LES
NUITS FLORENTINES.

ii[1].

— Et pourquoi voulez-vous me martyriser encore avec cette horrible médecine, puisque je n’en dois pas moins mourir !

C’était Maria qui parlait ainsi au moment où Maximilien entra dans la chambre. Devant elle était le médecin, qui d’une main tenait une fiole et de l’autre une petite coupe où moussait une liqueur brunâtre d’un aspect repoussant. — Mon cher ami, cria-t-il au survenant, votre présence me fait grand plaisir en ce moment. Obtenez donc de la signora qu’elle avale seulement quelques gouttes ; je suis pressé.

— Je vous en prie, Maria ! murmura Maximilien, de cette voix tendre qui semblait partir d’un cœur si brisé, que la malade, singulièrement émue, oubliant presque sa propre souffrance, prit la coupe. Mais avant de la porter à ses lèvres, elle lui dit en souriant :

— Pour me récompenser, vous allez me raconter l’histoire de Laurence, n’est-ce pas ?

— Il sera fait selon vos désirs, signora.

La pâle malade, moitié souriant, moitié frissonnant, but aussitôt le contenu de la coupe.

— Je suis pressé, dit le médecin en mettant ses gants noirs. Recouchez-vous tranquillement, Signora, et ne bougez que le moins possible.

Accompagné de la noire Deborah qui l’éclairait, il quitta la chambre. Quand les deux amis furent seuls, ils se regardèrent longtemps en silence. Dans leur ame parlaient des pensées que chacun d’eux voulût cacher à l’autre. Mais la femme saisit soudain la main de l’homme et la couvrit de baisers brûlans.

— Pour l’amour de Dieu, dit Maximilien, ne vous agitez pas ainsi, et recouchez-vous paisiblement sur le sopha.

Quand Maria eut obéi, il lui couvrit très soigneusement les pieds avec le chale qu’il avait auparavant touché de ses lèvres. Elle l’avait sans doute remarqué, car ses yeux clignotèrent comme ferait un enfant heureux.

— Mademoiselle Laurence était-elle très belle ?

— Si vous voulez ne pas m’interrompre, chère amie, et me promettre d’écouter tranquillement et en silence, je vous dirai fort en détail ce que vous désirez savoir.

Souriant avec amitié au regard d’acquiescement de Maria, Maximilien se mit sur le siége qui était devant le sopha, et commença son récit de la manière suivante :

— Il y a maintenant neuf ans que je partis pour Londres, dans le but d’y étudier la langue et le peuple. Que le ciel confonde les Anglais et leur langue ! Ils se fourrent dans la bouche une douzaine de monosyllabes, les mâchent, les cassent et vous les crachent à la figure, et ils appellent cela parler. Heureusement qu’ils sont assez taciturnes de leur naturel, et quoiqu’ils vous regardent toujours la bouche ouverte, ils vous font au moins grâce de longues conversations. Mais malheur à nous si nous tombons dans les mains d’un fils d’Albion qui a fait le grand tour et appris sur le continent à parler français. Celui-là veut saisir l’occasion de pratiquer sa science en linguistique, nous accable de questions sur tous les sujets ; à peine a-t-on répondu à l’une, qu’il en arrive une seconde sur notre âge, notre patrie, ou la durée de notre séjour, et il croit nous intéresser beaucoup par cet interrogatoire. Un de mes amis de Paris disait, avec raison peut-être, que les Anglais apprennent leur conversation française au bureau des passeports. Leur entretien le mieux venu est à table, quand ils coupent en tranches leurs rostbeefs gigantesques et vous demandent lequel vous aimez mieux, de l’intérieur rouge ou du dehors bruni, du plus ou moins cuit, du gras ou du maigre. Leurs rostbeefs et leurs rôtis de mouton sont d’ailleurs les seules bonnes choses qu’ils possèdent. Le ciel préserve tout être chrétien de leurs sauces, composées d’un tiers de farine et deux tiers de beurre, ou, pour varier, d’un tiers de beurre et deux tiers de farine ! Que Dieu garde chacun de leurs naïfs légumes qu’ils servent cuits à l’eau et comme la nature les a façonnés ! Plus abominables encore que la cuisine des Anglais, sont leurs toasts et leurs harangues obligées, quand, la nappe enlevée et les dames retirées, on apporte à leur lieu et place un nombre égal de bouteilles de porto qu’ils croient ce qu’il y a de plus propre à suppléer le beau sexe. Je dis le beau sexe, car les Anglaises méritent ce nom. Ce sont de belles, blanches et sveltes personnes. Il est seulement dommage que la distance trop grande du nez à la bouche, qu’on trouve chez elles aussi fréquemment que chez les hommes, gâte, à mes yeux, les plus beaux visages. Cette déviation du type de la beauté me cause une impression d’autant plus pénible, quand je rencontre les Anglais, ici en Italie, où ces proportions mesquines du nez contrastent davantage avec les visages antiques des Italiens, dont les nez courbés à la romaine ou alignés à la grecque offrent souvent des proportions trop développées. Un observateur allemand a remarqué avec beaucoup de justesse que les Anglais qui se promènent au milieu des Italiens, ont tous l’air de statues auxquelles on a cassé le bout du nez.

