VOYAGE
EN CALIFORNIE ET EN CHINE




CHAPITRE PREMIER


Départ du Havre. — Regrets de la vie parisienne. — Un banc de rochers. — Rio-Janeiro. — Le bétail humain. — Départ de Rio. — Six semaines en mer. — Le cap Horn. — Tempêtes. — Mort d’un matelot. — Pêche d’un requin. — Terre ! terre ! — Le pays de l’or.


En l’année 1852, par une belle journée de printemps, je me rendais au Havre avec l’intention de m’embarquer pour la Californie. J’accompagnais ma sœur aînée, que des affaires commerciales et l’espoir d’une prompte fortune attiraient dans ce pays. Or, nous passâmes quelques jours en cette ville, et le 30 mai, jour de la Pentecôte, nous nous embarquâmes sur une petite goëlette qui avait nom l’Indépendance.

Outre le capitaine, l’armateur et l’équipage, notre navire emportait dix-huit passagers, la plupart maris et femmes, un tiers célibataires, et tous animés d’un désir de prospérité que l’on concevra facilement.

Au moment de mettre à la voile la foule encombrait le quai, et nous entendions les uns et les autres se récrier, non sans quelque effroi, sur la petitesse de notre goëlette. « Jamais, disaient-ils, elle ne pourra doubler le cap Horn ; ce n’est qu’une coquille de noix que le moindre coup de vent fera chavirer, etc. » Qu’on juge de l’impression produite par de telles paroles sur des Parisiennes qui, comme ma sœur et moi, voyageaient pour la première fois ; nous nous regardâmes avec quelque hésitation, mais il n’était plus temps.

Quelques minutes après, nous entendîmes la voix du capitaine qui criait « Lâchez les amarres !… » Le grand sacrifice était accompli… Adieu nos amis, adieu France, adieu Paris, seconde patrie dans la patrie même… Adieu le confortable… les soins de la toilette, les spectacles… le sommeil tranquille… l’intérieur de famille ; que sais-je ? enfin, tout ce qui fait aimer la vie. Mais pendant cinq mois au moins rien qu’un hamac pour lit, pour plafond le ciel, pour plancher la mer ; pas d’autre musique que le bruit des vagues et le chant rude des matelots. Nous allons chercher fortune ; que trouverons-nous ?

J’avais en perspective une rude et longue traversée : au premier vacillement du navire mon cœur se serra. Mille pensées diverses me traversaient l’esprit : c’était l’espoir et le regret qui combattaient en moi. Je m’accoudais sur le bastingage, et pour adieu à la France, comme dernier témoignage d’affection aux amis que nous laissions, et qui nous suivaient des yeux, j’agitais mon mouchoir, et je voyais peu à peu disparaître la jetée, puis la côte d’Ingouville avec ses maisons en amphithéâtre, Sainte-Adresse, devenue célèbre, grâce à Alphonse Karr, puis le cap la Hève, et ensuite plus rien que l’immensité.

Le passage du golfe de Gascogne (en plein pot au noir, comme disent les marins) ne s’effectua pas sans quelque danger pour nous. Nous voguions constamment au milieu de la pluie et du brouillard, placés entre un ciel gris et des lames énormes, et je supportai fort mal ce commencement de traversée. Le dimanche, qui était le septième jour après notre départ, j’essayai de sortir sur le pont ; nous longions toujours les côtes de l’Angleterre, et je pus encore apercevoir le phare du cap Lizard ; mes yeux fixaient avec peine cette lumière qui est le guide et l’espoir du voyageur en mer.

Après avoir bravement passé la Manche, nous atteignîmes les régions tropicales, et je ne me lassais point d’admirer la pureté du ciel et la splendeur de ses couchers de soleil, dont ni plumes ni pinceaux ne peuvent rendre l’imposante beauté. Un mois s’était passé, lorsqu’un jour, en plein midi et par un soleil ardent, quand l’espérance se lisait sur tous les visages, nous entendîmes un roulement semblable au bruit du tonnerre ; la mer était calme, on ne voyait pas un nuage au ciel, aucun navire en vue. Aussitôt, tout le monde fut sur le pont ; le même bruit continuait et chacun se regardait avec effroi ; le second, monté dans les haubans avec sa longue-vue, cria « Rochers ! un banc de rochers ! — Vire de bord ! » répondit le capitaine il était temps. Heureusement pour nous, notre goëlette n’avait qu’une égratignure ; mais il faut dire, pour expliquer ce fait, que le vent soufflait mollement et que nous ne fîmes qu’effleurer les récifs.

