Les nuits chaudes du Cap français/2-2


Éditions de la nouvelle revue Belgique (p. 120-227).

Le révérend se releva, la regarda, secoua la tête et prononça plusieurs paroles d’une voix entrecoupée. On eût dit que les mots se collaient à ses lèvres.

— Ils la suivent, disait-il, comme les bœufs qu’on va immoler… Que mon esprit ne se laisse point entraîner dans les sentiers de cette femme : elle a fait perdre la vie aux plus forts.

Et, lui tournant le dos, il s’essuya les yeux.

— Il a beau citer la Bible, observa le docteur, cela ne l’empêche pas de pleurer.

Puis se tournant vers moi :

— J’ai envie d’aller voir où court cette fille.

— Et moi de même, dis-je. Mais si elle s’aperçoit que nous la suivons ?

— Nous verrons bien ce qu’elle fera. En tout cas, nous ne nous laisserons pas envoyer des coups de pied au visage comme ce pauvre Goring. Nous lui en donnerons plutôt. D’ailleurs, voyez, elle a dans la cervelle des papillons blancs ; elle suit ses fantaisies, elle ne regarde rien, elle ne nous verra pas.

Nous partîmes sans nous montrer à Goring, ce qui nous fut aisé, car le révérend était trop absorbé par sa douleur amoureuse pour prendre garde à ce qui se passait autour de lui.

Zinga sortit de la plantation et prit la route du Cap. Nous la suivîmes à quelque distance. Elle s’avançait d’un pas rapide et dégagé, en fredonnant toujours sa romance créole. Le ciel, la mer étincelaient ; au loin les monts avaient encore de grandes écharpes d’ombre, mais la route, presque partout découverte, brûlait ; un vent chaud, de temps à autre, soulevait des tourbillons.

Sur ce chemin morne les aspics étaient nos seules rencontres. Nous les apercevions, qui dormaient repliés au soleil. À notre approche ils s’allongeaient, et disparaissaient brusquement dans une palpitation de lumière.

Je regrettais déjà cette promenade d’espionnage ; le docteur s’essuyait le front ; mais Zinga, alerte, marchait du même pas et chantait toujours.

Lontan, lontan tout moun té nwê
San pa oun blang lasou la té
Tan-là sa pa té kou jodi ;

Souvan Bonguié koutmé vini
Pou palé ké sou moun ki bon,
Yè pa pé li okin’ fason,

Tout sa moun li téki palé
Li ét, guen kichoz pou bay-yé.

(Longtemps, longtemps tout le monde fut noir, sans un blanc dessus la terre. Temps-là n’était pas temps-ci.

Souvent Bon Dieu venait pour parler au monde qui était bon, et on n’avait peur de lui en aucune façon.

À tous les gens à qui il parlait, il avait quelque chose à donner.)

Après deux grandes heures de marche, des ombrages de plantations apparurent, des indigotiers, agités un instant par la brise de mer, nous éventèrent par dessus les palissades, et des feuilles légères, détachées de l’arbuste, vinrent courir sous nos pieds. Nous goûtâmes l’ombre et l’odorante fraîcheur. Un parfum de vanille remplissait l’air tandis qu’une neige blanche, s’échappant des massifs, volait devant nos yeux. On ne voyait personne, comme si tout le monde, maîtres et esclaves, eussent été endormis. Cependant, au milieu des champs de cannes, s’entendaient les ciseaux d’élagage, et, sur l’écorce des cacaoyers, le claquement sec de la rigoise qui tue les insectes rongeurs.

Zinga, apercevant les maisons du Cap, s’arrêta devant des sterculias qui étendaient jusque sur la route leurs grandes feuilles contournées ; s’étant troussé la candale et la jupe, elle s’accroupit et pissa, puis nous la vîmes attirer un flacon de son sein et s’oindre la croupe, le ventre et les jambes. L’odeur était si forte qu’à cinquante pas nous en étions comme grisés. Ayant vidé sur son corps le flacon, elle le lança derrière elle, et reprit sa marche.

— C’est sa toilette d’amour, dis-je au docteur.

— Elle est, ma foi, bien faite, pour une négresse, fit-il pensif.

— Allez-vous donc, répliquai-je en riant, vous convertir à la négrophilie, comme le révérend Samuel Goring !

Mais il releva la tête et étendant la main, d’un geste solennel :

— Ça, jamais, s’écria-t-il, et il ajouta à demi-voix, comme honteux : D’ailleurs la science l’a voulu, je suis un chaste !

Derrière Zinga, nous arrivâmes au Cap, et, nous engageant dans une petite ruelle bordée de sucreries, pleine du bruit saccadé des roues d’écrasage, et exhalant l’odeur écœurante des mélasses, nous suivîmes la négresse jusqu’à une maisonnette riante et modeste, à demi-dissimulée derrière de grands cocolobas qui formaient au-devant d’elle une petite avenue ténébreuse en plein soleil. Des fenêtres ouvertes s’envolaient les sons caressants, les tendres accords d’un clavecin. Zinga prit l’avenue, disparut vite au milieu des feuillages. Des portes s’ouvrirent, le clavecin se tut, et j’entendis un bruit de baisers. Je ne sais pourquoi, je me sentis irritée comme si j’avais reçu un soufflet. J’eus envie de m’en aller, puis une curiosité insurmontable m’attacha devant ces fenêtres ; je voulus même entrer dans l’avenue.

— Où allez-vous ? me dit le docteur. C’est la maison de M. Dubousquens.

— Qu’est cela, Dubousquens ?

— Un négociant fort riche de Bordeaux, et le propriétaire de ces sucreries.

— Tant pis ! Il n’a pas le droit de me prendre mes esclaves. Et je le lui dirai bien, à ce monsieur !

— Arrêtez ! reprit le docteur, vous allez faire une sottise. Châtiez Zinga, enfermez-la, dénoncez-la au Conseil colonial, mais n’allez pas ainsi compromettre votre dignité chez un étranger ! Ne vous suffit-il pas de savoir où elle est. Je craignais qu’elle n’eût une liaison moins inoffensive.

— Inoffensive ! me récriai-je, qu’en savez-vous ? Cet homme-là est peut-être aussi, lui, un ennemi des colons. Et puis, croyez-vous que je permettrai jamais à une esclave de s’échapper de la plantation quand il lui en prend fantaisie ? Ne lui ai-je pas confié la surveillance des autres esclaves, la garde et le service d’Antoinette ? En vérité, c’est inouï, un tel dédain de mes ordres, un pareil oubli de ses devoirs… Et quelle audace a cet homme de me la prendre ! La religion, les mœurs, ma réputation, il dédaigne tout cela, ce monsieur. C’est un esprit fort, sans doute. Vous lui ressemblez, d’ailleurs. Ah ! il vous sied bien de parler de précaution et de défense. Ce sont des gens de votre sorte, tenez, qui perdront l’île !

— Calmez-vous, madame, on va vous entendre.

— Et qu’importe qu’on m’entende. Je le voudrais, être entendue ! Ce serait une occasion de lui dire, à ce goujat, ce que je pense de sa conduite. Écoutez ! ils s’embrassent encore… Oh ! c’est trop fort ; elle prononce mon nom ; elle parle de moi. Il faut que je sache ce qu’ils disent. Approchons-nous. N’ayez pas peur, voyons docteur ! Derrière cette haie de lianes on ne nous verra pas.

Je ne pouvais plus me contenir. L’effronterie de cette horrible fille soulevait mon indignation et ma colère. Dire que c’était les lèvres salies par les baisers d’un Dubousquens qu’elle venait à moi. Ah ! l’ignoble coureuse. J’avais envie de me précipiter sur elle, de la frapper, de la déchirer de mes ongles ; puis, un instant après, j’aurais voulu m’éloigner, ne plus la voir, et ainsi oublier ma rage. Mais la curiosité fut plus forte que mon dégoût et ma fureur. Il me fallut rester là, devant ces fenêtres, qu’ils n’avaient même pas la pudeur de fermer. Derrière la haie de lianes nous nous glissâmes, le docteur et moi ; de grandes feuilles retombantes de raisinier nous cachaient suffisamment pour nous permettre de nous approcher et de tout entendre.

Je fus très étonnée que Zinga, au lieu de parler son patois, s’exprimât à peu près comme une blanche qui n’aurait pas été à l’école. S’était-elle donc, ainsi qu’elle en avait devant moi témoigné le désir, « acheté une langue » ? ou bien m’avait-elle trompé en feignant de ne savoir que le créole ?

Je rapporte ici la conversation qu’elle eut avec Dubousquens. Je néglige seulement l’accent, la concision fatigante des nègres qui veulent parler français, quelques expressions grossières ou bizarres dont le sens m’échappe ou que j’ai oubliées.

— Je vois bien que tu ne m’aimes pas, disait-elle. Pourquoi n’es-tu pas heureux avec moi ? Est-ce que je ne sais pas t’embrasser, te donner du plaisir ? Pourquoi m’as-tu prise si tu ne m’aimes pas ?

— Ne joue pas à la passion, ma fille, lui répliquait Dubousquens. Ce serait peine perdue. Je ne suis pas un de ces serins que peut engluer la première venue. À Paris et ailleurs j’ai déjà entendu maintes fois un ramage pareil au tien. Cela ne m’a pas encore tourné la tête.

— Ah ! sot, sot, criait-elle, sot qui ne sait pas comprendre.

— Qu’est-ce donc que je ne sais pas comprendre ?… que tu ressembles à toutes les filles de ta sorte, que seul l’or peut te faire battre le cœur ? En vérité, cela n’est pas difficile à voir… Il faut être raisonnable, Zinga : tu es belle, tu peux t’en vanter ; dans ta race, on n’en compte point des centaines comme toi, c’est sûr ; mais vas-tu, pour cela, exiger de l’amour de tous ceux qui t’ont payé tes baisers ? Je ne suppose pas que tu aies l’âme si despotique, ni si niaise.

Là-dessus, Dubousquens apparut à la fenêtre, haussa les épaules et eut un coup d’œil vague vers l’avenue. J’eus le temps de voir et d’étudier son visage. C’était un homme d’une trentaine d’années, et, bien qu’assez gros, de belle prestance dans son gilet brodé et sa chemise de dentelle ; il avait le regard intelligent, avec quelque chose de ce dédain un peu fat, ordinaire aux gens d’esprit rapide et superficiel. Son œil n’observait pas ; à demi-clos, peut-être ne se faisait-il voir que pour laisser luire sur tous son éclair méprisant. La graisse, qui déjà alourdissait sa face, ne lui permettait pas de montrer cette vivacité des physionomies tout en traits, que transforment les moindres impressions ; elle était comme un déguisement de sa pensée et une défense contre son entourage ; en revanche elle accusait ses instincts avides et violents : la luxure, peut-être la cruauté. Sa bouche, aux lèvres charnues et saillantes, ressortait entre ses joues grasses ; les paroles, injures ou cajoleries, devaient en tomber sans âme, sans force, inexpressives et inutiles, comme les feuilles sèches tombent de l’arbre. On eût dit que rien chez lui ne pouvait l’émouvoir, en dehors de l’orgueil et du plaisir, mais cette bouche appelait plus que le plaisir égoïste, elle commandait la passion.

Nous autres femmes, les indifférents nous prennent avec tant d’aisance, lorsque seulement nous leur soupçonnons quelque goût pour le plaisir : nous nous piquons à leur conquête, et c’est nous, hélas ! qui sommes conquises !

Dubousquens s’était mis à siffloter à la fenêtre ; cependant Zinga, qui avait laissé passer les injures sans interrompre, s’approcha tout à coup, et d’une voix sourde, haletante de fureur :

— Et à qui donc me suis-je donnée pour que tu me traites ainsi ! Dis-le moi donc, pour voir !

Il se retourna vers elle, étonné ; il n’avait point prévu que ces paroles dédaigneuses provoqueraient chez une esclave une telle colère :

— À qui tu t’es donnée ? s’écria-t-il ; en vérité la demande est plaisante. À qui ! mais une colonne de mon grand registre ne suffirait pas à inscrire le nom de tous tes amants.

Il n’achevait pas qu’une gifle, puis deux, puis trois éclataient sur sa face. Cette dispute, dont je ne voulais rien perdre, me fit abandonner toute prudence. Au risque d’être vue, et malgré les conseils du docteur, j’approchai un banc et montai dessus ; de la sorte, le visage encadré de deux feuilles de raisinier, je pouvais découvrir tout ce qui se passait dans la chambre. Mais Dubousquens, vaincu avant de combattre, avait déjà fait soumission.

Il essayait d’enlacer Zinga qui détournait de lui le visage :

— Pardon, disait-il, je ne voulais pas t’offenser.

— Jamais, répliqua-t-elle.

Elle parvint à desserrer les mains qui la tenaient et gagna la porte. Dubousquens courut après en criant :

— Où va-t-elle ? Elle est folle, cette fille !

— Non, répondit Zinga, je ne suis pas folle. Je pars. Tu ne me reverras plus.

Il eut un sourire railleur et plein de dédain :

— Et quand viendras-tu me demander de l’argent ?

Zinga lui jeta un coup d’œil féroce ; je crus qu’elle allait se précipiter sur lui. Elle dénoua seulement l’extrémité de son mouchoir de soie, y prit des pièces d’or et les lança violemment contre la muraille ; puis, comme écrasée par l’émotion, elle alla tomber sur un canapé en sanglotant. Dubousquens parut très embarrassé de ce chagrin. Il s’employa pourtant le mieux qu’il put à la consoler.

— Non, répétait-elle à toutes ses protestations, je n’ai pas besoin de tes belles paroles, ni de tes pièces d’or : tu m’as méprisée…

— Oh ! grand Dieu ! s’écriait Dubousquens.

— Si ! tu as cru que j’étais une de ces putains que le premier venu peut avoir. Imbécile que tu es ! Tu penses que c’est ton argent qui m’attire. Eh bien, veux-tu que je te le dise : il me brûle, ton argent, il me torture ! Quand tu me le mets dans la main, j’ai mal là, tiens ! Je m’imagine que plus tu me donnes, plus tu me mets au-dessous de toi… Ah ! ton argent, c’est le paiement de ma liberté, de mon amour. Sans cet argent, je ne pourrais venir ici. C’est pour ça que je l’accepte… N’as-tu pas vu cette sale gueule de mulâtre qui m’épie, chaque fois que je sors de chez toi ?… Il n’est pas là encore, mais il va venir tout à l’heure… C’est mon tourment, cette face-là. Si je ne lui rapportais rien, s’il pouvait penser que j’ai plaisir à te voir, que je viens pour toi…

— Il te tuerait peut-être ?

— Oui, il me battrait à la mort !

— Et pourquoi ne le quittes-tu pas ? Pourquoi ne viens-tu pas demeurer ici comme je te l’ai demandé ?

— Oh ! il est mon mari.

Dubousquens se mit à rire.

— Tu le trompes pourtant avec un bel entrain !

— Il me le permet, mais il ne veut pas que je le quitte.

— On se passerait de sa volonté.

— Il peut me lancer une piaye[1]. C’est un sorcier.

— Je te défendrai contre lui.

— Et la maîtresse, la Madame Gourgueil. Je ne peux pas l’abandonner.

— J’irai lui demander de t’affranchir.

— Et quand même !… Il y a des serpents entre nous.

— Raison de plus pour t’éloigner d’elle.

— Tu ne comprends pas : il y a quelque chose d’inconnu qui nous lie.

Je tressaillis.

Allait-elle me dénoncer ? Le docteur qui était tout oreille à cet entretien, semblait surpris. Cependant elle détourna la conversation.

— … et puis je ne veux pas que tu me parles d’elle ; je ne veux pas que tu viennes comme hier…

— N’as-tu pas été heureuse ?

— J’ai été heureuse de ton baiser, et ensuite, quand j’ai pensé à toi, j’ai eu très mal.

— Très mal, pourquoi ?

— Parce que j’ai pensé que tu n’étais pas venu pour moi.

— Et pour qui donc serais-je venu ?

— Pour la demoiselle… Rappelle-toi : quand tu m’as demandé avant hier : « Seras-tu à la villa demain à midi, Zinga ? — Mais non, t’ai-je répondu tu sais bien que j’accompagne Mme Gourgueil à la promenade. — Alors, as-tu dit, elle laisse sa maison toute seule ? — Non, il y a la demoiselle et Figeroux pour la garder. — Ah ! as-tu fait. » Pourquoi es-tu venu si ce n’est pour elle ? Sans l’orage tu ne me trouvais pas.

— Je venais voir où tu demeurais, Zinga. Cela m’intéressait de connaître la maison de mon amie et de visiter une plantation. Tout m’est encore inconnu ici ; il y a si peu de temps que je suis dans l’île !

— Ne fais pas le fourbe, pourquoi es-tu entré dans la chambre de la demoiselle ?

— Je t’avais vue à une fenêtre. J’ai essayé de trouver la chambre où était cette fenêtre. J’ai réussi par hasard. Comment aurais-je pu savoir où était la chambre de Mlle Antoinette ?

— Tu mens, vois-tu ! Je sais bien que tu mens ! L’autre jour, comme tu dormais près de moi, tu as parlé d’elle ; oui, tu as prononcé son nom, et tu as parlé aussi de l’enlever. C’est sûr ! Ah ! ami, ami blanc, moi qui t’aime, comme c’est mal ce que tu m’as fait !

— Tu ne sais pas ce que tu dis.

— Oh ! si. Et encore tout à l’heure, tu as parlé de Mme Gourgueil. Tu voulais la connaître ?

— Et qu’importe, bon Dieu ! Je puis désirer connaître une dame de mon pays. Je puis prendre plaisir à causer avec elle !

— Moi, je ne cause pas bien, n’est-ce pas ? Tu ne me comprends pas toujours ?

— Mais si, ma petite Zinga, tu causes bien.

— Non, je ne sais pas le français, mais je vais l’apprendre, et plus tard je saurai parler comme toi, tu verras. Alors, tu ne connaîtras plus que moi. Tu m’aimeras seule. Est-ce qu’il y a des femmes au Cap, dans l’île, dans ton pays de Bordeaux, qui sont plus belles que moi ? Je suis noire, c’est vrai, mais tu te souviens de la chanson : « Il y a longtemps, longtemps, tout le monde était noir. » Je suis d’une meilleure race que tes faces à la crème. Vois donc si les blanches ont des nênets comme ceux-ci !

Elle ouvrait sa chemise et montrait ses seins, larges et rigides, puis, comme il avançait les lèvres, elle évita son baiser en riant. Elle n’avait plus envie de partir. Vite elle laissa couler candale et jupe ; vite la toile fine dont elle était enveloppée se roula, se froissa autour de ses pieds, et elle apparut comme une idole de bronze. Un instant elle jouit de l’admiration de Dubousquens qui devant cette superbe nudité avait abandonné ses airs d’orgueil et d’insouciance, et l’attirait, la bouche avide, les yeux brillants ; mais bientôt l’idole s’anima ; le corps s’échappait, se lançait en des jeux sveltes et gracieux. Dubousquens tendait les mains, ou les fermait sur le vide, il ne pouvait la saisir ; Zinga courait par la chambre, se glissait derrière les meubles, les jetait au-devant de lui avec des rires gutturaux pareils au cancannage des jeunes aras. Et ses bonds, ses détours, ses glissades, semblaient n’être qu’une malice voluptueuse pour projeter, faire saillir davantage les magnificences du sexe, que la gracilité de son buste rendait plus apparentes : cette croupe vaste qui se tendait menaçante et narquoise, ces seins énormes qui semblaient écraser la poitrine. Enfin il l’étreignit, mais comme pour assurer sa défaite. Il l’avait prise à bras le corps sur le canapé, et elle semblait lutter avec lui, le fouler sous son ventre en rut, dans l’effort et sous la saccade de ses fesses majestueuses.

— Quelle impudicité révoltante ! dis-je au docteur.

— Ah ! c’est une belle fille, s’écria-t-il sans m’écouter, puis comme s’il venait de deviner mon observation : Que voulez-vous, elle va à l’amour comme l’abeille va aux fleurs !