Oui, c’est quand on rencontre les Anglais en pays étranger, que le contraste fait ressortir encore plus leurs défauts. Ce sont les dieux de l’ennui qui courent la poste en tous pays dans des voitures brillamment vernissées, et laissent derrière eux une terne poussière de tristesse. Ajoutez-y leur curiosité sans intérêt, leur lourdeur parée, leur gaucherie impertinente, leur anguleux égoïsme et leur passion froide pour tous les sujets repoussans. Il y a plus de trois semaines qu’on voit ici, sur la Piazza del Gran Ducca, un Anglais qui demeure toute la journée, bouche béante, à contempler ce charlatan à cheval qui arrache les dents aux paysans. Ce spectacle indemnise peut-être le noble fils d’Albion des exécutions qu’il perd à cette heure dans sa chère patrie ; car, après les combats de boxeurs et de coqs, il n’y a pas de spectacle plus précieux, pour un Anglais, que l’agonie d’un pauvre diable qui a volé un mouton ou imité une écriture, et qu’on expose, la corde au cou, pendant une heure, devant la façade d’Old-Bailey, avant de le lancer dans l’éternité. Je n’exagère pas quand je dis que le vol d’un mouton et le faux, dans cet horrible et cruel pays, sont punis à l’égal de l’inceste et du parricide. Moi-même qu’un triste hasard conduisit à Londres, j’y ai vu pendre un homme qui avait volé un mouton, et depuis ce temps, j’ai perdu le goût pour le mouton rôti. Auprès de lui je vis pendre un Irlandais qui avait contrefait la signature d’un riche banquier. Je vois encore les naïves terreurs du pauvre Paddy, qui, aux assises, ne pouvait comprendre qu’on le punît si durement pour avoir imité une signature, lui qui permettait au premier venu d’imiter la sienne ! Et ce peuple ne cesse de parler de christianisme, il ne manque pas un prêche le dimanche, et inonde de bibles l’univers !

