout récemment et que l’on gardait à vue sur un terrain peu éloigné de la ville où ils s’étaient dressé des huttes, comme au fond de leurs forêts ; ils avaient été pris à la suite d’une expédition faite pour venger la mort d’un marchand américain qui s’était égaré dans les régions habitées par des peuplades sauvages et avait été massacré. Ces malheureux, attaqués à l’improviste dans leur retraite, expiaient peut-être le crime des vrais coupables. Il se trouvait parmi eux un vieillard fort âgé, qui semblait devoir expirer d’un moment à l’autre ; il se tourna avec effort et me montra sur sa poitrine une large et très-profonde blessure produite par une balle. À quelques pas de lui, était une jeune Indienne dans un état de prostration dont rien ne pouvait la distraire ; une grossière couverture l’enveloppait elle avait l’un des poignets brisé par une balle ; à son attitude, on l’aurait crue morte ; mais le regard s’arrêtait bientôt sur sa physionomie, empreinte d’une fierté sauvage ; ses traits étaient d’une pureté admirable ; ses grands yeux noirs, étincelants, vous regardaient avec un air étrange sans exprimer le moindre sentiment de douleur.

Deux chiens de ces contrées, et qu’on appelle Coyottes, avaient suivi les prisonniers dans leur captivité ; cette espèce de chiens errants vit par bandes comme les Indiens, ils ont les pattes courtes, le poil ras et de couleur fauve, le museau effilé comme celui d’un renard, on les rencontre en grand nombre dans le nord de l’Orégon ; il faut que la faim les presse fort pour qu’ils s’approchent des villes ou des ranch, en poussant des hurlements plaintifs ; leur naturel est, du reste, peu féroce, car ils se sauvent à la vue d’un homme. Je vis encore plusieurs femmes occupées à préparer la nourriture et à soigner les enfants, comme chez les nations civilisées, les hommes de ces tribus nomades abandonnent aux femmes les soins du ménage.

Nous offrîmes aux prisonniers indiens quelques pièces de gibier, deux écureuils gris et trois tourterelles dont on fait, en Californie, des repas délicieux ; nos offrandes furent accueillies avec plaisir, et les femmes nous donnèrent en échange quelques-uns des colliers de coquillages qu’elles portent à leur cou.

La petite place de Weaverville est le centre de nombreux placers ; elle fournit aux mineurs, outre les provisions, les ustensiles et outils nécessaires à leurs travaux. La terre de cette partie montagneuse d’une couleur jaunâtre, est reconnue pour une des plus aurifères de la Californie ; il est véritablement peu d’endroits où le mineur, à la recherche d’un claim (portion de terre qu’il s’est choisie), ne trouve à utiliser sa pioche et son plat en fer-blanc. Cet appareil lui sert à laver les lingots et à en détacher avec de l’eau la couche terreuse qui les enveloppe ; dès les premiers coups de pioche et après le lavage du premier plat, il sait à quoi s’en tenir sur le terrain qu’il veut exploiter, parce qu’il sait combien de plats de terre il peut laver dans une journée. De grands travaux ont été entrepris au milieu des montagnes pour détourner, au profit d’un canal creusé à travers les placers, le cours de la Trinité qui passe à vingt milles de Weaverville ; mais faute de capitaux, ils furent abandonnés par les compagnies qui en avaient l’exploitation. Les mines du Sud sont beaucoup plus pauvres en métal que celles du Nord : aussi la masse des travailleurs s’est-elle portée vers ce dernier côté.

Il y a deux saisons bien distinctes pour le travail des mines : l’une commence au mois de novembre, au moment des pluies, et l’autre après la fonte des neiges, c’est-à-dire en avril ou mai. Si tous les placers avaient de l’eau en abondance, on aurait extrait plus d’or de la Californie, et les mineurs n’auraient pas à souffrir la misère pendant les temps de sécheresse.

Les bénéfices des mineurs dépendent de la veine qu’ils poursuivent : les uns gagnent cinq piastres par jour ; les autres, plus favorisés, travaillent sur un claim qui leur rapporte jusqu’à dix, douze piastres et plus. Il en est enfin auxquels le hasard fait découvrir un terrain non encore exploité, et qui s’enrichissent en très-peu de temps : ceux-là sont les élus du sort ; mais ceux dont on ne parle pas, ce sont les malheureux qui ont abandonné leur famille et leur patrie dans l’espoir de réaliser en peu d’années leurs rêves de fortune ; arrivés les derniers, ils n’ont souvent plus trouvé que des terrains épuisés dont le produit ne suffit même pas à les faire vivre. La misère et le décourageaient sont les seuls fruits qu’ils retirent de leur rude et ingrat labeur. Dieu veuille que les choses aient changé !

Il est curieux de rencontrer un chercheur d’or en voyage, c’est-à-dire passant d’un placer à l’autre. Il porte toute une panoplie d’ustensiles dont il ne peut se séparer dans la rude existence des mines ; il est d’abord vêtu de grandes bottes de cuir capables de résister aux plus dures intempéries, d’une chemise de laine, espèce de vareuse semblable à celles des matelots ; sa tête est couverte d’un feutre qui n’a plus de forme, tellement il est usé et cassé ; à sa ceinture, à gauche, pend son knife bovie (couteau à bœuf), à droite un revolver ; il porte sur son épaule la pioche qui lui sert à faire des entailles dans la terre sur son dos, un fusil en bandoulière, une couverture de laine enroulée, une marmite et son plat de fer-blanc.