— Qu’elle aille où elle voudra, répliquai-je, elle devrait se souvenir de l’instruction que je lui ai donnée. C’était bien la peine de lui enseigner la morale !

Les baisers de Zinga ne montraient pas seulement l’obscénité abjecte de ses penchants ; ils accusaient encore un oubli plus coupable de ses devoirs envers moi. N’est-elle pas ma servante et ne me trahit-elle point en se livrant ainsi à un homme ? En vain se croit-elle jolie, — et certes je l’ai trouvée mieux que je ne l’avais jamais vue — sa beauté ne serait point une excuse, au contraire ! elle la doit à sa maîtresse, à la maison qui la nourrit et l’a faite ce qu’elle est.

Je voudrais la châtier pour lui bien montrer toute l’ignominie de sa conduite, et je n’en ai pas l’audace. Si elle parlait ! certes on ne la croirait pas, mais on pourrait me soupçonner. Je suis condamnée à supporter ses répugnantes débauches ; maîtresse, il faut me soumettre à l’esclave. Que va dire de moi le docteur, lui qui sait maintenant à quel point Zinga méprise mes ordres et son service ? Ne va-t-il pas suspecter mon indulgence, deviner le pacte criminel qui asservit ma volonté, et me rend le pantin de cette gueuse ?

Au moment où ils s’enlaçaient avec frénésie, un coup de sifflet retentit derrière nous. Zinga n’y prit pas garde. Seul le plaisir semblait inspirer les tressaillements de sa chair heureuse. Cependant un second coup, suivi de deux autres, fit se disjoindre les amants. Zinga, encore sur les genoux de Dubousquens, tourna la tête vers la fenêtre et, prêtant l’oreille, parut attendre un nouvel appel.

— C’est lui, fit Zinga avec une grimace d’ennui.

— Qui donc ? demanda Dubousquens.

— Figeroux.

— Ne peux-tu le laisser siffler ?

— Oh ! non, dit-elle toute triste, je vais aller le trouver. Il le faut bien.

Elle se revêtit en toute hâte, eut un baiser pressé, inattentif pour Dubousquens qui l’étreignit avec passion. Les rôles d’amour semblaient renversés. C’était lui, à présent, qui paraissait l’aimer.

— Ah ! tes chères lèvres, disait-il, quand me les donneras-tu, Zinga ? Toutes les caresses seraient fades auprès des tiennes !

Elle eut un sourire railleur.

— Celles de « la demoiselle » sont plus douces encore.

— Méchante ! cria-t-il comme elle ouvrait la porte. Et quand reviendras-tu ?

Il n’eut point de réponse ; elle était déjà partie. Elle effleura vivement la haie de lianes derrière laquelle nous étions cachés et gagna la ruelle. Une voix en colère gronda aussitôt et nous entendîmes une vigoureuse claquade puis des cris, des sanglots.

— Je t’apprendrai, disait la voix, à ne pas venir quand on t’appelle.

— Mais je n’entendais pas.

— Tu n’entendais pas ? C’est donc qu’il t’ensorcelle, pour que tu ne penses plus à le quitter ! Sais-tu combien de temps tu es restée avec lui ? Et qu’est-ce qu’il t’a donné pour ta peine ?

Nous étions sortis de notre cachette et nous assistions de loin à l’algarade. Zinga levait le bras pour se défendre la figure contre les coups. Mon commandeur, Joseph Figeroux, était à côté d’elle, et le docteur, à mi-voix, me faisait observer l’expression féroce du mulâtre. Il est singulier que moi, qui l’ai tous les jours, à toute heure, devant les yeux, ce soit la première fois que je remarque sa physionomie. Je la trouve astucieuse, fausse ; elle annonce aussi, par moments, une décision cruelle et hardie, que rien n’arrête. Comment ne m’a-t-elle pas frappée plus tôt ? Figeroux a donc employé un sortilège pour m’aveugler, et pour aveugler Zinga, car qui peut attacher cette femme à un être pareil ?

En vain Figeroux eut pour père un blanc, en vain est-il affranchi, son visage, bien plus que celui de Zinga, garde les caractères de dissimulation et de cruauté de certains Africains. Il ne rappelle pas ces belles races sénégalaises qui ne diffèrent des nôtres que par la couleur, mais plutôt ces tribus sauvages de la Guinée, qui, dit-on, boivent à certaines fêtes le sang humain. La bouche extraordinairement lippue, et qui ne sourit jamais, le nez écrasé, retroussé, aux narines larges, ne paraissent avides que de carnage. Le front est si bas qu’il apparaît à peine sous la touffe blanche et fine qui s’élance de ses cheveux, d’ailleurs noirs et laineux. L’œil à fleur de visage, brillant d’un regard fixe, inflexible, sous des sourcils toujours froncés, donnerait à croire que l’existence n’apporte à cet homme que motifs de colère ou de chagrin. Court, trapu, le ventre proéminent, il ressemble, malgré l’étonnante activité de son existence, toujours en éveil et en mouvement, à quelque planteur oisif qui ne quitte le lit que pour la table et le palanquin. Il portait un accoutrement ridicule et prétentieux : un tricorne de visite, l’habit de drap, que personne ne revêt par cette chaleur, et l’épée au côté, qui n’allait guère avec sa chemise ouverte, sa culotte de toile, ses mollets nus et ses énormes souliers.

Il ne cessait de menacer et d’injurier sa femme dans ce créole du port, rempli d’obscénités grossières, et que je n’entends pas toujours. Voici du moins ce que j’ai compris.

— Veux-tu me dire ce qu’il t’a donné ? répétait-il en secouant le bras de Zinga qui se cachait toujours la figure, les coudes levés comme pour prévenir de nouvelles violences.

— J’ai oublié de prendre l’argent, gémit-elle.

— Tu as oublié ! Tu as oublié !

Les yeux du mulâtre s’élargissaient d’étonnement. Il ne pouvait concevoir une telle négligence.

— Eh bien, je vais te donner de la mémoire, cria-t-il tout en fureur, tandis que Zinga s’adossait à une muraille, résignée à son sort, se protégeant seulement le plus qu’elle pouvait le dos et le visage. Il la battit de toute la force de son poing, frappant au hasard : les épaules, la poitrine, les hanches.

— Ah ! ah ! disait-il, je le vois bien, madame aime, madame a une passion ; le blanc l’a embagouinée ! Le devoir à présent lui importe peu. Qu’elle jouisse, la truie ; c’est tout ce qu’elle demande. Eh bien, je t’en donnerai des jouissances. Comment trouves-tu celle-là ?

Sous les coups, Zinga soupirait, sanglotait sans répondre.

— Et veux-tu me dire aussi pourquoi tu as repoussé Samuel Goring, pourquoi tu l’as frappé. Qu’est-ce qu’il t’avait fait ?

Zinga, au milieu de ses larmes, eut un cri de révolte :

— Ah ! tu ne vas pas aussi me forcer à voir cette brute-là !

— Et pourquoi donc pas ?

— Il me dégoûte, Je le déteste, je l’exècre !

— Ravale ton exécration, alors, parce que tu le verras, et pas plus tard qu’aujourd’hui. Je le veux !

— Pour l’argent qu’il me donne !

— Il ne s’agit pas d’argent. Il s’agit du bien qu’il fait à notre cause, par ses prédications.

— Je m’en fous de ses prédications, fit Zinga. Jamais il ne me touchera.

— Tu dis ? demanda Figeroux en levant sa lourde canne, répète un peu, pour voir !

— Jamais ! reprit-elle d’une voix résolue, jamais il ne me touchera.

Le mulâtre abaissa le bras, mais elle avait glissé de côté, évitant ainsi le coup de bâton, et s’était mise à courir. Figeroux la poursuivit quelques instants, jusqu’à ce qu’il fût hors de souffle. Alors il s’arrêta, tout haletant, et d’une main furieuse lui jeta son bâton dans les jambes.

— Carne ! cria-t-il, je te retrouverai.

Dans sa fuite Zinga se retourna, et ramassant à pleines mains de la bouse de vache qui séchait sur un mur, elle la lui lança au visage en éclatant de rire. Figeroux s’essuya sa face souillée, grommela je ne sais quelle injure et reprit sa marche lentement derrière la négresse. Il était patient dans la vengeance.

— Vous êtes maintenant édifiée, me dit le docteur.

— Ils sont révoltants d’impudeur et de scélératesse ! m’écriai-je.

— Et qu’allez-vous faire ?

Il souriait en me regardant avec curiosité comme s’il avait deviné ma réponse et déjà s’en égayait. Je lui répondis d’un ton ferme :

— Renvoyer le mulâtre et enfermer Zinga, dès que je serai de retour.

Je le quittai sur ces mots. J’étais outrée de colère, et, en ce moment, bien décidée à traiter le couple Figeroux comme je l’avais dit. Mais la prudence domina mon ressentiment, ou plutôt une image qui me revint sans cesse à l’esprit, la douce image d’Antoinette, chassa toutes les autres. Je ne songeai plus qu’au danger qu’elle pouvait courir, entre cette Zinga jalouse et ce Dubousquens amoureux, car, j’en étais sûre, les reproches que cette fille avait adressés à son amant étaient fondés. Si je l’avais surpris dans la chambre d’Antoinette, c’est qu’il voulait voir mon enfant bien aimée, lui parler, lui crier sa détestable passion, qui sait ? peut-être la déshonorer.

Zinga n’était pour lui qu’un passe-temps, une de ces luxures sans âme où les hommes n’apportent que leur perversité, mais il aimait ou du moins désirait Antoinette, tout me le laissait croire, jusqu’à cette répulsion secrète que j’éprouvais pour lui sans rien connaître de son existence, et qui me faisait redouter de sa part de grands maux : les pressentiments ne m’ont jamais trompée.

Je revins en toute hâte aux Ingas. Dès mon arrivée l’attitude accablée, l’air de consternation que je remarque chez tous les esclaves m’avertissent d’un malheur. La bouche sèche, la voix rauque, je demande à chacun : « Antoinette ! où est Antoinette ? » N’obtenant pas de réponse, je vole à la chambre de mon enfant, je la trouve enfin, mais dans quel état, grand Dieu ! La robe en lambeaux, les cheveux épars, la tête rejetée en arrière, elle paraît morte. Hors de moi, je prends par le bras la grosse Marion qui regarde devant elle et bouche bée ; je secoue Catherine Fuseau qui pleure, la tête dans les mains. Je menace, je prie, j’injurie, je veux des explications : « Qu’est-il arrivé ? Voyons ! Voulez-vous répondre canailles ? » Alors, au milieu de gémissements et avec toutes sortes d’excuses pour se mettre hors de cause, Marion, Catherine, des filles de cuisine qui surviennent, me versent leur bavardage intarissable, se coupant la parole, se contredisant, s’enfiévrant, parlant toutes à la fois, et ainsi elles essaient de me raconter ou plutôt de me faire deviner l’aventure. « Les demoiselles étaient à s’habiller, nous, nous préparions le dîner. — Dis donc que tu dormais ! — Si on peut mentir !… — Je mens point. Même que je disais : elle fait plus de bruit à elle seule en ronflant que toute la maison en travaillant. C’est vrai que ces demoiselles qui s’ébattent comme des diables d’ordinaire, ne menaient cette fois pas plus de tapage que de petites souris. On pensait qu’elles s’étaient endormies… Mais voici tout à coup un cri, puis deux, puis toute une suite qui partent de la chambre de Mam’zelle, des cris à emporter le gosier de qui les pousse, des cris qui vous entrent dans le cœur. Catherine a peur, elle veut se sauver. — Non, c’est toi ! — C’est elle maîtresse ! J’ai dû l’emmener avec la cuisinière. Nous la tenions chacune par un bras. Nous arrivons ainsi à la chambre de mam’zelle Antoinette. Bon Dieu ! qu’est-ce que nous voyons ! Des chaises renversées, les draps du lit arrachés, des traces d’ongles sur la tapisserie comme si on s’y était accroché, mais personne… La fenêtre était grande ouverte et, à présent, les cris venaient du dehors ; nous avons regardé dans le jardin : deux diables de nègres, des solides et qui n’avaient pas les jarrets en coton ! décampaient si vite entre les champs de cannes, que le vent n’aurait pu les attraper. Ils portaient dans leurs bras des robes gonflées et frétillantes. C’étaient nos demoiselles. J’ai bien reconnu la jupe à pois roses d’Agathe et ses petits pieds chaussés de pantoufles à rubans amarantes, qui battaient l’une après l’autre les côtes de son voleur. C’était elle qui criait. Antoinette, pour son compte, ne remuait pas plus les jambes ni les lèvres qu’une statue. Comme le jardinier et Justin venaient de notre côté, ça nous a donné du courage, nous avons appelé : « À l’aide ! à l’aide ! » et nous nous sommes lancés à la poursuite de ces brigands. L’un des diables, tout fort et tout grand qu’il était, nous voyant à ses trousses, a senti, je crois bien, grouiller ses entrailles. Il a lâché mam’zelle. Paf ! elle est tombée de ses bras comme un paquet. Puis il a pris ses plus belles jambes de dimanche pour rejoindre son compagnon qui était déjà loin, disparu derrière les cannes. Nous sommes allées à mam’zelle qui était évanouie ; et nous l’avons portée dans sa chambre. En voilà-t-il une aventure ! »

Je laissais bavarder Marion et Catherine, sans leur répondre. Dans un autre moment je les aurais battues, mais je ne songeais qu’à Antoinette. Agenouillée devant son lit, j’ouvris son corsage, et je passai sous ses narines un flacon de sels. Elle avait perdu tout sentiment.

— Vite ! vite ! dis-je en secouant par les épaules les brutes insensibles qui m’entouraient. Vite ! vite ! Courez chez le docteur Chiron. Ramenez-le ! Vous dépêcherez-vous, fainéantes !

Cependant Antoinette peu à peu reprit connaissance ; je vis ses paupières se relever lentement, les ailes de son nez palpiter ; ses lèvres en s’entr’ouvrant parurent me sourire.

— Mon enfant adorée ! m’écriai-je en la serrant contre mon cœur, et mes larmes vinrent rafraîchir son front et les ondulations souples de ses cheveux.

Lorsque le docteur entra et qu’il sut ce qui était arrivé :

— Eh bien, dit-il, on se fait enlever par les nègres à présent… Qu’est-ce que je vous disais, madame ?

À ces mots les yeux de la pauvre petite se remplirent de larmes.

— Ménagez-la, voyons, docteur ! cette enfant souffre !

Il observa le pouls d’un air détaché, puis laissant tomber la main :

— Un peu de fièvre. Ce ne sera rien. Les émotions sont bonnes pour la jeunesse, ajouta-t-il avec un rire stupide, et il ordonna, au hasard, quelque remède.

Il semblait enchanté comme si l’événement donnait raison à ses prophéties. Même l’enlèvement d’Agathe ne l’inquiétait pas.

— Bah ! elle reviendra ! Cette jeune fille avait évidemment des dispositions au libertinage.

— Vous êtes fou, docteur !

— Ma théorie est faite, madame : point n’enlève-t-on fille qui n’y consente. La bouche dit non, le cul dit oui… D’ailleurs, si cela pouvait vous rendre attentive à mes conseils, l’aventure aurait été excellente.

À ce moment j’aperçus Zinga qui glissait un regard sournois vers Antoinette. L’infâme ! était-elle donc complice des ravisseurs ? Si j’en étais sûre, je crois que je ne redouterais plus ni poursuites ni vengeances. J’aurais sa vie !

— Oh ! Oh ! fit le docteur qui aperçut Zinga, vous ne vous décidez donc pas à enfermer cette fille, chère madame.

— Ah ! dis-je, en arrivant ici je n’ai pensé qu’à Antoinette.

Puis, comme pour lui montrer mon repentir, j’ajoutai en me tournant vers la négresse :

— Voilà donc les conséquences de votre inconduite, coureuse !

Elle feignit une profonde surprise ; la bouche entrebâillée, les yeux innocents, elle me considérait de la tête aux pieds comme si elle ne me reconnaissait plus et semblait attendre mes paroles :

— Je vous défends, repris-je, de sortir de la maison. Sinon…

Et je levai le bras sur elle.

Elle resta immobile quelques instants, me fixant avec insolence, puis elle leva les épaules, et se retira, remplissant le vestibule de son rire éclatant, de sa gaieté criarde de perroquet.

— Elle vous respecte bien, fit le docteur d’un ton ironique ; j’admire, pour ma part, votre courage. Ah ! si la rosse était à moi, je la ferais marcher, avec une bonne rigoise pour lui éventer les fesses.

Mais que m’importaient maintenant Zinga, le docteur et le monde entier ! Antoinette était là, les roses revenaient à ses joues : je n’avais plus cette idée horrible de la mort qui m’avait accablée en entrant dans la plantation. J’oubliais même l’enlèvement d’Agathe, je ne pensais même pas aux angoisses ni au désespoir que devait éprouver sa pauvre mère.

— Où est Agathe ? m’avait demandé la chère enfant en reprenant connaissance.

— On l’a retrouvée, répondis-je ; ne vous effrayez pas. Soyez calme.

J’étais pourtant très inquiète, mais uniquement à cause de ma chérie. Qui avait pu ordonner cet enlèvement ? Ce n’était, certes pas l’amour qui l’avait inspiré, car pourquoi s’attaquer à ces deux malheureuses enfants ! Je me perdais en conjectures.

— S’ils veulent t’enlever, m’écriai-je, il faudra qu’ils m’enlèvent avec toi, car je ne te quitte plus.

Par le jardinier, je fis armer d’un fusil, et poster derrière les cacaoyers, deux nègres dont j’ai eu l’occasion d’éprouver la fidélité.

Si quelqu’un essaie d’entrer furtivement dans la maison, ils ont ordre de tirer.

De plus, Catherine et Marion vont transporter le lit d’Antoinette dans ma chambre, pour que je puisse mieux veiller sur mon enfant.

Je ne me fierai plus à personne, qu’à moi-même.

Au besoin je saurai la défendre. M. le comte de Provence avait donné à mon mari d’excellents pistolets. Ils resteront désormais sur ma table, près de mon lit, tout chargés. Je ne suis point maladroite.

Mais qui donc a eu l’audace de commander cet enlèvement ?… Je ne crois pas que Dubousquens, ni Figeroux soient coupables. Et pourtant !… Dès demain j’irai porter plainte au Conseil ; il faudra bien qu’on découvre les coupables et qu’on venge mon Antoinette !

Au milieu de tous les périls qui me menacent et dans l’inquiétude où je suis de perdre mon enfant, je n’espérais pas trouver un auxiliaire à la fois si précieux et si méprisé, ni qu’une main ignoble et charitable se tendrait vers la mienne et que je l’accepterais.

Je m’étais rendue dès le matin, au Cap, chez M. de la Pouyade. Il reposait encore. Par mes instances auprès de son esclave, je l’avais presque contraint de se lever et de venir entendre ma confession.

Il était accouru vers moi, l’habit à demi déboutonné, les souliers dénoués, une barbe de la veille et la perruque de travers. N’importe ! c’était un prêtre, et j’avais si grand besoin à ce moment de me confier à un ministre de Dieu et d’entendre, par ses lèvres, que j’étais pardonnée d’en haut, que je l’avais, tel quel, entraîné dans l’église.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, madame, qu’avez-vous, que vous est-il arrivé ? Le diable est-il dans votre maison, que vous venez sitôt me réveiller ?

— Hélas ! fis-je. Plût au ciel, mon père, qu’il fût seulement dans la maison, mais je soupçonne qu’il est en moi.

— Ah ! ah ! voilà qui est amusant, par exemple. Moi qui, jusqu’ici, n’ai exorcisé personne ! Comment vais-je faire pour chasser votre démon ?

— Ne riez pas, mon père, repris-je. De cruelles tentations viennent souvent incliner au mal une nature portée instinctivement à la vertu ; mais je ne saurais me reconnaître quand je fléchis. Il me semble qu’une autre personne emprunte alors mes sens, et mon âme désavoue des actes auxquels elle ne prend aucune part.

