Les nuits chaudes du Cap français/2-1


Éditions de la nouvelle revue Belgique (p. -np--120).

JOURNAL D’UNE DAME CRÉOLE

Le Cap français, mai 1791.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon lit, après avoir fermé le moustiquaire. J’aurai moins peur à présent.

La nuit m’a semblé si brusque ! Oh ! je me rappellerai toujours cette sortie de l’église, ce jour décoloré, cette allée d’acajous dont le feuillage m’apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j’ai respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du Plantier, l’autre soir, m’a fait respirer sur son corsage. On eût dit que la traîne de sa robe s’était longuement attardée sur ce seuil. Eh bien ! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et, lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l’obscurité nous a envahis, j’ai cru que mon châtiment était venu et que j’allais, à ce moment même, cesser de vivre. Mon Dieu ! avant de m’appeler, laissez-moi du moins m’expliquer avec vous, entendez ma confession. Épargnez-moi si je n’ai pas tout dit à votre ministre : je ne le pouvais pas !

Je m’étais bien promis ce matin de ne rien cacher ; puis Mme de Létang m’a invitée à dîner. J’ai accepté pour m’étourdir, vous le savez : j’étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu’elle m’a servi à la fin du repas, qui m’a grisée ? mais, lorsque plus tard, au confessionnal, l’abbé de la Pouyade m’a demandé d’une voix un peu surprise, inquiète même : « Est-ce tout ? » j’ai répondu « oui » sans hésitation. Je crois bien que je n’ai pas menti. Si coupable que je sois, du moins ma confession n’a-t-elle pas été sacrilège ! C’est seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j’ai retrouvé avec terreur mon péché, que je l’ai senti autour de moi qui m’étreignait, qui m’étouffait. Ah ! pourquoi l’abbé n’a-t-il pas insisté, ne m’a-t-il pas pressée de questions ? Je n’aurais pas cette charge horrible sur la conscience !

Il paraît que j’ai crié tout à l’heure, comme une suppliciée ; je me voyais damnée ; dans mon désespoir, j’avais jeté mes papiers, je me roulais sur mon lit et je mordais les draps. J’ai été bien surprise de voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises. Bien qu’il ne soit pas méchant, cet homme me gêne toujours un peu. Gras d’une graisse sans couleur, avec son teint noir, il ressemble à sa mère qui est de Séville : il a, comme elle, une trivialité de gestes, une façon bruyante de rire et de parler qui manquent tout à fait d’élégance. Il venait d’entr’ouvrir les rideaux et d’écarter le moustiquaire. Je me suis retournée et relevée un peu lourdement et puis, au milieu de ma peine, j’ai ri, parce que ma chemise, dans les mouvements que j’avais faits, s’était un peu trop troussée et que Montouroy, en entrant, avait dû découvrir une drôle de figure.

— Vous me devez un cierge, Rose, m’a-t-il dit. (Il est familier avec moi à la façon des Espagnols, et puis nous sommes un peu parents.)

— Pour m’avoir surprise au lit ?

— Pour vous avoir empêchée de brûler. Sans moi vous flambiez comme un champ de cannes. Le bas de vos rideaux était déjà en feu.

Je vis en effet le bord du moustiquaire tout noirci et rongé. Je tremblai à l’idée du danger que je venais de courir, et puis je riais de ma frayeur, parce qu’à présent j’étais en sûreté.

— Vous ne vous aperceviez de rien ?

— Non. Je sentais bien un peu le roussi ; seulement dans mon rêve je me croyais en enfer : c’était de circonstance. Mais, comment étiez-vous encore ici ?

— Je suis resté pour elle, Rose. (Ici sa voix est devenue grave comme pour un reproche) Ne vous souvenez-vous plus de votre promesse ? Ne devriez-vous pas lui parler ce soir ?

Il venait aussitôt de me rappeler, sans qu’il s’en doutât, l’opprobre de mon existence, en me parlant de cette jeune fille qu’un crime a conduite chez moi et à laquelle j’ai pris tout son luxe, tout son bien-être, toute sa liberté !…

Ah ! qu’ai-je écrit ? Moi, qui passe pour la plus pieuse, la plus charitable des femmes ! Tant pis, j’avais besoin de me confesser. Et puis personne ne verra ce cahier, que moi — et Dieu.

— Si, mon ami, ai-je répondu, si je me souviens bien, mais pour parler de vous à Antoinette, il fallait trouver une occasion. Vous savez que les jeunes filles sont capricieuses. Il suffit que je vous présente pour qu’elle ne vous trouve pas de son goût. Venez souvent à la maison, faites lui votre cour. Je vous y autorise. Et vous verrez ce qu’elle pense de vous. Je vous promets de faire tout pour la décider à une union que je souhaite de mon côté très vivement, je vous assure. Mais je ne me crois pas le droit de la lui imposer.

— Merci, Rose. Seulement si elle songe à moi, sachez lui faire un bel éloge de votre serviteur.

— Je n’y manquerai pas. À présent sauvez-vous, mon cher Jacques. Si quelque esclave vous apercevait, dès demain on dirait dans toute la ville… vous savez quoi !

— Personne ne m’a vu ni ne me verra. Je sais marcher discrètement. À propos, vous avez toujours cette Zinga ?

— Mais oui !

— Cette horrible négresse ?

— Pourquoi horrible ? elle est plutôt jolie, cette enfant.

— Je n’aime pas ses yeux. J’y lis la haine, la cruauté, le goût du mal, et puis…

— Et puis quoi ? Dites, Jacques, dites vite. Je veux savoir !

Je lui avais saisi le bras, m’avançant toute vers lui, haletant contre sa poitrine, mais il se dégagea légèrement, et me saluant avec un sourire :

— Une autre fois ! Vous savez bien qu’il est trop tard ce soir pour que je vous parle longtemps. On dirait dans toute la ville…

— Méchant ! lui criai-je comme il sortait de la chambre.

Que lui a-t-on raconté sur la négresse ? Est-ce atroce ? Non, car il ne viendrait plus ici. Je lui ferais peur. Sa visite doit plutôt me rassurer. Et puisque je l’ai à ma disposition, ce jeune homme, je dois me servir de lui. C’est même étrange que je n’y aie pas songé plus tôt. Qu’il épouse Antoinette, oui ! qu’il l’emmène et me délivre pour toujours de cette enfant dont la vue même m’est un remords. Absente, je ne penserai plus à elle, je n’aurai plus souvenir des événements qui l’ont conduite dans ma maison ; je ne redouterai plus que les indiscrétions, les colères de Zinga lui révèlent le passé et me dénoncent à toute la ville. Je finirai par croire, comme tout le monde, à ma charité. Je serai, à mes yeux, « la bonne Madame Gourgueil ».

Mais aux yeux de Dieu ?…

Et si Dieu n’existait pas ?… Mme du Plantier est athée ; le docteur Chiron aussi. Ce sont des êtres intelligents pourtant, aussi intelligents que moi, et beaucoup plus instruits. Peut-être ma croyance vient-elle de mon éducation, et de cette bête de tante qui me faisait tout le jour, quand j’étais fillette, ânonner le catéchisme… À Paris il y a, paraît-il, de grands esprits qui ne croient pas.

Dans cette nuit chaude, c’est en vain que j’essaie de m’assoupir. À chaque instant des idées surgissent en moi ; il faut que je reprenne mon cahier, ma plume, et que j’écrive comme pour soulager mon esprit en feu.

Le vrai soulagement sans doute serait de parler à Antoinette. Si, enfin, je savais ce qu’elle pense de Montouroy ? si j’avais la certitude qu’elle est prête à l’épouser. Elle partirait avec lui pour Saint-Domingue ; peut-être même le couple quitterait-il l’île ; je ne la verrais plus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un désir de causer avec elle dès à présent m’a saisie. Il m’a semblé que le calme et la fraîcheur de la nuit seraient plus propices à notre entretien que le jour. Puis les esclaves dorment. Zinga elle-même s’est assoupie. Je l’entends ronfler à côté. Je ne verrai pas devant nous son sourire railleur ; elle ne soupçonnera rien ; elle ne s’avisera donc pas de m’adresser des reproches pour faire acte d’autorité.

Je me suis levée ; et, sans prendre la peine de me vêtir, j’ai traversé le corridor, je suis allée avec un flambeau jusqu’à la chambre d’Antoinette, j’ai écarté la portière : Antoinette dort aussi elle, doucement. C’est à peine si je perçois son souffle. J’ai été surprise. D’ordinaire elle se couche moins tôt. Je crains de l’éveiller. Elle est si tranquille ! Pourquoi troubler cette âme d’un amour auquel elle ne songe pas encore ? Son enfance lui est légère ; elle s’y attarde, dirait-on, avec délices. C’est vrai. Cependant l’image d’un jeune amant pourrait bien la ravir aussi. Et puis qu’importe qu’elle aime ou qu’elle reste innocente ! J’ai besoin, moi, qu’elle se marie ; il faut que je sache son opinion sur Montouroy. Elle l’aime peut-être. Et si elle ne l’aime pas, elle l’épousera tout de même. Pourtant je ne voudrais pas avoir trop l’air de la contraindre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis entrée dans la chambre ; je me suis approchée du lit. Comme sa bouche large, charnue, entr’ouverte, comme ses paupières aux longs cils, bien arrondies et baissées, lui donnent de grâce ! Le jour, quand elle laisse voir son regard, elle trahit moins sa pensée que dans ce sommeil ingénu et souriant. Un peu de feu anime son teint ; ses cheveux châtains, aux touffes opulentes, sont répandues ici et là sur l’oreiller ; de ses pieds unis, elle foule les draps rejetés au bas du lit, et, comme pour corriger ce désordre, son bras, d’un geste pudique, ramène la chemise sur son sein.

Jamais je n’aurais soupçonné qu’elle pût être aussi jolie. J’ai eu soudain pitié d’elle. Quelle destinée atroce m’a livré cette malheureuse enfant !

Mais, dominant une émotion si nuisible à mes intérêts, j’ai hâté le réveil d’Antoinette, en levant l’abat-jour du flambeau. À la clarté subite qui tombait sur son visage, elle a ouvert les yeux, et, tout de suite, elle a fait une moue gentille, une moue d’enfant volontaire qui se révolte contre une pénitence.

— Je ne veux pas qu’on m’agace comme ça ! s’est-elle écriée, puis en me reconnaissant : Ah ! c’est vous, madame !

Elle avait cru que c’était une esclave qui était entrée.

— Je venais voir si vous dormiez, ma chère enfant.

— Oh ! oui… et bien ! il faisait si plaisant là-bas !

— Dans vos songes ? À quoi rêviez-vous donc ?

— Je ne sais pas… Mais je me sentais bien heureuse.

Et elle s’étirait, se retournait voluptueusement comme pour saisir, effleurer encore ce bon sommeil qui s’enfuyait, tendant vers moi toute la cambrure déjà robuste de ses reins, insouciante, dans l’effarement du réveil, de ce qu’elle pouvait me montrer de ses grâces secrètes.

— Ma chérie, lui dis-je, j’aurais désiré vous parler de choses sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d’habitude, vous profiteriez de la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait convenable pour causer avec vous. Nous n’aurions pas eu à craindre les visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire.

Elle parut troublée de mes paroles : une rougeur soudaine vint colorer son front, et ce fut d’une voix un peu tremblante qu’elle dit :

— Restez, madame, je n’ai plus envie de dormir.

Je savais bien qu’elle insisterait. Je m’assis au bord de son lit, tout près d’elle.

— Vous avez vu aujourd’hui M. de Montouroy ?…

À ces paroles, Antoinette fut encore plus émue ; elle mit presque de la colère à me répondre :

— Oui, il a été ridicule comme toujours.

— Ridicule ! m’écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable, de se plaire auprès de vous ?

— Ah ! il me trouve aimable ! fit-elle en riant d’un rire forcé. Et moi je le trouve simplement insupportable.

— Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d’un ton sévère ; je vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez moi : vous lui devez des égards. J’avouerai que j’avais des vues sur lui : M. de Montouroy n’est pas un vieillard ; c’est un brillant gentilhomme.

— Un fat ! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules.

J’étais irritée ! je répliquai vivement :

— Vous répétez un mot d’Agathe ; maintenant vous jugez tout le monde d’après les impressions de votre amie.

Agathe de Létang est une de ces enfants dont l’aveugle tendresse d’une mère fait des révoltées, des envieuses ou des despotes. Habituées au plaisir comme à leur esclave, elle voudraient que tout pliât sous leurs caprices, jusqu’à la nature, jusqu’à l’existence. Agathe ne s’explique pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier, la faire danser toute une nuit sans aussitôt s’éprendre d’amour pour elle. À présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre odieux. Je pensais bien qu’aux yeux d’Antoinette, cette aversion d’une camarade était le principal désavantage de Montouroy.

Cependant Antoinette me répondit :

— Personne ne m’a jamais parlé de M. de Montouroy, madame.

— Alors qu’avez-vous contre lui ?

— Il me déplaît.

— Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l’aurait fait votre pauvre mère. Il ne s’agit pas d’une fantaisie enfantine, mais de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans fortune ? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne correspond malheureusement pas à mes ressources d’argent, d’une médiocrité telle, que c’est à peine si j’ai pu vous venir en aide jusqu’ici, et que j’ignore même si plus tard j’en aurai les moyens.

Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi ! Si je fus criminelle autrefois je suis aujourd’hui décidée au bien. Peut-être de tout le mal que j’ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis oublier mes intérêts je le confesse, du moins ai-je le désir d’être utile à cette enfant.

Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver ; les battements précipités de son cœur soulevaient son sein dont l’éclat et la plénitude se révélaient à moi pour la première fois. Touchée d’une soumission si attentive, je continuai de la sorte :

— Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous l’estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d’esprit sans lesquelles il n’est point d’homme ; il a la jeunesse, la race, la fortune, que demander de plus ? J’ai donc pensé, et justement je crois, que personne, mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse.

Je n’achevais pas, qu’Antoinette se cachait la tête dans l’oreiller et éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort, la face collée contre son lit. Lorsque j’essayais de l’attirer, elle me repoussait avec violence.

L’écrirai-je ? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m’en voulais de mes propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l’avait découverte. Je la regardais : elle était déjà femme par les proportions de son corps, et pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se dessinaient à peine, le charme d’enveloppement et la splendeur pulpeuse de l’enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la chemise, formait des courbes audacieuses, ou s’effaçait en des lignes d’une mollesse et d’une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais pas de contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles souplesses.

Alors j’ai ressenti ce que je n’avais jamais éprouvé pour elle, pour personne. Je l’ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m’a paru absurde, et mon désir de l’unir à cet enfant, plus absurde encore. Je me suis dit qu’il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je connais en réalité si mal. Car enfin, qu’il soit mon parent, que je le croie un honnête garçon, je n’en ignore pas moins son véritable caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu’au mariage ! Je suis sûre seulement que c’est un brutal. Il suffit, pour s’en convaincre, de l’entendre marcher, de le voir prendre un objet quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s’y trompe pas. Et j’allais lui confier Antoinette ! Ne serait-elle pas infiniment malheureuse avec lui ? D’ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec tout homme ! Elle si jeune ; elle n’est pas en âge d’être sacrifiée.

Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu’ainsi une partie du mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son bien, qu’elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son plaisir.

Dites, mon Dieu ! que vous le permettez !

Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers elle, et effleurant son visage dans un baiser :

— Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais sérieusement ? C’était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison.

— Oh ! Madame.

— Vous m’aimez donc un peu ?

— Oh oui ! Et vrai, vous ne me chasserez pas d’ici ?

— Chère mignonne, Madame Gourgueil n’a pas l’habitude de faire du mal à personne et moins encore à celles qu’elle aime.

— Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis paresseuse !

— Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n’avez qu’à rester près de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J’ai tant aimé votre pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez ; puis vous me faites oublier la grande douleur de ma vie : l’enfant que Dieu n’a pas voulu me donner et que vous remplacez.

Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c’était la joie qui l’attendrissait ainsi. Avec quelles délices l’ai-je serrée dans mes bras ! J’étais aussi surprise qu’elle-même ; la tranquillité d’âme que je cherchais ne m’était pas venue, mais une passion inattendue, dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments.

Comment ai-je pu vivre près d’elle et l’ignorer jusqu’aujourd’hui.

Je l’étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche ! sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale humecter mes joues ; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai doucement mon lit.

J’étais à peine couchée que Zinga apparut devant mon lit, riant de ses dents fines et de ses grosses lèvres entr’ouvertes qui me donnent à la fois l’idée d’un fruit suave et d’une gueule venimeuse. Son être est fait de contrastes. D’allures légères et de pieds lourds, gracieuse de traits, mais effrayante par l’expression de sa physionomie, cette jeune noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit d’horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence, ne rien laisser subsister en moi de la femme d’autrefois !… et la seule vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes, — mes crimes, hélas ! Ah ! si je pouvais la vendre ! Mais elle sait bien que cela n’est pas possible ! elle me dénoncerait à ses nouveaux maîtres, — on ne la connaît pas, elle, et moi on me soupçonnerait ; et puis il serait si facile de savoir tout ce que j’ai fait ! Si je la tuais ?… Peut-être. J’y songerai. Ce n’est qu’une esclave, après tout. Mais les mœurs deviennent si étranges à présent ! Madame Du Plantier a eu des ennuis pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait volé son argenterie. D’ailleurs cette fille, dont la présence m’est un continuel remords, dont le sourire m’épouvante, je ne sais quelle sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant je lui ai crié d’une voix rude :

— Qui t’a appelée ?

Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li ? (Maîtresse, je t’ai entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille ?)

Je l’ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me caresser le soir quand je ne dors pas.

— Non, non, ai-je murmuré tout bas.

Je ne voulais pas qu’elle me touchât ce soir.

Mais soit qu’elle ne m’écoutât pas, soit qu’elle voulût agir à sa fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et s’égaie à les flatter. Malgré moi, j’approchais mes seins aux caresses des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais tous les secrets de mon corps ; et, sans fin, les ailes duveteuses, d’une touche lente, effleuraient ma peau, ou l’irritaient d’un coup brusque, pour la calmer presque aussitôt d’un baiser lascif et attardé aux creux, aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches sombres et impures dont l’unique protection est le mystère. Elle y égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait une glace dans mon sang enflammé, puis me soulevait et m’anéantissait de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée, prête désormais pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément les bras vers elle, afin de demander une grâce que je n’osais implorer de mes paroles. Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire et continuait ses féroces dévotions.

Enfin je m’arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle et son bouquet de plumes, de mes bras tendus.

— Va-t-en ! Va-t-en !

Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s’éloigner. Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches ; je sentis qu’elle voulait et n’osait pas me parler.

— Allons, qu’as-tu ?

Maîtress, fit-elle, mo guen kichoz pou dili. (Maîtresse, j’ai quelque chose à te dire.)

Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin.

Maîtress, oun blang vini jodi. (Maîtresse, un blanc est venu aujourd’hui.)

— On est venu me voir ! Et tu ne m’as pas prévenue ?

No, Es, zot-oulé, dili, fé wé la démiselle ? (Non, je ne t’ai pas prévenue. « Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle ? »

— Comment ! un inconnu a osé venir demander Antoinette ! Ce n’était pas M. de Montouroy ?

No, pas mouché Montouroy, oun bel. (Non, pas M. de Montouroy, un plus bel homme).

— Et tu ne l’as pas reçu au moins. Tu n’as rien dit à Antoinette ?

No, lo ye rivé la kaz, diti. (Non, il reviendra à la maison, a-t-il dit.)

— Eh bien, tu entends : s’il reparaît ici, tu m’avertiras. Je veux apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore : M. de Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas.

Mouché Montouroy ! s’écria Zinga en feignant une profonde surprise.

— Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici. J’y mets ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent.

Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d’affection, Zinga s’est encore agenouillée devant mon lit et m’a couvert les mains de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale[1], elle m’a montré des pièces d’or.

Es zot-oulé vandé mo to lang. (Voudrais-tu me vendre ta langue ?)

Je ne pus me retenir de rire ; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté, m’exposa très gravement son projet.

Savé li, savé cri ké to ! (Je veux savoir lire, savoir écrire comme toi !)

— Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t’acheter une langue.

Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute joyeuse, pleine de confiance, non sans m’avoir de nouveau baisé les mains.

Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave ? Et pourquoi Zinga a-t-elle si grande envie de s’instruire ? Est-ce pour m’adresser cette demande qu’elle est entrée chez moi ? Est-ce pour m’avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l’a laissé ignorer ? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète.

J’ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je l’ai laissé s’approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute l’horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l’on devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la trouver belle et quelle est aujourd’hui ma lâcheté, pour la craindre et ne pas oser, une bonne fois, l’éloigner à jamais !

Il me semble que si elle n’était pas là, je retrouverais la paix, je me sentirais réconciliée avec Dieu, et l’innocence d’Antoinette me rendrait moi-même innocente ou du moins meilleure… La chère enfant ! je tremble quand je songe que sa grâce l’expose à tant de séductions misérables… Que lui voulait aujourd’hui cet inconnu ?

Ce que j’ai surpris, ce qui m’est arrivé aujourd’hui, me remplit d’inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d’avoir manqué de prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société du Cap qu’il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette. Le vice et l’envie nous entourent. La grâce d’une enfant et un peu de fortune, il n’en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises.

Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée ! Je sais bien qu’elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C’est un commandeur si rude par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant, sa face épaisse de mulâtre ! Quand il n’effraie pas, il provoque au rire plus qu’à l’amour. Il ne paraît d’ailleurs pas moins brutal avec sa femme qu’avec ses esclaves. Je crois qu’il m’est dévoué, et pourtant ce matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m’attendaient point, j’ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et étaient si préoccupés de leur causerie qu’ils ne m’ont pas entendue.

— Pourquoi trahis-tu les tiens ? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas plus de confiance ? Tu oublies qu’en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu’il veut, ce qui t’est facile, tu sers ta race et tu t’enrichis avec moi.

Guen, Zami (ma richesse, c’est mon amour), a-t-elle répliqué.

— C’est à moi que tu oses dire cela ? s’est-il écrié en levant sa large paume.

Elle a éclaté de rire.

Pa jwé ! zami. Si li kré li pa bon pou a rien, mo ke tout fen mo fen, mo che, mo pran viand di mo voezen. (Ah ! ah ! tu prends ça pour une insulte. Tu ne crois donc pas avoir de quoi être aimé ? Alors, si ça ne te gêne pas, il faut bien que j’en aime un autre).

— Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux savoir si l’argent existe.

No savé, (Je ne sais pas.)

— Tu le sais, et tu me le diras…

J’ai eu tort d’interrompre cette dispute. J’aurais appris si Zinga a fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l’argent que j’ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur : « Tu sais bien qu’en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu’il veut… » ? Quel est ce blanc ? que veut-il ? Zinga et son mari m’ont paru tous deux fort troublés à ma vue.

Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cet après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout cela dans ce journal, j’y réfléchirai ensuite plus aisément et j’aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de protéger ma chère enfant.

J’étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne ferons la grande récolte qu’après la Saint-Jean, mais nous voulions voir si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse de l’année dernière, qui étaient déjà mûres. J’expliquais à Antoinette le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de chevaux, mettent en branle l’arbre qui, à son tour, active le jeu des trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes pleines, puis les bagaces.

Mme de Létang arriva, en compagnie de l’abbé de la Pouyade, vêtus l’un et l’autre avec une élégance telle qu’on aurait dit qu’ils allaient en visite de cérémonie.

Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée de blonde d’Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé également de dentelles ; son fichu très ouvert et à peine noué par des ganses de soie rose laissait voir entièrement sa gorge. Une anglaise amadis, à grands pans, lui faisait une taille d’une finesse exagérée sur ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa ceinture et une autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une touffe de plumes blanches.

Je sais qu’elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents petites et bien taillées, encore qu’elle les montre trop souvent ; et, malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air langoureux qui plaisent ; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l’a vue se baigner nue, dit qu’elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus belle des femmes, est-ce une raison, pour s’habiller de la sorte quand on va voir une amie et visiter un moulin ? Toute cette coquetterie est d’un fâcheux exemple pour Agathe, qui l’accompagnait, d’autant plus qu’Agathe, habillée elle-même d’une simple robe de mousseline, devait être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de Létang sur sa toilette, elle s’est retroussée pour me montrer son jupon. L’abbé de La Pouyade était présent, elle n’a manifesté pourtant aucun embarras ; je dois ajouter que l’abbé ne laissait voir non plus aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe des jupons comme une marchande de modes ; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son nez en bec de corbeau qui semble fureter partout.

Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation, mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant paraître une si belle toilette, n’a pu s’empêcher d’y prêter attention ; or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les tambours ; comme les paquets qu’apportent les cabrouetières sont quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu’ils s’introduisent entre les tambours ; distraite par Mme de Létang, Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite maîtresse quand, tout à coup, son bras s’est trouvé engagé entre les tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l’avons vue se jeter, disparaître entre les pressoirs ; un cri perçant s’est fait entendre puis un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le clic-clac des fouets, le trot des chevaux : le moulin tournait alors à toute vitesse.

— Arrêtez-donc, voyons brutes ! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau, les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les arrêter comme s’il n’avaient rien vu de l’accident.

Il était trop tard ; les tambours avaient entraîné la malheureuse ; le corps avait suivi le bras ; un filet de sang qui coulait du moulin et je ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents d’engrenage, elle s’était détachée du tronc et était tombée hors du moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l’épouvante, une douleur excessive, la langue collée à la lèvre inférieure ; la bouche qui s’ouvrait comme pour crier, tout le visage révélait l’atrocité du supplice.

L’abbé de La Pouyade s’est approché et faisant le geste de la pénitence :

Ego te absolvo, in nomine Domini.

— Qu’est-ce qu’il y a ? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs.

— Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l’éloigner de ce répugnant spectacle ; mais il a fallu que cette sotte d’Agathe lui apprit l’accident :

— C’est une négresse qui vient de se faire couper la tête.

Mme de Létang s’est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait du moulin ne les tachât, elle s’est mise à examiner avec curiosité la tête de la morte.

— C’est affreux ! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes !

— Faut-il continuer ? a demandé Robert, le mulâtre qui remplaçait mon commandeur alors absent.

— Faites porter par des négresses la tête de Jacqueline dans sa case, lui ai-je répondu, on l’enterrera demain, et continuez le travail.

— C’est que l’un des conducteurs est son mari.

Berchoux, en effet, avait épousé Jacqueline l’année dernière, mais l’accident ne l’émouvait guère ; toujours assis sur la volée qui termine le bras du moulin, le fouet à la main, prêt à activer ses chevaux, il conservait un visage impassible.

— Vous le ferez fouetter ce soir, m’écriai-je, indignée de cette indifférence ; oui ! vous le ferez bien fouetter, pour lui apprendre à arrêter son attelage quand on le lui commande. C’est son insouciance impardonnable qui est cause de cet accident.

L’abbé de La Pouyade me dit alors à mi-voix :

— Ce n’est pas un accident mais un crime.

Et comme nous le considérions avec effroi :

— Vous vous rappelez que Berchoux s’était marié contre son gré, et par ordre de Mme Du Plantier, continua-t-il. Cette malheureuse Jacqueline se plaignait de l’abandon où la laissait son mari ; or, voici ce que j’ai appris récemment. Berchoux et votre autre conducteur avaient les mœurs ordinaires des nègres musulmans ; ils délaissaient les femmes pour un commerce infâme. Et comme Jacqueline menaçait de les dénoncer, ils ont aidé le moulin à l’écraser, quand ils pouvaient si aisément arrêter les chevaux, empêcher que les tambours ne vinssent presser tout le corps. Sans eux, Jacqueline aurait eu le bras coupé, mais on aurait pu lui sauver la vie.

— Les misérables ! dis-je. Quand je pense que c’est Mme Du Plantier qui me les avait vendus et en me donnant les meilleurs renseignements ! Fiez-vous donc à vos amies.

— Cette bonne Mme Du Plantier ! reprit Mme de Létang avec un sifflement.

— C’est tout simple, dit l’abbé de La Pouyade. Avec ces nègres sodomites, elle craignait d’avoir des ennuis.

— Elle préférait que je les eusse à sa place.

— Et qu’allez-vous faire de ces deux nègres, madame ? demanda l’abbé. Les dénoncer au Conseil colonial ?

— Je vais bien les sangler ce soir… et j’espère qu’ils se corrigeront de ce vice exécrable, mais je vous prierais, monsieur l’abbé, et vous, ma chère amie, de ne point parler de cette aventure, qui pourrait me causer les plus grands dommages.

Pourquoi en effet les dénoncer au Conseil ?

C’est assez de perdre une bonne négresse sans encore me priver de deux ouvriers qui sont d’excellents travailleurs.

Mais il était dit que cette journée ne m’apporterait que des ennuis.