Pendant la courte durée de cet incident, la plupart des femmes s’étaient évanouies, les autres poussaient des cris lamentables. Quant à moi, j’étais pétrifiée, et cependant je n’avais pas compris l’imminence du danger ; mais la figure du capitaine me sert de baromètre en mer, et je dois dire que ce jour-là le baromètre n’était pas rassurant. Ma pauvre sœur était verte d’épouvante. « Eh bien ! lui dis-je, toi qui désirais à notre départ une toute petite tempête comme échantillon, il ne faut pas désespérer, voici un assez joli commencement. »

Il avait huit jours que cet incident était passé lorsque nous aperçûmes les côtes du Brésil. Avec quelle joie nous découvrîmes la montagne que les marins appellent Pain-de-Sucre, et qui domine la baie. Je crois qu’il n’existe pas sous le ciel un plus admirable point de vue, et il est resté gravé dans ma mémoire en traits ineffaçables ; je crois voir encore ces collines boisées, ces anses solitaires, ces jolis vallons, ces arbres toujours verts, cette immense étendue d’eau salée, tout ce paysage merveilleux, tels qu’on croit rêver en les voyant.

L’entrée du port est défendue par plusieurs forts : celui de Santa-Cruz, bâti entre la montagne de Pico, et ceux de Villagagnon, de ila das Cabras (île des Serpents). Ces deux derniers forts, qui sont des plus imposants, sont construits sur deux îlots dans l’intérieur de la baie. À Rio-Janeiro, nous fûmes heureux de retrouver une partie des habitudes et des mœurs européennes.

Rio est, comme on le sait, une ville entièrement commerçante : le Havre, la Bourse, les marchés sont encombrés de marchands et de matelots ; la variété des costumes, le chant des nègres portant des fardeaux, le son des cloches, la physionomie diverse des Allemands, des Italiens venus là pour faire le négoce, tout contribue à donner à cette ville l’aspect le plus étrange.

Nous passâmes quinze jours au Brésil, nous les employâmes visiter la ville et les environs. Les montagnes qui s’élèvent vers le nord-est sont en partie couvertes par de larges constructions. On y voit le collège des Jésuites, le couvent des Bénédictins, le palais épiscopal, le fort de Concéiado, et l’aqueduc qui amène l’eau des torrents du Corcavado jusque dans les fontaines de la cité. Le palais de Saint-Christophe, résidence de l’empereur, est orné d’un portique et de deux galeries de colonnes, et le Passao public est planté de mouryniers et de lauriers-roses (cours public). La rue la plus remarquable est la rue Ouvidor ; là sont les riches magasins dont les étalages rappellent un peu ceux de nos villes d’Europe. Je ne manquai point, en véritable femme, de m’occuper de la toilette des Brésiliennes. Quoique ces dames aient la prétention de suivre exactement les modes françaises, le goût portugais domine dans leurs ajustements, et la plupart d’entre elles sont si chargées de bijoux, qu’elles ressemblent à la montre d’un orfèvre. Elles aiment avant tout ce qui se voit de loin. Du reste, assez jolies, quoique peut-être un peu trop pâle et d’une pâleur jaune. Les Brésiliennes sont volontiers familières et même coquettes avec les étrangers ; leur nonchalance est extrême. Étendues une partie de la journée sur des canapés recouverts de nattes, elles dédaignent les soins du ménage. Quant à leur instruction, elle est complètement nulle ; leur conversation n’est ordinairement qu’un commérage où leurs plaintes sur la race noire tient une large place. Il n’est pas rare de voir ces petites maîtresses, si indolentes, se secouer de leur torpeur pour enfoncer de longues aiguilles dans les bras ou dans le sein des négresses qui les servent. La société de Rio-Janeiro est divisée en coteries quoique le jeune empereur du Brésil protége les sciences, les lettres et les arts, son peuple ne se préoccupe guère que de commerce et de gain ; et, il y a peu de temps encore, un libraire de Paris, auquel je demandais quel genre de livres se vendait le mieux à Rio, me répondit que c’étaient les livres avec les reliures rouges. Quant au commerce, depuis qu’il est devenu indépendant de celui de la métropole, il a pris une extension prodigieuse les sucres, les cafés, les cotons, le rhum, le tabac, etc., etc., et tous les articles d’exportation s’élèvent, dit-on, à plusieurs millions de piastres. Un jour, pour me rendre à l’hôtel que j’habitais, et dont j’ai eu l’ingratitude d’oublier le nom, quoiqu’on y mangeât une excellente cuisine française, je fus obligée de passer derrière le palais de l’empereur et je me reculai saisie d’épouvante : devant moi, derrière moi, à côté, partout des nègres, négresses et négrillons, tous hideux, les uns de vieillesse, les autres de misère ou de maladie ; étendus au soleil et cherchant leur vermine. Vivant là comme un bétail humain, ils me regardaient avec un hébétement qui me fit mal, car quinze jours au Brésil n’avaient pas suffi pour me faire considérer les nègres comme des animaux ; et, de retour de mes voyages, je crois fermement encore qu’ils appartiennent à la race humaine.

