Les Minutes de sable mémorial/Guignol

Fasquelle éditeurs (p. Image-46).

GUIGNOL

i

L’Autoclète

Quand le rideau macabre replia vers le cintre sa grande aile rouge avec un bruit d’éventail, un puits d’ombre s’ouvrit, et bâilla devant nous une gueule de goule. Telles des lucioles, les chandelles de résine portaient prétentieusement leurs yeux aux ongles de leurs mains de gloire, comme des limaces au bout des cornes. Et à cette pensée nous prit un subit frisson, que des marionnettes allaient, par leurs lazzis, dérider nos fronts mornes, car il semblait que sur une telle scène à la verve des acteurs de bois dût applaudir la claque d’os des maxillaires.

Ainsi qu’une araignée qui fauche, l’être vague chargé de rythmer le branle des pantins badins griffa paresseusement de ses doigts longs les fils pendus aux fémurs de sa harpe : et grelotta soudain un galop clair de grêle rebondissant de tuile en tuile.

Et de l’ombre inférieure surgit, des genoux au sommet du gibus, très respectable et digne, M. Achras, vaquant aux soins anodins d’un collectionneur gâtisme. Des cristaux rangés par ordre s’étalent sur les rayons de ses bahuts, et reflètent aux glaces de leurs faces le correct frac noir et la blanche barbe en cerf-volant du rassembleur de leur foule raboteuse. Et de ses lèvres carminées tombent ces mots, exorde de la sanglante tragédie de l’Autoclète :

Achras. — Ô mais c’est qué, voyez-vous bien, je n’ai point sujet d’être mécontent de mes polyèdres : ils font des petits toutes les six semaines, c’est pire que des lapins. Et il est bien vrai de dire que les polyèdres réguliers sont les plus fidèles et les plus attachés à leur maître ; sauf que l’icosaèdre s’est révolté ce matin, et que j’ai été forcé, voyez-vous bien, de lui flanquer une gifle sur chacune de ses faces. Et que comme ça c’était compris. Et mon traité, voyez-vous bien, sur les mœurs des Polyèdres oui s’avance : n’y a plus que vingt-cinq volumes à faire.

Un larbin entrant. — Monsieur, y a z’un bonhomme qui veut parler à monsieur. Il a arraché la sonnette à force de tirer dessus, il a cassé trois chaises en voulant s’asseoir. (Il lui remet une carte.)

Achras. — Qu’est-ce qué c’est que ça ? M. Ubu, ancien roi de Pologne et d’Aragon, docteur en pataphysique… Ça n’est point compris du tout. Qu’est-ce qué c’est que ça, la pataphysique ? N’ya point de polyèdres qui s’appellent comme ça. Enfin c’est égal, ça doit être quelqu’un de distingué. Je veux faire acte de bienveillance envers cet étranger en lui montrant mes polyèdres. Faites entrer ce monsieur.

M. Ubu (bedaine, valise, casquette, pépin). — Cornegidouille ! Monsieur, votre boutique est fort pitoyablement installée : on nous a laissé carillonner à la porte pendant plus d’une heure ; et lorsque messieurs vos larbins se sont décidés à nous ouvrir, nous avons aperçu devant nous un orifice tellement minuscule, que nous ne comprenons point encore comment notre gidouille est venueà bout d’y passer.

Achras. — Ô mais c’est qué, excusez : je ne m’attendais point à recevoir la visite d’un aussi gros personnage. Sans ça, soyez sûr qu’on aurait fait élargir la porte. Mais vous excuserez l’embarras d’un vieux collectionneur, qui est en même temps, j’ose le dire, un grand savant.

M. Ubu. — Ceci vous plait à dire, monsieur, mais vous parlez à un grand pataphysicien.

Achras. — Pardon, monsieur, vous dites ?..

M. Ubu. — Pataphysicien. La pataphysique est une science que nous avons inventée, et dont le besoin se faisait généralement sentir.