Nous allâmes à la sucrerie, et après que Mme de Létang se fut amusée à voir courir les nègres, comme des démons, autour des chaudières noires, bouillonnantes et sifflantes, et des fourneaux embrasés et crépitants, nous fîmes mettre aux fers deux esclaves qui avaient été pris à voler du sucre ; puis nous pénétrâmes dans le magasin, et c’est ici que l’employé se montra d’une suprême maladresse. Mme de Létang est trop absorbée par sa toilette, les fêtes, toutes les frivolités du monde et l’abbé a coutume de placer la vie trop haut, et il se croit trop près du ciel, pour rien comprendre aux usages du commerce. Il était donc inutile de les leur faire connaître. Mais l’employé, sottement, s’est mis à leur décrire la vente. Il est vrai qu’avec une insistance et une curiosité très indiscrète, qu’expliquerait seul le désir de vérifier d’odieuses médisances, Mme de Létang, l’abbé et jusqu’à Agathe le pressaient de questions. Pour compenser les pertes inévitables causées dans la récolte et la fabrication par les négligences, les maladresses ou les vols des noirs, il est admis que dans une vente importante ou lorsqu’on fait affaire avec un négociant inconnu, on change le fond de quelques-unes des barriques qu’il vous a fournies, et on le remplace par un bois plus lourd et qui, pesant davantage, permet d’y mettre moins de sucre ; ou bien, on remplit la barrique à plusieurs reprises, de telle sorte que le premier sirop s’étant refroidi, les sirops qu’on verse ensuite se figent et se condensent, ce qui donne tout de suite un poids considérable. Je sais bien que cela enlève au sucre un peu de sa finesse mais à part des experts, je ne connais guère de gens qui puissent s’apercevoir de ce procédé, je le répète, tout naturel. L’abbé de La Pouyade ne s’en est pas moins permis, à ce sujet, une plaisanterie.

— Quand le bon Dieu vous demandera de goûter votre sucre, madame, prenez garde de vous tromper de barrique.

— Oh ! il est avec le ciel des accommodements, a repris Mme de Létang, et même avec la terre d’ailleurs, quand on est jolie femme,

— Vous le savez sans doute mieux que moi, ma chère, ai-je répondu sur le même ton.

Nous sommes tous sortis de la sucrerie de fort méchante humeur, et le spectacle qui nous attendait, n’était point pour nous réjouir. Le commandeur, qui était de retour, avait fait aligner une vingtaine de jeunes négresses, dans le jardin, à quelques pas de la maison, et un Frère des Missions les examinait une à une, leur touchant le ventre, du bout des doigts, collant l’oreille sur leur abdomen, en des mouvements répétés et indécis.

— Qu’est-ce que signifient toutes ces façons ? m’écriai-je. Voulez-vous me l’expliquer, mon frère ?

Le petit capucin, qui avait les yeux enfoncés sous d’épais sourcils roux, un profil pointu dur et sans barbe, m’adressa d’un coup de tête vif, un salut dédaigneux qui me donna l’envie de le faire jeter sur la route : les jeunes négresses, derrière lui, riaient, chuchotaient, se pinçaient le derrière ou se heurtaient du coude. Une grosse, courte, qui était certainement enceinte, immobile, promenait sur nous des yeux ahuris.

— Madame, dit le capucin, d’un ton apitoyé et solennel, comme s’il allait m’annoncer un malheur, on a rapporté à l’Hôpital que vos noirs ne se conduisent pas selon les règles de la religion et de la morale ; on me signale de grands abus, dans les relations sexuelles, et notamment, plusieurs cas de grossesse. Or, vous savez quelle est la loi ; toute négresse convaincue d’avoir eu des relations avec un blanc est confisquée par nos missions.

— Cela vous permet d’avoir des nègres pour rien, espèces de voleurs !

— Madame ! s’écria-t-il, vous manquez au respect dû à ma robe !

— Votre robe, je vous la lèverai tout à l’heure par dessus la tête, malotru !

— Enfin, madame, vous avez des négresses enceintes, et qui ne sont pas mariées. Celle-ci, par exemple, ajouta-t-il en indiquant de la main le ventre bombé de la grosse ahurie.

— Soutiendrez-vous que c’est un blanc qui l’a engrossée ? Je suis veuve. Il n’y a pas de blanc dans la plantation.

— Eh ! eh ! répliqua le Frère des Missions avec un air d’incrédulité des plus insolents.

— Que prétendez-vous insinuer, misérable ! m’écriai-je.

— Je ne prétends rien, madame, mais je dois vous dire, que je dois emmener toute négresse enceinte et non mariée à l’hôpital ; si elle accouche d’un mulâtre, elle y sera retenue ; si elle met au monde un noir, elle vous sera au contraire renvoyée fort honnêtement.

— Et comment osez-vous me l’enlever sur une simple présomption ?

— Oh ! fit-il, ce n’est pas une simple présomption qu’un aveu de l’intéressée.

— Quoi ! elle a avoué.

La surprise un instant me paralysa ; me tournant enfin vers l’esclave incriminée :

— Oserez-vous soutenir que vous êtes enceinte d’un blanc, malheureuse !

La grosse négresse, dont la voisine, fille dégingandée, à l’air malicieux et sournois, pinçait le derrière, répondit oui tranquillement ; et, sans broncher, les yeux fixes, soufflée sans doute par sa camarade, montrant le capucin du doigt, d’un geste lent :

— Li, papa !

Les négresses, à ce mot, partirent toutes d’un rire criard qui ressemblait à un aboiement de petits chiens. Dans leur hilarité, elles se courbaient sur les genoux, ou bien rejetaient la face en arrière ; certaines sautaient en se frappant les fesses ou le haut de la tête, tandis que le frère, tout rouge balbutiait des explications qu’il était seul à entendre. La gaieté des jeunes noires nous gagna nous-mêmes, et encouragées par notre tolérance, voilà qu’elles se mettent à danser autour du ridicule capucin, se baissant jusqu’à terre, se relevant d’un bond, d’une tension de reins impayable, et répétant en chœur :

— Li papa ! Li papa !

Il ne manquait à la calenda qu’un tambourin. Leur derrière sonore, qu’elles claquaient en cadence, en faisait l’office. Seule la grosse fille qu’on avait réclamée, restait contemplatrice de tous ces mouvements joyeux. Le moinillon essayait de fuir, mais le cercle des négresses s’était fermé autour de lui ; et, s’il voulait s’en échapper, une danseuse le heurtait par derrière et le renvoyait comme un ballon à la croupe de sa voisine ; ainsi secoué, il faisait, malgré lui, son tour de ronde et ses pirouettes. Trouvant enfin que le divertissement avait assez duré, je dis à mon commandeur de l’interrompre ; sur un ordre un peu vif et un battement de mains, les négresses se dispersèrent. Mon capucin rajusta sa robe qu’elles avaient retroussée, chercha une de ses sandales qu’il avait perdue, et suant, rouge de colère, il dit d’une voix courte et rageuse :

— Je vais faire ma déclaration à l’hôpital, et je ne manquerai pas, soyez-en sûre, madame, d’en avertir le Conseil colonial.

À peine était-il disparu que M. de La Pouyade, si indulgent d’ordinaire à toutes nos plaisanteries, prit un air grave pour nous saluer.

— Je regrette, dit-il, qu’on ait ainsi traité ce frère, car je le connais, sa conduite est non seulement à l’abri de tout soupçon, mais digne des plus grands éloges.

— Pourquoi est-il venu ainsi nous ennuyer ?

— Soyez persuadée, madame, répondit-il, qu’il ne vient pas de lui-même, mais à la requête de quelque puissant personnage auquel on vous aura méchamment dénoncée.

Quand je fus seule avec Mme de Létang, je ne manquai pas de me plaindre d’un procédé aussi vexatoire.

— Vous savez comme moi, chère amie, me dit-elle, que ces visites ont lieu bien rarement, mais vous avez une ennemie, et même plusieurs, qui, sous l’apparence d’une trompeuse amitié, vous font en secret, tout le mal qu’elles peuvent.

Un nom me vint de suite aux lèvres :

— Vous songez à Mme Du Plantier, n’est-ce pas ?

Mme de Létang me répondit d’un signe de tête puis, se tournant vers Agathe et Antoinette :

— Vous seriez aimables, mes chéries, de vous promener au jardin. Nous avons, Madame Gourgueil et moi, à parler sérieusement.

Les jeunes filles, nous ont fait une moue, d’ailleurs fort gracieuse, Agathe a chuchoté à l’oreille d’Antoinette, et elles ont quitté la galerie vitrée. Nous nous sommes assises à l’entrée, dans la nuit ardente des hauts feuillages ; la lumière lissait les palmes les plus élevées, veloutait le parasol des cocolobas et semblait détacher au-dessus de nos têtes le beau fruit des aciers, rouge comme une chair à vif. Mais l’ombre était profonde autour de nous, et à nos pieds, toute une végétation de lianes rampait et, eût-on dit, nous enlaçait, fortifiant notre intimité.

— Ma chère, me dit vivement Mme de Létang, je vous l’affirme, Mme Du Plantier est une catin… le mal qu’elle essaie de vous faire est incalculable. Elle vous a longtemps calomniée auprès de M. le gouverneur. Mais M. le gouverneur était un homme de trop bon goût pour souffrir une vieille fée de sa tournure.

— N’est-il plus son amant ? fis-je d’un ton de surprise qui n’était que joué, car je savais fort bien que le gouverneur avait remplacé cette ancienne maîtresse par Mme de Létang.

— Vous comprenez, répliqua-t-elle, qu’une personne de son âge, aussi mal conservée et aussi ridicule, n’a point les amants qu’elle voudrait. Par bonheur pour elle on la dit fort riche ; sans doute fait-elle part à ses amis de ses richesses. Il y a des gens qui ne demandent à une femme que de telles complaisances… Ainsi cet odieux Montouroy.

— Je croyais qu’il vous faisait la cour…

— Un moment je l’ai eu à mes pieds, mais je lui ai donné de tels camouflets qu’il est allé porter ailleurs ses hommages. Tout l’argent qu’il gaspille au Cap avec des créatures lui vient de la Du Plantier. Mais elle est bien forcée de s’avouer plus d’une fois l’impuissance de ses charmes, or savez-vous le moyen qu’elle emploie pour retenir dans ses jupons un homme qu’elle dégoûte ? Elle essaie d’attirer des jeunes filles et des plus jolies à ses collations. D’abord j’ai cru que ces réunions étaient convenables, j’y ai envoyé Agathe ; on s’est permis de tels retroussis, de tels examens, et pour parler net de telles indécences, que ma pauvre enfant m’est revenue deux heures après être partie, toute rouge et en larmes. La dame qui me l’a reconduite m’a dit qu’elle avait pris sur elle de l’emmener, tant elle s’était sentie indignée des manières de Mme Du Plantier et de Montouroy.

— Elle avait invité aussi Antoinette, dis-je, fort satisfaite d’avoir prévu l’aventure ; mais j’ai trouvé qu’il sied à une jeune fille de ne point trop se montrer avant son mariage. Dans ces sortes de réunions il se noue plus d’intrigues qu’il ne s’ébauche de fiançailles.

— Vous avez mille fois raison, mais soyez sûre que Mme Du Plantier vous en veut à mort, surtout après l’espèce d’injure que vous avez faite à Montouroy.

— Quelle injure ?

— Vous l’avez mis à la porte.

— Nullement. J’ai trouvé qu’il faisait des visites trop fréquentes aux Ingas et qu’il paraissait désirer mon absence pour être seul avec Antoinette ; j’ai prétexté quelquefois des sorties, voulant modérer son zèle qui me semblait excessif et compromettant, mais si j’avais su quel homme il était, je n’aurais pas manqué, je vous le confesse, de lui dire moi-même de ne plus revenir chez moi.

— Il est pire encore que vous ne pouviez vous l’imaginer. C’est un homme capable de tous les crimes !

Et Mme de Létang poussa un long soupir.

— Vous avez eu à vous plaindre de lui, ma chère amie ?

— Certes ! fit-elle d’une voix furieuse, puis changeant le ton : Il a répandu sur moi les calomnies les plus atroces. Peut-être, hélas ! va-t-il se révéler à vous dans toute sa méchanceté. C’est lui, n’en doutez pas, qui a inspiré la visite du capucin.

— Comme je vous remercie, ma chère bonne, lui dis-je en lui prenant les mains, comme je vous remercie de m’avertir ainsi. Ah ! j’ai toujours mis en vous ma plus vive affection, et je vois aujourd’hui comme elle était bien placée !

— Et croyez-moi que je vous aime bien aussi, pauvre chère, répartit-elle en portant ma main à ses lèvres avec une effusion qui me toucha, je ferai tout pour vous rendre service !

— Vous avez un bon ami dans le gouverneur ?

— Il me chérit comme son enfant,… c’est un père pour moi. Il m’a connue si jeune ! Mais une telle affection, qui a la caducité de l’âge, ne peut satisfaire un cœur tel que le mien… Allez, pauvre chère, j’ai bien aimé, mais j’ai eu des déceptions cruelles.

Et elle éclata en sanglots.

— Notre infortune est la même, lui dis-je en l’embrassant, depuis la mort de mon pauvre mari, rien n’a égayé mon existence.

Elle me serra frénétiquement dans ses bras, et ses lèvres vinrent se coller aux miennes ; elle me prenait à pleines mains comme si elle eût voulu s’unir à moi, et qu’elle trouvât dans cette étreinte charnelle une consolation.

J’étais étonnée d’un attendrissement si subit. Je songeai cependant qu’elle pouvait m’être d’un grand secours auprès du gouverneur pour lequel, — ce n’est pas un secret, — elle a les extrêmes complaisances que réclament des vieillards usés et libertins ; j’avoue que moi-même j’étais grisée par le parfum intense qui montait de son jupon soulevé et de son corsage libre ; tout à coup sa main m’a surprise sous les robes, par une curiosité plus qu’indiscrète ; je ne sais si ses yeux, sa bouche souriaient alors de volupté, de raillerie ou de tendresse ; mais il m’a paru convenable de ne pas me choquer de familiarités qui, sans être ordinaires, n’avaient d’abord rien de répréhensible, et d’y répondre sans contrainte : puis j’ai voulu savoir si elle était aussi bien faite que l’assurait Madame de Mauduit ; la nudité mignonne de ses petites chairs, qui sous son tulle, la gaze, et l’ampleur des robes, se tendait, se serrait ou bâillait à mes caresses, a tenté et retenu quelques instants ma main paresseuse comme à un jeu énigmatique et insolite. Elle était si émue qu’elle tremblait et soupirait contre mon épaule, je me demande si c’était toujours de douleur. J’étais, je l’avoue, heureuse de son émotion, qui me gagnait peu à peu, bien que ses gestes plaisants d’abord, fussent devenus d’une brutalité trop égoïste. Tout à coup, elle eut un tressaillement, se détacha de mes bras, mit entre nous l’espace d’une personne, rabattit sa robe dérangée d’un geste modeste, et passa doucement la main sur son front.

— Je rêve, dit-elle.

Une lumière rouge qui venait de la galerie, éclairait devant nous les plantes bizarres et leur donnait une apparence humaine ; les cierges des sables, les aloès, les agas, les figuiers d’Inde, apparaissaient comme des virilités menaçantes.

À ce moment le balcon de bois qui entoure la galerie eut un craquement. Craignant d’être épiée, je détournai la tête. Oh ! la désagréable surprise. Zinga, appuyée sur la balustrade, se penchait vers nous et souriait. Dès qu’elle se vit découverte, elle fit une brusque volte-face et rentra dans la maison.

— Je me suis confiée à vous, ma chère, dit Mme de Létang, j’espère que vous ne tromperez pas ma bonne foi.