Je visitai avec ravissement les environs de Rio, et, je ne puis oublier dans mes excursions celle de Tijuca, où nous arrivâmes, par les plus délicieux sentiers, à la région verdoyante où se précipite la cascade il nous fallut deux jours pour arriver là, mais nous fîmes halte dans une plantation où nous reçûmes le meilleur accueil. Le lendemain, au jour naissant, nous nous trouvâmes en face de la cascade sur laquelle le soleil reflétait mille teintes variées au milieu d’une enceinte de rochers. À ce beau spectacle, je dois dire à ma louange que je commençai à regretter un peu moins Paris et le boulevard des Italiens. J’avais bien vu jouer les grandes eaux de Versailles ; mais, n’en déplaise à l’ombre de Louis XIV, je les trouvai dépassées.

Ce qui me plaisait moins, je l’avoue, c’était le voisinage dont on me parlait, les jaguars et autres bêtes qui peuplent ces vastes solitudes, et j’eusse mieux aimé admirer certains de ces animaux au Jardin des Plantes que de les rencontrer là.

Comme le temps paraissait favorable, le capitaine ayant fait de nouvelles provisions, nous quittâmes Rio-Janeiro. Je dois dire ici que sur dix-huit passagers, huit nous avaient abandonnés, les uns parce qu’ils avaient trouvé des emplois à leur convenance, les autres, le courage leur faisant faute au moment décisif, reculaient devant les hasards d’une aussi périlleuse traversée.

Le 7 juillet, nous remîmes à la voile pour la Californie. En voyant partir notre petite goëlette pour un si long voyage, les Brésiliens ne se montrèrent pas plus rassurants pour nous que les Havrais ne l’avaient été dans leurs prévisions. « Jamais, disaient-ils, la goëlette l’Indépendance ne pourra résister aux tempêtes inévitables du cap Horn. » Ma sœur m’engageait à ne pas continuer notre voyage mais je ne cédai point à ses craintes, que cependant je partageais intérieurement. Indépendamment du désir de faire fortune, je ne sais quel démon me poussait, malgré mon amour de la patrie, à m’en éloigner davantage et rechercher des dangers tout en les craignant, j’étais fière d’avoir passé la ligne et je ne voulais pas rester en si beau chemin. Notre goëlette ne m’inspirait pas beaucoup de confiance mais il eût fallu payer un autre passage, et nous avions déjà dépensé beaucoup pour notre pacotille.

Nous passâmes plusieurs semaines avec le plus beau temps du monde. Nous étions cinq femmes à bord, nous causions, nous brodions, nous jouions au loto comme dans notre chambre. Le soir, nous nous réunissions tous sur le pont, et l’on chantait, quelquefois faux, il est vrai, mais en mer on n’est pas difficile puis, d’ailleurs, c’étaient souvent des chœurs, des airs français, et loin d’elle, tout ce qui rappelle la patrie est bien venu.

Une seule chose passablement essentielle venait parfois assombrir nos chants. C’était notre nourriture, qui était bien des plus détestable. Depuis longtemps déjà mon estomac était fatigué de viande de conserve, de soupe aux choux sans beurre et de morue à moitié pourrie. Ces détails-là manquent de poésie, mais ils ne manquent pas de vérité. Les vivres sont excellents sur les steamers qui relâchent souvent et qui ont du bétail à bord mais sur les navires marchands, tels que notre pauvre Indépendance, on ne donne trop souvent au passager qu’une nourriture insuffisante et malsaine.

Notre cuisinier, qui se livrait agréablement à la boisson malgré les invectives et les coups qu’il recevait, ne faisait pas le moindre progrès, il semblait confier au hasard le soin de sa cuisine, plusieurs fois le capitaine l’avait menacé des châtiments les plus sévères, mais il était incorrigible ; en outre, il n’ignorait pas qu’on ne pouvait le destituer de ses hautes fonctions culinaires, d’où dépendait le sort de nos estomacs.