Je vous l’avouerai, Maria, si je ne pus rien goûter en Angleterre, ni la cuisine ni les hommes, la faute en était un peu à moi-même. J’avais emporté de ma patrie une bonne provision de mauvaise humeur, et je cherchais des distractions chez un peuple qui ne sait lui-même tuer son ennui que dans le tourbillon de l’activité politique et mercantile. La perfection des machines qu’on emploie partout, dans ce pays, à accomplir des travaux d’homme, avait aussi pour moi quelque chose de déplaisant et de sinistre tout à la fois. Cette vie artificielle de rouages, pistons, cylindres, et de milliers de crochets, goupilles, petites dents qui se meuvent presque avec passion, me remplissait d’horreur. La précision, l’exactitude, la mesure et la ponctualité de la vie des Anglais ne me tourmentaient pas moins ; car si les machines en Angleterre nous font l’effet d’hommes, les hommes nous y apparaissent comme des machines. Oui, le bois, l’acier et le cuivre semblent y avoir usurpé l’esprit des hommes et être devenus presque fous par excès d’esprit, pendant que l’homme, dépouillé de sa vie intellectuelle, semblable à un fantôme vide, accomplit, comme une machine, sa tache habituelle. À la minute fixée il mange son beefsteak, débite son discours au parlement, fait ses ongles, monte en diligence, ou bien encore va se pendre.

Vous pouvez vous figurer sans peine combien s’augmentait mon malaise dans ce pays. Mais rien ne se peut comparer à l’humeur noire qui m’assaillit un soir que j’étais sur le pont de Waterloo et que je plongeais mes regards dans la Tamise. Il me semblait voir s’y réfléchir mon ame, qui, du fond de ce miroir, me montrait toutes ses blessures. Et puis, j’en vins à me rappeler les histoires les plus affligeantes. Je pensai à la rose qui avait été tous les jours arrosée de vinaigre, ce qui lui fit perdre ses parfums les plus doux, et la flétrit avant le temps… Je pensai au papillon égaré qu’un naturaliste qui gravit le Mont-Blanc vit voltiger solitaire entre les parois de glace… Je pensai à la guenon apprivoisée qui était si familière avec les hommes et jouait si gaiement avec eux, mais qui un jour, à table, ayant reconnu, dans le rôti qu’on apportait sur un plat, son propre enfant de singe, le saisit vivement, l’emporta dans les bois et ne se fit plus jamais voir parmi ses bons amis les hommes… Hélas ! je me sentis dans l’ame une telle amertume, que des larmes brûlantes s’échappèrent de mes yeux… elles tombèrent dans la Tamise et s’en furent dans le grand Océan qui a déjà englouti tant de larmes humaines, sans y prendre garde !

Il arriva dans ce moment qu’une singulière musique me tira de mes sombres rêveries. En regardant autour de moi, je vis sur le rivage une troupe d’hommes qui paraissaient avoir formé un cercle autour de quelque spectacle amusant. Je m’approchai, et distinguai une famille d’artistes qui se composait des quatre personnes suivantes :

1o Une petite vieille ramassée, habillée de noir, avec une très petite tête et un gros ventre très proéminent. De ce ventre pendait une énorme grosse caisse sur laquelle elle tambourinait impitoyablement.

2o Un nain qui portait, comme un marquis français de l’ancien régime, un habit brodé, une grande tête poudrée, mais dont les membres étaient minces et fluets. Il jouait du triangle en sautillant çà et là.

3o Une jeune fille d’environ quinze ans qui portait une jaquette courte et étroite en soie rayée bleue et un large pantalon rayé de même couleur. C’était une créature d’une forme aérienne et toute gracieuse. Sa figure avait la beauté grecque. Nez noble et droit ; lèvres finement découpées ; menton fuyant et arrondi ; teint chaudement olivâtre ; cheveux d’un noir éclatant, relevés autour des tempes : elle restait là droite, svelte et sérieuse, même un peu maussade, et regardant le quatrième personnage de la société qui faisait parade de son esprit.

Cette quatrième personne était un chien savant, caniche plein d’avenir, qui venait, à la très grande joie du public anglais, d’assembler, avec les caractères de bois qu’on lui avait présentés, le nom de lord Wellington, en y ajoutant de la même façon la flatteuse épithète de héros. Comme le chien, à en juger par son air spirituel, ne pouvait être une bête anglaise, mais qu’il était venu de France ainsi que les trois autres personnes, les fils d’Albion se réjouissaient fort de voir les mérites de leur grand capitaine reconnus au moins par les chiens français, reconnaissance à laquelle les autres créatures de France refusaient outrageusement de se prêter.