Je ne remarquai point aussitôt l’impertinence de ces paroles prononcées d’une voix toute nouvelle pour moi. Je répliquai sur un ton de tendre prière :

— Mon amie, défendez-moi auprès du gouverneur, je vous en aurai une obligation éternelle.

J’ajoutai, comme si vraiment j’étais obligée de lui faire cet aveu :

— Vous ne savez pas combien j’ai besoin de votre aide !

Elle me considéra avec étonnement, sourit, et prit une allure dégagée qui ne lui était pas ordinaire.

— Il faut appeler Agathe, dit-elle, car il est grand temps de retourner au Cap. Je me suis bien attardée chez vous chère madame.

Ces mots « chère madame » semblaient effacer tout ce qui s’était passé entre nous. Agathe arriva en sueur, et la robe un peu salie ; elle avait dû s’asseoir par terre.

— Oh ! que je vous gronde, dit Mme de Létang, se met-on dans des états pareils quand on est en visite !

Nous brusquâmes les adieux qui furent cérémonieux, et je les fis accompagner par les lanterniers jusqu’au Cap, car la nuit était fort sombre. À leur départ je restai quelque temps seule dans la galerie, étendue sur un sofa, gênée, amusée, troublée par le souvenir de Mme de Létang dont l’image la plus intime me poursuivait avec insistance.

Quand j’allai me coucher, Antoinette était dans sa chambre occupée à écrire. Aussitôt qu’elle m’a vu entrer, elle a mis brusquement la main sur son papier et a essayé de le faire disparaître sous un livre.

— Voyons, mon enfant, lui ai-je dit, pourquoi ces cachotteries ? montrez-moi ce que vous écrivez.

Après de longues hésitations et toute rougissante, elle m’a tendu une lettre singulière qui commençait par ces mots : « Mon ami bien aimé. »

— C’est Agathe, madame, a-t-elle expliqué, qui a inventé ce jeu. Je suis la fiancée, elle est le prétendu, et nous nous écrivons l’un à l’autre, pour rire !

— Voilà un jeu, dis-je, tout à fait contraire aux bienséances, et je vous prie, ma chère enfant, de le laisser à l’avenir à votre amie. Qu’elle s’écrive et se réponde elle-même, autant qu’il lui plaira. Pour vous, je vous défends un pareil amusement.

J’étais fort contrariée, et il me venait des soupçons qu’il m’était difficile d’écarter. Au risque d’instruire la jeune imagination d’Antoinette, je ne pus me défendre de lui demander l’emploi de sa journée.

— Qu’avez-vous fait avec Agathe ?

— Oh ! madame, figurez-vous qu’elle a absolument changé d’idée ; l’autre jour elle ne pouvait sentir M. de Montouroy, et maintenant elle lui embrasserait ses chaussures. Elle me dit que je devrais l’épouser.

— Et naturellement vous avez écouté votre amie, comme toujours, fis-je vivement pour l’éprouver.

— Oh ! madame, vous savez combien je déteste cet homme-là. Je n’ai pas changé de sentiment. J’ai dit à Agathe qu’elle pouvait le garder pour elle, s’il lui plaisait tant ; mais elle ne cessait de me vanter ses qualités comme si elle eût répété une leçon de sa maman.

— Voilà qui est extraordinaire ! m’écriai-je, puis la prenant dans mes bras et l’embrassant de toute ma force : Mon enfant, ma chère enfant, lui disais-je, je vous prie, ne me cachez rien et aimez-moi un peu. Si vous saviez comme je vous aime moi-même et quel malheur ce serait pour moi de vous quitter. Je n’ai que vous au monde.

Elle avait, tandis que je l’étreignais, des yeux étonnés, puis indifférents ; elle est si neuve, si ignorante de la vie, me disais-je d’abord, elle ne peut deviner toutes les exigences de l’amitié ! et pourtant cette froideur me devint infiniment douloureuse. Tout à coup j’eus honte de moi-même, je m’en voulus d’étreindre ce petit corps frais et intact, avec ces mains encore souillées d’attouchements bêtes et inutiles. Et je la quittai en pleurant, blessée de la trouver si insensible.

Je souffrais à cause d’elle et elle ne le savait même pas ! À un amant impitoyable, j’aurais du moins l’ivresse d’avouer mon sacrifice. Elle ne pouvait me comprendre.

Zinga me rejoignit au moment où j’allais m’étendre sur mon lit.

Maîtress, pa veni, pimigno Letang. (Maîtresse, c’est inutile que je vienne, puisque tu aimes mieux la Létang.)

Je ne lui ai pas répondu, mais je crains d’irriter sa jalousie. Je tenais cette misérable par les caresses. Ah ! comme j’ai été dupe aujourd’hui, et dans quel piège grossier suis-je tombée !

Oui je le vois bien à présent : malgré ce que Mme de Létang m’a conté sur Montouroy, elle l’aime toujours ; persuadée qu’Antoinette est riche, elle espère me détacher de mon enfant et la décider à se réfugier chez elle, pour la marier à cet homme, qui d’après ce qu’elle m’a laissé entendre, ne cherche que l’argent. Elle pense que ce mariage lui donnera un nouvel ascendant sur Montouroy et lui rendra son amour. Quant à Antoinette, elle la sacrifie sans remords, avec sa fortune.

Dire que j’ai pu me fier à cette femme et que j’avais songé un instant, à unir Antoinette à ce gredin !

Ah ! que cette journée est affligeante. Il me semble que j’ai perdu considération, honneur, et que ma chère Antoinette n’est plus à moi. Elle paraissait, l’autre soir, m’être si attachée ! Agathe lui a-t-elle dit du mal de moi ? Je tremble que Zinga ne lui raconte la mort de Mme Lafon.

Canaille ! si tu en avais l’audace, je te tuerais !

Mais non, Antoinette n’a que l’indifférence de son âge. Je dois la surveiller davantage, l’amuser, lui donner mille plaisirs. Il faudra bien qu’elle m’aime.

Surtout j’aurai l’œil sur mes ennemis.

Par une soirée étouffante, nous étions tous réunis dans le salon des jalaps : Mme de Létang, Agathe auprès d’Antoinette, Mme Du Plantier, le docteur Chiron, l’abbé de La Pouyade et moi. De la galerie vitrée dont les volets viennent d’être retirés, nous pouvons découvrir la mer que le ciel, couvert de lourds nuages, a subitement assombrie et qui nous étreint de la menace infinie et obscure de ses vagues. Elles sont confondues en une montagne mouvante qui s’avance lentement vers nous, qui brille ici de l’éclat dur d’un métal en fusion, et là-bas, jusqu’à l’horizon, se creuse, plonge en une profonde vallée de ténèbres. Au large, dans l’immensité, un lac glauque, lumineux et tranquille semble dormir.

— Regardez donc, ma chère amie, dit Mme Du Plantier, cette admirable clarté d’émeraudes. Cela me rappelle la jupe que je portais au bal du gouverneur. Vous la voyez, ma chère, cette toilette qui m’avait été envoyée de Paris ?… le bas de la robe en crêpe blanc, la jupe vert d’eau, couverte de crêpe rayé en papillon d’argent. La couturière de la reine l’avait faite pour la comtesse de Chimay qui l’avait trouvée trop chère, et comme j’ai absolument sa taille, c’est à peine s’il y avait eu besoin de quelques retouches.

Mme Du Plantier parle en se rengorgeant avec un jeu bien amusant de mentons, dont les uns ont l’air de crever, tandis que d’autres en dessus ou en dessous naissent et grandissent.

— Ma toute belle, lui dis-je, au prochain bal du gouverneur, vous devriez vous déguiser en paon. Cela vous irait à ravir.

— Vous croyez ? a-t-elle répondu, sans comprendre.

Antoinette regardait à une fenêtre ; elle avait le haut du corps un peu penché, et ses hanches s’arrondissaient gracieusement dans l’embrasure ; cette sèche, maigriotte d’Agathe s’est approchée, lui a claqué puis pincé la fesse, tandis qu’Antoinette se retournait vers elle, souriant, se défendant, rougissant.

— Oh ! maman, viens donc voir, Antoinette qui n’a rien sous ses jupes. Moi aussi, je ne mettrai plus de chemise. Ce sera plus frais.

Mais Mme de Létang s’abandonnait toute à une contemplation qui semblait être pour elle des plus agréables, à en juger par le mouvement de ses narines, son sourire enivré, le vague de son regard. Elle considérait les cacaoyers du jardin, dont les fleurs fines et abondantes formaient sur le lisse feuillage comme une neige légère ; puis, se tournant de l’autre côté de la galerie, elle respirait des odeurs de jasmin qui montaient des plantations. Je la contemplais : plus mince encore que sa fille, avec des yeux énormes aux paupières en deuil, elle semble ruinée par la passion. Son confident ordinaire, l’abbé de La Pouyade, jeune et vieilli, tout en aspirant par une paille sa raisinade, ramène à chaque instant sur sa culotte les longues basques de son habit, comme pour cacher les merveilleuses jarretières en or ciselé, ornées de rubis qu’on lui voit porter depuis quelques jours, et qu’on prétend être un cadeau d’une pénitente. Derrière nous, à l’oreille de l’abbé qui ne l’écoute pas, le docteur Chiron parle sans trêve, chassant, de pli en pli, dans son gilet aux broderies ternies et à la soie tachée, le tabac qu’il laisse fuir entre ses doigts, en se chargeant le nez.

Nous avions les nerfs un peu irrités par l’approche de l’orage et l’odeur entêtante qui montait du jardin ; Mme de Létang caressait les cheveux de sa fille qui, serrée contre Antoinette, se livrait à des jeux de mains si inconvenants que je me disposais à intervenir et à rappeler une mère à cette vigilance qui est le premier de ses devoirs. Soudain, derrière l’habitation, un cri s’éleva, perçant, exhalant quelque extrême douleur, et nous fit tous tressaillir.

Ce cri, suivi de beaucoup d’autres, nous annonçait qu’on châtiait quelque jeune esclave. La voix qui le poussait et qui était évidemment une voix de petite fille, lançait une sorte de bêlement si bizarre qu’Agathe de Létang, qui n’a pas l’âme bien pitoyable, surprise et amusée, éclata de rire. Pour une fois et sans raison, ainsi qu’il arrive toujours, Mme de Létang, abandonnant tout à coup cette indulgence maternelle, dangereuse d’ordinaire, mais ici bien excusable, souffleta par deux fois Agathe, et comme la pauvre enfant, les yeux en larmes et rouge de honte, se levait pour quitter le salon et pleurer à son aise :

— Prenez exemple sur votre jeune amie, lui dit sa mère, je suis sûre qu’elle a horreur de votre cruauté.

— Oh ! répliqua Antoinette, j’admets qu’on frappe les vieux esclaves, mais cela me révolte qu’on maltraite les tout petits.

— Je croyais, ma chère amie, me dit Mme Du Plantier, que, chez vous, on ne châtiait plus les esclaves ?

— Ma toute belle, fis-je à cette remarque obligeante, je ne vais pas soigner vos victimes, permettez-moi donc d’être seule à m’occuper des miennes ; je suffis sans effort à cette tâche, d’autant mieux que je ne les aime pas assez pour me donner la peine, comme vous de les envoyer en paradis.

Mme Du Plantier avait eu dernièrement des ennuis pour avoir tué, ou du moins contribué par un supplice horrible à faire mourir l’un de ses nègres : tout le monde s’accorde à dire que, sans sa liaison avec le gouverneur, elle aurait subi une condamnation. Cependant, c’est à peine si ma répartie la blessa : elle est grasse, elle aime son repos, et laisse passer les impertinences sans y répondre. Elle se contenta de hausser légèrement les épaules, de baisser les yeux d’une façon innocente, et de battre l’air plus vivement de son éventail.

— Ces cris sont insupportables ! fit à demi-voix l’abbé de la Pouyade.

— Croyez bien, monsieur l’abbé, lui dis-je, que je ne suis point la cause de cette barbarie ; j’ai rarement ordonné un châtiment, cela me répugne ; j’abandonne d’ailleurs tout le soin de ma propriété à mon commandeur.

— Un mulâtre, n’est-ce pas ? demanda le docteur Chiron.

— Oui, c’est un homme instruit, fort honnête. On dit même que son père était un riche négociant.

— Le père d’Obalukun ?

— Qu’est cela, Obalukun ?

— Mais votre commandeur !

— Il s’appelle Joseph Figeroux-Larougerie.

— Pour vous, madame, mais les noirs l’appellent Obalukun. Figeroux a pris le nom de son ancien maître, un négociant de Bordeaux. Son père a été domestique en France.

— Vous le connaissez donc bien ?

— Trop, madame… Oui ! Et puisque l’occasion s’en présente, permettez à votre vieux docteur d’être sincère : vous avez, dans cette plantation, des êtres que je tiens à vous signaler comme les plus dangereux, non seulement pour vous, mais pour la colonie.

— Il est bien certain que Mme Gourgueil est trop bonne, dit Mme Du Plantier d’un ton aigre.

— Trop confiante, ajouta Mme de Létang. Cependant je crois volontiers que le docteur exagère.

— Et en quoi donc, madame, je vous le demande ? La plantation des Ingas est éloignée de la ville. Quelle défense auriez-vous contre vos esclaves, s’il leur prenait fantaisie de se révolter ?

— Pourquoi se révolteraient-ils, mon Dieu ! observa l’abbé. Ne sont-ils pas heureux ici ?

— Heureux, dit le docteur en souriant, permettez moi d’en douter : la petite voix que nous entendons encore maintenant, et qui a fait rire Mlle Agathe tout à l’heure, ne chanterait pas sur ce ton-là, si elle éprouvait réellement de la félicité.

— Mais il faut bien battre les noirs de temps à autre, pour leur décrasser la peau ! D’ailleurs, je voudrais savoir qui ne les bat pas à Saint-Domingue !

— C’est que justement ils sont peut-être fatigués d’être battus.

— Voilà le docteur parti sur sa corvette favorite, l’expédition n’est pas près d’être terminée !

— Ah ! plût au Ciel !…

— Le docteur invoque le Ciel auquel il ne croit pas, observa l’abbé.

— Il faut bien parler votre langue, monsieur. Tout ce que je voulais dire, c’est que je désire vivement que mes soucis soient vains et mes paroles insensées.

— Alors vous pensez, dit Mme de Létang, qu’une révolte au Cap serait possible ?

— Non seulement je la crois possible, mais inévitable.

— Vous avez trop lu Diodore, mon cher docteur, dit l’abbé qui cessa enfin de siroter sa raisinade. Seulement nous ne sommes pas à Syracuse, mais au Cap, colonie française. Nous ne sommes pas païens, mais chrétiens. Ne confondons pas des époques qui n’ont aucun trait commun. Vous ne pouvez comparer en effet aux infortunés esclaves du paganisme — plus malheureux, plus maltraités que des bêtes domestiques, — des êtres qui reçoivent le baptême et les autres sacrements, qui peuvent participer aux joies et obtenir les consolations de tous les chrétiens et qui, faisant le bien, jouiront avec nous du bonheur éternel. Ce sont nos égaux après tout. Que nous leur enseignions parfois la vertu et la civilisation avec quelque rudesse, je ne le nie point : nous ne sommes pas parfaits, ni eux non plus. Nous sommes des hommes.