— Dieu s’en réjouit là-haut, ma fille, conclut-il en aspirant une pincée de tabac vanillé, tandis que je tombais à ses pieds, puis : Dites vos péchés, fit-il, et avec une ironie absolument déplacée, il ajouta : Ou plutôt ceux de votre démon.

La faute que j’avais commise ne me causait tant de trouble que parce qu’elle atteignait ma chère enfant et l’innocence de mon amour. Une autre ne s’en fût point émue, mais le lien qui m’unit à cet ange est saint à mes yeux, et je ne pouvais assez me reprocher d’en avoir terni la céleste pureté.

L’enlèvement d’Agathe, l’état dans lequel se trouvait mon enfant, tout me conseillait de ne point me fier à des soins mercenaires, mais de veiller moi-même sur ce bien sacré. C’est pourquoi j’avais fait transporter dans ma chambre le lit d’Antoinette, mais la chère enfant était trop loin encore ! Le soir, je la pris tout endormie dans mes bras et la portai dans mon lit. Oh ! Quelle joie lorsque je sentis son corps contre le mien ; que sa douce respiration approcha son jeune sein de ma poitrine et l’effleura d’une caresse délicieuse ! Je ne sais pourquoi à ce moment, comme si le ciel se fût montré jaloux de mon plaisir, je me rappelai les paroles du docteur, et un soupçon affreux traversa mon esprit. Les brigands qui avaient osé porter leurs mains sacrilèges sur l’enfant ? Le doute me suppliciait. Je voulus avoir une certitude, — dût-elle être douloureuse, — et profiter de ce sommeil. Repoussant tout ce qui voilait le corps de mon Antoinette, écartant ces jambes grassouillettes qui, chastement réunies, semblaient vouloir dérober leur trésor, j’approchai une petite lampe, et penchée vers elle, comme une mère vigilante ou un mari fervent, je découvris le secret adorable. Dieu soit béni ! les barbares n’avaient point flétri mon enfant ; la fleur chaste, à peine rosée, mince et délicate encore, dissimulait ses annelets dans les profondeurs de la chair, parmi les frisures d’une mousse capricieuse et dorée.

O ma chérie ! m’écriai-je, se peut-il qu’un jour un mâle brutal déchire des grâces si parfaites et arrache à ton sein tranquille un cri de douleur ! Je te garderai pour moi seule, car, seule, mon affection ne blesse pas et ne sait pas tromper.

Alors, prise d’une étrange fureur amoureuse, je pressais toute cette jeunesse ; au risque de la flétrir moi-même, j’imprégnais mes doigts de son odeur, et mes lèvres allaient, au plus intime de son être, goûter la saveur pénétrante, les effluves piquants et sauvages de ses organes. J’aurais voulu m’abîmer en elle.

Cependant je la sentis soudain tressaillir ; elle eut une exclamation de lassitude ou de jouissance ; je crus qu’elle appelait sa mère ; à demi éveillée, à demi somnolente, elle retourna au-dessus de ma face, comme une narquoise figure, les charnures jumelles et l’arc tendu de son mignon derrière, puis, de la main, légèrement et sans y prendre garde, elle me toucha les cheveux. J’eus grand’peur qu’elle ne m’aperçût. Vite, doucement aussi, je me redressai, soufflai la lampe ; une honte froide, puis ardente m’envahit : mon ivresse impie s’était dissipée. Il me sembla que je venais d’insulter à ma religion ; je pleurai, et plus d’une de mes larmes vint tomber sur ce front que ma bouche, comme si elle en était indigne, se refusait maintenant à baiser. Toute la nuit, auprès d’Antoinette, je souffris d’une solitude désespérée. En découvrant en elle des joies si coupables, j’avais senti comme un nouvel être qui, par ses séductions même, semblait outrager le premier.

Avec quelle émotion, quelle voix tremblante ai-je fait ces aveux !

Dans la crainte de me rendre odieuse à mon confesseur, j’essayais, sans lui rien cacher, de voiler ma faute le plus possible. Enfin les mots que j’avais tant de honte à prononcer, tombèrent de mes lèvres. Jamais, je pense, repentir plus vif n’avait courbé une femme devant un prêtre, et toutefois une étrange ivresse se mêlait à mes remords. L’image de mon enfant me poursuivait : nue, impudiquement offerte, elle tendait à mes lèvres les roses naissantes de sa chair, et les délices maudites, jusque sous le crucifix de la pénitence, précipitaient les mouvements de mon cœur. Mais un sentiment tout autre vint m’agiter quand, jetant les yeux sur M. de la Pouyade, je le vis sourire et jouer négligemment avec une chaînette d’or qui soutenait son carnet.

Était-ce donc là l’effet que produisait sur lui ma confession ! Moi qui eusse rêvé l’éclat d’une sainte colère, une de ces pénitences sanglantes qu’imposait la primitive Église, à tout le moins de sincères reproches ! Cette indifférence de la part d’un prêtre me révoltait. Je fus encore plus choquée lorsque, pour me donner l’absolution, M. de la Pouyade leva une main où je vis, à l’annuaire, briller une améthyste, entourée de topazes. Je ne crois point qu’il ait le titre d’évêque, et l’eût-il, de semblables parures conviennent-elles à un ministre de Jésus-Christ ?

Je me relevai tout irritée.

— Enfin, mon père, lui dis-je, que dois-je faire pour prévenir de pareils retours ?

Il était parvenu à ne plus sourire et à se composer un grave visage.

— Que sais-je ? vous séparer d’elle, la marier…

— La marier ! m’écriai-je avec une sorte d’indignation.

— Assurément, reprit-il, cela vaudrait mieux. Vous vous épargneriez des tentations inutiles. Mais vous êtes assez vertueuse, madame, pour y résister et je ne veux point vous donner de conseil à ce sujet. Le parti que vous choisirez sera le meilleur, j’en suis convaincu.

Je sortis, plus irritée, plus émue encore que je ne l’étais à mon arrivée. Sans doute, pour qu’on m’accueille ainsi, en souriant, j’ai dû exagérer ma faute. Pourquoi aussi ne serais-je qu’une mère à l’égard de cette enfant ? J’ai encore la jeunesse ; plus d’une fois on m’a dit que j’étais belle, et sans cette clause horrible du testament de ce Gourgueil, qui m’interdit un second mariage à moins que je ne renonce à ses biens, je ne porterais plus aujourd’hui son nom odieux. Mais, au fond, que m’importe ? Quel est l’homme qui saurait être tendre, caressant, soumis ? Le successeur de ce Gourgueil dont la tyrannie m’a été si cruelle, le continuerait ; il faudrait être, comme pour l’autre, une esclave. Et si j’avais un amant, quel scandale dans la colonie ! On s’est trop habitué à me considérer comme une des femmes les plus vertueuses de l’île ; il faut que je porte le poids de ma réputation. Charge bien légère ! Tous ces baisers barbares ne me tentent pas. Toi seule, adorable Antoinette, tu émeus mon être de plaisir. J’oublie que je suis une femme devant toi ; tu m’as donné comme un autre sexe pour t’aimer. O pure, innocente enfant, va ! je te garderai ! tu ne connaîtras point l’étreinte odieuse qui détruirait la grâce de ton jeune corps et te ferait sentir la douleur, toi qui jusqu’ici as ignoré tous les maux ! Je ne te demande pas aujourd’hui ton amour ; je suis patiente ; un jour peut-être ta gratitude s’éveillera pour mon bienfait, mais, en attendant, laisse-toi adorer. Que je puisse prouver, autrement que par de vaines paroles, la force de la passion que je ressens pour toi, et que ma chair porte en ta chair le feu qui la dévore. Dieu ne nous maudira pas, ô la plus chérie, il ne peut condamner l’amour qui veut pénétrer et défendre ta perfection. Et nous nous aimerons dans l’ombre, mystérieusement, sans que personne au Cap puisse se douter que tu n’es pas seulement ma fille, mais mon épouse adorée !

J’étais encore devant la porte de M. de la Pouyade lorsque je rencontrai Mme de Létang. Ce n’était plus la femme qui se laissait porter par l’existence avec tant d’indolence et de mollesse, et que rien ne semblait émouvoir. Les yeux rougis et cernés, le sein soulevé de sanglots, elle marchait très vite et comme au hasard, se heurtant contre les pierres de la route, chancelant, paraissant avoir peine à se soutenir. J’oubliai toute rancune, j’allai vers elle, je lui pris les mains ; elle n’eut point de larmes, ni de paroles, tant elle semblait hébétée par la douleur.

— Consolez-vous, ma pauvre amie, lui dis-je, nous retrouverons votre chère Agathe et nous châtierons le misérable ravisseur. Ne m’a-t-on pas dit que le chef de la milice avait déjà commencé les recherches, et qu’il pensait être sur une bonne piste ?

Elle me regarda fixement comme si elle eût voulu trouver dans mon regard un motif d’espérer, puis secouant la tête d’un air de désolation, elle me quitta sans un mot. Je la vis frapper à la porte de M. de la Pouyade. Puisse-t-il avoir témoigné quelque pitié à cette malheureuse mère ! Pour moi, sa vue m’avait atterrée ; je pleurai en pensant au rapt de sa fille, mais je songeais moins à son infortune qu’au péril de mon Antoinette. Que deviendrais-je si elle aussi ?… mais je ne veux pas croire que la destinée me réserve des peines si cruelles ; je n’y survivrais pas. D’ailleurs nous sommes deux à présent à veiller sur elle, et deux femmes qu’unissent l’amour et la haine ne sont-elles pas de bonnes gardiennes ?

Voici comment s’est faite cette nouvelle liaison. Ah ! bien étranges sont parfois les secours que nous envoie la Providence, mais nous courons des dangers si incroyables et nous avons des ennemis si inattendus !

Je rentrais aux Ingas en palanquin, menée à grande vitesse par mes quatre noirs que j’activais de la voix et d’une souple badine, dans mon impatience de revoir Antoinette. Le trouble que j’avais ressenti devant l’abbé de la Pouyade avait cessé ; je me sentais heureuse, pure de toute faute envers Dieu comme envers mon amour, prête à aimer mon enfant avec toute la force de mon âme et de mes sens. Déjà je me trouvais devant la porterie lorsque je croisai un palanquin qui revenait de la maison au galop, palanquin de fillette gâtée plus que de femme sérieuse : tout en acajou avec des crépines dorées et des rubans de soie claire, enveloppé de grands rideaux de mousseline à fleurs roses qui bouffaient au vent comme des voiles. À peine eus-je le temps de le regarder ; les rideaux s’écartèrent et, embarrassée dans sa robe, entraînant les coussins, faisant trébucher un porteur, roula et dégringola vers moi, pattes de satin, cul doré et dentelles aux cheveux, une frétillante petite négresse qui, à peine sur ses jambes, s’avança vers moi avec l’air dégagé et la malice d’une jeune guenon :

Maame Gourgueil ! fit-elle avec un sourire qui écarta et durcit ses lèvres entre les dents brillantes, lorsqu’elle fut tout près de moi.

— Comment, répondis-je, me connais-tu si bien ?

Li vue, li marquée. (Une fois qu’on t’a vue, on ne t’oublie pas).

Et, parlant ainsi, elle tira d’une pochette de sa candale une lettre odorante d’un parfum vif et entêtant. J’en rompis le cachet et j’y lus cette demande singulière :

« Madame,

« Je vous prie d’excuser la liberté d’une simple fille qui, n’étant point de qualité, et n’appartenant même pas à votre race, ne saurait prétendre à entrer en relations avec une dame de votre rang, si des intérêts, qui nous sont communs, ne me pressaient de solliciter humblement mais avec instance, un rendez-vous. Comme il est utile pour l’une et l’autre que l’on ignore notre entrevue je vous demanderai de venir vous-même me trouver pendant la fête qu’on donnera ce soir au Cap, en déguisé, ou bien voilée. Vous ne serez pas remarquée au milieu de la foule. Tandis que si j’allais aux Ingas, des personnes que je connais et ne tiens pas à rencontrer pourraient m’y voir. Vous demanderez la maison du sieur Pichon au bout de l’Allée des Lataniers. Elle est à droite. Je demeure derrière, dans un pavillon qui donne sur le jardin. Vous n’avez qu’à traverser la cour, vous y êtes. Encore une fois, madame, je déplore mon audace et les ennuis que vous doit coûter cette visite, et pourtant j’ose espérer que vous n’en aurez point de regret.

« Daignez, Madame, accepter les sentiments de respectueux dévouement avec lesquels je suis votre très humble et très obligeante servante

« Nanette Berthier. »

Ce nom n’est que trop connu au Cap français. Nanette Berthier, que ses amis de couleur appellent Kouma-Toulou, la Langue Joyeuse, et que nous nommons familièrement Dodue-Fleurie, est une fort belle négresse, grande et grasse, une véritable pièce d’Inde[2]. Il n’est point de négociants, de voyageurs de passage à Saint-Domingue qui manquent d’aller souper avec Dodue-Fleurie ; ils croiraient même ignorer les délices de l’île s’ils n’obtenaient, à prix d’or, une de ses nuits où, dit-on, elle ne se montre jamais oisive. La lourde volupté que dégage son corps lorsqu’elle se promène dans les rues et les jardins du Cap ; tout ce qu’il y a de grossière et ardente luxure dans le balancement de ses hanches vastes, dans ses claquements provocateurs de langue, dans le jeu de ses paupières bordées de longs cils, tantôt retombées comme dans une extase, tantôt levées sur des yeux blancs, où le regard étincelle de colère ou de dédain ; ses domestiques noirs qu’elle traite comme des animaux, mais auquel elle donne des livrées dignes de la Cour ; son luxe, ses toilettes, ses fantaisies ruineuses, les suicides des hommes qu’elle a désespérés par son mépris ou ses caprices, tout lui a fait une célébrité inouïe. Elle se croit reine et elle agit en despote. Combien a-t-elle brisé de mariages et fait pleurer de confiantes fiancées ! Personne n’ose élever la voix contre elle. Il a fallu que le fils du gouverneur s’éprit de cette femme pour que le père alarmé et furieux d’une telle liaison menaçât la courtisane de la faire arrêter et de déchirer l’acte qui l’affranchissait. Alors pour quelques mois elle a abandonné sa magnifique maison et s’est retirée dans ce logis à demi secret qu’elle m’indique dans sa lettre, ne sortant plus et condamnant sa porte à son ancien amoureux afin d’apaiser le père. Je ne connais pas d’être qui me répugne davantage que cette Dodue-Fleurie. Zinga m’irrite ; Zinga m’effraie ; Zinga me rappelle d’atroces souvenirs ; mais que de fois l’ai-je sentie liée et dévouée à mon être, soit qu’une caresse me l’eût conquise, soit que la beauté de mon corps ou la supériorité de ma race exerce sur son esprit quelque fascination, soit enfin que le fouet, quand il m’est arrivé d’en user avec elle, lui ait fait comprendre la force de ma volonté. Mais je n’ai jamais vu cette Dodue-Fleurie, sans ressentir comme un soulèvement de dégoût ; toute sa personne me révolte ; sous ses cotillons de soie brochés d’or et parfumés à la poudre à la maréchale, je sens une odeur d’huile et de chair mal lavée. Elle me produit l’impression d’une latrine décorée somptueusement, et pourtant, moi comme les autres, je me sens dominée par elle, et si elle me regarde en face, à la promenade, je baisse les yeux. Ah ! il ne fallait pas affranchir un pareil monstre ; c’est comme si on ouvrait un cloaque, on serait vite infecté par son débordement. Mais vais-je être injuste envers l’être qui a sauvé mon Antoinette ; ne puis-je dominer ma répugnance et accepter, quel qu’il soit, le secours que m’envoie le Ciel ?

Dès que j’eus pris connaissance de la lettre, je dis à la petite négrillonne que j’irais trouver sa maîtresse, le soir même. Aussitôt elle s’inclina, fit une pirouette de bouffonne, stylée à divertir sa maîtresse, et remonta dans le palanquin qui redescendit très vite vers le Cap, sur les épaules de ses porteurs.

Je n’avais pas hésité un seul instant à lui donner cette réponse ; l’humiliation d’une pareille démarche ne me coûtait pas, ou plutôt j’avais le pressentiment que cette femme allait me parler d’Antoinette et cela seul suffisait à m’attirer chez elle. Peut-être aussi ai-je senti dans sa lettre ce mystérieux pouvoir qu’elle exerce sur tous et auquel il faut se soumettre, malgré soi.

Je passai la journée avec ma chère enfant ; elle s’était remise peu à peu de son émotion, mais quand elle sut que son amie Agathe avait disparu, elle sanglota et rien ne put la consoler. Il fallait que j’eusse toutes ces inquiétudes et qu’elle m’occupât à ce point l’esprit, pour souffrir si courageusement les horribles douleurs d’entrailles qui vinrent me tourmenter. Je m’imaginais qu’un cercle de fer me comprimait, me rétrécissait le ventre de moment en moment ; le mal avait des élans brusques et des coups féroces. Parfois j’aurais eu envie de me rouler par terre tant je souffrais, et je cachais ma torture à Antoinette de crainte de l’ennuyer. Une minute il me fut impossible de dissimuler. Elle m’interrogea. « Oh ! ce ne sera rien, » lui dis-je. En réalité je ne m’expliquais point ce mal subit ; et je me rappelai un fait dont le docteur Chiron m’avait parlé, peu de jours avant : l’empoisonnement d’une maîtresse par ses esclaves. Étais-je aussi, moi, empoisonnée ? La crainte de laisser paraître une inquiétude vaine lorsque je m’étais montrée d’abord si tranquille, m’empêcha d’appeler le docteur. Je pensai qu’il se moquerait de moi.

Vers le soir, cependant, le mal se calma ; je dis adieu à Antoinette, je la laissai sous la garde de deux noirs en qui j’avais confiance et, après l’avoir enfermée dans sa chambre, je descendis à pied vers le Cap, emportant, afin de n’être point reconnue, un voile léger de tulle noir que je me mis sur le visage, aussitôt que j’eus quitté les Ingas. Je me faisais suivre seulement des deux fils de ma servante Manon, qui me sont dévoués, parce que souvent je leur donne des friandises et des piécettes à l’insu de leur mère. Ils sont les espions des autres noirs de la plantation, et bien que l’aîné n’ait pas quinze ans, ils sont si forts, si courageux et si hardis que je ne crains rien avec eux. Ils avaient chacun, dissimulés dans un manteau, un petit pistolet et un poignard. Ces sorties nocturnes sont dangereuses. Il faut vraiment que j’aime mon Antoinette pour m’exposer ainsi.

Le soleil, étincelant à mon départ, m’abandonna en route. Il tomba derrière la mer. La nuit se répandit tout à coup sur les champs de cannes et sur les monts. Des touffes de feu, aux plus hauts sommets, jaillirent seules de l’ombre noire dans le ciel qui, d’instant en instant, semblait se ternir et se fermer pour nos yeux. Une tristesse infinie pesa sur tout mon être. J’attirai mon plus jeune compagnon contre moi.

— Pas peur, maîtresse ! dit-il. Zozo et Troussot près de toi.

— Et Antoinette, fis-je, connais-tu ceux qui la gardent ?

— Maîtresse, sont bons.

Je ne sais pourquoi je baisai au front le petit nègre, qui, à son tour, me lécha la main. Cette venue de l’obscurité m’apporte presque chaque jour un frémissement extraordinaire de tendresse, d’effroi. Je me sens perdue dans ces vastes ténèbres ; j’embrasserais alors un animal dans ma terreur de la solitude.

Cependant mes petits nègres avaient allumé les lanternes. Troussot, le plus grand, marchait devant moi ; et Zozo, à mes côtés, pour me rassurer.

De la route des Ingas j’aperçus le Cap dans une petite buée lumineuse. Les rumeurs de la fête venaient jusqu’à nous, assourdies. Dans l’immense repos, dans la grande solitude noire de la mer et des monts, les lumières, le bruit de la ville ne semblaient pas prendre plus de place que ces feux d’acacias que les nègres marrons allument en chantant pour conjurer les démons nocturnes.