En effet, cette troupe se composait de Français, et le nain qui s’annonça ensuite sous le nom de M. Turlututu, commença à déclamer en langue française et avec des gestes si véhémens, que les pauvres Anglais ouvrirent leurs bouches et relevèrent leurs nez encore plus qu’à l’ordinaire. Quelquefois, après une longue période, il imitait le chant du coq, et ces kokerikos, ainsi que les noms de beaucoup d’empereurs, de rois et de princes qu’il mêlait à son discours, furent tout ce que comprirent les pauvres spectateurs. Ces empereurs, rois et princes, étaient, selon lui, ses protecteurs et amis. Il assurait avoir eu, dès l’âge de huit ans, un long entretien avec sa majesté défunte Louis XVI, qui, plus tard, lui demanda toujours conseil dans les occasions importantes. Comme tant d’autres, il s’était soustrait par la fuite à la tourmente révolutionnaire, et n’était revenu dans sa chère patrie qu’à l’époque de l’empire, pour prendre part à la gloire de la grande nation. Napoléon, disait-il, ne l’avait jamais aimé ; en revanche, il avait été presque adoré par sa sainteté le pape Pie VII. L’empereur Alexandre lui donnait des bonbons, et la princesse Guillaume de Kiritz le prenait toujours sur ses genoux. Son altesse le duc Charles de Brunswick le faisait quelquefois chevaucher sur ses chiens, et sa majesté le roi Louis de Bavière lui avait lu ses augustes poésies. Les princes de Reuss, Schleitz, Kreutz, ainsi que ceux de Schwarzenbourg-Sondershausen l’aimaient comme un frère et avaient toujours fumé dans la même pipe que lui. À l’entendre, il n’aurait vécu dès son enfance qu’avec des souverains ; les monarques actuels s’étaient élevés et avaient gandi avec lui ; il les regardait comme les siens, et prenait le deuil quand l’un d’eux payait le tribut à la nature. Après ces graves paroles, il chanta en coq.

M. Turlututu était réellement un des nains les plus curieux que j’eusse jamais vus. Sa vieille figure ridée formait un contraste fort drôle avec son petit corps enfantin, et toute sa personne un contraste grotesque avec les tours d’adresse dont il se faisait honneur. Il se campa dans les positions les plus hardies de l’escrime, et avec une rapière d’une longueur démesurée, se mit à frapper l’air d’estoc et de taille, pendant qu’il jurait sur son honneur que cette quarte ou cette tierce était irrésistible, et qu’avec sa parade, à lui, il pouvait sûrement défier tout homme mortel, ce qu’il voulait prouver en invitant chacun des spectateurs à se mesurer avec lui dans le noble art de l’escrime. Quand le nain eut continué ce jeu pendant quelque temps, sans avoir trouvé personne qui voulût soutenir un assaut en plein air, il s’inclina avec la vieille grace française, remercia pour les suffrages dont on avait bien voulu l’honorer et prit la liberté d’annoncer à l’honorable public le spectacle le plus extraordinaire qu’on eut jamais admiré sur le sol de l’Angleterre. « Voyez-vous cette personne ? — dit-il après avoir mis de sales gants glacés, et conduit avec une galanterie respectueuse au milieu du cercle la jeune fille qui faisait partie de la société, — cette personne est la fille unique de la très respectable et très chrétienne dame que vous voyez là-bas avec la grosse caisse, et qui porte encore aujourd’hui le deuil de son époux chéri, le plus grand ventriloque de l’Europe ! Mademoiselle va danser ! admirez maintenant la danse de mademoiselle Laurence. » Après ce discours, il contrefit encore le coq.