— Puisque vous n’êtes que des hommes, il fallait agir en hommes. Vous pouviez être bons avec les noirs si vous en aviez le désir, mais vous deviez vous garder de leur attribuer des droits que vous étiez décidés à ne jamais reconnaître.

L’abbé eut un mouvement d’indignation.

— Comment, à ne jamais reconnaître ? Est-ce que Mme de Létang n’a pas un hospice pour ses femmes malades ? je l’ai visité, moi qui vous parle, j’en ai admiré la propreté, l’excellente disposition ; j’ai loué la prévoyance délicate qui avait si bien secondé l’architecte. D’autres hospices vont se construire.

— Ah ! fit Mme de Létang avec ennui, car elle tient à garder le monopole de son originalité.

— Oui, une jeune Anglaise mariée à un Français a le dessein de vous imiter… Oh ! je sens que la religion fait de grands progrès. C’est incontestable. Ainsi on ne voit plus à Saint-Domingue les atroces exécutions dont j’ai été témoin dans mon enfance ; les mœurs s’adoucissent.

— Dites que les nerfs s’affaiblissent, ce sera plus vrai. On est aussi cruel, on l’est même plus qu’autrefois. Seulement on tient à proclamer son bon cœur, sa charité, son humanité. De la sorte on peut tout se permettre. Vos âmes vous paraissent si belles, mesdames, quand vous les regardez, que vous n’avez plus souvenir de ce qu’ont fait vos mains, ces inconscientes !

— Docteur, je vous prie, m’écriai-je, cessez cet entretien ; vous blessez ces dames.

— De grâce, ma bonne, laissez-le divaguer à son aise, il nous divertirait.

Le docteur s’était levé, la face légèrement congestionnée ; il s’approcha de la fenêtre pour respirer un peu d’air, mais l’atmosphère était toujours étouffante ; alors il s’éventa, et ses cheveux blancs, qu’il porte arrangés en perruque, s’agitèrent autour de son front et lui firent commet une auréole burlesque. Après s’être promené quelques minutes silencieusement, les mains croisées sur son ventre qui formait, sous l’habit serré, de larges bourrelets de chair, il demanda, à brûle-pourpoint :

— Enfin, madame Du Plantier, avez-vous envie de recevoir des coups de fouet ?

— Seigneur mon Dieu !

— Et vous, mademoiselle Antoinette, vous plairait-il d’éventer une négresse, accroupie à ses côtés ?

— En vérité, dit Mme du Plantier, je crois que le docteur est devenu fou.

— Non, mesdames, je ne suis pas devenu fou. Je dis des choses très sensées au contraire. Vous avez eu les beaux rôles assez longtemps. Puisque vous avez proclamé l’égalité de tous les hommes, il est logique que vos noirs jugent bon à présent de prendre votre place et de vous donner la leur.

À ces paroles, les dames et l’abbé se regardèrent en riant et en secouant la tête.

— Je ne vois pas, fis-je, quel rapport tout cela peut avoir avec mon commandeur.

— Je vous parlerai de cet homme plus tard, répliqua le docteur : quand nous serons seuls.

— Docteur, vous manquez de respect à M. l’abbé, à ces dames et à moi-même. Nous sommes ici entre amis.

— Raison de plus pour ne rien dire !

— Antoinette va sortir, si vous l’exigez.

— C’est inutile. Plus tard vous saurez quel est l’homme et aussi quelle est la femme en qui vous avez mis votre confiance.

— Cette pauvre Zinga ! s’écria Antoinette.

— Justement, mademoiselle, cette pauvre Zinga.

— Vous allez encore l’accuser, vous ! je ne vous aimerai plus.

— Tant pis. On n’est pas toujours récompensé du bien que l’on peut faire. On se résigne.

— Enfin, docteur, on n’accuse pas sans raison. Vous ne pouvez plus vous taire !

— Ce que j’ai à vous dire ne regarde que vous. Je puis cependant vous citer un trait de vos fidèles serviteurs. Connaissez-vous Samuel Goring ?

— Oui, dit l’abbé, et bien qu’il ne pratique pas notre religion, c’est un excellent homme.

— C’est un quaker, dit dédaigneusement Mme Du Plantier, tandis qu’Antoinette et Agathe, qui avait essuyé ses larmes, répétaient en riant : « Couacre ! Couacre ! »

— Attendez un peu avant de le juger, continua le docteur. Samuel Goring, sous prétexte de soigner les noirs malades, d’instruire les enfants, d’annoncer à tous l’Évangile, leur prêche la révolte contre leurs maîtres.

Ce fut un cri d’indignation.

— Mais c’est un maître lui aussi ! Qu’aurait-il à gagner à une révolte ?

— Peut-être, continua le docteur, son orgueil se flatte-il de l’apaiser et de la dominer. Peut-être n’écoute-t-il que sa haine de pauvre contre votre luxe, son animosité hautaine contre vos plaisirs !

— Et que peut avoir de commun Samuel Goring avec Joseph Figeroux ?

— Ce sont deux amis, et ce qui suffirait à les rendre suspects, deux amis secrets. Ma profession exige que je sorte souvent la nuit. Samuel Goring a une chambre dans une maison qui se trouve tout près de la mienne. Combien de fois Figeroux s’est attardé à causer devant la porte du prédicateur évangélique !… Sitôt qu’ils m’entendaient sortir, ils rentraient dans l’habitation, mais j’avais eu le temps de les voir.

— Figeroux, dis-je, est pourtant d’une sévérité cruelle ; souvent j’ai dû intervenir pour l’empêcher d’appliquer avec tant de rigueur les châtiments. Il me répondait que je n’avais pas assez l’habitude de commander à des noirs pour connaître les moyens de les dompter et de les forcer au travail : « Si je ne puis à mon gré diriger la plantation, ajoutait-il, je préfère qu’un autre que moi en prenne le soin. » Sont-ce des paroles d’un homme qui prépare une révolution ?

— Le misérable est adroit et cache bien son jeu. Mais croyez que s’il est cruel pour les noirs, ce qui n’aurait rien d’étonnant, il ne le laisse point paraître. Toutes les punitions, tous les supplices plutôt qu’ils peuvent subir, sont commandés par vous !

— Grand Dieu !

— Il le dit et on le croit. C’est votre Zinga qui est chargée de porter vos prétendus ordres de torture. Il lui a bien fait la leçon.

— Comment ose-t-elle après toutes ses démonstrations d’amitié !…

— Ah ! vous comprenez que pour elle, Figeroux passe avant Mme Gourgueil.

— Serait-elle donc ……

— Ce qu’elle est, je ne saurais vous le dire. Les uns prétendent qu’elle est sa fille, et les autres sa maîtresse. Les uns et les autres ont peut-être raison.

— Docteur, s’écria Mme Du Plantier, il y a des jeunes filles ici !

— Si elles ne pèchent jamais que par les oreilles, madame, il n’y aura pas grand mal.

— Cet homme est d’une inconvenance ! fit à demi-voix Mme Du Plantier à Mme de Létang dont les yeux erraient toujours sur le jardin, et qui semblait ne pas se soucier de la conversation. Pour moi les révélations du docteur m’avaient causé un trouble que je ne parvenais pas à cacher à mon entourage. J’éprouvais surtout un désir violent de voir Zinga, comme si le visage de cette fille pouvait m’apprendre sa trahison ou son innocence. J’aurais voulu ne pas croire le docteur.

Afin d’avoir un prétexte pour la faire venir :

— Zinga, appelai-je, en entr’ouvrant le salon, apportez des raisinades.

Je pensais qu’elle était assise devant la porte. Mais je n’eus pas de réponse. J’allais voir où elle se trouvait lorsqu’un nouveau visiteur entra, et que nous n’attendions point, certes ! le révérend Samuel Goring.

C’est un petit homme bossu, avec une énorme tête à jaunisse dont le menton semble être toujours tiré, allongé par des mains invisibles. Ses yeux vairons sont inquiets, troubles, de la couleur d’une eau saumâtre ; défiants, tournés de côté, en yeux de lapin, comme s’ils craignaient que quelque chose ne vint déranger la bosse de leur propriétaire ; ou bien enfoncés sous les poils roux épars qui lui tiennent lieu de sourcils, comme s’ils ne voulaient voir le monde que de loin, en contemplateur. Les jeunes filles aiment entendre prêcher le révérend, car, à la fin de ses sermons, il a une manière de poser l’extase, en levant le front vers le ciel et en laissant la bouche toute grande ouverte à la manne divine, qui est impayable. En ces moments-là, le manteau dont il est enveloppé même par les plus grandes chaleurs, glisse le long de son dos contrefait et emporte son chapeau à larges bords. Aussitôt Agathe, Antoinette, toutes, nous nous précipitons pour le lui ramasser. Quand c’est une jeune fille qui arrive la première, il lui donne une tape sur la joue, et pousse au fond de lui-même un grognement sourd, mais où l’on devine de la reconnaissance ; quand c’est une de ces dames ou moi, du bout des dents et avec une rage contenue, il se contente de dire : « Je n’avais pas besoin de vous ». Et il continue à prêcher d’une voix tour à tour grinçante et geignarde.

Vraiment il faut avoir, comme le docteur Chiron, cette manie de découvrir partout des choses extraordinaires, et de ne rien juger comme le commun des mortels, pour voir dans ce pantin un homme dangereux.

Loin d’avoir peur de lui, et d’ajouter foi aux médisances, nous avons tous pris un air de fête à son apparition. Mme Du Plantier s’est épanouie davantage ; Agathe a oublié les soufflets de sa mère ; l’abbé, qui somnolait un peu, s’est complètement réveillé, et Mme de Létang qui rêvait, a bien voulu abaisser sur Goring son regard voluptueux. Jusqu’à la petite négresse qu’on battait au loin, qui a cessé ses cris subitement, comme si elle en avait senti tout à coup l’inconvenance.

— Bonjour, mon révérend, bonjour, faisait-on à Goring qui ne desserrait pas les lèvres et n’eut même pas pour ces dames une inclination de tête.

L’abbé s’avança au-devant de Goring avec une politesse souriante :

— Mon cher rival en Jésus-Christ, commença-t-il…

Mais, voyant que le prédicateur semblait médiocrement touché de ses avances :

— Nous travaillons l’un et l’autre pour le ciel, ajouta-t-il, dans deux voies parallèles : je cherche à purifier les blancs…

— Et le révérend voudrait bien faire blanchir les noirs, ajouta le docteur en haussant les épaules, et en se dirigeant vers la porte. J’essayais vainement de le retenir.

— Je vois, dit-il, qu’il faut unir le temple à la sacristie. Si cela vous amuse d’être la passerelle, madame, grand bien vous fasse !

— Allons, docteur, m’écriai-je, sans prendre garde à ses paroles, vous ne partez pas… Enfin, quand vous reverra-t-on ?

— Quand vous serez malade, madame, bien malade !

Et il descendit l’escalier de la galerie avec le bruit et la rapidité d’une avalanche.

Samuel Goring détourna vers lui son regard inquiet, craignant que son départ ne fût une fausse sortie ; puis, les yeux baissés, d’une voix criarde qui avait le son d’une clef rouillée dans une vieille serrure :

— Je vous apporte, mes sœurs, une nouvelle bien réjouissante. La société des Amis des Noirs vient d’achever sa grande œuvre. L’Assemblée nationale s’est rendue aux conseils de la raison et de la vertu. Elle est, m’écrit-on de France, sur le point de promulguer ce décret attendu depuis si longtemps, qui doit assurer à nos frères de couleur la liberté et les droits politiques. Enfin la nature fait entendre sa voix !

— M. Goring, dit avec malice Mme de Létang, défend les noirs avec tant d’éloquence que je le soupçonne fort d’avoir donné son cœur à l’une de ces belles dames d’ébène, dont les lèvres ont des baisers, m’a-t-on dit, paradisiaques.

— Il ne s’agit point de voluptés criminelles, s’écria Goring, mais des vertus de nos frères. Eux seuls sont animés de ces grands principes de justice que la nature inspire. Et je vous le déclare : je serais plus fier d’avoir pour épouse une chaste mulâtresse, que l’une de ces femmes blanches dont les paroles ne sont que des mensonges, et les moindres gestes un hommage au vice et à l’impudeur.

— Bravo ! s’écria Mme Du Plantier.

— Le révérend, vous le savez, ajouta Mme de Létang, ne nous gâte point de confitures. Mais j’aime cette vérité, moi ! Ça m’aiguillonne.

— Je ne parle pas pour faire plaisir, mais pour enseigner la vérité.

— Cette fois pourtant, observa l’abbé, j’ai peur que vous ne vous abusiez. J’ai entendu parler aussi, moi, du décret prochain de l’Assemblée nationale, ce ne sera sans doute pas celui que vous attendez. On a l’intention, paraît-il, de laisser aux colons de couleur qui sont libres, les droits de citoyens actifs, mais sous la réserve que les assemblées particulières des colonies fixeront elles-mêmes les conditions d’éligibilité. Or…

— Or, comme ces assemblées sont composées d’aristocrates…

— De blancs !…

— Vous espérez que jamais elles n’accorderont les droits demandés ?

— J’en ai peur.

— Alors nous nous passerons des assemblées coloniales. Il nous suffira que la nation se soit prononcée pour nous.

— Mais les assemblées coloniales sont aussi la nation !

— Non, elles n’en représentent que la pourriture ! Mais en vain s’opposent-elles aux revendications sacrées d’un peuple malheureux. J’irai, dans chaque plantation, dans chaque case, s’il le faut, dire à tous les esclaves, aux vieillards vénérables comme aux enfants innocents, que la nation désire leur liberté.

— Faites-le, si cela vous amuse, mon révérend, répliqua Mme Du Plantier. Seulement attendez que les travaux des plantations soient finis. Une telle nouvelle leur causerait une émotion violente, les détournerait de leur labeur et pourrait nuire à la colonie.

— Ce qui nuit à la colonie, c’est l’ignorance et le servage dans lesquels on force à vivre des êtres sensibles, faits à l’image de Dieu. On a trop tardé à leur apprendre ce qu’ils étaient !

— Et s’ils allaient ne plus vouloir nous servir ? dit Mme de Létang.

— Ma bonne, répliquai-je, il faudrait nous soumettre et les laisser partir. N’usons jamais de la contrainte. Elle ne produit que des fruits sans saveur. Pour ma part je suis toute prête à me servir moi-même, à user de mes mains, à faire la cuisine et le ménage, si cela est nécessaire. Ma mère, qui était une fervente de Rousseau, m’a enseigné tous les métiers. Si vous goûtiez de mes soufflés à la maréchale, vous deviendriez gourmande.