Au contraire, à peine étions-nous entrés dans le faubourg des Milices, que je me sentis comme étouffée par la foule. En ce dimanche de la Saint-Jean et sous l’influence des nouvelles idées, beaucoup de maîtres ont cru devoir laisser pleine licence à leurs esclaves. Pour la première fois je me demandai si le docteur n’avait pas raison, et je fus saisie de frayeur quand il me fallut, pour passer, écarter des poitrines, des épaules huileuses, me sentir effleurer par des faces noires et luisantes où les lampes fumeuses des éventaires faisaient courir d’étranges reflets. Il arriva que Zozo et Troussot durent frapper, jouer des poings. J’entendis autour de moi gronder des colères ; mon cœur battait violemment, et je me disais : « S’ils devinent que j’ai peur, je suis perdue. »

Il y avait là tous les nègres récemment débarqués, ceux que l’on n’a pu dompter encore et qui gardent les violentes ardeurs de l’Afrique ; ceux qui ne travaillent que sous la surveillance du commandeur, au sifflement des rigoises et la chaîne aux pieds. Par quelle étrange aberration les avait-on lâchés ainsi ? On ne voyait point de gardes de la milice, ni de blancs, ni même de ces esclaves policés qui ont pris auprès de nous nos mœurs, notre costume et nos façons de vivre. Point, non plus, de serviteurs ni de marchands sauf ceux qui s’étaient installés pour la journée. Des têtes ricaneuses et féroces d’un noir luisant comme le bronze, sans cheveux ou bien couvertes d’une laine frisée, des têtes aux yeux blancs, grands ouverts, fixes, aux narines larges, à la bouche grasse, tendue dans un rire continu et montrant des dents menaçantes, m’apparaissaient telles que ces faces d’animaux inconnus que nous voyons dans nos insomnies, sans âme et toutes semblables ; elles me frôlaient, me reniflaient ainsi que des chiens, semblaient vouloir me happer et me mordre. Je me croyais la proie de quelque horrible cauchemar, car les têtes se multipliaient à l’infini, me regardant de leurs gros yeux immobiles, avec un rire incessant. Elles semblaient de plus en plus animées de joie furieuse et comme de délire ; les bouches d’abord muettes, puis grommelantes, devenaient orageuses ; on sentait que le mouvement des vagues humaines était plus rapide, plus violent, comme lorsque l’on quitte les rivages pour la pleine mer. D’instant en instant elles me heurtaient et me pressaient davantage.

Deux jeunes blanches qui s’étaient aventurées dans cette multitude, curieuses des verroteries et des menus objets qu’offraient les petits marchands sous les lampes, furent entraînées dans une chica ridicule et fatigante, à trois temps, que ces nègres dansent dos à dos en s’accroupissant, en se heurtant les fesses et en se relevant d’un élan brusque. Au milieu de cette foule les mouvements étaient encore plus grossiers et plus brutaux. Ces brutes lâchaient en dansant des vents infects.

— Bola ! Bola ! criaient-ils lorsque les deux jeunes filles, d’abord essayant de rire, puis effarées, muettes de terreur, se mirent à tourner avec eux. Par ces appels ils leur demandaient de se dévêtir pour danser nues ainsi qu’ils étaient eux-mêmes.

Comme elles ne paraissaient pas avoir même l’idée d’obéir ou de refuser, insensibles aux plaisanteries et aux menaces, on les dépouilla, on leur arracha cotillons, chemise, mouchoirs de cou, et des mains noires et rugueuses assaillirent, se disputèrent ces peaux de blanches. Épouvantée je regardais les noirs, attirée par l’ignoble spectacle comme dans le vertige on est attiré par l’abîme ; moi-même je fus entraînée, emportée vers le tourbillon des grandes ombres bondissantes sous les lampes fumeuses, au milieu des exhalaisons puantes de ces animaux en rut, pincée, frappée, mordue jusqu’au sang par tout le corps. À mes cris Troussot fit le geste de tirer son pistolet, mais Zozo l’arrêta ; un coup de feu eût causé notre massacre ; avec une force étonnante pour son âge, il m’enleva aux bras qui m’étreignaient, et, tandis que son frère frappait à poings fermés cette canaille, il me poussa sous la tente d’un marchand, dressée juste en face d’une petite allée qui heureusement était déserte. Nous nous échappâmes par cette issue. Quand nous fûmes loin des brutes, je m’arrêtai pour arranger mes vêtements. J’étais toute meurtrie, et ils avaient déchiré ma robe. Tandis que, le jupon retroussé, je réparais tant bien que mal le désordre de ma toilette, Zozo vit, sur le haut de ma jambe qui était découverte, des gouttes de sang ; alors ce bon petit être colla ses lèvres sur ma blessure et la lécha. Je fus bien touchée de cette marque d’affection, et je l’en remerciais, quand des voix gutturales partirent autour de nous, jacassantes et criardes. Je me serais crue transportée au milieu d’une volière immense de perroquets. C’étaient une troupe de noirs qui passait ; elle nous rejeta contre une maison. Ils n’étaient pas très nombreux, mais ils emplissaient la ruelle d’un bruit énorme ; leurs pieds nus résonnaient sur la terre comme des claques sur une peau nue ; ils chantaient ou plutôt ils criaient sur une mélopée monotone de trois notes cette bizarre complainte :

Tili saba, a kouma
I soumousso akha gni
  I assan nté
— Nté : Moosso a bé fourou
— Nieba, baguifing debenta
  Nté ndimata.

Hé gni tubabulengo
Ouory a sota abé

Kono nian a gé
Nté moussodé.
— Gni dé, ibè mousso la.
— Tyo tili kile abé fourota
— Nieba. Tan i foula misse.
  Ni sira
Nté ndimata

Hé gni tubabulengo.
Ouory a sota abé.

Nimbe a kha mina dion.
Marka abée mousso.
Man ouory, sira, missé.
Tita Marka, galo diani
Konkho bena, aman doumount

Nté a mon dibissa kou bété
Nté a takha sesouma koro
Khang tombi khoto.

Ne gni tubabulengo.
Ouory a sota abé.

Moun nté a blo sounia da foula
Mousso ni ouory.
Aman ke fen nté.




(Il y a trois jours il me dit :
« Ta jument est belle.
Vends-là moi.
— Mais c’est ma femme, elle est mariée.
— Çà ne fait rien. Je te donnerai
cinquante pièces de guinée. »

Ah ! ces Européens rouges.
Ils ont tous de l’argent

Dans l’œil il avait aussi
Ma fille aînée.
« Est-ce ton enfant ? me demande-t-il
— Oui, elle va se marier dans un mois.
— Çà ne fait rien. Je te donnerai
Douze bœufs
Et du tabac. »


Ah ! ces Européens rouges.
Ils ont tous de l’argent !

Ils ont emmené captives
Toutes les filles de Marka.
Et je n’ai eu ni argent, ni bœufs, ni tabac.
Marka démoli, le village brûlé,

La faim est venue, je n’ai pas mangé,
Je suis bien malheureux
Je n’ai plus d’autres abri contre le soleil
Que le vieux tamarinier.

Ah ! ces Européens rouges,
Ils ont tous de l’argent,

Mais pourquoi m’as-tu laissé voler ton
fusil à deux coups
Argent ni femmes maintenant ne te serviront guère.)

Lorsque la troupe fut passée, Zozo cracha dans leur direction.

— Guiambas, dit-il, Bambaras qui sentent encore cale où maître les a parqués, sales nègres ! Ah ! si moi étais maître à eux, les laisserais pas courir comme ça !

— Et que leur ferais-tu donc ?

— Tannerais cuir à eux, et bien ! Sales nègres, va !

— Mais tu es un nègre, pourtant, toi aussi !

Il baissa la tête :

— Maîtresse, dit-il, les larmes aux yeux et la voix tremblante, qu’ai fait moi à toi pou qu’insultes moi !

— Mais je ne t’insulte pas, tu es fou, voyons.

Et je lui tapotais les joues.

Je le calmais de mon mieux quand j’entendis des pas précipités ; une femme courant à toutes jambes passa près de moi, puis un homme trapu qui la rattrapa, et enfin un troisième individu qu’ils devaient chercher à éviter, mais courant plus vite qu’eux parvint à les rejoindre à l’extrémité de la ruelle. Ils eurent ensemble une violente altercation. Les invectives, les injures pleuvaient ; les deux hommes se menaçaient de leurs cannes hautes. La femme, muette et les bras croisés, attendait la fin de la querelle.

— Dieu ! m’écriai-je, mais c’est Zinga, et Figeroux, et Dubousquens. Les misérables ! Voilà comment ils gardent la plantation !

Nous nous étions réfugiés dans une galerie ouverte pour ne pas nous laisser voir. Zinga provoquait Figeroux de sa voix criarde et enfantine, avec des mots aussi grossiers que ceux que l’on entend crier aux portefaix, et un babil gouailleur de gosseline qui sent son derrière protégé. Elle n’employait plus ce langage prétentieux qu’elle avait tenu à Dubousquens, mais un patois ignoble, demi-créole, demi-français, comme si tantôt elle eût voulu n’être comprise que de Figeroux, et tantôt au contraire n’eût parlé que pour Dubousquens, vers qui elle se retournait avec un sourire d’intelligence, chaque fois qu’elle avait lancé au mulâtre une bonne injure.

Elle disait :

Ato li pa guen soumaké. Sa pa arien. (Il n’a pas d’argent, à présent, mais peu importe.) Fe’ai toi cornard si m’amuse !

— Je t’enlèverai la peau de la carcasse, gouapeuse ! répondait Figeroux.

Et se tournant vers Dubousquens, elle ajouta :

— I n’en a pas ! I n’en a pas ! Dors touzou quand z’ai envie.

Figeroux rugissait, voulait la battre, mais elle riait aux éclats, collée à Dubousquens qui, la canne toujours levée, écartait le mulâtre.

— On vous a payé, dit-il, laissez-nous.

— L’autre m’a payé aussi, répliqua froidement Figeroux ; elle lui doit sa nuit.

À ce moment, des sanglots s’élevèrent et j’aperçus un homme qui pleurait. La lanterne de la galerie qu’on alluma soudain au-dessus de nous lui éclaira le visage : c’était Samuel Goring.

— Moi, dois nuit, moi, dois nuit, répétait Zinga furieuse, moi dois rien du tout. Ze vais lui parler tout de suite, à gros coçon.

En une minute elle fut devant nous. Je ne voulais pas qu’elle m’aperçut et je me cachai derrière un sterculia, mais c’était bien inutile ; elle était trop occupée de Samuel Goring, de Figeroux et de Dubousquens pour glisser un regard dans la galerie.

— Viens dire à toi, fit-elle, que Zinga veut plus toi, plus zamais !

Samuel Goring tomba à genoux, joignit les mains. Mais cette timidité de geste et d’attitude ne fit que provoquer chez Zinga des sarcasmes et des fusées de rire.

Gadé li ! disait-elle, li ka fé so benjoli. So dé wey ton pasé trou krab. (Regardez-le, regardez-le ! Le voilà qui fait le joli cœur avec ses yeux pareils à des trous de crabes.)

— Au nom du Ciel ! implora Goring.

— Toi pas nommer Ciel, porte malheur, répliqua-t-elle songeuse.

— Zinga, écoute-moi, tu m’avais promis…

Elle s’écria furieuse :

— Moi zamais ai promis, tu mens, coçon !

Goring tendit les mains, l’enlaça et l’étreignit avec violence.

— Toi, lacer moi, et tout de suite, veux-tu ! veux-tu ! Moi vais craser sur toi, moi vais péter sur toi, moi vais battre, tiens ! tiens !

Et elle essayait de se dégager, le heurtait de sa croupe, lui envoyait des ruades et des coups de poings ; Goring recevait les coups et les injures, mais la tenait toujours ; Dubousquens dut s’interposer :

— Allons, viens, Zinga, laisse ce malheureux !

Hors d’haleine, la voix entrecoupée :

— Veux pas trouver sa sale figure touzou su route à moi, répétait-elle, veux pas ! moi hais lui !

— Puisqu’elle ne veut pas de vous, laissez-la donc s’en aller, dit à son tour Figeroux.

Samuel Goring avait enfin lâché sa rétive maîtresse ; il se releva, la regarda s’éloigner avec Dubousquens, et ses sanglots recommencèrent. Figeroux restait devant lui et le contemplait en haussant les épaules.

— Vous n’êtes pas un homme ! dit-il. Vous ne pourrez pas prononcer votre sermon ce soir.

— Oh ! ayez pitié ! soupira Goring.

— Il faut que vous parliez ce soir à l’Assemblée, dit Figeroux. Je le veux !

— J’essaierai, dit Goring.

Les deux hommes partirent ensemble, Figeroux toujours criant et gesticulant, Goring la tête basse et les lèvres scellées.

Je pris l’Allée des Lataniers et n’eus pas de peine à trouver la demeure du sieur Pichon. Mais une fois rendu là, on n’est pas encore chez Nanette. La maison Pichon en effet forme un vaste îlot de cases africaines entourées de jardins. Quand on a franchi la grande grille et traversé ce long couloir qui part de la rue pour aboutir aux jardins, on se trouve devant un entrecroisement infini d’allées et de sentes étroites, bordées de clôtures. De grands arbres cachent les maisons et achèvent de dérouter les visiteurs inaccoutumés. Nous heurtâmes à plusieurs portes, mais toutes restèrent obstinément closes. Enfin nous avisâmes un passage obscur, au fond duquel nous aperçûmes, dans une cour ombragée, des lumières aux fenêtres. Ce devait être l’habitation de Nanette. Au hasard nous suivîmes un corridor tortueux où brillait, dans un enfoncement de muraille, la lueur tremblotante d’une petite lampe.

Comme nous passions devant cette lampe, une forme humaine traversa le couloir. À sa candale de coton blanc et à sa taille un peu courte, il me sembla que c’était une jeune esclave et je lui demandai mon chemin :

— La maison de Nanette Berthier ?

On poussa un cri, une porte fut ouverte précipitamment et un flot de lumière se répandit aussitôt dans le corridor. Je tressaillis : la personne que j’avais prise pour une esclave venait, avant de disparaître, de laisser voir son visage, et en vain me disais-je que mes yeux me trompaient, j’avais bien reconnu Agathe de Létang !

Avant que je fusse revenue de ma surprise, le petit nègre qui m’avait porté la lettre de Nanette aux Ingas, tout habillé de soie rose brochée d’argent, vint au-devant de moi :

— Maîtresse attend Mame Gourgueil, fit-il.

Alors je quittai le corridor sombre et maltenu pour entrer dans un appartement vraiment extraordinaire de luxe et l’incurie, où l’on était d’abord ébloui par une profusion de meubles en bois de rose et d’ébène, ornés d’incrustations en or et en argent massif, où les lumières, le cristal des lustres et les hautes glaces mettaient partout un jeu magique de clartés, qu’adoucissaient à peine çà et là des tentures de l’Inde aux tissus transparents. Ce rayonnement et la violence des parfums âcres et capiteux que l’on respirait dès le seuil me suffoquèrent presque. Mais le petit domestique m’entraînait déjà vers la chambre de sa maîtresse, parmi des couloirs encombrés de toilettes autrefois somptueuses, à présent défraîchies, déformées, passées de couleurs, odorant l’étoffe ancienne et la négresse malpropre, jetées pêle-mêle en travers du passage, dans un abandon et un désordre qui en disaient long sur la paresse, l’insouciance et la saleté de la riche affranchie.

Dodue-Fleurie était vautrée parmi des mousselines brodées et des soies étincelantes, sur un petit canapé qu’elle écrasait de son corps large et robuste. Elle semblait jouer à frôler et à froisser ces étoffes fines, veloutées ou rudes ; elle s’amusait de tous ces tissus que l’ingéniosité des hommes avait inventés pour elle et ses pareilles. Elle s’abîmait pour ainsi dire dans sa chair, elle rentrait dans sa bestialité jouisseuse et triomphante.

La chambre où elle était, pareille à un bazar, ne contenait guère que des étoffes déroulées, en pièces ou formant des toilettes pompeuses qui, disposées aux quatre angles, et rigides sur les mannequins, semblaient les autels de cette étrange église. Les lumières, éblouissantes dans le vestibule, étaient ici à demi-voilées. Des tulles couvraient les lampes et laissaient la chambre dans une pénombre où Dodue-Fleurie se laissait deviner plutôt que voir. On distinguait seulement les lèvres épaisses dans la large face, un regard sournois et plein de méchanceté, où semblaient briller mille mauvais désirs ; puis quelque fois, à un mouvement capricieux ou plutôt voulu, comme un animal secret, majestueux et mutin apparaissait à demi, dans le relèvement des jupes et l’encadrement des dentelles : la raie d’ombre, attirante et mystérieuse, les joues énormes, happantes ou serrées, de la Croupe. Une odeur de fin de souper, de vin répandu et d’amour emplissait la chambre. Dodue-Fleurie en parut incommodée, et, au moment où j’entrais, sans paraître me voir, elle dit au petit domestique qui m’avait précédée :

— Dis à Gatte de se dépêcher à venir.

Gatte apparut brusquement, comme si elle avait entendu l’ordre de sa maîtresse.

Hélas ! quelle fut mon émotion en reconnaissant Agathe de Létang, à peine vêtue et qui tremblait sous le regard de la négresse. Surprise et honteuse de me voir, elle rougit tout à coup et détourna la tête.

— Vas-tu finir d’emporter la collation, limaçonne ! cria Dodue-Fleurie.

J’aperçus alors, à terre, un très large plateau, tout chargé de plats, de verres, de bouteilles, et que la pauvre Agathe, à grand-peine, et en prenant mille précautions, essayait de transporter dans l’antichambre ; mais comme elle passait la porte, deux bouteilles se renversèrent.

— Attends, je vais t’apprendre à briser ma vaisselle, fit Dodue-Fleurie en envoyant sa pantoufle à la tête d’Agathe, puis d’un bond elle se précipita sur elle.

— Madame, dis-je en m’interposant, je connais mademoiselle de Létang et je ne pense pas que ce soit pour me faire assister à des scènes si inconvenantes que vous avez réclamé ma visite.

— Je suis confuse, confuse et charmée en même temps, madame, fit Dodue en balbutiant, d’une voix zézayante et minaudière. Ah ! ce n’est pas ici le luxe des Ingas. Je ne suis qu’une pauvre négresse, madame, mais prenez place près de moi. Ce que j’ai à vous dire doit vous intéresser. Oh ! je regrette bien de vous recevoir dans cette misère.

Elle eut un rire éclatant et forcé qu’on pouvait prendre aussi bien pour une marque d’affabilité que pour une affectation d’insolence.

— Vous êtes étonnée, continua-t-elle, que j’aie chez moi la petite Létang, et que je ne la traite pas en princesse. Que voulez-vous ? Je regrette qu’elle soit de vos amies, mais enfin si on me disait : Dodue, pour Madame Gourgueil, tu vas te dépouiller et recevoir cent coups de pieds dans le derrière, je vous aime bien, ma bonne et chère madame, (elle reprenait sa voix mielleuse, zézayante, et me baisait les mains), je vous aime bien et tout de même je ne le ferais pas. Eh bien, avec Létang c’est la même chose. Si je la laissais se trotter ce serait pour moi une maladie. D’ailleurs, l’aimez-vous tant que ça ! Elle ne vous aime guère, elle, et sa mère donc ! Comme elle riait, avec toutes ces dames, de la Gourgueil. Je les ai bien entendues lorsque j’étais dans leur maison !

— Et que disaient-elles donc de moi ?

— Oh ! je ne me souviens pas. Je sais seulement qu’on vous arrangeait de jolie manière, et comme on dit, que vous auriez pu ensuite vous montrer à la foire. Ah ! ah ! pauvre madame Gourgueil, bonne chère âme !

— Enfin pourquoi Agathe est-elle chez vous ? Elle a été enlevée en même temps qu’Antoinette, dans ma plantation ; et, malgré vos démonstrations d’amitié, j’ai lieu d’être inquiète d’un dévouement que les événements semblent si fort démentir.