Le terme de notre excursion était Yreka, situé au nord de la Californie. Avant d’y arriver, nous passâmes par une longue chaîne de montagnes, coupée par des chemins sinueux et escarpés, où les mules seules peuvent tenir pied. Nous rencontrâmes une caravane de ces pauvres bêtes chargées de marchandises, et que des muletiers conduisaient. Nous reconnûmes leur approche par le son des clochettes qu’elles portent à leur cou, et dont les différents timbres produisent une harmonie étrange. Elles commençaient ainsi que nous à gravir ces gigantesques montagnes Rocheuses. Qui n’a pas vu ces chemins tortueux, raboteux, sans aucune trace dans le roc, ne peut avoir la plus simple idée des difficultés, des dangers qu’il y a à les parcourir. Nous nous trouvâmes après plusieurs heures de marche au-dessus d’abîmes si profonds, qu’ils nous eussent donné le vertige si notre regard eût osé en sonder la profondeur. Nous avancions lentement en suivant la ligne étroite d’un sentier qui ne permettait qu’à une personne ou à une mule de passer à la fois. Si le pied manquait, on roulait infailliblement avec elle à plus de deux ou trois mille pieds. Les sombres vapeurs qui nous enveloppaient, le sentiment du danger que nous courions au moindre faux pas, l’éloignement de toute habitation, tout remplissait mon âme d’une sorte de crainte religieuse. On tente quelquefois vainement de prier dans une église ; la prière vient d’elle-même au bord des lèvres dansées lieux d’une effrayante majesté.

Nous traversâmes une bonne partie de ces montagnes Rocheuses dont l’accès était devenu de plus en plus difficile par suite de l’énorme quantité de neige qui encombrait les chemins. Nous pûmes voir sur notre passage la marque des pieds des ours gris, et, dans les excavation des rochers, des carcasses qui témoignent de leur voracité. Des traces de sang, encore fraîches sur la neige, attestaient même qu’ils nous avaient précédés de peu de temps, et qu’ils s’étaient sans doute enfuis avec leur proie au fond de leurs tanières.

À plusieurs milles de là, pressés par la fatigue, nous fîmes une halte chez des Américains qui avaient construit une hutte au milieu des neiges ; je les pris d’abord pour des brigands ; ce n’était que des aubergistes, qui nous vendirent, au poids de l’or, des côtelettes d’ours ; elles nous semblèrent fort appétissantes ; j’en avais déjà mangé à San-Francisco.

Entre ces montagnes Rocheuses et l’Orégon, on rencontre de belles plaines qui, en été, offrent l’aspect de la plus riche végétation, de vastes prairies émaillées de fleurs, des chênes gigantesques. Cette nature encore vierge est cultivée par des émigrants dont la plupart sont venus de l’intérieur des États-Unis à travers les plaines ; l’agglomération de tous ces laboureurs dans la Californie septentrionale rendit la place d’Yreka plus importante, comme centre d’affaires, que Weaverville et Shasta-City. Elle devint un lieu de passage où les voyageurs des plaines vinrent s’alimenter et faire les achats nécessaires aux établissements situés dans les environs ; mais aussi, à mesure que la population européenne et américaine s’augmentait, elle avait de plus en plus à veiller à sa sûreté personnelle. Les Indiens, que les envahissements d’agriculteurs refoulaient sans cesse, gardaient contre les nouveaux venus un profond ressentiment de se voir déplacés d’une contrée qu’ils habitaient depuis un temps immémorial ; il fallait se tenir continuellement en garde contre leurs attaques nocturnes. Lors de mon arrivée à Yreka, on parlait encore d’affreux ravages causés tout récemment par des tribus indiennes : des incendies avaient dévoré, sur différents points, des fermes entières, et l’on avait trouvé leurs habitants cruellement massacrés pendant la nuit par la main des sauvages.

Yreka n’est qu’à quinze milles de l’Orégon ; nous y arrivâmes en novembre 1853.

Les maisons de la ville sont encore presque toutes en bois, même son plus bel hôtel. Il existe des maisons de jeu, comme dans toutes les villes qui ont un placer pour voisinage. On peut goûter de la cuisine française au restaurant Lafayette qui est le plus confortable établissement de ce genre. Cependant, malgré la tendance au bien-être matériel, il était encore difficile, en 1853, à un voyageur, d’y trouver toutes ses aises ; les matelas y étaient complétement inconnus ; il fallait, bon gré mal gré, coucher sur des paillasses.

Les froids furent si rigoureux pendant l’année où je visitai cette ville, qu’il ne se passa pas de jour sans que je ne visse ramener à Yreka des gens qu’on avait trouvés gelés dans la campagne. Le pain, la viande avaient tellement durci sous cette température glaciale, qu’on était réduit à les fendre à coups de hache et de marteau.

Les mines y sont aussi très-productives ; mais l’absence de l’eau s’y faisait sentir, comme en d’autres localités, à certaines époques de l’année.

Après y avoir séjourné deux mois et demi pour nos affaires de commerce et nous être défaits heureusement de nos marchandises, nous retournâmes, ma sœur et moi, à San-Francisco. Ce voyage, des plus fatigants, nous avait été fort pénible, et nous avions le désir de nous établir à San-Francisco.