À ce moment j’entendis comme un écroulement dans l’escalier qui conduisait à l’office. Je sortis vivement. Le couloir était plein d’assiettes et de verres brisés. L’auteur de ce bel exploit devait être Cochonnette, la fille de cuisine : elle avait glissé, selon son habitude, et laissé toute la vaisselle s’échapper de ses mains.

— Vilaine mazette ! m’écriai-je, je vais te frotter le cul d’une pimentade qui t’apprendra bien, à l’avenir, à être solide sur tes jambes !

Et saisissant un balai de lianes, je courus après elle ; mais l’avisée, qui avait sans doute entendu mes menaces, s’était si bien cachée que je ne parvins pas à la découvrir. Alors je songeai à Zinga dont l’absence inexplicable pouvait causer dans le domestique plus d’un désordre, car elle sait se faire craindre et obéir, et je me mis à la chercher dans la maison.

Comme j’errais partout, fort en colère de ne point la rencontrer, un bruit s’éleva de la chambre d’Antoinette. J’y entre aussitôt et ma surprise n’est légère de voir un homme qui enjambe la fenêtre. Je m’approche. Il courait à toutes jambes à travers la plantation. Bientôt il disparut derrière les bananiers du jardin. C’était un blanc, habillé à la mode française, et qui m’a semblé fort bien fait et élégant.

— Pourquoi s’introduire ici ? Dans quelle malhonnête intention ?

Je m’adressais cette demande lorsque, tournant la tête, j’ai aperçu Zinga qui, sur la pointe du pied, tout doucement, essayait de se couler le long du lit et de se glisser hors de la chambre sans se laisser voir. Sa mise, d’ordinaire très simple, parfois même malpropre, était cette fois d’un soin et d’un apprêté extrêmes ; elle avait une chemise de soie à rubans, une jupe de mousseline sur une candale rayée, et elle portait aux mains des bracelets de rassade. À mon entrée dans la chambre, elle devait être couchée ; comme mon regard s’était tourné d’abord du côté opposé au lit, elle espérait peut-être se dérober.

Lorsqu’elle se vit découverte, elle s’adossa au lit et, d’un air honteux, se protégea la figure de ses mains, mais entre ses doigts je la voyais rire. Sa gaîté insultante me donna l’idée de la frapper.

— Pourquoi es-tu ici ? que faisait cet homme ? m’écriai-je en écartant ses mains et en la souffletant.

Tout de suite son air narquois disparut ; et ses yeux se remplirent de larmes.

Maîtress ! fit-elle d’une voix étouffée, avec un gémissement.

— Tu te moques de moi ! lui dis-je, mais je vais te vendre, et sans tarder.

Elle se redressa fièrement et, me regardant en face, d’une voix assurée :

Maîtress, mô libre !

— Et que m’importe, lui criai-je, que tu sois libre ! Tu serais la femme du gouverneur, espèce de racoleuse d’hommes, traînée de boue, que je te fouetterais comme une bozale[2].

Et du balai de lianes que j’avais emporté pour châtier Cochonnette, je lui cinglai les jambes. Elle poussa un rugissement terrible, plus honteuse que blessée ; puis, au milieu de sanglots, elle criait :

Parler, mô, di tout ké fi, mame Lafon ki fi mouri ! (Je parlerai moi, je dirai tout ce que tu as fait, oui, que tu as fait mourir Mme Lafon.)

La gueuse ! elle a prononcé le nom de Mme Lafon ! elle m’a accusée ; elle hurlait si fort que du salon des jalaps, mes hôtes pouvaient l’entendre !

Je courus après elle, je la ramenai dans la chambre.

— Tais-toi, fis-je. Je te pardonne ! mais je veux que tu te taises, entends-tu !

Elle me regarda au milieu de ses larmes, avec un mauvais rire qui me fit croire que tout ce chagrin n’était qu’une comédie, puis elle partit sans prononcer un mot. Au même instant, j’aperçus Antoinette, qui, me voyant chez elle, parut très surprise et devint toute rouge.

— Qu’avez-vous, mon enfant ? lui dis-je et en la serrant contre moi, je sentais son cœur battre très vivement.

Elle eut un coup d’œil vers le lit défait et vers le jardin, et elle arrêta sur moi un regard plein d’anxiété.

— Enfin, que se passe-t-il ici ? repris-je. Que signifie cet air étonné ? Pourquoi avez-vous quitté le salon ? Quel est ce mystère ? Voulez-vous me parler, Antoinette ?

Comme elle demeurait la tête basse, sans ouvrir la bouche :

— Je remplace votre mère, Antoinette, rappelez-vous ce que vous me devez. Je vous ordonne de me répondre, et tout de suite.

Mais elle ne m’obéit pas davantage. Elle était moins troublée que moi-même ; je ne le lui laissai pas voir ; je fermai les volets de la fenêtre avec une clef, comme lorsque nous allions en promenade, puis je la laissai dans sa chambre, après avoir poussé le verrou extérieur de la porte.

— Si vous vous décidez à parler, mademoiselle, vous m’appellerez, lui criai-je du vestibule. En attendant, bonne soirée ! On vous apportera votre souper ici.

Je l’entendis sangloter, et pourtant j’eus le courage de m’arracher à cette porte derrière laquelle ma chérie se lamentait ; alors, il est vrai, je sentais je ne sais quelle haine contre elle. Il m’avait même fallu me retenir pour ne pas la battre comme j’aurais battu une enfant ; et j’étais presque heureuse d’avoir pu, sans la frapper, lui faire mal. Ce secret qu’elle garde pour elle seule m’irrite comme un affront. Hélas ! à peine commençai-je à sentir les joies d’une affection réelle, et déjà elle échappe à mon désir ! Mon Dieu ! quand je songe que c’est près de cette enfant que j’espérais trouver le pardon et l’oubli du passé. Pourquoi ne l’avez-vous pas voulu, Seigneur !

Au milieu de ma rage, et par une sorte d’instinct irréfléchi, je me suis dirigée vers le salon des jalaps, comme si mes hôtes, dans une inquiétude si cruelle, ne devaient pas m’être indifférents !

L’orage, menaçant tout à l’heure, venait d’éclater. Les coups de tonnerre se succédaient, sourds, lointains, ou par des explosions soudaines, répétées par mille échos, harcelaient l’oreille et terrifiaient comme un fléau imminent, prêt à vous anéantir. Derrière la maison, les montagnes semblaient se rompre et s’écrouler dans des craquements, tandis que des fenêtres de la galerie, nous voyions la mer s’avancer en colonnes noires, hautes et profondes, pareilles à quelque cordillère mouvante, où les lueurs brusques des éclairs révélaient des mondes infinis. Elle crevait en torrents d’écume, qui, tels que des trombes, s’élevaient du rivage et nous semblaient aussi élevés que les pics les plus inaccessibles. Nous nous croyions perdus et ensevelis quand déjà elle se retirait vaincue, hurlante et tonnante de colère, pour accroître encore son effort et renouveler son immense menace.

— Comme à Moïse sur le Sinaï, disait Samuel Goring, les yeux fixés sur les nuages sombres, c’est aux clartés de la foudre que se révèle à nous la loi du Seigneur.

Mais personne ne l’écoutait plus. Mme Du Plantier, tournée contre la muraille, poussait de petits gémissements : Mme de Létang, assise sur le canapé, se cachait la face de ses mains, tandis qu’Agathe, agenouillée, appuyait la tête contre les genoux de sa mère comme si elle devait y trouver abri et sécurité. Seul, l’abbé, les mains croisées derrière le dos, regardait froidement les palpitations flamboyantes de l’orage, les déchirures de feu du ciel, les incendies subits qui éclairent l’horizon et s’éteignent dans un tremblement.

— Mes sœurs, continuait Samuel Goring, écoutez la voix de Dieu !

— Tartuffe ! m’écriai-je en haussant les épaules.

Je me souvenais des paroles du docteur et la colère, dont j’étais pleine, s’étendait à tous. Cependant Zinga passait au dehors, et malgré la pluie qui s’était mise à tomber par torrents, je courus à elle, je l’arrêtai ; puis, sans me soucier du désespoir qu’elle montrait en voyant l’eau gâter toute sa fraîche toilette, sans m’occuper moi-même de l’inondation qui me suffoquait :

— Zinga, dis-je, parle-moi franchement : pourquoi cet homme était-il dans la chambre d’Antoinette ?

Pou Figeroux pa wé mo ! (Pour que Figeroux ne me vît pas ! a-t-elle répondu simplement. La chambre d’Antoinette se trouve en effet à l’aile droite de la maison, tandis que celle du mulâtre est tout à fait à gauche.

— Alors cet homme venait pour toi ?

Wi ! pou mo ! (Oui, pour moi !)

— C’est bien vrai ? Jure-le sur ton talisman.

Mais sans s’occuper de ma demande :

Maîtress, moy ye tou di lo ! (Maîtresse, je t’ai tout dit !)

Elle se secoua comme une perruche trempée sous l’averse qui redoublait, et rentra dans la maison en courant.

À quoi bon l’interroger encore, puisque je ne puis avoir foi à ses paroles, malgré toute mon envie de les croire véridiques.

J’ai laissé mes hôtes s’effrayer et se rassurer à la parole du quaker ; j’ai regagné ma chambre, je me suis jetée sur mon lit, et j’ai pleuré. Zinga n’est pas venue cette nuit ; elle savait bien que je l’aurais chassée. Mais Dieu a eu pitié de moi ; il m’a envoyé un rêve de délices : j’ai vu près de moi la chérie ; elle était douce et elle m’aimait.

Seigneur ! je vous en supplie, faites qu’elle ne me quitte pas, qu’elle ne s’éprenne pas d’un homme. — C’est pour son bien ! elle serait si malheureuse !

Je m’étais éveillée avec tant de plaisir ! Ah ! je n’aurais pas prévu la fin horrible de cette journée !

Quand je me levai, le soleil étincelait sur la mer, et une brise fraîche m’apportait les odeurs mielleuses et acides du jardin. C’est à peine si l’orage a laissé des traces autour de la maison tandis qu’à une demi-lieue, la plantation de M. de Mauduit a beaucoup souffert.

Mes angoisses de la veille s’étaient dissipées à la clarté limpide du ciel ; à peine hors du lit, je courus à la chambre d’Antoinette. Je voulais lui dire que je lui pardonnais ou, du moins, lui souffler un excuse qui pût motiver mon pardon. La chère enfant ! j’éprouve tant de peine à lui causer le moindre chagrin ! mais je ne puis vaincre l’égoïsme cruel de mon affection. Ah ! si j’étais sûre qu’elle m’aimât, j’aurais de moins dures exigences.

Par bonheur, Antoinette n’a pas eu trop à pâtir de ma méchanceté. Ces dames, qui connaissaient l’inconstance de mon humeur, excusèrent ma brusque disparition, l’attribuant aux nerfs ou à l’orage. Profitant d’une courte accalmie, elles firent demander leurs palanquins et partirent pour le Cap en même temps que l’abbé. Seule, Agathe de Létang que le tonnerre épouvante, ne voulut pas s’en aller avec sa mère. Zinga eut alors l’inspiration, peut-être indiscrète, mais dont je lui sais gré, d’offrir à la jeune fille le lit d’Antoinette. Agathe accepta. Elles ne s’attendaient ni l’une ni l’autre à trouver fermée la porte de mon enfant. Mais Zinga ne s’émut pas de si peu. Elle devina ce qui s’était passé entre nous ; et sans crainte de ma fureur, elle vint, pendant que je dormais fouiller mes jupes, en retira la clef et délivra la prisonnière. On devine si Antoinette en eut du plaisir. À trois, elles ont organisé une petite fête. Agathe, à côté de son amie, n’a plus eu peur de l’orage ; et c’est dans toutes sortes de jeux qu’Antoinette a fini sa pénitence. Marion, la cuisinière, m’a arrêté dans le vestibule pour tout me raconter.

Après avoir terminé ses médisances, la négresse a eu un sourire de fierté comme d’un acte méritoire. Je lui ai montré mon indignation.

— Tu attends une récompense, moucharde, lui dis-je, mais tu devrais plutôt attendre la rigoise pour tes méchantes dénonciations. Prends garde une autre fois de baver ton venin sur ta jeune maîtresse. Il en cuirait à ta peau.

Agathe et Antoinette, lasses d’avoir dansé la veille, reposaient encore. Un souffle léger, d’un mouvement égal, soulevait leur sein. Agathe avait la tête à demi-cachée par les cheveux dénoués d’Antoinette ; frêle, presque maigre, elle semblait chercher protection auprès de sa grande amie dont le bras s’allongeait sur son épaule. Une ombre charmante couvrait leurs paupières, jouait autour de leurs cils et de leurs lèvres ; elles devaient voir des choses merveilleuses et leur souriaient en rêve.

À mon pas elle tressaillirent toutes deux, eurent des grimaces et des attitudes plaisantes, s’étirèrent de compagnie, puis, quand elles furent réveillées et qu’elles me reconnurent, elles laissèrent voir un léger effroi. Les joues d’Antoinette s’empourprèrent ; Agathe poussa même un cri.

— Ne vous effrayez pas mes chéries, fis-je, je ne veux point vous gronder. J’en veux seulement à Antoinette comme à Agathe de ne pas me montrer plus de confiance…

C’est tout ce que j’eus le courage de leur dire. Alors, de joie et de surprise sans doute, car elles s’attendaient à une semonce, elles partirent d’un éclat de rire. Ce fut délicieux comme un égouttis de source mêlé à des trilles d’oiseau. Cette gaieté franche, trop ingénue pour être coupable, acheva de m’enlever mes inquiétudes, et voyant que je ne me fâchais pas, elles me racontèrent leur soirée, avec une vive abondance de détails inutiles et gracieux.

— Nous nous sommes bien amusées, allez ! madame, Zinga nous a appris à faire du gâteau galeux… c’est un vilain nom, mais c’est follement bon. On prend une livre de farine, une demi-livre de beurre et trois œufs, mais il faut que l’œuf soit sans blanc, et puis vous détrempez la farine avec du lait froid, et puis vous roulez la pâte, et puis… Ah ! je ne me souviens plus, tu sais, toi, Antoinette ?

— Mais oui, seulement tu t’es trompée ; on prend aussi du fromage fait, tu ne te rappelles rien !

— Moi, je m’en moque… de la cuisine, seulement je l’aime ; si vous n’aviez pas dormi, madame, on vous en aurait donné à goûter. C’était adorable !

— Prodigieux, ajoutait Antoinette. Ah ! vous avez bien manqué.

— C’est que nous avons dansé, le soir, après le goûter, et de jolies danses, celles des négresses. Si vous aviez vu les contorsions de Zinga, on crevait de rire !

— On ne peut rien voir de plus drôle que la calenda !

— Et la chica ! Elles se tortillent comme cela ; on dirait qu’elles ont la colique.