— C’est pour vous expliquer ce qui s’est passé et vous demander votre aide pour plus tard que je vous ai demandée. Vous allez voir combien la destinée nous a unies et comme nous aurions tort d’être adversaires.

Et, après m’avoir offert de la liqueur de Barbade, et en avoir bu elle-même un verre, elle commença ce récit que le ton sérieux, avec lequel elle me l’a conté, me fait croire véridique :

— Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que je n’ai pas toujours été révérée et servie comme je le suis à présent. À quatorze ans j’étais esclave chez Mme de Létang, je travaillais aux sucreries. Dur emploi pour une fille qui était alors d’une santé fort délicate. On ne me ménageait point ; le commandeur, qui prétendait jouir de mon corps, avec sa face abominable, marquée de petite vérole et son corps pourri, dans sa rage de me voir toujours lui résister, me maltraitait plus que mes compagnes. Il ne se passait guère de jour qu’on ne m’attachât aux trois piquets et qu’on ne me déchirât de cordes ou de lianes. Ce fut après avoir été ainsi châtiée, alors qu’on me détachait toute sanglante, et si brisée de coups que je pouvais à peine me tenir sur mes jambes, que M. de Montouroy me prit à mes bourreaux ; mais ne croyez pas que la pitié lui inspira ce mouvement. Sans sortir de la sucrerie, au milieu du travail des esclaves, avec une impudeur de blanc qui se croit tout permis, il se jeta sur moi et, m’ayant possédée brutalement, il me laissa évanouie. On me fit reprendre connaissance à coups de fouet ; car l’honneur d’avoir été distinguée par un maître ne me fut pas compté. Depuis, M. de Montouroy ne cessa de me laisser voir que mon corps ne lui était pas indifférent, mais il ne me savait aucun gré des plaisirs que je lui donnais, — il est vrai, bien malgré moi. La nuit, il venait me chercher dans ma case, et je restais jusqu’au matin près de lui. Alors, lasse de ces caresses que je n’acceptais qu’avec dégoût, il me fallait retourner au travail, et comme parfois je tombais de fatigue, les coups pleuvaient sur mes épaules. M. de Montouroy assista quelques fois à ces exécutions ; il ne disait rien, quand il eût pu facilement les arrêter. Peut-être se plaisait-il à me voir ainsi torturée ! Cependant la sensualité grossière qui l’attachait à mes jupes ne l’empêchait pas de s’intéresser à des liaisons plus élégantes. Il était lié avec Mme de Létang et un jour je les surpris ensemble. Il se soucia peu de ma découverte, car il ne craignait pas, — et il avait raison, — ma jalousie, mais il avait la sottise de ne point voir que j’étais une fille rusée et que je mettrais à profit ce que le hasard m’avait révélé.

» En effet, une nuit que je le savais avec sa maîtresse, j’entre dans sa maison dont un esclave ami m’avait ouvert la porte ; j’avais caché dans mon bonnet un couteau, et passé un pistolet dans ma jupe. J’arrive au moment où ils étaient tous deux au lit et se tenaient embrassés : « Létang, » dis-je à ma maîtresse, « je n’ignore point que ton mari est un jaloux, je l’ai vu te battre sur le plus léger soupçon, et je suis sûr que, s’il vient à apprendre que tu le trompes, il n’hésitera pas à te tuer, or je vais sur le champ le lui dire… — Je te tuerai avant, vipère ! » s’écria Montouroy qui voulut s’élancer sur moi. Mais, sortant mon pistolet, je l’ajuste et le menace de faire feu s’il avance. « Je n’ai point l’intention de rien dire, » repris-je, « si ta femme veut bien signer mon affranchissement. » Et je lui présente la feuille qui, d’après la loi, doit faire de moi une citoyenne. Mais Létang, qui s’est concertée du regard avec Montouroy, se jette sur moi en même temps que son amant, et, par la rapidité de leur agression, sans pouvoir m’arracher mes armes, il me mettent dans l’impossibilité de m’en servir. « Nous allons t’apprendre à nous épier et à nous dénoncer, » disent-ils. « Tu feras de beaux discours, je te promets, quand nous t’auront tuée ! — Tuez-moi, » dis-je, « mais il y a des esclaves qui me vengeront. » Et je pousse un cri d’appel. C’était une ruse. Je n’avais personne avec moi. Mais le hasard me servit. Il y eut à ce moment un grand bruit dans la maison : sans doute un esclave qui rentrait furtivement de la ville s’était heurté contre un meuble, un siège quelconque, et l’avait renversé ; mais ce bruit, survenant après ma menace, la leur rendit terrifiante. Ils crurent qu’il y avait réellement des noirs cachés dans la maison. « Eh bien, dit Montouroy, Mme de Létang va t’affranchir, mais décampe. » « Oh ! répliquai-je, pas avant d’avoir l’acte. » Ils eurent un moment d’hésitation. « Signe, ma chère amie » fait Montouroy, « notre existence vaut plus que la liberté de cette misérable ; d’ailleurs libre ou esclave, nous la retrouverons bien un jour. » La Létang, pâle et tremblante, signa donc mon affranchissement, et je les laissai à leurs amours, que mon interruption avait peut-être refroidies.

» J’étais libre, mais la liberté, quand on est pauvre, ce n’est guère que le droit de mourir de faim. Une jeune négresse qui, bien qu’esclave de fait, vivait avec tous les droits et toutes les richesses d’une blanche, me prit avec elle et m’enseigna l’art d’être belle et de charmer. Montouroy, qui avait eu pour moi un caprice charnel quand j’étais esclave, me revint amoureux passionné. Il me prend chez lui, m’installe place Montarcher dans un pavillon qu’il vient de faire bâtir, me couvre d’or et de joyaux. Dès que je sentis mon pouvoir sur lui, je pris à cœur d’être réellement sa maîtresse et de le traiter à mon tour comme il m’avait traitée jadis. Quelle joie j’eus à l’humilier, à le mettre en fureur, à le jeter à la porte de chez moi, à me jouer de lui devant ses amis, mes femmes, les esclaves ! Il devait me servir : à table, à la toilette, à la garde-robe ; et je m’amusais à le châtier comme un nègre. Il souffrait tout ; il semblait même heureux de souffrir. Avec moi il était si soumis que je lui aurais commandé de se tuer, il l’aurait fait. Mais, quand je n’étais plus devant ses yeux, il parlait de moi avec haine et colère. Je compris que son amour n’était pas sûr, et que, si je voulais le garder à cause de ses hautes relations et de son pouvoir dans la colonie, je devais me l’attacher autrement que par des baisers ou des servitudes sensuelles. L’or, en un mot, me parut nécessaire pour le dominer, et, sans me soucier de ses plaintes, de ses menaces, de ses colères, j’attirai chez moi tous ceux qui voulaient se ruiner et m’enrichir.

» J’acquis une fortune en très peu de temps ; lorsqu’une femme a quelque empire sur les hommes et veut vraiment parvenir à la toute puissance, ce n’est pour elle qu’un jeu. Mais pour avoir cet homme à moi, bien à moi, il ne me suffisait pas qu’il fût ruiné et que moi, j’eusse des richesses. Il fallait le compromettre, et, avec lui, tous ceux dont j’attendais protection et honneur. Alors la destinée de ces gens dépendrait de ma volonté.

» Voici ce que j’ai fait : j’avais eu à me plaindre, au cours de mes relations amoureuses avec les jeunes gens de l’île, d’un certain Mettereau qui habitait seul une plantation isolée et assez éloignée du Cap ; je savais qu’il était détesté de ses esclaves et surtout de son commandeur, (le vôtre, madame,) ce Figeroux auquel vous avez donné toute votre confiance. Vous pourrez voir tout à l’heure si elle était bien placée. Je savais aussi, par cet homme, que Mettereau, très avare et peu confiant dans les banques et les affaires, avait chez lui des monceaux d’or. Après m’être assuré la complicité du gouverneur je décidai une esclave qui m’est dévouée, à s’en aller trouver Montouroy et à lui conseiller ce meurtre. Il en chargea Figeroux.

À cet aveu tranquille, je regardai Dodue-Fleurie qui semblait aussi calme que si elle eût parlé de la pluie et du beau temps. Une pareille sérénité dans le crime m’effraya.

— Vous êtes surprise, madame, fit-elle, mais dans ce pays-ci, et surtout entre noirs et blancs, n’est-ce pas toujours la guerre ? De vous même ne dit-on pas…

— Que dit-on ? m’écriai-je, affectant un ton de colère pour cacher mon émotion.

— Rien, fit Dodue avec un sourire, mais souvenez-vous que nous sommes, que nous devons être des alliées, et vous me pardonnerez ces violences, ces crimes s’il vous plaît de les appeler ainsi. Violences ou crimes, de tels actes ne doivent pas répugner à quiconque est obligé de faire la guerre, car ils sont indispensables.

Hélas ! j’avais besoin de bonnes ou de mauvaises raisons pour calmer ma conscience, et je fus plutôt reconnaissante à Dodue-Fleurie de composer une justification qui me convenait si bien.

— Mettereau fut donc assassiné, reprit-elle, et comme vous le savez, les meurtriers ne furent pas recherchés. J’avais dès lors le gouverneur et Montouroy à ma merci, car je pouvais les accuser et eux, au contraire, n’avaient aucune preuve contre moi. Le gouverneur et Montouroy avaient trouvé dans la demeure de leur victime de quoi rétablir leur fortune, mais vous pensez bien que j’avais gardé la meilleure part.

— Mais, fis-je tout à coup, je suis surprise que vous me fassiez de telles confidences. Vous ne me connaissez nullement. Ne craignez-vous pas que je vous trahisse ?

— Je n’ai aucune crainte, répondit Dodue-Fleurie. Une dénonciation vous vaudrait une vengeance de ma part et ne m’inquiéterait en rien. On ne peut m’arrêter. Et d’ailleurs, je vous le répète, votre intérêt vous commande de vous taire et de rester mon alliée.

— Ah ! m’écriai-je, je n’aurais jamais soupçonné que M. de Montouroy fût un tel criminel.

Dodue, sans répondre, me sourit de ses grosses lèvres et de ses dents féroces que l’on imagine toujours mordant de la chair humaine.

— M. de Montouroy est en effet un malhonnête homme, dit-elle, parce qu’il ne tient pas ses engagements. Il n’avait pas plutôt l’argent que je lui avais procuré, qu’il songeait à un mariage qui devait l’enrichir, l’éloigner de moi, et du Cap. Or c’est un mariage qui, m’a-t-on dit, ne vous agrée point.

— Certes ! fis-je. Mais M. de Montouroy sait très bien que je n’accorderai jamais mon consentement à un mariage qui répugne à ma protégée. Et d’ailleurs, ajoutais-je ce mariage ne pouvait l’enrichir puisqu’Antoinette n’aura rien.

— Rien ! s’écria Dodue-Fleurie surprise, et elle eut encore son insolent sourire.

— Rien que ce que je lui donnerai, répondis-je d’un ton que je m’efforçais de rendre assuré.

— Il compte peut-être vous voler l’or avec la fille. N’a-t-il pas déjà essayé de vous enlever Antoinette ?

— Grand Dieu ! c’était lui !

— Oui, lui et Figeroux.

— Le docteur m’avait bien dit que ce Figeroux était un misérable.

— Il fallait que vous n’eussiez pas d’yeux pour ne pas vous en apercevoir.

— La canaille ! je le ferai surveiller.

— Surveiller, c’est peu ; il faudrait le faire disparaître, et doucement ; car le gouverneur ne souffrira pas qu’on l’accuse, mais il serait heureux qu’il n’existât plus.

J’étais comme suffoquée d’une telle audace.

— Mais enfin, madame, lui dis-je, qui m’assure que vous êtes réellement avec moi ? Que peut vous faire le mariage de M. de Montouroy ? Vous ne pouvez l’aimer, après ce que vous m’avez dit ; vous n’attendez la richesse, puisque vous l’avez ; et vous n’espérez pas non plus l’accroître, puisque Montouroy a peu ou point d’argent. Je ne vois quel intérêt vous lie à ma fortune et vous oppose à la sienne.

— Vous allez le savoir, fit-elle. Tant que Montouroy demeurera au Cap, je resterai sa maîtresse ; or Montouroy, s’il est sans fortune, a, comme je vous l’ai déjà dit, une influence et des relations. Je prépare son mariage avec la fille du gouverneur : la fille et le père sont favorables à cette union. Une fois que Montouroy sera marié, je gouvernerai réellement Saint-Domingue derrière eux, et croyez que je saurai en tirer tout l’or et exercer toute l’autorité dont je suis ambitieuse.

Cette négresse me remplissait d’effroi et d’admiration. Je me demandais si j’étais en présence d’une folle ou d’une sorte de génie monstrueux et pervers.

— Il n’y a que deux obstacles à mon projet, continua-t-elle. Le premier c’est la Létang. La Létang est la maîtresse du gouverneur, elle aime Montouroy, mais elle l’aime en despote, et ne veut pas d’un mariage qui nuirait à sa puissance. Le gouverneur ne fera rien contre moi, mais il ne désobéira point non plus à sa maîtresse.

» Quant à Agathe de Létang, voici comment elle est ici.

» Montouroy, ne pouvant obtenir votre consentement ni celui d’Antoinette, décida de s’en passer. Deux nègres devaient enlever votre pupille en votre absence. Mais les nègres trouvèrent Antoinette avec Agathe. Soit méprise, soit crainte que la restante ne les dénonçât, ils les enlevèrent toutes deux : seulement l’un des nègres, poursuivi et serré de près par vos esclaves, abandonna Antoinette ; l’autre revint avec Agathe à un pavillon que possède M. de Montouroy à l’entrée du Cap. J’y étais venue par hasard, je fus ainsi avertie de l’enlèvement avant Montouroy, et je me réjouis que l’entreprise eût eu ce résultat. Je fis conduire aussitôt Agathe chez moi liée et bâillonnée, dans un palanquin fermé et entouré de mes esclaves. C’était un otage. Depuis elle n’a pas quitté cette maison. Un nègre à la porte, et un autre dans la cour l’empêchent, non seulement de sortir, mais encore de se montrer aux fenêtres. Je la garderai ainsi jusqu’à ce que la mère se décide enfin à laisser le gouverneur donner sa fille à Montouroy.

— Et quel est le second obstacle à vos projets ? lui demandai-je.

— Le second, c’est vous, en ne mariant pas Antoinette.

— Jamais, dis-je, jamais Antoinette ne se mariera : elle n’aura qu’un amour, le mien !

Le sang me montait à la face.

— C’est parfait, répliqua-t-elle, mais alors faites bonne garde. Un mari pourtant la protégerait mieux que vous.

— Mais c’est contre les maris, quels qu’ils soient, dis-je, que je veux la protéger. Au surplus quel pouvoir vous flattez-vous donc d’avoir, madame, pour oser donner des ordres à des gens qui vous sont inconnus ?

— Entrez ici, madame, dit à voix basse Dodue, qui entr’ouvrit une porte et souleva des tentures, ne soufflez mot, regardez et écoutez.

Elle m’avait poussée dans une sorte de petite loge obscure mais fermée par une glace, qui vous permettait de voir ce qui se passait dans la chambre voisine, sans laisser soupçonner votre présence ; par une fente assez large pratiquée dans la tapisserie, et que dissimulait un mince rideau, je pouvais aussi entendre tout ce qui se disait à côté.

Je fus bien surprise de reconnaître la voix du docteur Chiron, de M. de Montouroy, de M. Léveillé, un des plus grands négociants de Saint-Domingue, de M. de La Marzelle, le chef de la milice. Un jeune homme disait des vers :

Sur les rameaux voisins, entends, ces tourterelles
  Former leur doux roucoulement ;
De quel air d’amitié s’entrelacent leurs ailes !
  Vois, vois comme leurs becs sont unis tendrement ;
Ah ! que ces jeux, Eglé, nous servent de modèles.

Tout près de nous le négociant Léveillé, replet, sanguin, la voix haute et autoritaire, vint causer avec le docteur Chiron.

— Le meilleur moyen, disait-il, de servir les hommes, n’est pas de s’abandonner aux réflexions philosophiques, mais de chercher à concilier les intérêts de l’humanité et ceux du commerce.

— Dites votre commerce, fit le docteur.

— Je suis un sincère ami des noirs, continua Léveillé, et c’est pourquoi je verrais sans déplaisir une révolte contre leurs oppresseurs.

— Vous seriez enchanté, j’en suis sûr, que quelques incendies des champs de canne et de plantations vous permissent de réaliser un joli gain sur les sucres à Londres et à Amsterdam.

— Vous insultez mon cœur, monsieur, rit Léveillé.

— C’est que j’apprécie votre caisse, continua Chiron.

Léveillé se rengorgea.

— Je n’ai jamais attendu, de mes sacrifices à la race opprimée, que sa reconnaissance. Les larmes des noirs doivent être pour les âmes sensibles un prix bien plus doux que tous les lauriers des conquérants.

— Je crois en effet que les lauriers vous sont assez indifférents, dit Chiron : cela se flétrit trop vite. Quant aux larmes, vous ne pourriez, je crois, les apprécier que si elles se solidifiaient en perles ou en diamants, et qu’elles fissent l’objet d’un nouveau trafic. Alors il est probable que votre amour pour les larmes des nègres vous pousserait à battre leurs producteurs toute la journée, afin de les faire pleurer davantage. Pour moi qui ne possède de sucre ni en cannes, ni en magasin, mais qui tient tant soit peu à ma vieille guenille, je n’attendrai pas, pour quitter l’île, les larmes de reconnaissance des nègres, ni les larmes de bienfaisance des blancs.

— Vous partez vraiment, docteur ?

— Avant un mois. J’éprouve des craintes sérieuses quand je vois l’humanité s’attendrir.

— Vous avez été élevé à l’école de Buffon, mon cher docteur, dit alors l’abbé de la Pouyade. C’est un déiste, et comme tout déiste, un esprit rétrograde. Je suis heureux de voir que nos esprits les plus audacieux reconnaissent aujourd’hui la vérité du christianisme, de ce christianisme qui doit un jour reconstituer l’humanité. Buffon, lui, n’a pas compris le noir, il n’a pas vu quels grands principes politiques font la base de nos institutions. L’idée de l’égalité lui échappe. Il a surtout déshonoré son nom par le titre de comte et son extrême sensibilité pour les hommages des femmes. Il avait d’ailleurs cette aristocratie du talent, qui en est le poison…

— Mais il me semble, monsieur l’abbé, que vous aussi n’êtes pas insensible aux hommages des femmes, puisque vous venez chez Madame Dodue-Fleurie.

— C’est pour une œuvre de charité, mon cher docteur, et croyez-bien que, malgré que ce soit une excellente créature, cela me coûte beaucoup. La société est si mêlée ici ! À part vous, moi, deux ou trois autres personnes…

— Vous êtes bien difficile, monsieur l’abbé.

— Je ne recule jamais devant le devoir, mais permettez à mon goût de se blesser…

— Oui, Monsieur, votre goût se blesse, qu’il se blesse, je n’y vois pas d’inconvénient si cela vous amuse. Mais parlons sérieusement : avez-vous vendu vos hypothèques sur les nègres ?

— Pas encore, et je venais justement ici avec l’espoir de trouver des acquéreurs.

— C’est là votre œuvre de charité !

— Certes, puisque je destine une partie de cet argent aux malheureux.

— Je plains vos malheureux, alors ; car les hypothèques sur les nègres ne s’achètent plus !

— Comment cela ! les miennes portent sur d’excellentes plantations, riches, en pleine prospérité.

— Je suis bien fâché, mais ces hypothèques ne s’achètent plus. Du moins les blancs n’en veulent pas ; ils craignent trop la révolution prochaine. On m’a dit pourtant que les affranchis en prenaient encore quelques-unes. Ils espèrent montrer par là qu’ils feront cause commune avec nous, en cas de révolution et obtenir ainsi que le conseil colonial leur accorde les droits des autres citoyens.

— Alors les affranchis ne sont pas pour la révolution ? demanda Léveillé. On devrait les expulser de la colonie.

— Attendez, dit l’abbé, qu’ils aient acheté mes hypothèques.