Achras. — Ô mais, c’est qué, si vous êtes un grand inventeur, nous nous entendrons, voyez-vous bien ; car entre grands hommes.

M. Ubu. — Soyez plus modeste, monsieur ! Je ne vois d’ailleurs ici de grand homme que moi. Mais puisque vous y tenez, je condescends à vous faire un grand honneur. Vous saurez que votre maison nous convient et que nous avons résolu de nous y installer.

Achras. — Ô mais, c’est qué, voyez-vous bien…

M. Ubu. — Je vous dispense des remerciements. — Ah ! à propos, j’oubliais : comme il n’est point juste que le père soit séparé de ses enfants, nous serons incessamment rejoint par notre famille : Mme Ubu, nos fils Ubu et nos filles Ubu. Ce sont des gens fort sobres et fort bien élevés.

Achras. — Ô mais, c’est qué, voyez bien, je crains de…

M. Ubu. — Nous comprenons. Vous craignez de nous gêner. Aussi bien ne tolérerons-nous plus votre présence ici qu’à titre gracieux. De plus, vous allez aller chercher nos trois caisses de bagages que nous avons omises dans votre vestibule. N’oubliez pas non plus de dire à votre cuisinière qu’elle a l’habitude — nous le savons par notre science en pataphysique — de servir la soupe trop salée et le rôti beaucoup trop cuit. Nous ne les aimons point ainsi. Ce n’est pas que nous ne puissions faire surgir de terre les mets les plus exquis, mais ce sont vos procédés, monsieur, qui nous indignent !

Achras. — Ô mais, c’est qué — y a point d’idée du tout de s’installer comme ça chez les gens. C’est une imposture manifeste…

M. Ubu. — Une posture magnifique ! Parfaitement, monsieur : vous avez dit vrai une fois en votre vie.

(Exit Achras.)

M. Ubu. — Avons-nous raison d’agir ainsi ? Cornegidouille, de par notre chandelle verte, nous allons prendre conseil de notre Conscience. Elle est là, dans cette valise, toute couverte de toiles d’araignée. On voit bien qu’elle ne nous sert pas souvent.

(Il ouvre la valise. Sort la Conscience sous les espèces d’un grand bonhomme en chemise.)

La Conscience (elle a la voix de Bahis, comme M. Ubu celle de Macroton). — Monsieur, et ainsi de suite, veuillez prendre quelques notes.

M. Ubu. — Monsieur, pardon ! Nous n’aimons point à écrire, quoique nous ne doutions pas que vous ne deviez nous dire des choses fort intéressantes. Et, à ce propos, je vous demanderai pourquoi vous avez le toupet de paraître devant nous en chemise ?

La Conscience. — Monsieur, et ainsi de suite, la Conscience, comme la Vérité, ne porte habituellement pas de chemise ; si j’en ai arboré une, c’est par respect pour l’auguste assistance.

M. Ubu. — Ah çà, monsieur ou madame ma Conscience, vous faites bien du tapage. Répondez plutôt à cette question : ferai-je bien de tuer M. Achras, qui a osé venir m’insulter dans ma propre maison ?

La Conscience. — Monsieur, et ainsi de suite, il est indigne d’un homme civilisé de rendre le mal pourle bien. M. Achras vous a hébergé ; M. Achras vous a ouvert ses bras et sa collection de polyèdres ; M. Achras, et ainsi de suite, est un fort brave homme, bien inoffensif ; ce serait une lâcheté, et ainsi de suite, de tuer un pauvre vieux incapable de se défendre

M. Ubu. — Cornegidouille ! Monsieur ma Conscience. êtes-vous sûr qu’il ne puisse se défendre ?

La Conscience. — Absolument, monsieur ; aussi serait-il bien lâche de l’assassiner.

M. Ubu. — Merci, monsieur, nous n’avons plus besoin de vous. Nous tuerons M. Achras, puisqu’il n’y a pas de danger, et nous vous consulterons plus souvent, car vous savez donner de meilleurs conseils que nous ne l’aurions cru. Dans la valise !

