Les paralipomènes d’Ubu


Les Paralipomènes d’Ubu
(La Revue blanche, Fac-simile tome 11, 1896)

Les paralipomènes d’Ubu

Ubu devant être incessamment manifesté à la foule, qui ne le comprendra pas, et à quelques amis qui ont l’indulgence de le connaître, il serait peut-être utile, pour ceux-ci au moins, de l’expliquer par son passé, afin de liquider entièrement ce bonhomme.

Ce n’est pas exactement Monsieur Thiers, ni le bourgeois, ni le mufle : ce serait plutôt l’anarchiste parfait, avec ceci qui empêche que nous devenions jamais l’anarchiste parfait, que c’est un homme, d’où couardise, saleté, laideur, etc.

Des trois âmes que distingue Platon : de la tête, du cœur et de la gidouille, cette dernière seule, en lui, n’est pas embryonnaire.

Une pièce ancienne l’a glorifié (les Cornes du P. U., où Madame Ubu accouche d’un archéoptéryx), qui a été jouée en ombres, et dont la scène est l’intérieur de cette gidouille. L’Épithumia d’Ubu y errait, comme l’âme de ce cerveau.

Je ne sais pas ce que veut dire le nom d’Ubu, qui est la déformation en plus éternel du nom de son accidentel prototype encore vivant : Ybex peut-être, le Vautour. Mais ceci n’est qu’une des scènes de son rôle.

S’il ressemble à un animal, il a surtout la face porcine, le nez semblable à la mâchoire supérieure du crocodile, et l’ensemble de son caparaçonnage de carton le fait en tout le frère de la bête marine la plus esthétiquement horrible, la limule.

Cette pièce ayant été écrite par un enfant, il convient de signaler, si quelques-uns y prêtent attention, le principe de synthèse que trouve l’enfaut créateur en ses professeurs.

A.-F. Herold, enfant aussi, glorifia de même sorte, en un drame jamais publié, la Forêt Vierge, Don Brusquul, prince de Bornéo :


« Don Brusquul, lisant. — Le Temps… (Ici une date qu’on trouvera dans Larousse). Dernières dépêches de la nuit, de la nuit. Ferdinand le Catholique, le Catholique, vient de s’emparer de Grenade. Cette conquête met fin à la domination de l’islamisme, de l’islamisme dans la Péninsule ibérique. »


Les gestes d’Ubu ont tous été joués en marionnettes, lesquelles sont conservées au théâtre de l’Œuvre, mais les manuscrits des plus anciennes pièces ubuesques, n’étant pas de très grande importance pour l’auteur, n’ont pas été intégralement conservés.

Ils chantent que les études de Monsieur Ubu, comte de Saint-Romain, furent faites au séminaire de Saint-Sulpice (cette première pièce est calquée sur Manon Lescaut) où il fut conduit par son chapelain Frère Tiberge, semblable aux Fray Ambrosio de Gustave Aymard. Ubu passe « insuffisamment » son examen théologique, affirmant qu’il n’en pas douter l’Indus est une montagne, sise au bout du parc de son château deMondragon, et traduisant Ego sum Petrus ( « Voulez-vous le mot-à-mot ou bien le bon français ? » ) : Ego, les gosses ; — sum. ont ; — Petrus, pété ; les gos-ses ont pé-té. Il assassine Pissembock, l’oncle de la « charmante Victorine », et, la douce enfant, enlevée, se complaignant de l’absence de son tuteur, il retire le cadavre du coffre de la diligence nuptiale.

Entre toutes les autres pièces, de deux seulement, Prophaiseur de Pfuisic et les Polyèdres, quelques lignes, à titre de curiosité, peuvent être publiées (l’Autoclète, imprimé déjà, était des Polyèdres). Après qu’Achras a été empalé (l’Autoclète), il sollicite la Conscience d’Ubu de le délivrer. Celle-ci ayant acquiescé, la Conscience et Achras, ouvrant une trappe, projettent la punition d’Ubu.


Ubu (s’effondrant). — Cornegidouille, Monsieur, que signifie cette plaisanterie ? Vos planchers sont déplorables…

Achras. — C’est seulement une trappe, voyez-vous bien.

La Conscience. — M. Ubu est trop gros, il ne pourra jamais passer.

Ubu. — De par ma chandelle verte, il faut qu’une trappe soit ouverte ou fermée. Celle-ci nous étrangle, nous écorche le côlon transverse et le grand épiploon. Nous allons périr si vous ne nous tirez de là.

Achras. — Tout ce qui est en mon pouvoir, c’est, voyez-vous bien, de charmer vos instants en vous lisant quelques passages caract’istiques, voyez-vous bien, de mon traité sur les mœurs des Polyèdres et de la thèse que j’ai mis 60 ans à composer sur la surface du carré. Vous ne voulez pas ? Ô bien alors, je m’en vais, je ne veux pas voir ça, c’est trop triste.

Ubu. — Ma Conscience, où êtes-vous ? Cornegidouille. vous me donniez de bons conseils. Nous ferons pénitence et nous restituerons ce que nous avons pris. Nous ne décervèlerons plus.