— Mes enfants, ai-je observé, ces danses de négresses sont très inconvenantes ; j’avais défendu plus d’une fois à Antoinette de danser avec nos esclaves ; et votre mère, Agathe, a dû vous le défendre également. Comment avez-vous pu oublier ainsi la modestie qui sied à des jeunes filles ?

— Oh ! madame, s’écriait Agathe, je vous assure, ce n’était pas inconvenant ; il n’y avait que des négresses. On ne nous a pas vues ; nous étions les deux seules blanches.

Elles babillaient toujours lorsque le docteur Chiron qui se montre, partout où il va, plus familier que le parent le plus proche ou l’ami le plus intime, entra sans se faire annoncer, et comme les enfants, à demi-nues, à cause de la chaleur, semblaient fort effarées de cette visite matinale et cherchaient leurs chemises abandonnées pour se couvrir, il eut un geste dédaigneux.

— C’est inutile, mesdemoiselles, dit-il après un brusque salut. À force de voir les maux de l’humanité, je suis devenu insensible à ses grâces.

J’étais indignée de cette rusticité. J’essayai de le lui faire comprendre.

— Comment, docteur ! osez-vous dire…

— C’est la vérité, répliqua-t-il en riant comme s’il ne m’avait pas entendue. Au vrai, j’exerce bien encore, quelquefois, mais c’est par habitude et par hygiène. J’ai, pour cet office un des échantillons les moins attrayants de la race esclave. De la sorte je ne crains pas les égarements de la passion.

Les enfants éclatèrent de rire presque en même temps. Le docteur leur jeta un regard de reproche.

— Oui, mesdemoiselles, reprit-il, j’ai beau avoir les cheveux blancs, sous ma vieille peau le cœur est jeune encore.

— Mais vous disiez tout de suite, observa Agathe, que vous étiez indifférent à nos grâces.

— Je le voudrais, seulement la nature, par malheur, n’a pas permis…

— Et la faculté, reprit la malicieuse, a-t-elle permis au moins ? c’est là l’important.

— Allons, taisez-vous, Agathe, m’écriai-je, et vous, docteur, trêve à ces compliments où vous semblez à l’aise comme un chat dans une mare à canards. Dites-moi seulement comme il se fait qu’ayant juré de ne plus me voir qu’à mon lit de mort, vous vous trouviez si tôt devant moi.

— Mon serment, madame, n’avait rien de sérieux. On ne s’engage pas à faire le mal. J’étais seulement irrité de voir chez vous un coquin de l’espèce de Samuel Goring. Mais, si même nous avions été brouillés, je n’en serais pas moins venu aujourd’hui vous apprendre des événements que vous ignorez et que vous avez le plus grand intérêt à connaître.

Je le regardai. Son visage avait une expression grave qui m’émut.

— Je suis prête à vous écouter, lui-dis-je, curieuse et assez alarmée.

Il me laissa voir qu’il ne tenait point à parler devant les jeunes filles. Alors nous sortîmes, et évitant les oreilles indiscrètes, nous traversâmes le jardin pour gagner un petit pavillon qui donne sur la route du Cap et sur la mer.

Autour de nous, séparés par des canaux miroitant au soleil, s’étendaient les champs de cannes aux larges ondulations vertes, où les élagueurs, cachés par les hautes tiges, coupaient les feuilles sèches et mettaient un frémissement continu. Il s’en élevait une plainte sourde, puis vibrante, pareille à l’écroulement des vagues sur le sable, mais perdue, comme le bourdonnement des murmures dans l’air silencieux, la joie et la splendeur de la lumière. Le cri d’une négritte châtiée, les roulements de la sucrerie, les bruits du travail, et les gémissements des esclaves viennent ici se briser entre les montagnes, sont étouffés par les grands arbres, les plantes et les cultures innombrables qui se pressent sur la côte et dans la vallée. Les cases disparaissaient au milieu du floconnement des caféiers, sous la neige fine des cacaoyers. Et partout des grandes feuilles de velours s’étalent, ou se courbent vers nous ; les oranges font plier les branches, et les grappes pendent sous le parasol des colobas. La voix d’un esclave chante :

Si Bonguiè di li bon,
Li divet gagnen so rèzon.

Si le bon Dieu dit que c’est bon, il doit avoir raison.

— Tu fais sagement, pensai-je, pauvre nègre, d’accepter le sort que t’envoie le bon Dieu, ici il faut être heureux ou bien mourir.

Comme devant la magnificence de cette matinée, j’oubliais tout, et le passé, et Zinga, et les appréhensions du docteur ! Je me rêvais déjà un paradis de jouissance pour moi et ma chère petite Antoinette. Ah ! que j’allais être promptement désabusée !

J’avais courbé vers le docteur une tige de canne, et je lui en faisais remarquer la lourdeur.

— La récolte sera belle, cette année, lui dis-je.

— Oui, répliqua-t-il, si vos noirs veulent bien la faire.

— Encore ! repris-je en souriant, vous êtes donc incorrigible. On ne peut causer un instant avec vous sans que vous ne parliez de la révolte prochaine ! Comme si nos plantations n’étaient pas tranquilles ! Et qui la ferait donc, cette révolte !

— Mais, mon Dieu, les blancs d’abord, et vos esclaves ensuite. Il y a de riches colons, qui voudraient essayer de nouvelles cultures, remplacer la canne par le tabac ; ils n’ont que faire de payer des impôts pour des esclaves qui leurs sont inutiles. Il y a des négociants qui, ayant une quantité énorme de sucre à vendre, ne seraient point fâchés que l’on abandonnât et même que l’on ravageât quelques plantations. Cela renchérirait d’autant leur marchandise. D’autres enfin ont affermé des boutiques à leurs anciens esclaves et en retireraient plus de profit si les commerçants noirs n’étaient pas soumis à certaines impositions. Tous ces gens-là versent, après dîner, des larmes bien sincères sur le sort des malheureux esclaves. Ils sont de la Société des Amis des Noirs, ils vont applaudir Samuel Goring et Figeroux qui réclament pour les hommes de couleur les mêmes droits que pour les blancs. Ils disent que le roi et l’Assemblée désirent leur liberté. Les noirs ne voient pas tous du même œil arriver cet affranchissement de nom qui leur en coûtera peut-être un autre, moins honorable mais plus réel. Les nègres commerçants, en effet, sont pour le moment affranchis d’impôts, et, en dépit des entraves apportées par la loi à leur négoce, comme ils n’ont rien à payer, ils arrivent à se faire de jolis bénéfices ; les esclaves n’ayant pas légalement le droit de vendre, les maîtres qui leur prêtent un nom et une boutique, ne sont pas autorisés à rien leur réclamer, et on leur donne ce qu’on veut. D’un autre côté, les noirs des plantations, établis dans l’île depuis longtemps, ne se soucient pas d’une liberté qui va les jeter à la porte de leurs maîtres, et leur enlever l’assurance qu’ils ont encore de pouvoir chaque jour de leur existence manger leur manioc et reposer leurs corps sous un toit. Chose étrange ! ils se mettent avec ceux des planteurs qui tiennent encore à leurs champs de cannes, et s’imaginent avec raison que des nègres citoyens se croiront déshonorés de cultiver autre chose que la politique ; ils s’unissent même aux petits blancs qui ont un commerce, et redoutent que les marchands noirs, établis par les gros négociants, ne leur fassent une concurrence ruineuse, dès qu’ils auront le droit de tenir boutique. Mais soyez assurée que cette union du bon sens ne tiendra pas contre l’intérêt de quelques grosses fortunes ; l’ambition, la vanité de deux ou trois mulâtres, avides de jouer un rôle ou de venger d’anciennes injures ; la folie enfin de ces nègres bozales, récemment débarqués par la traite et que vous affectez de considérer comme des êtres raisonnables. Le mot de liberté à telles oreilles signifie incendie, pillage, viol et massacre. L’ivresse que leur versent vos beaux discours se communiquera aux autres. Tout ce troupeau qui ne craint plus le fouet, va se précipiter avec délices dans la barbarie.

— Nous l’en empêcherons bien !

— Il sera trop tard, madame. Déjà M. de Larnage n’a plus chez lui que son commandeur. Tous les noirs de sa plantation se sont enfuis.

— Et où sont-ils ?

— Dans les montagnes où, paraît-il, une armée s’organise. Et j’ai d’autres exemples du même genre à vous citer. Mme Dufourcq vient d’être assassinée par ses esclaves ; ce matin même, j’apprends qu’on a pillé la maison du gouverneur en l’absence du maître et sous les yeux de l’intendant, désarmé ou complice.

— Mais ce n’est pas la première fois qu’on voit de pareilles aventures. Elles sont plus ou moins fréquentes : voilà tout.

— Vous avez trop d’insouciance des événements qui ne se passent pas sous vos yeux pour pouvoir les juger. Ils ont, à mon sens, une importance extrême.

Nous étions arrivés au pavillon ; après une telle causerie j’hésitais à y entrer, de crainte de la continuer encore. Je lui demandai d’un ton assez impertinent :

— Ainsi, c’est pour m’entretenir de votre « politique » que vous êtes venu me déranger ?

— Non, madame, répondit-il. Je n’ai ni le goût des paroles inutiles, ni celui des actes impossibles. Je ne prétends point empêcher une révolte qui est inévitable à Saint-Domingue ; je veux seulement avertir mes amis assez tôt pour qu’ils puissent se défendre. Et je venais vous répéter : veillez à vos serviteurs !

— Ah ! vous voulez encore parler de Zinga, m’écriai-je, irritée. Vous avez dû voir pourtant que vos médisances n’avaient eu, hier, aucun succès.

Là-dessus il entra dans le pavillon et s’assit lourdement sur un sofa, renversant la tête sur le dossier, comme pour bien marquer qu’on ne l’en déposséderait pas malgré lui. On ne peut échapper à cet homme-là !

Je n’en avais pas d’ailleurs l’intention. Un incident, en apparence négligeable, semblait en effet confirmer les paroles du docteur et éveillait mon inquiétude. Je venais de voir le révérend Samuel Goring se glisser dans la plantation ; ses yeux obliques et ridicules de lapin effrayé étaient encore plus soucieux qu’à l’ordinaire, et il détournait la tête à chaque instant, comme s’il craignait d’être aperçu. Une négritte, l’ayant vu, s’inclina devant lui. Sans répondre à son salut, le révérend, un doigt sur la bouche, lui recommanda le silence puis continua sa route. Il disparut derrière les cacaoyers. Que signifiaient cette visite matinale et tout ce grand mystère ?

Le docteur avait suivi mon regard et il souriait de ma découverte.

— Êtes-vous disposée à m’écouter, à présent ? demanda-t-il.

Il n’avait pas besoin de ma réponse ; j’écoutais assez attentive ; il commença donc son récit sans prévoir le trouble qu’il allait me causer.

« Un mois environ avant la mort de M. Mettereau, Mme Lafon, sa sœur, reçut à Bordeaux, où elle vivait, une lettre de Saint-Domingue lui demandant avec instance de venir s’établir dans l’île. Son frère, écrivait-on, avait eu de grands malheurs ; l’orage avait détruit ses récoltes ; il se trouvait ruiné, malade, mais un peu d’argent, en lui enlevant de grands soucis, lui rendrait la santé, lui permettrait de rétablir promptement ses affaires et, placé sur la plantation, rapporterait de larges bénéfices au prêteur. La lettre, bien que signée « Mettereau », était écrite par une main étrangère, celle, sans doute, d’un garde-malade, ou d’un intendant. Mme Lafon avait eu toujours pour son frère l’amitié la plus vive ; depuis longtemps elle avait formé le projet d’aller le rejoindre. Si elle avait reculé jusque-là son voyage, c’était à cause de la santé délicate de sa fille, mais comme celle-ci était alors bien portante, et qu’il s’agissait peut-être de sauver de la mort un frère qu’elle aimait, elle se décida aussitôt à partir. Elle emmenait sa fille, et, comme pour un établissement définitif dans la colonie, elle emportait sa fortune et tout ce qu’elle avait de précieux. Après une traversée difficile, elle débarqua à Saint-Domingue où l’intendant de M. Mettereau vint la recevoir, pour la conduire à l’habitation de son maître, située assez loin du Cap, dans les terres.

» Or, l’intendant savait et était alors peut-être le seul à savoir que M. Mettereau n’existait plus ; il le laissa ignorer à Mme Lafon comme à tout le monde, et c’est alors qu’eut lieu un effroyable drame. Tandis que les deux femmes suivaient le chemin des montagnes, pour arriver à la Plantation Mettereau, l’intendant et les noirs qui l’accompagnent se jettent sur les voyageuses, les maîtrisent, leur arrachent tout ce qu’elles possèdent et, non contents de les dépouiller, veulent les massacrer après les avoir souillées de leurs embrassements immondes. La mère est tuée ; la jeune fille échappe, et c’est chez vous qu’elle vient chercher un refuge.

— Elle ne vint pas, fis-je vivement comme pour cacher mon émotion ; des esclaves trouvèrent Antoinette évanouie à quelques pas des Ingas. Nous parvînmes à la ranimer, mais, de longtemps, elle ne reprit connaissance. Vous savez, docteur, puisque vous l’avez soignée, combien dura son délire ; il était impossible de prêter un sens quelconque aux mots sans suite qu’elle prononçait durant sa fièvre. Je l’entendais seulement quelquefois appeler sa mère.

— Mais, depuis, ne vous a-t-elle rien dit ?

— Ceci simplement : très fatiguée de la traversée, elle s’était endormie aux côtés de Mme Lafon dans le palanquin qui devait la conduire chez son oncle. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par la lumière des torches qui brillaient dans la nuit ; des nègres aux physionomies féroces, qui ressemblaient plus à des bêtes sauvages qu’à des hommes, avaient commencé à lui lier les mains ; elle entendait autour d’elle des cris et des gémissements ; elle voulut se débattre, on la maîtrisa, on lui mit un bâillon, on la frappa ; elle s’est évanouie de terreur sous les coups.

— Et vous avez fait rechercher les assassins, n’est-ce pas ? et, malgré tous vos efforts vous n’avez pu les découvrir ?

— Non, fis-je, effrayée de cette question.

— Moi, j’ai été plus heureux, je connais le nom de l’assassin. Oui, un esclave que le misérable a voulu rendre complice et qui n’a été que témoin, m’a tout raconté.

Je sentis un frisson courir dans tout mon corps, et ce fut d’une voix tremblante que je demandai :

— Qui est-ce donc, docteur ?

— Figeroux, oui, c’est Figeroux qui a machiné cet horrible guet-apens, comme c’est lui qui a assassiné le frère de Mme Lafon, Mettereau, dont il était l’intendant.

— N’accusez vous pas sans preuves ? m’écriai-je presque soulagée.

J’avais craint un instant qu’il ne prononça mon nom.

— Comment, lui dis-je, si tout cela est vrai, Figeroux n’est-il pas arrêté ?