(Il la renferme.)

La Conscience. — Dans ce cas, monsieur, je crois que nous pouvons, et ainsi de suite, en rester là pour aujourd’hui.

Le gnome harpiste sembla traîner ses ongles lourds sur un gong de tôle ; et des hauteurs sifflantes du si retomba au-dessous de l’ut caverneux le frémissement des cordes. Lentes, lentes, d’un mouvement invisible, rampaient visqueusement sur la scène sans plancher et précédaient Achras saluant d’effroi les trois caisses badigeonnées de sang de bœuf, les trois caisses de bagages de M. Ubu, juxtaposées et coalescentes comme les huîtres cramponnées à la même roche. Et soudain les trois, d’un hoquet convulsif bâillèrent, et la trinité hirsute des Palotins jaillit en un élan phallique.

Barbus de blanc, de roux et de noir, coiffés à la phrygienne de merdoie, serrés en des justaucorps versicolores, ils agitent leurs bras placides, qui traversent en croix leur tronc annelé de chenille. Ut ré do la, ré sol sol fa, soupire doucement la harpe cliquetante ; et les cordes d’acier se font douces, comme pour attirer les serpents hors des antres, les sons sourds et ouatés des flûtes de bambou. Ut ré do si, si la la sol ; et avec la légèreté circonspecte d’un hibou sautant d’un panier, les trois êtres posent au sol irréel leurs trois tronçons informes barbus de noir, de roux et de blanc ; cependant que leurs trois caisses, vides de ces trois perles, rabattent en un grand geste d’ennui et de regret leurs trois mâchoires d’huîtres.

Et le navré Achras regarde horrifié les apprêts paternes du paternel M. Ubu, qui graisse avec des précautions infinies un joli pal nickelé, portatif comme une canne à pêche, que les esprits dociles à sa science en pataphysique ont fait germer de terre ainsi qu’une lance de glaïeul. Et, dans sa bonté, il déplore de n’avoir point expérimenté — pour épargner toute douleur à son bien-aimé ami Achras — l’acuité dudit pal sur de simples larbins.

Sol fa sol la sol, fa mi ré ut, ut ut. Une chaise percée se place d’elle-même, pour le plus grand confort du désiré patient, au-dessus du pal. Et les Palotins, plissant en gracieux sourires leurs museaux léporides, invitent, courtois, M. Achras à s’asseoir.

Malgré la gravité de son âge, l’artificieux Achras élude les menaces faites à son séant : plantant au sol la poire de son crâne, il montre au ciel le fond de ce vêtement ingénieux que les Gaulois appelèrent braies. Mais tel qu’un mignon Henri III jouant au bilboquet, de sa main herculéenne Ubu lance au zénith la victime de sa basse férocité, que de peur de chute le pal prévenant reçoit en posture correcte.

Et pendant qu’échassier unijambiste, l’empalé tourne en sens divers, en une inconscience de radiomètre, et vire-vire dardant ses yeux glauques, les trois Palotins, barbus de roux, de blanc et de noir, dansent une ronde à l’ombre de sa silhouette cristallisée d’X.

Sol fa sol la sol, fa mi ré ut, ut, ut, si do ré mi, mi, ré mi, fa ré ré ré, ravis, en leur cerveau obtus, d’avoir introduit un pal lancéolé en la dernière figure des « lanciers », leur danse chère. Et ils dressent comme des antennes leurs oreilles diaboliques et frétillantes.

Impassible toujours et monotone, grave comme un singe qui cherche poux en tête, le harpiste fait tomber de ses cordes chevelues les notes qui crépitent. Et tout à coup, à leur bruissement clair se mêle le strident bruit d’éventail de la grande aiie rouge du rideau qui se déploie.