La jeune fille ne semblait faire aucune attention ni à ces paroles, ni aux regards des spectateurs. Perdue dans ses rêveries, elle demeura sans mouvement jusqu’à ce que le nain eût étendu devant ses pieds un grand tapis et recommencé à frapper son triangle avec accompagnement de grosse caisse. C’était une singulière musique, mélange de lourd bourdonnement et de chatouillement voluptueux ; j’y distinguai une mélodie pathétiquement folle, tristement dévergondée, bizarre, quoique de la plus curieuse simplicité. Mais j’oubliai bientôt cette musique quand la jeune fille commença à danser.

La danse et la danseuse s’emparèrent avec force de toute mon attention. Ce n’était pas la danse classique que nous voyons encore dans nos grands ballets. Ce n’étaient pas ces alexandrins dansés, ces sauts déclamatoires, ces entrechats d’antithèses, cette passion noble qui pirouette à vous donner le vertige, au point qu’on ne voit plus rien que ciel et tricot, rien qu’idéal et mensonge. En vérité, rien ne me contrarie plus que le ballet de l’Opéra de Paris, où s’est conservée dans toute sa pureté la tradition de cette danse classique, pendant que les Français ont renversé le vieux système dans les autres arts, dans la poésie, la musique et la peinture. Mais il leur sera difficile de faire dans l’art de la danse une semblable révolution, à moins qu’ils n’aient recours ici, comme dans leur révolution politique, à la terreur, et qu’ils ne guillotinent les jambes aux danseurs endurcis de l’ancien régime. Mlle Laurence n’était pas une grande danseuse. Les pointes de ses pieds n’étaient pas très souples, ses jambes n’étaient point rompues à toutes les dislocations possibles, elle n’entendait rien à la danse telle que l’enseigne M. Taglioni, mais elle dansait comme la nature commande aux hommes de danser. Toute sa personne était en harmonie avec ses pas. Ce n’étaient pas seulement ses pieds, mais son corps entier qui dansait, son visage même dansait… elle devenait pâle parfois, mais d’une pâleur mortelle, ses yeux s’ouvraient tout grands comme ceux d’un spectre : autour de ses lèvres palpitaient la curiosité et l’effroi, et ses cheveux noirs qui encadraient ses tempes dans des ovales lisses, voletaient en se soulevant comme deux ailes de corbeau. Ce n’était pas là en effet une danse classique, ni une danse romantique non plus, comme l’entendrait un Jeune-France. Cette danse n’était ni moyen-âge, ni vénitienne, ni bossue, ni macabre, ni moralité, ni clair de lune, ni inceste… C’était une danse qui ne visait pas à amuser par des formes de mouvemens extérieurs ; ces formes semblaient au contraire les mots d’une langue particulière. Mais que disait cette danse ? Je ne pus la comprendre, avec quelque passion que se démenât ce langage. Je soupçonnai seulement par instans qu’il y était question de choses douloureuses et sombres. Moi qui, d’ordinaire, entends si facilement tout sens figuré, je ne pouvais parvenir à deviner cette énigme dansée. La faute en était certainement à la musique, qui me déroutait peut-être à dessein et m’embrouillait sans cesse. Le triangle de M. Turlututu ricanait quelquefois bien malicieusement ! Et madame mère frappait sa grosse caisse avec une telle colère, que sa figure étincelait sous le nuage de son bonnet noir comme une lune sanglante.