— Le témoignage d’un seul homme, répondit-il, surtout d’un noir, n’a pas de force contre la dénégation de tous ces esclaves que Figeroux tient sous sa main et qui sont prêts à faire son apologie. Mais, pour moi, ce témoignage suffit. Le noir qui m’a raconté le crime n’a d’ailleurs aucun intérêt à accuser Figeroux. D’ailleurs, au moment de la mort de Mettereau, on a déjà suspecté le mulâtre ; les explications qu’il a données, l’alibi qu’il a réussi à se créer n’ont point calmé tous les soupçons. Seulement, Figeroux impose, même aux blancs.

Je savais hélas ! mieux que personne, ce qu’il y avait de vrai et de faux dans ce récit. Sans le vouloir, le docteur avait renouvelé pour moi l’horrible scène ; je me rappelais cette arrivée de Mme Lafon ; les coups à la grille du jardin, les cris lamentables, les hurlements ; puis, dans l’entrebâillement de la porte, l’apparition effrayante sous la lanterne, les cheveux sanglants, la tête sanglante et qui semble détachée du corps, et cette grande femme aux yeux élargis et sans regard, qui entre tout à coup comme un fantôme, portant ou plutôt traînant une masse informe, un paquet de jupes boueuses : sa fille, ma chère Antoinette !… râlant d’une voix éteinte, stupide : « Sauvez-là ! Sauvez-nous ! » Tandis que nous nous empressons, Zinga et moi, autour de l’enfant évanouie, la mère perdit elle-même connaissance. Ah ! Dieu m’est témoin que je les ai couchées toutes les deux dans mon lit, que je les ai soignées comme j’aurais soigné ma mère et ma fille… Mais, pour mon malheur, Zinga était près de moi, l’immonde créature ! Je la vois qui s’approche du manteau dont j’avais débarrassé la pauvre femme, qui le regarde curieusement, qui en fouille les poches, et puis tout bas, dans son jargon : « Maîtresse, regardez donc ! les voleurs n’ont pas été bien adroits. » Il y avait là, dans un sac de cuir dissimulé entre les doubles pans du manteau, tout un trésor. Mme Lafon, avant son départ, avait dû réaliser en espèces une partie de sa fortune. Zinga ouvrit le sac et contemplait l’or : « Voilà » disait-elle, « pour me faire plaisir, à moi ! » Elle ajoutait en me regardant : « Et à toi aussi, maîtresse. » Elle n’ignorait pas qu’à ce moment j’étais dans un embarras extrême ; un jeune mulâtre, fils d’affranchi, furieux d’avoir été chassé de la maison, menaçait, si je n’achetais pas son silence, de raconter que je l’avais soumis, avec d’autres noirs et même des domestiques blancs, à d’abominables luxures. Il savait si bien mêler les vérités aux mensonges qu’il pouvait incriminer les plus innocents plaisirs et me déshonorer à jamais. Il fallait à tout prix fermer la bouche à cette canaille, mais j’étais alors sans argent ; une mauvaise récolte, des constructions dispendieuses, de grands frais agricoles me mettaient dans une gêne momentanée, et un emprunt, la vente d’un titre ou d’un bien me répugnaient. « Cette somme là serait bien utile, » disait Zinga. — « Portez tout de suite le manteau et le sac dans ma chambre », dis-je en affectant de la colère, mais Zinga sourit, car elle me voyait déjà vaincue. Sans s’occuper de mes ordres, sans paraître les entendre, elle continuait à regarder cet or tentateur. « C’est le bon Dieu qui nous a envoyé « ces voyageuses, » faisait-elle, « et puisqu’elles « sont à moitié mortes… » Un geste affreux achevait sa pensée. Et j’avais beau m’indigner de ces paroles, le désir me venait, à moi aussi, de profiter du hasard. Loin du Cap, dans cette plantation isolée où tous me sont soumis, ne suis-je pas maîtresse de mes actions !… Alors Zinga a senti combien je me défendais mollement contre son dessein ; elle a compris tout l’ascendant, toute l’autorité que pourrait lui valoir sur moi un tel acte ; peut-être aussi l’or l’avait-elle fascinée, peut-être la haine féroce que j’avais déjà remarquée chez elle à l’égard des femmes blanches l’enivrait-elle contre les pauvres fugitives… Et l’horrible forfait s’est accompli. Zinga, ensuite, a porté elle-même dans la montagne le corps de l’infortunée. Mon Dieu ! que votre miséricorde s’étende sur moi ! Vous savez que je ne fus pas la vraie coupable, que cette infâme négresse est la véritable inspiratrice, la seule exécutante du meurtre, que ma faute n’a été que de faiblir, de manquer de courage. Ne voulait-elle pas aussi frapper Antoinette sous prétexte que son existence compromettrait la mienne ? Certes je devinais bien à quelle dissimulation, à quels mensonges, à quels périls continuels allait m’entraîner cette enfant, quelles fables il faudrait inventer pour elle et pour le monde afin d’expliquer sa présence auprès de moi. N’importe, je n’ai pas hésité ; et vous avez béni ma charité, mon Dieu ; au Cap, malgré tant de calomnies, on vante mon âme généreuse ; Antoinette me garde de la reconnaissance de l’avoir recueillie, et je sais que cette bienfaisance me vaudra votre pardon…

Hélas ! je me flatte, Zinga est toujours ici pour me rappeler ce qu’elle a appelé mon crime, lorsqu’elle a voulu partager l’or. Ah ! l’atroce nuit où je me suis disputée, battue avec elle — une esclave ! — où elle m’a menacée de m’accuser devant le gouverneur, si je ne lui donnais « pas sa part. » Ah ! comme elle se sent bien maîtresse de mon existence, comme elle se moque bien de mes ordres ! « Sa part », c’est ma fortune ! oui, voilà ce qu’elle désire.

Et dire que pour m’épargner une calomnie ridicule, par avarice, par lâcheté, je suis sous le coup d’une dénonciation capitale !

Il est vrai que le témoignage d’un esclave est nul devant la justice. Le docteur m’a bien semblé le dire. Et pour en être plus sûre encore, je le lui ai demandé :

— N’est-ce pas, docteur, on n’admet pas les plaintes des noirs au Conseil ?

Il fut surpris de ma question. Le trouble que je montrai tout d’abord au récit du crime, lui avait laissé croire qu’il m’avait convertie à sa méfiance et à sa haine extrême des noirs. Ma demande, au contraire, qui tombait inopinément au milieu de son discours, lui prouvait que depuis plusieurs minutes, je n’écoutais que d’une oreille fort distraite ses commentaires.

— Et qu’importe ! s’écria-t-il, revenant toujours à son sujet. Le nègre a beau être dissimulé et hypocrite, il y a des circonstances où il ne peut mentir, où il faut le croire. La loi a souvent la vue claire, mais le regard trop rapide ; elle ne distingue que les ensembles ; pour se familiariser et s’assouplir aux variétés de l’existence, elle a besoin de l’armée des légistes. Mais aux colonies nous ne connaissons pas ces animaux-là !

— Fort heureusement, dis-je.

Il leva les yeux et attacha sur moi un regard fixe, Mon cœur battait plus fort. Se doutait-il de ma complicité ? Était-il venu m’arracher des aveux ? Mais je vis bientôt l’absurdité de mes craintes. Le bon docteur ne soupçonnait rien. Déjà il s’était remis à me parler de Figeroux.

— Tout l’accuse, reprit-il. C’est seulement le surlendemain du crime que Figeroux est venu annoncer la mort de son maître, M. Mettereau, et s’engager chez vous en qualité de commandeur. Le médecin, mon confrère Pasdeloup, a trouvé le corps en putréfaction ; on avait essayé de l’embaumer. Figeroux, m’a-t-on raconté, avait voulu d’abord le faire disparaître, puis il s’était décidé à le garder sous clef jusqu’à l’arrivée de Mme Lafon à Saint-Domingue. Il s’était sans doute proposé d’accomplir le triple assassinat le même jour, mais le navire qui amenait les dames Lafon subit en route des avaries et fut obligé de faire relâche. Le voyage fut ainsi beaucoup plus long qu’il n’aurait l’être, ce qui déjoua les projets du misérable.

— S’il est réellement l’assassin de Mme Lafon, dis-je, c’était bien maladroit de se rapprocher d’Antoinette. Il n’ignorait pas, en effet, quand il est venu chez moi, que je l’avais recueillie. Il voulait donc se faire reconnaître ?

— Oh ! fit le docteur, l’assassinat a eu lieu la nuit ; Figeroux avait peut-être le visage couvert, masqué ; peut-être aussi a-t-il dirigé les meurtriers de loin et sans se montrer à ses victimes.

— Mais quel avantage pouvait-il avoir à entrer chez moi ?

— Il paraît qu’après le crime, Figeroux n’a pas trouvé sur sa victime l’or qu’il attendait, soit que Mme Lafon eût laissé tomber l’argent, au milieu de la lutte, lorsqu’elle essaya d’échapper aux bandits, soit que les noirs qu’il conduisait l’eussent emporté à son insu. Il s’est imaginé que Mme Lafon l’avait confié à Antoinette. Il est entré chez vous pour la voler, pour vous voler aussi peut-être.

— Oh ! docteur, comme cette idée est étrange !

— Mais dans cette affaire tout est étrange ! Pourquoi, par exemple, Figeroux a-t-il froidement commandé qu’on violentât ces femmes. Ce ne pouvait pas être une vengeance, et d’après tout ce qu’on sait de ses mœurs, ce n’est pas un de ces tempéraments de fauve tels qu’on en rencontre parfois chez les mulâtres. Froidement cruel, il n’a point leurs passions de mâle. Il n’y a rien d’impossible à ce qu’il ait agi au nom d’un inconnu. Je vous le répète, madame, il faut vous tenir sur vos gardes. À votre place, moi je renverrais Figeroux.

Je ne répondais rien. La pensée de ce mulâtre que m’avait recommandé Zinga, qu’elle m’avait presque forcée de prendre chez moi, me remplissait d’inquiétude. Connaissait-il « mon crime », ma destinée dépendait-elle de ces deux assassins ; Figeroux allait-il, un beau soir, et avec l’aide de Zinga, me tuer aussi, comme ils avaient tué Mme Lafon ? Certes, les conjectures du docteur n’avaient rien de chimérique. Et pourtant, au milieu de tant de craintes, une image, plus puissante que les autres, s’imposait à mon esprit. Je songeais à ma chère Antoinette. Je ne parvenais pas à éloigner de moi une scène d’horreur, d’une obscénité révoltante. Je voyais la délicieuse enfant se débattre au milieu de noirs fous de luxure ; je voyais sa peau délicate comme les fleurs, meurtrie, ensanglantée par ces mains de barbares. J’entendais ses cris de douleur et de honte. Était-il possible, comme le docteur le prétendait, qu’on se fût attaqué à tant de grâces, qu’un sauvage eût osé souiller une si charmante jeunesse ?

— Docteur, dis-je, qui vous fait croire qu’on a violenté ces malheureuses femmes ? Jamais Antoinette, aux rares fois où j’ai fait allusion à la mort de sa mère, n’a paru troublée comme aurait l’être une enfant, à la fois si franche et si timide, en se voyant contrainte de cacher une telle injure. Elle m’a toujours parlé de cette nuit horrible avec des larmes, mais sans honte ni embarras.

— Ah ! madame, dit le docteur, les jeunes filles les plus franches savent à merveille dissimuler les aventures qui les importunent. Je suis sûr que vous-même autrefois… Allons, passons. Dans l’attitude de Mlle Antoinette, je m’imagine qu’il y a beaucoup d’inconscience. Vous m’avez raconté que vous l’aviez trouvée évanouie. Elle n’a donc rien senti pendant l’opération, heureuse enfant ! À moins, au contraire, qu’elle n’ait éprouvé beaucoup de plaisir. D’où sa réserve. La coquine tient à garder ses sensations pour elle. Voulez-vous que je vous donne un bon conseil, madame : il ne manque pas de beaux partis au Cap, mariez la demoiselle ; elle est en âge. Vous ferez une excellente action. Mais d’abord, n’est-ce pas, renvoyez Figeroux.

— Pourquoi parlez-vous de Figeroux au sujet d’Antoinette ? m’écriai-je toute en fureur.

En vérité cet homme a des paroles si grossières que j’avais envie de le gifler et de le mettre à la porte, lui et ses bons conseils. Mais pour son bonheur et pour ma plus grande angoisse, est survenu un incident qui m’a fait oublier tant de cynisme et de rusticité.

Tout à coup, comme il considérait la plantation, il s’est levé brusquement et, m’attirant derrière le vantail de la fenêtre ouverte, protégée de rideaux légers de manière à laisser voir au dehors et à vous dérober aux passants :

— Regardez Zinga ! m’a-t-il chuchoté à l’oreille.

La négresse était encore mieux vêtue, plus élégante et plus parée qu’au soir où je l’avais surprise dans la chambre d’Antoinette. Sa chemisette fine au col de dentelles, bouffait sur une candale courte à raies roses, dont les fentes, resserrées par des nœuds de ruban écarlate, laissaient voir la jupe de dessous, de toile blanche. Elle avait son collier d’agate et ses bracelets. Ainsi faite elle s’en allait la tête haute, les paupières légèrement retombées, les yeux à peine entr’ouverts sous les longs cils, les dents offertes dans un sourire, les narines palpitantes à la brise de mer. Elle avait oublié ses airs railleurs et méchants ; elle semblait presque jolie dans son bonheur.

Elle passa devant la fenêtre ; en même temps, à quelque distance apparut Samuel Goring. Oubliant tout à fait que des yeux indiscrets pouvaient le voir, le quaker courait derrière elle ; il la rejoignit enfin ; et, tout essoufflé, d’une voix haletante :

— Zinga, dit-il, je vous ai attendue.

— M’enfû ! répliqua-t-elle en haussant les épaules, sans le regarder et elle voulut continuer sa marche.

Alors il l’étreignit, mais, elle, des deux mains, se dégagea, avec une brusquerie si vive et si violente que le révérend trébucha et s’en fut heurter la muraille de notre pavillon.

Ou pati, Kouraj ! aguié ! (Partez, bonne chance, adieu !) cria-t-elle en le saluant de la main.

Mais ivre de douleur, de rage aussi, Goring se mit à la suivre. Il ne la suivit pas longtemps. Voyant qu’il la serrait de près, elle se détourna à demi et, la jambe allongée, d’un coup expert de boxeuse, elle lui envoya le pied en plein visage ; puis, comme il perdait l’équilibre, elle le poussa de sa croupe tendue et reprit sa marche en chantant la chanson créole :

E si nou kontré ké roch,
M’a kasé-yé ké mo do.

(Et si nous rencontrons quelque caillou, je le casserai avec mon dos.)

  1. Jupe très large et courte qui s’arrête au-dessus du genou.
  2. Négresse nouvellement débarquée d’Afrique et, par suite, inexperte et sauvage.