Et les chandelles de résine pleurent des larmes qui grésillent ; et dans leur fumée d’encens regardent de leurs yeux troubles monter l’âme badine du navré Achras.

ii

Phonographe

La sirène minérale tient son bien-aimé par la tête, comme un page d’acier serre une robe. Le livre se ferme pour écraser les mouches, 8 nimbés de gaze, abat-jour de lampes charbonnées. Elle plaque ses mains estropiées d’un geste brusque sur la droite et la gauche de la tête de son amant passager, et elle ne le blesse point, la vieille amoureuse, ni ses griffes ne l’écorchent : comme au vent d’hiver les bouts de branches sèches, le temps les a déclouées de son souffle froid. Ses doigts ont roulé sur le sol en jeu de quilles ; paralysés, organes rudimentaires, ils ont disparu ; et comme aux chevaux depuis le déluge, un seul os coiffé d’un seul ongle. Elle ne le blesse point, la vieille amoureuse, ni ses griffes ne l’écorchent : son doigt unique, col de fémur dont un fourmilier a lapé la moelle, greffe son érection cordée aux tragus de l’écouteur. Sabot de cheval, bec d’éguisier, piaffe et farfouille aux tragus qui, pour le métal instillé, t’encorbellent cinq minutes : tes bourdonnements s’étouffent au cérumen dont tu t’es oint depuis des âges, copulant avec tout venant. Et les deux noires sangsues pendent aux oreilles de l’écouteur.

Ainsi elle le tient bien en face, la sirène minérale ; et il doit voir ses yeux qui, si nous les voyions, nous paraîtraient… — Au-dessous d’un plafond vitré, dans une gare. Noires monères mobiles et cahotées, se creusent et cillent les orbites de la sirène minérale. Il doit voir ses yeux et la voir toute, sa tête de chaux blanche et si froide et ses deux uniques bras de poulpe noirs et si froids. Ô le chant des stalactites de cuivre appendues à son palais, et le bruit de fer rouillé du maxillaire inférieur qui se déclanche ! Ô entendre le chant sublime de l’argonaute de porcelaine, que des déménageurs trop pressés ont laissée emplie de rouleaux fêlés de cordes de piano. La mandibule s’abaisse et se relève comme une touche, mais empêtre ses dents cassées au bris des cordes et des marteaux :


« Ô ma tête, ma tête, ma tête — Toute blanche sous le ciel de soie ! — Ils ont pris ma tête, ma tête — Et l’ont mise dans une boîte à thé !

« Ô la canicule des laques ! — Le caramel de mes bras flasques — Qui montent, montent hors des draps moites. — Ô me plonger dans la chair fraîche !

« Ô ma téte, ma tête, ma tête ! — Sois mon oreiller dans ma boîte. — Dedans. — Mets ta chair fraîche pour mes dents. — Ma tête, hibou économe — A grappillé de la chair d’homme — Et l’a mise dans une boite à thé. »


La vieille sirène tombée au fond d’un lac pétrificateur, le chant des vieilles sirènes que la cristallisation paralyse, éclate et s’embrase comme un peu de poudre au contact des deux charbons de cornue qui brûlent de notes lumineuses les tympans de l’écouteur. L’inanimé froid se réchauffe et redevient mobile au contact de la chaude cervelle, à travers !es oreilles percées de clous. Voici que les paroles se dégèlent par les airs de la mer boréale. La vieille sirène n’était qu’en léthargie, pas tout à fait morte, car la mort se prouve à la rigueur sanglée des maxillaires. Lève-toi, abaisse-toi, mandibule, et fais des croix de ton bâton de chef d’orchestre. Bien que tu sois femme, je vois sur le mur l’ombre de ta barbe, comme un arbre miré dans l’eau, comme un lichen sur une pierre, ou plutôt comme un varech soudé à la bâillante mandibule inférieure de la nacre d’une huître perlière. Chantez, stalactites de cuivre, dans les cavernes sousmarines, rouillez vos cordes d’acier au sel de la mer. Chantez toujours, pour que celui qui vous écoute ne se détourne pas. Mais il ne se détournera pas : la sirène minérale tient son bien-aimé par la tête comme un page d’acier serre une robe.