Quand la troupe se fut éloignée, je restai long-temps fixé à la même place, rêvant au sens de cette danse. Était-ce une danse du midi de la France ou une danse nationale d’Espagne ? Le caractère méridional se peignait assez dans l’emportement avec lequel la danseuse jetait de côté et d’autre sa frêle taille, et dans les mouvemens frénétiques de sa tête, qu’elle renversait quelquefois en arrière, à la manière de ces bacchantes échevelées que nous voyons avec étonnement dans les reliefs des vases antiques. Sa danse avait alors quelque chose d’involontaire, d’enivré, de fatal ; elle dansait comme la Destinée. N’étaient-ce pas les fragmens de quelque antique pantomime ? Ou n’était-ce qu’une histoire privée ? Parfois la jeune fille se penchait vers la terre, comme pour écouter si elle n’entendait pas une voix monter vers elle… Elle tremblait alors comme la feuille du peuplier, se repliait à la hâte en sens contraire, et accomplissait les sauts les plus extravagans, les plus déréglés, puis rapprochait de la terre une oreille plus inquiète qu’auparavant, faisait un signe de tête, devenait rouge, redevenait pâle, frissonnait, demeurait un instant droite comme un cierge, immobile comme la pierre, et faisait enfin le geste de quelqu’un qui se lave les mains. Était-ce du sang qu’elle croyait enlever avec tant de soin ? Elle accompagna cette action d’un regard si suppliant, si attendrissant !… Et le hasard voulut que ce regard tombât sur moi.

Toute la nuit suivante, je pensai à ce regard, à cette danse, au bizarre accompagnement, et quand, le lendemain, je me lançai comme à l’ordinaire dans les rues de Londres, j’éprouvai le désir le plus ardent de rencontrer de nouveau la jolie danseuse, et j’écoutais toujours si je n’entendais point quelque part une musique de grosse caisse et de triangle. J’avais enfin trouvé à Londres quelque chose qui m’intéressât, et je n’errais plus sans but dans ses rues béantes. Je venais de sortir de la Tour et j’y avais observé attentivement la hache avec laquelle fut décapitée Anne de Boleyn, les diamans de la couronne d’Angleterre, ainsi que les lions, quand je retrouvai sur la place de la Tour, au milieu d’une grande foule, madame mère et sa grosse caisse, et j’entendis M.   Turlututu chanter en coq. Le chien savant composa de rechef l’héroïsme de lord Wellington, le nain montra encore ses tierces et quartes irrésistibles, et Mlle Laurence recommença sa danse énigmatique. C’était ce même langage muet qui voulait dire quelque chose que je ne comprenais guère, ce même renversement violent de sa belle tête, l’oreille attentive penchée vers la terre, l’horreur qu’elle voulait fuir en se jetant dans des sauts plus insensés ; puis encore l’oreille attentive comme à un bruit souterrain, le tremblement, la pâleur, l’immobilité, ensuite cet effroyable et mystérieux lavement de mains, et enfin cet oblique regard suppliant qu’elle arrêta, cette fois, plus long-temps encore sur moi.

Oh ! les femmes, et les jeunes filles aussi bien que les autres femmes, s’aperçoivent tout d’abord qu’elles excitent l’attention d’un homme. Quoique Mlle Laurence, quand elle ne dansait pas, demeurât toujours sans mouvement, sans porter ses yeux ailleurs que sur sa rêverie intérieure, et qu’elle ne jetât, pendant qu’elle dansait, qu’un seul regard sur le public, ce n’était point par hasard seulement que ce regard tombait toujours sur moi, et plus je la voyais danser, plus ce regard prit d’éclat et d’expression, et plus il devint inintelligible. Je fus comme ensorcelé par ce regard, et pendant trois semaines, je battis le pavé de Londres du matin au soir, m’arrêtant partout où dansait Mlle Laurence. J’en vins à ce point de distinguer à travers les murmures les plus bruyans de la foule, et dans le plus grand éloignement, les sons de la grosse caisse et du triangle. De son côté, M. Turlututu, quand il m’apercevait, grossissait joyeusement son cri de coq. Sans avoir jamais échangé un mot avec lui, ni avec Mlle Laurence, ni avec madame mère, ni avec le chien savant, je parus à la fin faire partie de leur société. Quand M. Turlututu faisait sa collecte, il s’y prenait avec le tact le plus fin en s’approchant de moi, et détournait toujours la tête du côté opposé, quand je jetais une petite pièce dans son chapeau à trois cornes. Il avait en effet un air de convenance fort distingué, et rappelait les belles manières de l’ancien régime. On pouvait reconnaître, chez le petit homme, qu’il avait grandi avec les monarques, et c’était chose d’autant plus surprenante de le voir, oubliant parfois sa dignité, chanter comme un coq.