La Conscience. — Monsieur, je n’ai jamais voulu la mort du pécheur, et ainsi de suite. Je vous tends une main secourable.

Ubu. — Dépêchez-vous, Monsieur, nous périssons. Hàtez-vous de nous tirer de cette trappe et nous vous donnerons hors de votre valise un jour de congé.

La Conscience (elle jette la valise dans la trappe, puis, gesticulant :) Merci, Monsieur. Monsieur, il n’y a pas d’exercice plus salutaire que la gymnastique. Demandez à tous les hygiénistes.

Ubu. — Monsieur, vous faites bien du tapage. Pour vous prouver, cornegidouille, notre supériorité, nous allons faire le saut périgyglieux, ce qui peut paraître étonnant, étant donné l’énormité de notre gidouille.

(Il commence à courir et bondir.)

La Conscience. — Monsieur, je vous en supplie, n’en faites rien, vous allez défoncer le plancher. Admirez notre légèreté. (Il reste pendu par les pieds) Oh ! au secours, je vais me briser les reins, venez à mon secours, Monsieur Ubu.

Ubu, assis. — Ô non. Nous n’en ferons rien, Monsieur. Nous faisons en ce moment notre digestion et la moindre dilatation de notre gidouille nous ferait périr à l’instant. Dans deux ou trois heures au plus notre digestion sera terminée et nous volerons à votre secours. Et d’ailleurs, nous n’avons point l’habitude de décrocher des guenilles.

(La Conscience lui tombe sur le ventre.)

À la suite de péripéties abstruses, Achras et la Conscience fuient en Egypte et rencontrent les Palotins chasseurs de momies. Opinion d’Ubu sur les momies : « Il paraît que ça court très vite, c’est très difficile à capturer. » Achras, chercheur de pyramides, et la Conscience voyageant sous le nom de B. Bombus, pris pour des momies, sont encaissés et délivrés seulement à l’octroi, à l’ouverture des boîtes.


B. Bombus. — Monsieur, j’ai assisté à un spectacle bien curieux.

Achras. — Monsieur, je crois, voyez vous bien, que j’ai vu précisément le même. N’importe, dites toujours, on verra si c’est compris.

B. Bombus. — Monsieur, j’ai vu à la gare de Lyon les douaniers ouvrir une caisse expédiée, devinez à qui.

Achras. — Je crois que j’ai entendu dire que c’était envoyé à Monsieur Ubu, rue de l’Échaudé.

B. Bombus. — Parfaitement, Monsieur, il y avait dedans un homme et un singe empaillé.

Achras. — Un grand singe ?

B. Bombus. — Qu’entendez vous par un grand singe ? Les simiens sont toujours de dimensions médiocres, reconnaissables à leur pelage noirâtre et leur collier pileux blanc. La grande taille est l’indice de la tendance de l’âme à s’élever vers le ciel.

Achras. — Comme les mouches, voyez-vous bien. Voulez-vous que je vous dise, je crois plutôt que c’étaient des momies.

B. Bombus. — Des momies d’Égypte ?

Achras. — Oui, Monsieur, et c’est compris. Il y en avait une qui avait l’air d’un crocodile, voyez-vous bien, desséché, le crâne déprime comme les êtres primitifs ; l’autre, voyez-vous bien, qui avait le front d’un penseur et l’air respectable, ô bien alors, la barbe et les cheveux tout blancs.

B. Bombus. — Monsieur, malgré vos insinuations je ne me battrai pas avec vous, d’ailleurs la lutte serait trop inégale.

Achras. — Pour ce qui est de ça. voyez-vous bien, ne vous inquiétez point, je serai magnanime dans la victoire.

B. Bombus. — Monsieur, je ne sais ce que vous voulez dire. D’ailleurs les momies, y compris le vieux singe, ont bondi hors de leur caisse, au milieu des cris des employés de Poctroi, et ont pris à la grande stupeur des passants le tramway de la Porte-Rapp.

Achras. — Ô bien alors, c’est étonnant, nous sommes revenus aussi par ce véhicule, ou mieux, voyez-vous bien, ce tramway.

B. Bombus. — C’est ce que je me disais aussi, Monsieur, il est extraordinaire que nous ne les ayons pas rencontrées.


Pendant la chasse aux momies, qui se pratique à l’aurore, la statue de Memnon chante :

valse[1]

Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,
Dans la ru’ du Champ d’Mars, d’la paroiss’ de Toussaints.
Mon épouse exerçait La profession d’ modiste,
Et nous n’avions jamais manqué de rien. —
Quand le dimanch’ s’annoncait sans nuage,
Nous exhibions nos beaux accoutrements
Et nous allions voir le décervelage
Ru’ d’ l’Échaudé, passer un bon moment.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les rentiers trembler ;

(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le père Ubu !