iii

L’Art et la Science


Scène I

Des hommes feuille-morte groupent autour d’un falot leur phalange de phalènes. barbapoux coryphée chante :

HYMNE

Roule dans le gouffre, trône de Silène ! Roule dans le gouffre, autel de Bacchus ! Plonge dans le gouffre, maison de Diogène ! Sacrilèges ouvriers, dans l’humide et le noir jetons les symboles de la philosophie et des dieux antiques. Sous nos mains magiques, l’humide et le noir s’épandent en libations qui fécondent la terre. Et grâce à nous seuls le blé germe et vit comme dans l’oubli des siècles par les champs des Pharaons.

Et, par notre art sans parèdre, l’Immonde est glorifié. Portons les vases qui puisent de nos mains artistes. Identifiés à notre Œuvre, plongeons-y jusqu’à nos genoux. Les flots de l’humide et du noir déferlent sur nos cnémides. Les vapeurs de l’abîme, brune tête de démon, s’élèvent. Mais d’en haut sur nous pleure joyeuse la lumière ; et dans notre ciel est un nimbe


Scène II

UBU

La sphère est la forme parfaite. Le soleil est l’astre parfait. En nous rien n’est si parfait que la tête, toujours vers le soleil levée, et tendant vers sa forme ; sinon l’œil, miroir de cet astre et semblable à lui.

La sphère est la forme des anges. À l’homme n’est donné que d’être ange incomplet. Plus parfait que le cylindre, moins parfait que la sphère, du Tonneau radie le corps hyper-physique. Nous, son isomorphe, sommes beau.

L’homme ébloui s’incline devant notre Beauté, reflet inconscient de notre âme de Sage. Et tous doivent à nos genoux, respectueux, brûler l’encens. Mais des gnomes plongés dans des gouffres sans nom blasphèment notre Image, en souillant le symbole dans l’humide et le noir. Jaloux de notre forme auguste, vengeons-nous, privant de leur salaire ces ouvriers que nul ne voudra désormais voir exercer leur art. Car dans notre Science nous leur substituerons les grands Serpents d’Airain que nous avons créés, Avaleurs de l’Immonde ;

Qui frémissants se plongent avec des hoquets rauques, par le ? antres étroits où la lumière meurt ; et revenus au jour, comme le cormoran esclave du pêcheur, dégorgent leur butin de leur gueule béante.


Scène III

BARBAPOUX, Mme UBU

Barbapoux. — Ô suis-moi dans ces lieux, où sur les murs blanchis des paumes ont gravé pour chasser les esprits de brunis pentagrammes ; viens dans cet atelier où j’exerçai mon art ; aux dalles de tombeau, où le crâne se creuse avec ses deux fémurs ; qui nous promet l’oubli, le silence et l’oubli ; où la rouille qui ronge a rampé sur les murs et souillé les grimoires !

À l’insu du seigneur de ce manoir antique, du très bénin Achras, notre amour en ces lieux où sur les murs se gravent de brunis pentagrammes, vient chercher un asile. Et je t’offre mon cœur et je te tends ma main, où tu mettras ta main et ce qu’à ton époux tu volas de Phynance.

Voix d’Ubu en dehors, perdue dans l’éloignement. — Qui parle de Phynance ? De par notre Gidouille auguste et tubiforme ? Nous n’en avons que faire, car nous avons ravi sa phynance à l’aimable et très courtois Achras ; nous l’empalâmes et nous primes sa maison ; et dans cette maison nous cherchons maintenant, poussé par nos remords, où nous pourrions lui rendre la part matérielle et vulgaire de ce que nous lui avons pris, savoir, de son repas.

Voix aigrelettes (encore plus éloignées). — Éclairez, frères, la route de notre maître, gros pèlerin. Nous le suivons joyeux sans doute : dans de grandes caisses en fer-blanc empilés la semaine entière, c’est le dimanche seulement qu’on peut respirer le libre air. Palefreniers des Serpents d’Airain, c’est nous les Pa, c’est nous les Pa, c’est nous les Palotins.