— Le sentiment de la fraternité leur fait absolument défaut, continua Léveillé. Ils sont indignes de siéger au conseil colonial.

— Voilà comment vous aimez les noirs ! rit le docteur.

— Les affranchis sont de faux nègres, réplique Léveillé. Ils devaient partager les souffrances de leurs frères en attendant l’affranchissement commun. Au lieu de cela, ils ont voulu devenir des blancs, prendre nos manières, notre esprit ; ils n’ont pris que nos vices. Tenez ! il y a un affranchi qui fait ce joli trafic. Vous savez qu’on récolte de moins en moins de sucre depuis deux ans, c’est un fait. Mon affranchi se procure du sucre inférieur, il le raffine lui-même, il le garde en magasin, et, à l’aide de je ne sais quelle préparation, il lui donne un brillant qui n’ajoute rien à ses qualités, mais qui fait illusion. Au moment de la vente de la récolte, il ouvre ses magasins, en laissant croire que le marché est encombré. Tous les propriétaires sont forcés de lui vendre à bas prix. Telles sont les façons d’agir de nos affranchis ! Ce sont, je vous le répète, des hommes abominables.

— À vrai dire, observa le docteur, si j’avais une plantation, je préférerais vendre ma récolte à bas prix que de la voir incendiée. Et, coquins pour coquins, j’aime mieux ceux qui font croire à l’abondance d’un produit que ceux qui le suppriment complètement. Qu’en pensez-vous, jeune poète ?

— Je ne connais pas les affaires, dit le chantre des tourterelles, et je n’ai pas encore l’expérience des hommes ; du moins suis-je plein de zèle et d’ardeur pour servir la société.

— Ne vous empressez pas trop à servir ses caprices, mon jeune ami, dit le docteur, car elle en change sans cesse, et le lendemain elle a horreur de ceux de la veille.

— Et vous, Montouroy, dit Léveillé, vous ne prenez parti ni pour les noirs ni pour les blancs, ni pour les affranchis ?

— Je prends parti pour les honnêtes gens, répliqua Montouroy. Je suis évidemment pour l’affranchissement des noirs, mais aussi pour que les noirs respectent les intérêts et la fortune de leurs bienfaiteurs.

— Fourbe et sot ! s’écria Dodue-Fleurie à demi-voix. Restez encore ici un instant, madame, me dit-elle, et vous allez voir comme je le traite.

Elle sortit alors de la logette et apparut à la porte du salon.

— Toutou, appela-t-elle en tournant à demi le derrière aux saluts de l’assistance. Allons venez vite. J’ai besoin de vous !

Montouroy, les yeux inquiets, les gestes empressés, se hâta de sortir du salon et de rentrer dans la chambre de la négresse. Dodue se coucha d’abord sur le dos, puis sur le ventre ; elle avait découvert son corps vaste, elle semblait le présenter à l’adoration de Montouroy, qui s’agenouilla devant lui.

— Lèche-moi, Toutou ! dit-elle. Lave-moi. Décrasse-moi avec ta langue. Les esclaves ne savent pas, et moi je suis trop paresseuse. Vois, je suis pleine d’ordure et de poussière.

Montouroy prit d’abord les pieds, et sa langue habile et souple en fouillant les doigts, en caressait les ongles, provoquait chez Dodue des tressaillements, de petits cris, des rires ; puis la langue vipérine monta le long des jambes fortes et vint s’attarder aux courbes, aux larges ombres, aux replis énormes de la chair comme si la nuit de ce corps attirait Montouroy et qu’il prît plaisir à s’y enfoncer de plus en plus, à y oublier jusqu’à son sexe, à devenir une bête inconsciente et joyeuse de son asservissement. Et, durant ce nettoyage bizarre, Dodue était aussi libre avec lui que si je n’eusse pas été près d’elle et qu’il n’eût été qu’un chien. Elle laissait s’accomplir sans honte, peut-être même provoquait-elle par une grossière malice, les mouvements de ses organes. On eût dit que, dans son étrange orgueil, les impuretés même de son corps lui procuraient un triomphe.

Le dégoût me soulevait le cœur ; j’étais tellement indignée contre Dodue et Montouroy que j’allais sortir de ma cachette, quand tout à coup elle se releva vivement.

— Immonde brute, dit-elle, est-ce que je t’ai appelé pour que tu baises mon visage, de ta bouche encore toute souillée ! Non, non, mon visage est à mon amant, et tu sais bien que tu ne l’es pas ! Est-ce que tu es capable d’ailleurs d’être un amant ? Vois toi-même, un eunuque paraîtrait plus un homme, et aurait des exigences moins insupportables ! Va-t-en ! Va-t-en, te dis-je ! Veux-tu partir, ou je prends le fouet !…

Et comme vaincu, humilié par cette colère, il se retirait, elle le rappela un instant.

— Et je te défends d’entrer chez Gatte, fit-elle. Cette fille est à moi, entends-tu ! Au surplus, je vais te mettre à la porte, car je ne suis pas sûr de toi.

Elle sortit un instant, appela des noirs, et j’entendis le bruit d’une dispute puis d’une porte qu’on fermait violemment.

— Eh bien, dit-elle en revenant vers moi, ne suis-je pas bien sa maîtresse ! Et croyez, chère madame, que je pourrais traiter comme Montouroy tous les hommes que vous venez de voir dans mon salon, qui m’attendent depuis une heure et ne se lassent pas de mon retard. Or ce sont les notables du Cap et de Saint-Domingue. Quant aux femmes, je sais bien qu’elles ne me reçoivent pas, mais si je le veux, si je l’exige de leurs maris et de leurs amants, elles m’ouvriront toutes grandes les portes de leurs maisons. Et d’ailleurs à part vous, moi, la Létang peut-être, est-ce que les femmes comptent à Saint-Domingue ?

Me prenant alors par le bras elle m’entraîna au dehors. Je la suivais, je lui obéissais, sentant en elle comme une force supérieure.

— Je veux vous montrer, me dit-elle que je n’ai pas conquis ceux de votre race pour devenir le jouet des noirs…

Elle me conduisit à quelques pas jusqu’à un terrain vague qui s’étend de l’extrémité de la ville jusqu’au Morne des Capucins. Là grouillait, bruissait, dans une fête qui ressemblait à une bataille, la foule des noirs où j’avais failli disparaître tout à l’heure, à mon arrivée.

À la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères, les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés, flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des libellules et des fleurs d’eau sur un sombre marécage. La fange humaine augmentait toujours ; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la vomir avec sérénité ; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de fourrure chaude, de linge humide, de peau en sueur et d’haleines corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un zézaiement de créole ou des cris gutturaux d’Africains. Tout à coup, la lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur lumineuse, fit jaillir des ténèbres mille faces saoules et féroces, révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où des dents, des ongles s’enfoncent dans la chair, où l’étreinte et le baiser ressemblent à des égorgements.

— N’ayez pas peur, me dit Dodue, comme je me serrais contre elle.

Non loin de nous, il y avait une troupe de nègres, moins bruyants, troupe d’affranchis ou d’employés à demi-libres, qui affectaient de ne point se mêler aux autres noirs et même les repoussaient brutalement ; vêtus à l’européenne, ridicules sous la perruque, et l’habit à la française, pareils à des voleurs couverts des dépouilles de leurs victimes, ils me rappelaient ces monstres étranges qui, dans les estampes du siècle dernier, viennent assaillir un saint en oraison.

Le saint était là en effet, monté sur un escabeau, droit, le bras étendu, et sa tête sèche au long nez recourbé, au menton proéminent, se détachait en rouge entre son chapeau plat à larges bords et le collet de son manteau noir.

— Mais, fis-je, c’est Samuel Goring !

Dodue-Fleurie me regarda en souriant.

Goring n’avait plus sa mimique froide et son attitude figée. Il menaçait de son poing l’auditoire.

« Fils de prostituées, criait-il de toute sa voix, vous êtes indignes de la liberté ! Vous ne méritez que le joug dont un tyran chargera vos épaules ! »

Des huées et des injures lui répondirent.

— Voici les suites de son amour malheureux pour Zinga, dis-je.

— Oui, fit Dodue, et c’est moi qui lui ai rendu Zinga infidèle, car elle avait autrefois des complaisances pour lui. Je craignais qu’il ne devint par trop négrophile.

« Que feriez-vous si vous étiez libres, continuait Goring en élevant les mains, vous ne sauriez que vous abandonner à l’ivresse et la luxure ! »

Une clameur immense couvrit ces paroles, des noirs se jetèrent sur Goring, le saisirent, l’accablèrent de coups ; il s’engouffra dans la foule qui s’ouvrit devant lui. J’entendis des voix le menacer, puis des cris et des supplications. Enfin comme un pantin disloqué, aux loques boueuses, vint tomber agenouillé devant nous. C’était l’infortuné quaker. Figeroux, derrière lui, le poussait et le rouait de coups de pied.

— Ah ! canaille ! criait-il, tu nous as trahis.

— Je veux que vous lui fassiez grâce, dit Dodue d’une voix forte en s’interposant entre Figeroux et la victime.

À la vue de la négresse, mon commandeur et ses compagnons s’arrêtèrent, haletants, frémissants, devant leur proie ; ils haussaient les épaules, crachaient de dégoût et de fureur, mais ils ne touchèrent plus au révérend qui, avec une faible lamentation, se ramassa et se traîna lentement vers la rue des Capucins.

— Il va compromettre la révolution, gronda Figeroux.

— Et croyez-vous qu’elle serait un heureux événement pour nous ? fit un autre mulâtre. Nous n’avons rien à gagner de la liberté de ces sales Bozales qui dansent là-bas. Mieux vaut qu’ils restent esclaves !

— Ces nègres ont confiance en nous. Nous les dirigeons. Nous pouvons avec leur aide nous emparer du gouvernement de l’île.

— Et comment ces brutes nous comprendraient elles ? fit l’interlocuteur de Figeroux.

Cependant le petit groupe des affranchis raisonneurs pour lesquels devait parler le quaker se dissipait. Toute la partie houleuse et bruyante de l’assemblée semblait les repousser.

Un vieil homme, les épaules sanglantes, les yeux chassieux et voilés, apparut tout à coup sur l’escabeau où nous avions vu Goring. Il avait autour de lui un grand châle dont il tirait de petits sachets en peau huilée. Aussitôt le silence se fit dans la foule qui s’empressa autour du vieillard.

— Mascandals ! Mascandals ! criait-on.

— On leur donne des amulettes, m’expliqua Dodue, pour les protéger. Ils préparent quelque grande entreprise, cela est sûr.

Puis, tout à coup, se penchant vers moi, elle me dit à voix basse :

— Ne craignez-vous pas Zinga ?

— Moins que Figeroux.

— Voyez, chère madame, elle est ici !

En effet, Zinga était là, avec Dubousquens. Ils étaient assis à l’écart, à une petite table, devant des verres pleins auxquels ils ne touchaient pas ; ils parlaient sans s’occuper de la foule, sans prendre garde au bruit. Quelques paroles que je surpris renouvelèrent mes inquiétudes.

— Si te maries, disait Zinga, m’abandonneras ?

— Tu sais bien, répondait Dubousquens, que je n’épouse cette jeune fille qu’à cause de sa fortune, et que tu viendras avec nous en France.

— Et même si elle devient ta femme n’aimeras-tu que moi ?

— Je n’aimerai que toi.

Ils se baisèrent.

De quel mariage, de quelle jeune fille, Dubousquens voulait-il parler ?

Figeroux, à ce moment, s’approcha, frappa violemment sur l’épaule de Zinga.

— Ah ! truie, fit-il. Tu nous as trahis !

Zinga ne lui répondit que par un rire sarcastique.

Puis se retournant vers lui :

— As peur ? demanda-t-elle. Es mô mem pa la ké to pou mô défand to lapo. (Est-ce que je ne suis pas là avec toi, pour défendre ta pelure ?)

— Saleté, cria-t-il en la menaçant, tu m’avais dit que tu viendrais…

— Bien, suis-là !

— Que tu viendrais, reprit-il, pour encourager Goring.

— Étais là, suffit ! Pour embrasser li, peux pas. Li sent trop la maladie.

Des cris s’élevèrent. Deux ou trois mots que je ne compris pas furent plusieurs fois répétés.

— Les porcs, dit Figeroux, après avoir prêté l’oreille ; ils fixent la date de l’insurrection ; ils la feront sans nous.

Ces paroles m’effrayèrent et j’allais interroger Dodue lorsqu’une longue file de noirs, de négresses et de négrites se tenant par la main et courant, les uns derrière les autres, nous heurtèrent et nous séparèrent brusquement de Zinga, de Dubousquens et de Figeroux. Deux vieillards, élevant à bout de bras des serpents, suivaient ces coureurs. À un claquement de mains des vieillards la bande forma autour d’eux une ronde de trois rangs et se mit à danser, les hommes tournant le dos aux femmes et se heurtant violemment de la croupe tous les trois pas.

— Ils nous empestent ! fit Dodue, allons-nous en.

— Vous avez, dis-je, plus peur de ces Bozales que des visiteurs de votre salon.

— Nullement ! répliqua-t-elle en affectant une expression d’indifférence.

— Néanmoins vous ne les gouvernez pas aussi aisément !

Elle haussa les épaules.

— Bah ! fit-elle, une main énergique et un fouet, il n’en faut pas plus pour les tenir dans le devoir ; quant aux blancs, ce sont des lâches !

À peine nous étions-nous éloignés que nous entendîmes une fusillade. Dodue me conta qu’après leurs danses les nègres s’amusaient souvent à tirer des coups de feu, mais il arrivait plus d’une fois qu’ils se faisaient partir le fusil dans les jambes ou contre le ventre, car ils étaient déjà ivres, de cette ivresse frénétique que leur donne le tafia, mélangé, selon les sorciers, à la poudre.

— Vous voyez, me dit-elle, que j’ai dans la mains l’âme de la résistance et celle de la révolte. C’est moi qui ai conseillé à Figeroux de réunir ses amis, tout en sachant fort bien que Goring allait les exaspérer, et que les noirs esclaves chasseraient les affranchis. Ceux-là seuls sont à craindre parce que vous leur avez appris à penser… Je m’en garde le plus possible et si j’ai l’air de protéger Figeroux, croyez-le, ce n’est qu’en apparence… Ah ! si vous vouliez, comme il serait facile de le faire disparaître, aux Ingas, dans la montagne. Mais je vois que cela ne vous sourit pas… Du moins veillez sur Antoinette, chère madame, et sur votre plantation. Et, si vous épargnez Figeroux, surveillez-le, tenez-le sous clef ; le 10 août est une date dont vous devez vous méfier.

— Pourquoi ?

— Parce que les esclaves préparent une révolte pour ce jour-là. Il y aura sûrement des maisons pillées et des plantations incendiées.

— Êtes-vous donc avec les révoltés, demandai-je que vous connaissez si bien leurs secrets ?

— Oh ! moi, dit-elle avec un gros rire et en se plaquant les deux mains sur la croupe, je suis seulement pour Dodue-Fleurie ! Je suis pour le parti qui triomphera, car c’est lui que je devrai dominer. Cependant je ne désire point que les esclaves réussissent. Qu’ai-je à gagner avec ces fous furieux ?

Là-dessus elle me dit adieu, et, ayant trouvé Troussot et Zozo dans l’antichambre, je repris la route des Ingas. Tous les noirs s’étaient rassemblés du côté du Morne des Capucins, et je n’eus aucune peine à sortir du Cap. J’arrivai aux Ingas comme l’aube blanchissait le ciel. Je me précipitai vers le lit d’Antoinette. Dieu merci ! elle reposait doucement, la bouche entr’ouverte et souriant de ce joli sourire qu’elle a lorsqu’elle dort. Je l’embrassai sans l’éveiller et, me couchant près d’elle, je me laissai aller au sommeil, lasse de tant d’émotions.

J’ai reconnu aujourd’hui que Dodue-Fleurie ne m’avait pas trompée, et que les périls contre lesquels elle cherche à me prémunir n’étaient point imaginaires.

Mme de Létang qui, lors de l’enlèvement d’Agathe, a cherché querelle à Mme Du Plantier, l’a insultée dans la rue et même, prétend-on, l’a fait battre dans sa maison par deux noirs, s’est réconciliée subitement avec elle ; elles sont venues chez moi cet après-midi en compagnie du révérend Goring, dont elles se moquaient si bien naguère.

— Ma chère amie, m’a dit Mme de Létang en se composant un visage sévère, j’ai une pénible requête à vous adresser, mais j’espère que vous comprendrez quels sentiments désintéressés me l’inspirent. L’amitié même que je vous porte me l’a rendue nécessaire, et je dois ajouter, la pitié que nous devons avoir pour nos semblables malheureux et persécutés.

Satisfaite de ce préambule, elle eut un coup d’œil rapide vers Mme Du Plantier et Samuel Goring qui, d’un signe de tête, marquèrent leur approbation et l’engagèrent à continuer.

— Il court de fâcheux bruits sur vous, madame…, oui, de très fâcheux, et nous avons pensé qu’il était de notre devoir, étant de vos amies, de vous en avertir. Nous voudrions prévenir, si possible, une accusation au Conseil colonial, accusation qui est imminente, et qui pourrait avoir pour vous les conséquences les plus déplorables.

J’étais fort troublée, mais je déguisai assez bien l’émotion que j’éprouvais, et ce fut de l’air le plus étonné que j’accueillis l’« avertissement ».

— Pour aller de suite au fait, dit Mme de Létang avec vivacité, je vous dirai qu’on vous accuse de séquestrer une jeune fille et de confisquer sa fortune.

— Séquestrer Antoinette, fis-je en partant d’un éclat de rire, mais n’est-ce pas absurde ? Vous l’avez tous vue aller et venir ici ; elle fait ce qui lui plaît !

— Vous lui avez caché qu’elle possédait une fortune, et vous la retenez chez vous comme une esclave, exigeant d’elle une affection qui ne vous est nullement due, qu’elle aimerait mieux porter à un autre, et qu’il ne serait peut-être pas fort décent de définir.

— Madame ! m’écriai-je indignée, êtes-vous venue chez moi pour m’insulter ?

— Nous ne voulons point vous blesser, dit à son tour Mme Du Plantier, et cependant, si les intérêts de cette malheureuse enfant l’exigent, croyez bien que nous n’hésiterons pas à nous montrer qu’on se met en posture fâcheuse quand on prétend mépriser les lois de la nature et de toute société.

— Antoinette, reprit Mme de Létang, sans me laisser répondre à cette insolence, est en âge de se choisir un époux et de diriger elle-même sa fortune ; nous reconnaissons que vous avez pu veiller sur son enfance avec beaucoup de dévouement, mais ce n’est plus une fillette ; elle est libre de ses actes. Vous devez remettre sa fortune au Conseil colonial qui vous dédommagera d’ailleurs de vos sacrifices.

— Je ne réclame point de dédommagement, répondis-je avec dédain, mais Antoinette est ma fille adoptive et je la garderai avec moi, comme d’ailleurs elle me l’a demandé. Quant à sa fortune, je n’aurai pas à la lui rendre, puisqu’elle n’en a point, et qu’elle n’a vécu jusqu’ici que grâce à ma générosité.

— Nous savons très bien ce qu’il en est, dit sentencieusement Samuel Goring.

— Par une calomnie de quelque négresse, sans doute.

— Nullement, répliqua Mme Du Plantier, et vous regretterez bientôt, madame, d’avoir rendu notre démarche si inutile. Quelle que soit notre amitié pour vous, nous devons considérer que le bonheur d’une jeune fille est chose trop précieuse pour que nous le sacrifiions. Nous allons déposer dès ce jour notre plainte.

— Et je déposerai aussi la mienne, dis-je, pour vos façons inquisitoriales et révoltantes.

— Vous verrez ce qu’il en coûte de subir une enquête, dit Mme Du Plantier.

— Surtout lorsqu’on a plus d’un reproche à s’adresser, ajouta Mme de Létang, en me saluant de son plus ironique sourire.

Je me souviens alors de ses confidences et de ses caresses perfides.