Nos deux marmots chéris, barbouillés d’ confitures,
Brandissant avec joi’ des poupins en papier,
Avec nous s’installaient sur le haut d’ la voiture
Et nous roulions gaîment vers l’Échaudé. —

On s’ précipite en foule à la barrière,
On s’ fich’ des coups pour être au premier rang ;
Moi je m’ mettais toujours sur un tas d’ pierres
Pour pas salir mes godillots dans l’ sang.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter ;
Voyez, voyez les rentiers trembler ;

(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Bientôt ma femme et moi nous somm’s tout blancs d’cervelle,
Les marmots en boulott’nt et tous nous trépignons
En voyant l’ Palotin qui brandit sa lumelle,
Et les blessur’s et les numéros d’plomb. —
Soudain j’ perçois dans l’ coin, près d’ la machine,
La gueul’ d’un bonz’ qui n’ m’ revient qu’à moitié.
Mon vieux, que j’ dis, je r’connais ta bobine,
Tu m’as volé, c’est pas moi qui l’ plaindrai.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les rentiers trembler ;

(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le père Ubu !

Soudain j’me sens tirer la manch’ par mon épouse :
Espèc’ d’andouille, qu’ell’ m’ dit, v’là l’ moment d’ le montrer :
Flanque-lui par ta gueule un bon gros paquet d’bouse,
Vlà l’ Palotin qu’a just’ le dos tourné. —
En entendant ce raisonn’ment superbe,
J’attrap’ sus l’ coup mon courage à deux mains :
J’ flanque au rentier une gigantesque merdre
Qui s’aplatit sur l’ nez du Palotin.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les rentiers trembler,

(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Aussitôt j’suis lancé par-dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et y suis précipité la tête la première
Dans l’ grand trou noir d’ous qu’on n’revient jamais. —
Voilà c’ que c’est qu’ d’aller s’ promener l’ dimanche
Ru ’d’ l’Échaudé pour voir décerveler,
Marcher l’ Pinc’-Porc ou bien l’ Démanch’-Comanche,
On part vivant et l’on revient tudé.
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les rentiers trembler ;

(Chœur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

Scène du Savatier.
SCYTOTOMILLE, MONCRIF, ACHRAS

Moncrif. — Sire savatier, les chiens à bas de laine ayant dénudé mes pieds de leurs enveloppes, j’impètre de vous des chaussures.

Scytotomille. — Voici, Monsieur, un excellent article, la spécialité de la maison, les Écrase-merdres. De même qu’il y a différentes espèces de merdres, il y a des écrase-merdres pour la pluralité des goûts. Voici pour les estrons récents ; voici pour le crottin de cheval ; voici pour le méconium d’enfant au berceau voici pour le fiant de gendarme ; voici pour les spyrates antiques, voici pour les selles d’un homme entre deux âges.

Moncrif. — Ah, Monsieur, je prends cette paire, je crois qu’elle m’ira bien. Combien, s’il vous plaît, sire savatier ?

Scytotomille. — Quatorze francs, parce que vous avez l’air respectable.

Achras. — Vous avez eu tort, voyez-vous bien, de ne pas prendre plutôt les, voyez vous bien, pour fiant de gendarme.

Moncrif. — Vous avez raison, Monsieur ; sire savatier, je prends cette autre paire.

(Il s’en va.)

Scytotomille. — Eh ! le paiement, Monsieur ?

Moncrif. — Puisque je les ai changés contre les, etc., pour les, etc., d’homme entre deux âges.

Scytotomille. — Vous n’avez pas payé ceux-là non plus.

Achras. — Puisqu’il ne les prend pas, voyez-vous bien.

Scytotomille. — C’est juste.

(Ils s’en vont.)

À la fin de n’importe quelle pièce, la situation devenant inextricable, on peut adapter la scène du Crocodile, qui, dans l’exemple actuel, dénoue les Polyèdres :


Ubu, à Achras. — Cornegidouille, Monsieur, vous n’êtes donc jamais mort ? comme ma Conscience, dont je ne puis me débarrasser.

La Conscience. — Monsieur, n’insultez pas au malheur d’Épictète.

Ubu. — Le pique-tête est sans doute un instrument ingénieux, mais la pièce dure depuis assez longtemps, et nous n’avons pas l’intention de nous en servir aujourd’hui.

(On entend sonner comme pour annoncer un train, puis le Crocodile, soufflant, traverse la scène).

Achras. — Ô mais c’est que, voyez-vous bien, qu’est-ce que c’est que ça ?

Ubu. — C’est un z’oiseau.

La Conscience. — C’est un reptile bien caractérisé, et d’ailleurs (le touchant) ses mains sont froides comme celles du serpent.

Ubu. — Alors c’est une baleine, car la baleine est le z’oiseau le plus enflé qui existe, et cet animal paraît assez enflé.

La Conscience. — Je vous dis qu’il y a plus de probabilités pour que ce soit un serpent.

Ubu. — Ceci doit prouver à Monsieur ma Conscience sa stupidité et son absurdité. C’est en effet un serpent ! voire même, à sonnettes !

Achras, le flairant. — C’ qu’y a d’ sûr, voyez-vous bien, c’est que ça n’est point un polyèdre.

Alfred Jarry
  1. Musique de M. Claude Terrasse