Chaque jour qui s’écoulait glissait dans nos cœurs les craintes les plus vives, car nous étions à la veille d’affronter ce redoutable cap Horn. Le temps commençait à se refroidir, et la mer, plus grosse, ne nous berçait plus, mais nous secouait ; alors plus de broderie, plus de loto, plus de chant : nous subissions tous les inconvénients d’un voyage maritime. On ne voyait que des visages jaunes, terreux, renfrognés ; on n’entendait que plaintes et gémissements nous ne courions alors nul danger, mais nous subissions deux fléaux cruels le mal de mer et l’ennui. Enfin, nous l’aperçûmes ce cap tout couvert de glaces, et malgré moi, je pensais aux sinistres prédictions faites depuis le départ ; mais, à mon grand étonnement, plus nous en approchions et plus la mer devenait calme ; nous eûmes même un calme plat. Nous restâmes quarante-huit heures sans bouger de place. Mais, hélas, c’était le précurseur d’une tempête des plus violentes. Les vents soufflent avec une telle impétuosité dans ces parages qu’en un moment la mer souleva des vagues plus hautes que des montagnes, et ces flots écumants battaient sans merci de tous côtés à la fois les flancs de notre fragile goëlette. Ce passage fut des plus terribles ! Le capitaine, dès le début fit carguer précipitamment les voiles. Dans cette manœuvre, un jeune matelot, monté sur la grande vergue, fut emporté par une rafale ; on ne s’en aperçut que lorsqu’il ne fut plus temps de lui porter secours. J’entends encore la voix du capitaine appelant et comptant ses matelots « Jacques, Pierre, André, Remy, Christian, Robert, où êtes-vous ?… — Présents. — Et Jean-Marie, Jean-Marie ! » et toutes ces rudes voix qui criaient : « Jean-Marie ! » Jean-Marie ne répondit pas, il avait disparu ; sur huit hommes d’équipage, nous en avions perdu un. Le pauvre Jean-Marie était le charpentier du bord. C’était son premier voyage ; il devait, à son retour, se marier mais il avait épousé la mort. Personne ne dormit à bord cette nuit-là. On avait raison, pensais-je, c’est un lieu dangereux et funèbre que le cap Horn. La mer mugissante et le vent qui ne cessait de souffler formaient un lugubre accompagnement à ces sombres pensées. Nous restâmes ainsi douze jours en panne ; puis, nous doublâmes le cap ; bientôt après la chaleur revint, et nous repassâmes la ligne pour la seconde fois. Notre navigation dans les mers du Mexique et du Pérou fut assez heureuse. Jusqu’alors nous avions conservé l’espoir que notre capitaine ferait une relâche à Lima, mais il n’en fit rien.

Les vivres devenaient de plus en plus rares, tout le monde se plaignait de l’armateur ; on calculait qu’il nous fallait huit ou dix jours avant d’arriver à San Francisco. Si un mauvais temps nous retardait, nous étions exposés à mourir de faim ; toutes les physionomies étaient rembrunies. Je commençais à regretter de n’avoir pas cédé aux craintes de ma sœur. Sur ces entrefaites, on pêcha un requin ; il était d’une telle grosseur qu’après l’avoir harponné et hissé sur le pont, je ne pus m’empêcher de me sauver tout effrayée ; mais aussitôt, nos matelots, armés de leurs couteaux, s’élancèrent sur lui et le dépecèrent ; il passa ainsi morceau par morceau dans les mains de notre abominable cuisinier, qui l’assaisonna à différentes sauces et nous en fit manger pendant trois jours consécutifs ; c’est horrible à avouer, mais cela parut bon presque à tout le monde, tellement, depuis longtemps déjà, on souffrait des privations de toute sorte ; il n’y eut que le capitaine et deux matelots qui refusèrent d’y toucher. Ce refus venait, non de dégoût, mais d’une sorte de superstition ; les matelots n’aiment pas manger le requin, s’imaginant qu’un jour ou l’autre ils peuvent tomber sous la dent d’un de ces monstres.

S’il est une jouissance inconnue aux gens de loisirs, dont la seule ambition est de les connaître toutes, sans sortir des habitudes où s’écoule leur vie nonchalante s’il est une félicité qu’ignorent ces sybarites des grandes villes, ces chercheurs d’or dans les placers du bonheur, qui veulent épuiser les joies de ce monde sans risquer leur existence, c’est cette joie immense, ineffable, qui emplit le cœur, lorsqu’on touche au terme d’un long voyage. Il faut avoir passé six mois de sa vie entre le ciel et l’eau, en butte aux tempêtes, aux naufrages, aux incendies, pour comprendre le délire qui s’empare de tous, quand un matelot, monté dans les vergues, d’où il contemple l’horizon, prononce ces mots magiques « Terre ! terre ! » Tout le monde se précipite sur le pont, les hommes relèvent la tête avec orgueil, leur physionomie semble dire « Malgré la distance et les dangers, rien n’a pu m’empêcher d’atteindre mon but. » Les femmes pleurent, car, chez elles, toute émotion de joie ou de peine se traduit ainsi. À la vue de San-Francisco, tous les passagers de notre goëlette, oubliant les souffrances d’une longue traversée, se reprirent à espérer la fortune, ainsi qu’ils l’avaient fait au départ ; ma sœur et moi nous fîmes comme eux, et le présent se colora pour nous de rêves d’avenir. Pauvre France ! tu fus alors oubliée, et nous tendîmes les bras à cette terre inhospitalière dont l’or est le dieu véritable.