Mme Ubu. — C’est M. Ubu, je suis perdue !

Barbapoux. — Par le guichet en as de carreau, je vois au loin ses cornes qui fulgurent. Où me cacher ?

Voix d’Ubu. — Kérubs du Tonneau suprême, illuminez-nous dans notre exode vers ces lieux où nous ne primes point encore siège. Herdanpo, Mousched-Gogh, Quatrezoneilles, éclairez ici !

Barbapoux. — Plongeons dans ces souterrains glauques.

Mme Ubu. — Y penses-tu, mon doux enfant ? Tu vas te tuer.

Barbapoux. — Me tuer ? Par Gog et Magog, on vit, on respire là-dedans. C’est là-dedans que je travaille. Une, deux, houp !


Scène IV

Un Être long et maigre, émergeant comme un ver au moment où Barbapoux plonge. — Ouf ! quel choc ! mon crâne en bourdonne !

Barbapoux. — Comme un tonneau vide.

L’Être. — Le vôtre ne bourdonne pas ?

Barbapoux. — Aucunement.

L’Être. — Comme un pot fêlé. J’y ai l’œil.

Barbapoux. — Plutôt l’air d’un œil au fond d’un pot de chambre.

L’Être. — J’ai en effet l’honneur d’être la Conscience de M. Ubu.

Barbapoux. — C’est lui qui a précipité dans ce trou votre immatérielle personne ?

L’Être. — Je l’ai mérité, je l’ai tourmenté, il m’a puni.

Mme Ubu. — Pauvre jeune homme…

Voix des Palotins, très rapprochées. — L’oreille au vent, en rangs pressés, on marche d’une allure guerrière, et les gens qui nous voient passer nous prennent pour des militaires.

Barbapoux. — C’est pourquoi tu vas rentrer, et moi aussi, et Mme Ubu aussi !

(Descendant.)

Les Palotins, (derrière la porte). — C’est nous les Palotins ! Nous boulottons par une charnière, nous pissons par un robinet, et nous respirons l’atmosphère au moyen d’un tube coudé ! C’est nous les Palotins !

Ubu. — Entrez, cornegidouille !


Scène V

LES PALOTINS, portant des torches vertes :
UBU

Ubu. — (Sans dire un mot, il prend siège ; tout s’effondre ; il ressort en vertu du principe d’Archimède. Alors très simple et digne) : Les Serpents d’Airain ne fonctionnent donc point ? Répondez, ou je vous vais décerveler.


Scène VI

LES MÊMES
BARBAPOUX, montrant sa tête.

La Tête de Barbapoux. — Ils ne marchent point, ils sont arrêtés. C’est comme votre machine à décerveler, une sale boutique, je ne la crains guère. Vous voyez bien que les tonneaux valent mieux que toute l’herpétologie ahénéenne. En tombant et en ressortant, vous avez fait plus de la moitié de l’ouvrage.

Ubu. — De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux, tonneau, citrouille, rebut de l’humanité. Décervelez, coupez les oreilles !

(Il le renfonce.)


Scène VII

(apothéose)
UBU, établi sur sa base. LES PALOTINS, l’illuminent.
hymne des palotins

Brûlez, torches de mort ! Pleurez de vos yeux verts ! Ce que l’homme dévore, il lui donne la vie et l’unit à son corps. Ce qu’il rend à la terre, il le rend à la nuit. Pleurez, torches de mort !

Il le jette en des gouffres ainsi qu’en un Tartare, par des chemins tortus où la hâtive chute sonne des tintamarres. Ô chute dans la nuit, dans l’humide et le noir ! Le nimbe de clarté qui brillait sur la nuit, le corps de l’assassin comme un écran le bouche. Pleurez, torches de mort, pleurez de vos yeux verts !