— Sortez d’ici, madame, fis-je avec colère, sortez, et vous aussi, parpaillot !

Goring se retourna vers moi, très calme en apparence.

— Une femme a changé la nature, prononça-t-il les yeux fermés, et le bruit de son iniquité est monté jusqu’au Juge pour la dénoncer et la perdre.

La Létang m’a calomniée même auprès de lui. Ils ne savent rien encore de Mme Lafon, mais une enquête peut leur révéler l’assassinat. Et d’ailleurs, n’ai-je pas tout à craindre de leurs soupçons avilissants s’ils prétendent incriminer mon amour pour Antoinette ? Hélas, aux yeux de certains êtres, c’est un crime d’aimer quand ce n’est pas eux qu’on aime.

Le docteur qui est venu me voir, m’a appris leur complot.

— Ces chères femmes, également délaissées de Montouroy, se sont imaginées qu’en mettant en commun leur fortune, et en s’unissant pour le marier à une grosse dot, elles l’arracheraient sans peine à une jeune fille novice, sans expérience du plaisir, incapable de retenir près d’elle un amant si fourbu, et pourraient ensuite se partager ses précieuses nuits.

— Mais qu’a donc Montouroy de si séduisant pour elles ?

— Le miracle tente les femmes, dit le docteur. Elles espèrent donner de l’esprit aux sots, de l’élégance aux rustres, s’asservir les volages et convertir les coquins. Elles aiment à défaire, à bouleverser et, si elle s’avisent de s’éprendre d’un homme intelligent, c’est pour lui faire commettre quelque bêtise : cela leur procure un petit frisson et une jolie jouissance.

Les paroles du docteur ne m’avaient pas rassurée, un mot que je reçus le lendemain, de Dodue-Fleurie, augmenta encore mes angoisses.

« Je sais que Létang et Du Plantier, écrivait la négresse, veulent porter plainte contre vous, et vous enlever Antoinette ; mais je les empêcherai bien : pour retenir Létang, j’ai sa fille ; quant à Du Plantier, je connais certaine histoire de succession où l’on aide à mourir une vieille tante avec beaucoup d’empressement ; histoire qu’elle n’aimerait guère voir divulguée, et dont je l’effraierai pour la forcer à se taire.

» Si pourtant mes menaces ne suffisaient pas, je vous engagerais à quitter le Cap. »

Quitter le Cap, c’est perdre une partie de ma fortune, car comment diriger cette plantation si je suis loin des Ingas, et, d’un autre côté, comment la vendre sans perte ? Enfin, pour garder avec moi Antoinette et sauver ma liberté, je dois me résigner à tout. Je vais me préparer au départ — et, au premier bruit d’une dénonciation, je me dérobe à vos calomnies et à vos vengeances, misérables ! qui me punissez d’avoir eu pour vous trop d’amitié !

Ce sont des heures que je n’oublierai pas : avoir fait un tel rêve de bonheur, avoir cru à l’innocence, à l’affection, à la gratitude de quelqu’un et être ainsi soudainement détrompée : c’est trop horrible. Ah ! mon Dieu, si criminelle que je sois, deviez-vous me châtier ainsi !

Je souffrais depuis quelque temps, après mes repas, de cruelles douleurs d’entrailles ; comme j’ai toujours eu un estomac assez délicat et que ma gourmandise me fait rechercher plutôt les aliments agréables au goût, qu’une saine et facile nourriture, je ne m’inquiétais pas de la cause de ces souffrances et je tâchais de les supporter le plus patiemment possible.

Une après-souper, mon mal, à la suite d’élans violents et inattendus, semblait s’être calmé. Devant la véranda je jouissais avec délices des derniers rayons du soleil. La fraîcheur était venue ; les machines de la sucrerie étaient arrêtées ; les chants des noirs emplissaient la plantation. Je me sentais rassurée, confiante. Non, me disais-je, les craintes que j’ai eues le soir de ma visite à Dodue-Fleurie sont vaines. Nos esclaves nous sont soumis. Et, au Cap, on n’ose rien entreprendre contre moi. À mes côtés, Antoinette, fatiguée de la journée qui avait été fort chaude, s’était étendue ; elle dormait doucement, la tête appuyée sur les genoux de Zinga qui, elle aussi, s’était assoupie. Zinga se montrait depuis quelque temps si attentive à nous servir, Antoinette et moi, que je lui avais pardonné une passion, à mes yeux, inoffensive. Loin de suivre les conseils de Dodue-Fleurie, je ne l’avais point envoyée aux travaux de la plantation, je la gardais auprès de moi. Pourtant j’avais accepté une esclave que m’avait envoyée la courtisane pour veiller sur Antoinette ; lorsque Zinga s’en allait au Cap elle ne devait pas quitter ma fille un instant. Figeroux seul était de ma part l’objet d’une étroite surveillance, et j’attendais pour le renvoyer d’avoir trouvé son remplaçant.

Zinga, près d’Antoinette, me paraissait plus jolie ; elle l’enlaçait, et ses mains, un peu lourdes, venaient se croiser sur mon épaule, tandis que le long de ses genoux se déroulaient les beaux cheveux d’Antoinette dénoués, libres du réseau. Tout le corps de mon enfant était immobile, sauf la jeune poitrine, tendrement fleurie, que les soupirs du sommeil soulevaient lentement et laissaient entrevoir sous la chemise entr’ouverte.

Devant ces grâces adorables, de nouveau je ressentis ce désir terrible qui m’avait une fois jetée, ivre de joie, contre son corps ; j’oublie que Zinga est là, je lève ses robes, j’écarte avec précaution ses jambes, et sans craindre qu’elle ne se réveille, je m’accroupis devant la chère enfant, je me perds, je m’oublie au plus secret et au plus profond de son être ; je goûte à cette chair plus tendre que le jasmin, et qui accuse la saveur piquante d’une plante marine. Oh ! comme j’eusse voulu qu’elle m’étouffa entre ses jambes déjà fortes ! Que j’eusse souhaité mourir ainsi en aspirant sa sève et son plaisir ! Mais un effroi me saisit tout à coup. Dans l’ombre duveteuse où j’égarais mes lèvres, il me semblait que les frais pétales s’étaient desserrés, que plus large la fleur s’offrait au baiser. Alors folle de curiosité impudique, et au risque d’être surprise dans mon examen, je dévêts, comme si elle avait été une courtisane ou une esclave, ses jambes délicates. Je pousse un cri ! Ah ! mon Dieu ! Mon Antoinette, l’enfant que j’avais gardée jalousement, que j’avais tenue loin des hommes, qui n’avait jamais eu pour amie qu’Agathe de Létang, mon Antoinette si bien surveillée, si jalousement défendue, n’était plus vierge ! Ah ! la barbare déchirure ! j’avais l’idée à présent qu’Antoinette était laide, impure, qu’elle puait ! J’avais hâte de laver mes lèvres, mes doigts. Je respirais sur son corps et sur moi l’odeur infecte de l’homme. Et pourtant j’espérais encore, je me disais : c’est peut-être un accident.

Comme elle faisait un mouvement, je rabats sa jupe, je me relève, mais à ce moment un papier plié s’échappe de son sein. Je le ramasse, et je m’éloigne un peu pour le lire.

Il n’y avait que quelques mots, mais, hélas ! ils étaient significatifs.

« Achève les derniers préparatifs. Je viendrai ce soir. Fais attention. La Gourgueil veille. Je couvre de baisers ton corps adorable.

» Pierre. »

J’étais si émue que mes jambes tremblaient, ma gorge était desséchée, je pensais qu’avec l’amour de cet enfant toute la joie de l’existence m’abandonnait. Cependant je me ressaisis, une grande colère m’agitait. Qu’allais-je faire ? les épier, les surprendre ! ou bien attendant qu’il fût parti, traiter Antoinette comme une enfant, châtier cette chair qu’elle avait prostituée, la déchirer puisqu’elle l’avait salie. Elle me haïrait davantage ! Oui, mais j’aurais le plaisir de me venger, de l’empêcher d’être à cet homme, à ce Pierre. Elle ne lui appartiendra pas, me disais-je, quand je devrais l’enfermer dans une cave. Mais cet homme parle de préparatifs dans son billet ; est-ce qu’elle voudrait s’enfuir ? Je l’en empêcherai bien !

Je cherchai Zozo et Troussot ; ils étaient à se promener dans la plantation ; enfin je les rejoignis.

— Veillez bien sur Mademoiselle, leur dis-je, et soyez prêts au besoin à la défendre.

Je leur recommandai aussi de prendre leurs armes.

J’errais dans le jardin comme une insensée. La conduite de cette enfant que je m’imaginais si innocente et si affectueuse m’anéantissait. J’avais comme l’impression que le monde n’existait plus, tout me paraissait transformé, tout me devenait ennemi. Dans cette plantation, au milieu de mes esclaves, riche, gorgée de luxe et de bien-être, je me sentais plus solitaire, plus dénuée de tout qu’une pauvresse qui mendie son pain.

Je me décidai à interroger Antoinette et je revins à l’endroit où je l’avais laissée avec Zinga ; elles n’y étaient plus. Je me dirigeai alors vers une allée de raisiniers où elle se promenait quelquefois avant le coucher du soleil et qui regarde l’habitation. Les fenêtres de sa chambre étaient ouvertes et, d’où je me trouvais, je l’entendis, sans distinguer ses paroles, causer avec animation ; Zinga l’interrompait d’une voix forte :

— Non, ne le ferai pas, ne suis plus avec toi, plus avec toi, parce que tu m’as trompée.

J’allais rentrer à la maison quand tout à coup Zinga vient à moi ; elle a le visage bouleversé ; elle me dit d’une voix haletante, sans préambule :

— Maîtresse, on veut t’empoisonner, moi viens t’avertir.

— M’empoisonner ! Qui donc oserait m’empoisonner ?

J’affectais une assurance et un orgueil que j’étais loin d’avoir. En ce moment même mes horribles douleurs m’avaient reprise ; et ma voix étranglée et le tremblement de mon corps, tout trahissait bien ma terreur. Pourtant, les lèvres sèches, je répétais :

— Qui oserait ?

— Qui ? répliqua Zinga. La demoiselle !

— Antoinette ! m’écriai-je, et, à l’idée d’un crime si monstrueux, il me sembla que la lumière se retirait du ciel et que la vie s’enfuyait de mon être.

— Oui, Antoinette, reprit Zinga d’une voix assurée, la physionomie aussi calme, aussi tranquille que celle d’une statue.

— Misérable ! misérable ! m’écriai-je en la saisissant à la gorge, oses-tu insulter mon Antoinette ? Ah ! tu ne mentiras plus, va ! je vais te tuer.

Elle râlait et se débattait dans mon étreinte ; seule la rapidité de l’attaque avait pu me rendre un instant victorieuse ; elle avait le corps trop robuste, et Figeroux et les autres esclaves l’avaient trop bien habituée à des luttes de ce genre pour qu’elle ne pût reprendre l’avantage.

Elle se dégagea donc très vite et, me repoussant violemment, elle se mit à courir dans la direction du Cap. Courant aussi, je la poursuivais.

À ce moment j’aperçus Antoinette qui venait à sa rencontre, suivie de Zozo et de Troussot.

— Arrêtez-là criai-je aux noirs.

Tous trois se jetèrent sur Zinga qui, vainement, voulut les éviter ; ils lui saisirent les mains et la poussèrent devant eux, malgré les ruades, les crachats et injures dont elle les accablait.

— Madame, dit Antoinette, cette noire est une criminelle ; vous avez mis en elle votre confiance, et elle veut vous assassiner.

Je ne répondis rien ; j’étais si surprise, si troublée que je ne savais quelle décision prendre. Mes regards allaient de Zinga, qui rugissait, la bouche écumante, les yeux féroces, — au visage d’Antoinette, pâle, décomposé, les yeux cernés comme si elle avait été malade, sa jolie robe neuve rayée de rose, toute froissée, avec une grande déchirure sur le côté, ses cheveux épars sur ses épaules, et montrant dans toute sa personne une angoisse que je ne lui avais jamais vue. Craignant que Zinga ne me parlât, Antoinette fit signe aux noirs de lui plaquer la main sur la bouche, mais comme Zinga avait été la plus forte avec moi, elle le fut cette fois encore. Elle se délivra vite des mains qui la retenaient ; seulement au lieu de fuir, elle marcha sur Antoinette, le visage résolu, le poing menaçant.

— Menteuse ! dit-elle, veux me dénoncer, mais moi, va t’accuser, et de façon que tu ne pourras rien répondre !

Puis, se tournant de mon côté :

— Maîtresse, voilà ton assassin !

Antoinette frémissait d’émotion, je voyais ses lèvres remuer comme si elle eût parlé très rapidement, mais pas un mot ne me parvenait à l’oreille.

— Oui, disait Zinga, raconterai tout ce que t’as fait, tes salauderies, ton putanisme, car as beau baisser les yeux, as beau zouer les modestes, les innocentes, t’es la plus sale de toutes les saletés !

Antoinette se cachait le visage dans ses mains, puis elle recula de quelques pas, comme si elle avait l’intention de s’éloigner ; pour moi, au lieu d’arrêter Zinga, au lieu de la battre comme je l’aurais fait il n’y avait qu’un moment, je dis à Antoinette :

— Restez ici.

À Zinga :

— Parle !

Et aux deux noirs :

— Ne la touchez pas ! Qu’elle parle librement.

Alors, après avoir repris haleine, Zinga dit :

— Maîtresse, moi te l’affirme : cette fille est une traîtresse !

— Infâme calomniatrice ! s’écria Antoinette, qui leva la main pour la frapper.

— Taisez-vous ! lui dis-je, vous vous défendrez quand Zinga aura achevé ses aveux.

— Maîtresse, Antoinette veut empoisonner toi pour ensuite te voler et se sauver avec celui qu’est son joli cœur, celui qui l’a épousée avant mariage.

— Malheureuse ! m’écriai-je, éperdue de douleur, tandis qu’Antoinette se protégeait le visage des coudes tendus comme une enfant qui craint d’être souffletée.

— Son joli cœur, si voulez savoir, maîtresse, continuait Zinga, se nomme Moussiu Dubousquens, négociant à Bordeaux, une peau blanche qu’a du sang pour le bourreau. Oui, des hommes comme ça, voudrais les voir au bout d’une corde !

— Elle ment, madame ! interrompit Antoinette. Écoutez-moi, je vous en prie ! Elle me hait. Elle invente tout ; il n’y a pas un mot de vrai dans ce qu’elle vous dit. C’est elle qui mettait chaque jour du poison dans votre vin.

— Et comment ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ! lui répliquai-je, moins effrayée du crime de Zinga que de l’astuce et de la scélératesse qu’avait montrée Antoinette.

— N’allait pas dire, disait Zinga, puisqu’elle commandait à moi.

— Et tu lui obéissais, abominable créature !

— Oui, lui obéissais. Croyais partir avec elle et Dubousquens pour France. Moi, l’aime, Dubousquens !

— Oh ! grand Dieu ! s’écria Antoinette en haussant les épaules.

— Oui, l’aime, et m’a aimée aussi… Mais regrette, car il est un porc… Était aujourd’hui départ. Au port Charlot. Et puis ai vu que voulaient pas m’emmener. Alors quand Antoinette m’a commandé de te mettre ce soir, dans ta raisinade, de la mancenille, au lieu d’arsenic, suis venue tout t’apprendre, maîtresse.

— Elle ment, répétait Antoinette, tout cela est faux !

— Et cela, est-ce faux ? dis-je en lui montrant la lettre que j’avais trouvée sur elle.

Elle eut un cri de rage, ses yeux étincelèrent ; elle me saisit les mains en m’enfonçant les ongles dans la peau.

— Rendez-moi cela, fit-elle.

Mais avant qu’elle ait pu l’atteindre, j’avais déchiré la lettre et j’en avais soufflé au vent les morceaux.

Alors elle devint comme un animal affolé, elle me frappa au visage au point de m’arracher des cris. Je crois bien qu’elle m’aurait toute meurtrie si Troussot et Zozo ne s’étaient jetés sur elle et ne lui avaient saisi les mains.

— Est-ce ainsi, dis-je, enfant dénaturée, que vous reconnaissez tout le bien que j’ai fait pour vous.

— Le bien ! le bien ! ah ! vous voulez rire ! répondit-elle découvrant tout à coup sa haine. Assassiner ma pauvre mère, voler ma fortune, voilà ce que vous appelez me faire du bien. Ah ! monstre, le mal que je t’ai fait pour me défendre, pour me sauver de toi, n’est rien en comparaison de ton crime et de mes souffrances.

À chaque insulte il me semblait descendre d’un degré l’échelle infernale des tortures. Je m’imaginais que mon supplice était achevé, et je le voyais renaître de minute en minute comme un incendie qui ne s’endort un instant que pour éclater ensuite avec une ardeur plus dévorante.

— Que lui as-tu dit, misérable menteuse ? fis-je en me tournant vers Zinga.

— Tout ! Antoinette sait tout.

Et l’odieuse négresse se mit à ricaner.

— C’est ma vengeance à moi ! ajouta-t-elle en sifflotant d’une lèvre narquoise.

— Ah ! c’est ta vengeance, m’écriai-je, eh bien ! tu vas voir la mienne. Zozo, dis-je, Troussot, laissez Antoinette, je me charge d’elle, mais saisissez-vous de Zinga ; et conduisez-la dans la cour noire.

Elle eut un tressaillement et perdit son sourire.

— Maîtresse, suis libre !

— Je m’en moque pas mal que tu sois libre ou esclave !

— Toi peux pas me châtier. N’en as pas le droit !

— Eh bien, tu vas voir si je n’en ai pas le droit, canaille ! tu vas mourir ! Je suis la maîtresse ici.

Elle poussa un rugissement de bête qui, répété d’écho en écho, se prolongea dans la vallée comme un sanglot immense. Mais l’excès de sa terreur soulageait ma peine et je repris :

— Tu vas mourir, mais pas avant d’avoir souffert, d’avoir expié tes attentats, tes trahisons. Oh ! la mort serait trop douce pour toi. Oh oui ! tu vas mourir.

Je la vis frissonner, mais bientôt, rassemblant ses forces, elle poussa un suprême appel :

— Figeroux ! à moi ! à moi, Figeroux !

— Amenez Figeroux ici, dis-je à Zozo, elle l’appelle à son secours ; il est donc son complice. Il va mourir avec elle. Allons, courez le chercher. Et s’il ne veut pas venir, que Justin et Firmin l’amènent de force.

— Maîtresse, dit Zozo, Figeroux n’est pas là !

— Comment ! m’écriai-je, c’est ainsi que vous le gardiez ?

— Maîtresse, Figeroux disparu depuis deux jours.

Je songeai à la recommandation de Dodue.

— Dieu ! me dis-je, nous sommes au 10 août.

Mais éloignant ces craintes, ne songeant plus qu’à ma vengeance :

— Tu vas payer pour la fuite de Figeroux, dis-je à Zinga, et, en attendant qu’il rentre ici, avec un bâillon et enchaîné, sous les coups des noirs, entraînez-la. Vous l’attacherez solidement par les pieds et par les mains ; et vous préparerez, ce soir, des fouets pour la déchirer. Elle restera toute la nuit nue, exposée au vent froid ; demain le soleil brûlera ses blessures ; nous les rouvrirons encore, et cette fois on enduira ses plaies de miel, et l’on versera dans toutes les ouvertures de sa chair des cornets de sucre pour que les fourmis et les maringouins viennent aviver et multiplier son supplice. Ah ! oui, tu vas souffrir, Zinga !

À ces promesses de torture, la misérable voulut tenter un dernier effort et s’arracher à ses gardiens, mais inutilement. La lutte se termina par de cruelles lamentations qui ne cessèrent presque pas de la soirée ; interrompue une minute par des cris de douleur, elles reprirent de nouveau et proclamèrent que Zinga, vaincue, s’abandonnait corps et âme à ses bourreaux ; que son orgueil était brisé, qu’elle n’était plus qu’une chair sensible au mal, et sans énergie pour le braver.

Dès ce moment d’ailleurs, je ne m’occupai plus d’elle. Ma colère, dont elle éprouvait la violence, était comme ces fleuves débordés qui répandent au hasard la destruction. Malgré ses crimes, et le terrible châtiment auquel je venais de la condamner, je n’avais point de ressentiment contre elle. Elle avait disparu pour ainsi dire de mon existence, le souvenir même de ses voluptés et du meurtre qui nous avaient liées n’existait plus. Je ne pensais qu’à Antoinette, et c’était parce que j’hésitais encore à frapper cette enfant, que je passais ma haine, ma rage, sur la négresse.

Cependant j’avais pris Antoinette par le bras et, malgré sa résistance, je l’entraînais dans sa chambre.

— Ignoble fille, lui dis-je, puisque vous n’avez pas voulu de mes bontés, vous apprendrez à vos dépens que je sais aussi punir.

— On me délivrera, dit-elle.

Je la souffletai.

— Personne n’entrera ici, entendez-vous : Personne ! Vous êtes à moi, et vous resterez à moi.

Elle se mit à sangloter en arrivant chez elle ; pour moi, je ne me souciais pas de ses larmes ; je m’assurai seulement que les volets des fenêtres étaient bien fermés. Tandis que j’étais aux croisées, elle tenta de se glisser hors de la chambre, mais je l’attrapai par sa jupe et, la ramenant jusqu’au lit, je dénudai son corps pour mieux la meurtrir. Alors, avec une rougeur et une confusion qui n’étaient plus d’une enfant, elle retenait sa jupe sur ses reins et luttait désespérément pour se sauver de mes coups.

— Corps d’impudique, disais-je en la battant, sentine de vices, réceptacle de crimes, tu n’as pas voulu être ma fille, tu seras mon esclave, va ! et plus fouettée, plus maltraitée que les pires négresses !

En vain serrait-elle les jambes, et se collait-elle contre son lit, il fallut bien, sous mes coups, qu’elle écartât les membres, qu’elle offrit à mes mains impitoyables la place impure, la chair souillée et déchirée par l’homme, pour que je la déchirasse à mon tour.

Je la laissai enfin brisée de douleur, abîmée de honte ; et, l’enfermant à clef, je me retirai dans ma chambre. Mais à peine étais-je seule que l’espèce d’ivresse que l’on ressent à satisfaire ses haines m’abandonna ; après toutes ces exécutions je me sentis plus malheureuse, et seule dans le monde comme dans un désert. Le plaisir et l’amour n’existent plus pour moi, me dis-je. Toutes les souffrances que j’infligerai à Antoinette ne me rendront pas son affection, et pourtant c’est à cela seul que je tiens : le reste m’est indifférent.

Et j’avais envie d’aller lui demander pardon, de m’humilier devant elle, de lui dire de prendre toute ma fortune, d’épouser qui il lui plairait, d’être heureuse. Son bonheur aurait fait le mien : dans l’ombre, à côté d’elle, témoin de sa joie, j’étouffais toute jalousie, j’aimais qui l’aimait, je m’oubliais moi-même. Puis mon égoïsme renaissait. Oh ! m’écriai-je, si elle pouvait me revenir ! À son âge l’amour est un caprice qui ne dure point. Peut-être la douceur, la tendresse, après un peu de sévérité, me la rendront. Il faut seulement éloigner son ami, et, durant son absence, je ferai en sorte qu’il lui paraisse ridicule et odieux. Ce ne sera sans doute pas difficile. Les séductions de ce Dubousquens sont si misérables !

À la nuit venue, je me décidai à rentrer dans sa chambre. Je n’entendais plus ses sanglots. Il me sembla qu’elle s’était endormie. Alors j’ouvris avec mille précautions et j’entrai sur la pointe du pied, retenant mon souffle. Avec quelle amoureuse compassion j’eusse collé mes lèvres à sa chair meurtrie, baisé ses pieds et ses mains. J’avais la confiance du véritable amour : rien ne me semblait impossible.

Je ne pensais plus que la confidence de Zinga l’avait remplie pour moi de haine et d’horreur ; qu’à ses yeux, j’étais l’assassin de sa mère, et qu’elle était trop ingénue pour comprendre ; qu’un attachement plus fort que le plus violent amour d’un homme, me dévouait à sa vie.

Je m’approchai de son lit dans les ténèbres, espérant avoir la joie délicieuse de caresser sa chair chaude et ferme d’enfant, mais le lit était vide, et je la cherchais, je l’appelais vainement par la chambre, faisant alterner les câlineries et les menaces :

— Antoinette ! Antoinette ! ma chérie ! Viens que je te pardonne, que je t’embrasse… Ah ! immonde créature, je te châtierai, tu vas souffrir dans ton corps vicieux, dans ta chair prostituée !… Antoinette, voulez-vous venir à la fin !

La colère et l’angoisse égaraient ma raison. Enfin je m’aperçus que les volets fermés à clef avaient été ouverts puis poussés du dehors. Je descendis dans le jardin. Peut-être n’était-elle pas encore sortie de la plantation. Je me mis à courir de tous côtés. Troussot me rencontra.

— Maîtresse, dit-il, faut venir avec toi ?

— Non, fis-je, reste ici. Cherchez Antoinette. Elle vient de s’enfuir de la maison.

Puis, me rappelant la lettre trouvée sur elle et le plaisir que prenait Troussot à causer avec les marins.

— Sais-tu, lui demandai-je, s’il y a un navire qui part pour la France, aujourd’hui ?

— Oui, dit-il, le Duquesne.

Un frisson agita tout mon corps.

— Et où est-il ?

— Au port Charlot.

— Donne-moi une lanterne et un manteau. Vite, je m’en vais au Cap.

— Toute seule, maîtresse ?

— Oui, toute seule.

Dès que Troussot m’eut rapporté ce que je lui avais demandé, je partis. Je ne craignais ni les attaques des nègres marrons, ni les difficultés du chemin. Je courais à tout moment au risque de tomber dans un précipice, me maudissant moi-même lorsque, faute de souffle, j’étais forcée de ralentir mes pas. La lune pleine et magnifique, éclairait la route, et devant ces monts noirs, ou enveloppés de vapeurs brillantes, je songeais par instant à des nuits aussi belles et plus douces, où j’aurais pu être heureuse, et qui étaient perdues pour l’amour.

Enfin, j’arrive au Cap et, un moment après, je suis au port Charlot. Je demande à un marinier :

— Le Duquesne ?

— Madame, il a quitté le port ; il est dans la rade.

Je sentis une mort froide me monter au cœur.

— Parti ?

— Non, madame. Mais il appareille demain matin au petit jour.

— Alors trouve-moi une barque, et allons-y de suite.

J’activais le marinier qui ne mettait nulle hâte à démarrer.

— Si vous étiez deux, dis-je, aux avirons, nous irions plus vite.

Il me regarda étonné.

— Il n’y a pas un marin sur le quai, fit-il. C’est par hasard que j’étais là. Tout le monde est à la fête aujourd’hui.

La traversée ne dura pas une demi-heure, durant laquelle je souffris toutes les angoisses.

Est-elle là, me disais-je. Vais-je la trouver ?

Je ne songeais même pas à Dubousquens aux bras duquel pourtant il faudrait l’arracher.

Enfin j’aperçois le Duquesne, nous touchons à sa coque énorme et sombre parmi les lumières des flots, on me jette une échelle de corde que tient le marinier et d’où je manque de tomber dans la mer. Cependant on me hisse tant bien que mal. Le capitaine descend du pont, vient au devant de moi.

— Monsieur, lui dis-je, je tiens absolument à voir M. Dubousquens avant son départ. N’est-il pas ici ?

— Il n’est pas encore ici, madame, me répondit-il, mais il doit s’embarquer cette nuit avec sa jeune femme.

Il appuya sur les derniers mots comme s’il se doutait, à mon air égaré, quel intérêt me faisait tenir à les rencontrer.

— Je les attends, dis-je.

Vainement voulut-il me détourner de mon projet. Il alléguait que seuls les passagers pouvaient rester sur le navire. C’était une règle qu’il devait observer, surtout à la veille d’un départ.

— Eh bien ! dis-je, inscrivez-moi parmi vos passagers. Je pars avec vous.

Et je payai le marinier qui m’avait conduite et qui retourna au port. Il eût fallu me jeter à la mer pour me faire quitter le Duquesne.

Dans la crainte de manquer leur arrivée, au lieu de me retirer dans ma cabine, je restais sur le pont, attendant toujours Dubousquens et Antoinette, en proie à une atroce inquiétude.

Comme les lumières du Cap s’éteignaient et que la ville semblait s’endormir, j’aperçus du côté des Ingas et au-dessus du faubourg des Milices une lueur vive grandir sur le ciel.

Des passagers, autour de moi, prétendaient qu’une révolte venait d’éclater au Cap.

— Bah ! disait quelqu’un, les milices auront vite calmé les révoltés.

— Détrompez-vous, fit un autre, les milices sont avec les noirs.

— Ce sont les affranchis qui ont soulevé les esclaves pour faire peur aux blancs et leur arracher l’égalité des droits, mais il se pourrait que la révolte fût plus sérieuse qu’ils ne pensent et qu’elle tourne contre ses organisateurs.

— Ah ! ah ! s’écria une voix que je connaissais, décidément je n’étais pas mauvais prophète et je n’ai pas agi en niais en prenant mes précautions.

Je me retournai, et je reconnus le docteur Chiron ; nous fûmes tous deux assez surpris de nous rencontrer ; il me fit mille questions, selon son habitude, mais je lui répondais à peine, trop brisée d’angoisse et l’esprit trop occupé pour prendre garde à ses paroles. Je l’entendis seulement qui disait :

— Il commence à faire bon rentrer en France. Voyez, les scélérats ont tenu parole : ils ont commencé à incendier le Cap.

En effet, sur trois points on voyait des colonnes d’étincelles monter vers le ciel et se fondre dans un nuage énorme de fumée et de flammes qui s’avançait sur le Duquesne.

Des débris en feu tombaient devant nous dans la mer ; quelques-uns même tombèrent à mes pieds.

Je m’étais jetée à genoux et les yeux levés au ciel :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! disais-je, sauvez mon Antoinette.

— Vous partez aussi, madame, dit le docteur Chiron. Je vous approuve. Votre sagesse pour être tardive, n’en est pas moins utile. Si on n’a plus que le bout du nez à sauver, c’est toujours cela !

Une petite barque à ce moment sortit du port et s’approcha du Duquesne à force de rames. Mais déjà le capitaine, effrayé de l’ardeur de l’incendie que l’on ressentait jusque sur la mer, et des flammèches innombrables que le vent chassait du rivage, redoutait pour son navire, chargé de tonnes de tafia et de toutes sortes de combustibles. Bien que l’on ne dût d’abord partir que le lendemain, il ordonna de lever l’ancre et de mettre à la voile.

Cependant la petite barque vint, au risque de chavirer, se heurter contre nous. Deux hommes conduisaient l’embarcation. On leur jeta une corde et ils montèrent jusqu’à nous. Quelle fut mon émotion quand je reconnus Zozo et Troussot. Je me précipitai vers eux et leur prenant la main, j’attendais avec angoisse leurs premières paroles.

— Ah ! maîtresse, dit Zozo, quel malheur ! Figeroux arrivé avec le cancre (il voulait dire le quaker) ; tout brûlé, tout massacré aux Ingas. Nous avons pu sauver ceci.

Il me remit un lourd coffret et s’affaissa.

— Mais Antoinette, dis-je sans me soucier de sa défaillance, parlez donc, voyons ! Antoinette, où est-elle ? Que m’importe l’argent que vous m’apportez si je n’ai pas Antoinette !

Troussot qui avait le front couvert de sang, soupira d’une voix grave :

— Antoinette morte. On a tué bonne petite maîtresse !

Il me fut impossible d’en entendre davantage. On m’a dit que je suis tombée sur le pont sans connaissance, et que, durant une partie de la traversée, ma vie a été en péril.

Aux premiers moments où la douleur sembla me faire grâce, où, après avoir tant souffert, je me réveillais de mon mal, je reprenais les habitudes de la vie comme afin d’avoir plus de force pour souffrir encore, Zozo me raconta le crime atroce qui m’avait ravi toutes mes jouissances.

Quelque temps après mon départ, Zozo avait découvert Antoinette alors qu’elle allait sortir de la plantation pour se diriger sur le Cap ; et il l’avait ramenée dans sa chambre bien qu’Antoinette, se défendant avec toute l’énergie du désespoir, n’eut cessé de le mordre et de le frapper.

Après l’avoir enfermée, il m’avait attendue en compagnie de Troussot, devant la chambre de la pauvre enfant.

Ils étaient encore à leur poste lorsque quatre nègres à la taille de géants se jettent sur eux avant qu’ils aient le temps de se servir de leurs armes, leur lient pieds et mains, les bâillonnent, puis, d’une poussée ils enfoncent la porte. Montouroy les suivait. Il se précipite sur mon enfant qui pousse des cris, se débat, lui échappe et veut sauter par la fenêtre ; il la rejoint, la renverse sur le lit, lui ouvre brutalement les jambes. Il a un mot abominable :

— Ma jolie perruche, il faut d’abord que je te mette ma marque, que tu sois mienne pour la vie. Après tu m’aimeras, si tu veux.

Cependant Antoinette ne cédait pas, mais luttait avec fureur, lui mordait le visage et le battait de ses pieds.

— Venez donc me la tenir, brutes ! cria Montouroy aux nègres.

Ils ne pouvaient guère lui obéir. Ils étaient en train de jouer du couteau avec de nouveaux arrivants. En effet, Dodue Fleurie, apprenant par ses espions les projets de Montouroy, avait réuni tous ses esclaves et était partie avec eux pour les Ingas ; elle entra derrière Montouroy. Elle était elle-même dans le couloir avec ses gens, un poignard à la main ; elle essayait de forcer le passage, avide de retrouver son amant, de le surprendre, de le frapper peut-être.

Au bruit de la lutte, Montouroy avait lâché Antoinette, il s’était élancé au milieu des combattants et, atteignant Dodue Fleurie, il essaya de lui enlever le poignard qu’elle levait sur lui en lui criant les plus abominables injures.

Antoinette, se voyant seule, se hâta de fuir ; et déjà, elle enjambait la fenêtre, lorsque Zinga survint. Du poteau où la négresse était attachée, elle avait entendu le tumulte et les cris des nègres. Elle s’imagina que c’était Dubousquens qui arrivait avec une escorte pour enlever Antoinette. Zozo prétend qu’il a vu Samuel Goring la détacher ; Troussot soutient au contraire que la rage que la négresse avait conçue pour ma malheureuse enfant lui prêta une force extraordinaire et qu’elle parvint à briser ses liens. En une minute elle fut devant la maison ; elle aperçut à la fenêtre la fugitive qui lui tournait le dos, les pieds en l’air, prête à sauter. Elle la saisit brusquement par les jambes. Antoinette poussa un cri, lâcha prise, tomba. Zinga se rua sur elle et plusieurs fois lui frappa la tête contre la muraille. Des nègres de la plantation aperçurent cette misérable s’acharnant contre mon enfant. Comme c’était une blanche, ils ne se soucièrent point de venir à son secours et restèrent paisibles spectateurs de cet assassinat. Antoinette ne se défendait pas, mais de toutes ses forces elle appelait :

— À moi, Pierre ! Pierre ! à moi.

Les appels bientôt furent indistincts ; Zinga l’avait saisie à la gorge ; on n’entendit plus que les cris rauques, puis un râle horrible qui annonça la fin de cet égorgement. Zinga grisée de haine, n’abandonna point sa victime, mais ne cessait de lui piétiner le corps.

— Pourriture de fillasse ! cria-t-elle, m’as fait torturer, m’as volé mon amour, crève donc, chienne, crève donc, catin, que ton corps pourrisse sous la pluie, et que la chaleur en fasse une infection !

Et après ces outrages affreux, comme si rien ne pouvait apaiser sa rage, dans le sol détrempé elle roulait mon Antoinette. Elle put savourer tranquillement sa vengeance. Personne ne vint troubler son infâme plaisir. Zozo et Troussot, quand on les eut délivrés, retrouvèrent le corps tout sanglant et couvert de boue. Les membres adorables avaient laissé dans la terre leur empreinte.

Zinga, quand elle se fut repue à souhait de cette mort, disparut.

Sans respect pour le corps de ma chère enfant, Dodue Fleurie et Montouroy se réconcilièrent devant lui dans une étreinte immonde.

Ils parvinrent à calmer leurs esclaves et à les ramener avec eux.

Mon Dieu, ne pouviez-vous aussi me prendre, si vous teniez à ravir cet ange au ciel !

Zinga, Dubousquens se trouvent sur le Duquesne ; ils se sont embarqués en pleine mer, le soir de l’incendie. Ils vivent ici en secret, dans leur cabine, loin du capitaine, des passagers et de l’équipage, mais comme l’animal découvre son ennemi à l’odeur, j’ai bien deviné leur présence ; et dès que j’ai pu me lever du lit. je les ai vus, je les ai épiés, je les ai surpris, l’homme vautré sur la femme, qui le baisait, qui l’embrassait, qui le caressait comme un enfant.

— Antoinette était sotte, était bête, disait Zinga : moi, je sais toutes les caresses, les consolantes ! les endormeuses ! et celles qui font vivre en une minute des existences. Oh ! tu l’oublieras auprès de moi, je serai ta petite amie, je me ferai française pour te plaire. Vois, déjà je sais ta langue, je saurai bientôt toutes les façons des femmes de ton pays. Et tu ne te rappelleras plus même son nom.

— Tais-toi, sacrilège, tais-toi, disait-il. Oh ! ce charme, cette grâce de l’innocence, où les retrouver jamais ?

— Innocence, répliquait-elle, drôle d’innocence que celle d’une empoisonneuse !

— C’est toi, infâme ! c’est toi qui lui as conseillé cet attentat, et c’est toi qui es son assassin.

— Tant pis, disait-elle, tu l’aimeras encore cet assassin, il fera ton plaisir !

Elle avait alors mille jeux de hanches, de doigts, d’yeux et de lèvres ; son visage se transformait, éclatait en rires inattendus, sa croupe s’enfuyait comme un animal capricieux, ou s’étalait majestueuse comme un dieu lourd et despotique. Dubousquens, à ces gestes luxurieux, perdait sa tristesse, il poursuivait la négresse dans les couloirs, oubliant cette fois qu’il n’était pas seul sur le Duquesne et qu’on pouvait surprendre leurs caresses impudiques.

À de pareils spectacles, je puis à peine contenir mon indignation. Il pleurerait Antoinette comme je la pleure moi-même que peut-être lui pardonnerais-je de l’avoir enlevée à mon amour, mais profaner ainsi son souvenir auprès d’une négresse criminelle, me semble une effroyable impiété qui réclame son châtiment.

Et chaque jour ma haine s’augmente pour cet homme qui a eu l’affection de mon enfant — pour cette noire qui, en la dénonçant, a causé sa mort.

— Ah ! chère Antoinette, me dis-je, va, je te vengerai, je frapperai tes meurtriers.

Je me demande comment je pourrai châtier leur forfait. Oh ! je trouverai une torture digne du crime. Il le faut pour apaiser la chère morte. Il me semble que son ombre, ensuite, me regarderait avec moins d’horreur, qu’elle ne m’adresserait plus le reproche, qu’elle me fait en songe. Par miracle, une nuit elle est venue douce et souriante comme avant la dénonciation de Zinga. Je l’ai serrée dans mes bras et elle m’a laissé au matin son odeur délicieuse. Puisse Dieu permettre, en sa miséricorde, que je me console le soir de mes douloureuses journées, et que j’étreigne encore dans mes rêves cette grâce que je ne veux pas voir coupable ; cette grâce qui à mes yeux est toujours ingénue, toujours innocente !

FIN

  1. Un sortilège.
  2. Les colons désignaient ainsi un nègre ou une négresse jeune, en bonne santé et de belle conformation, tels enfin que les Portugais avaient coutume d’en acheter pour leurs colonies des Indes.