Je ne puis vous décrire la peine que j’éprouvai quand, après avoir inutilement cherché pendant trois jours la petite société dans toutes les rues de Londres, je compris enfin qu’elle avait quitté la ville ; l’ennui me saisit de nouveau dans ses bras de plomb et me serra encore une fois le cœur. Il me fut impossible de le supporter plus long-temps. Je dis adieu au Mob, aux Blackguards, aux gentlemen et aux fashionables d’Angleterre, les quatre états de l’empire britannique, et repartis pour le continent civilisé, où je m’agenouillai en adoration devant le tablier blanc du premier cuisinier que je rencontrai. Là, je pus dîner encore une fois comme une créature raisonnable, et réjouir mon ame devant la bonhomie de figures désintéressées. Mais je ne pus oublier entièrement Mlle Laurence, elle dansa long-temps dans ma mémoire, et, dans mes heures solitaires, je réfléchis souvent à la pantomime énigmatique de la belle enfant, surtout à son geste quand elle prêtait l’oreille comme pour écouter un bruit souterrain. Il se passa aussi quelque temps avant que les bizarres mélodies de triangle et de grosse caisse expirassent dans mon souvenir.

— Et c’est là toute l’histoire ? s’écria Maria en se relevant avec impatience.

Mais Maximilien la supplia de se recoucher, en ajoutant le geste significatif de l’index sur la bouche, et lui dit : — Doucement, doucement. Demeurez tranquille, et je vous raconterai la fin de l’histoire. Je vous demande seulement, au nom du ciel, de ne pas m’interrompre.

Puis, s’enfonçant encore plus commodément dans son fauteuil, Maximilien continua son récit de la manière suivante :

Cinq ans après cet évènement, je vins à Paris pour la première fois, et à une époque remarquable. Les Français venaient d’accomplir leur révolution de juillet, et l’univers applaudissait. Ce drame n’était pas aussi effrayant que les précédentes tragédies de la république et de l’empire. Il n’était resté sur le champ de bataille que quelques milliers de cadavres ; aussi les révolutionnaires romantiques ne furent-ils pas fort contens, et ils annoncèrent une nouvelle pièce où coulerait plus de sang, où le bourreau aurait plus à faire.

Paris me réjouit fort par la gaieté qui s’y fait jour à propos de tout, et exerce son influence même sur les esprits les plus assombris. Chose étrange ! Paris est le théâtre où l’on exécute les plus grandes tragédies de l’histoire universelle, tragédies dont le souvenir seul fait trembler les cœurs et mouiller les yeux, dans les pays les plus éloignés ; mais le spectateur de ces grandes tragédies éprouve à Paris ce qui m’arriva une fois à la Porte-Saint-Martin où je vis représenter la Tour de Nesle. J’étais assis derrière une dame qui portait un chapeau de gaze rose : ce chapeau était si large, qu’il s’interposait complètement entre moi et le théâtre, dont je ne pus voir les horreurs qu’à travers cette gaze rose, de sorte que toutes les lamentables scènes de la Tour de Nesle m’apparurent sous la couleur la plus riante. Oui, il y a à Paris une teinte rose qui égaie, pour le spectateur immédiat, toutes les tragédies, afin que la jouissance de la vie n’en soit pas troublée. Les idées noires qu’on apporte dans son propre cœur à Paris, y perdent leur caractère d’angoisse inquiétante. Nos chagrins s’y adoucissent d’une façon remarquable. Dans cet air de Paris, toutes les blessures guérissent plus vite qu’en tout autre lieu. Il y a dans cet air quelque chose d’aussi généreux, d’aussi compatissant, d’aussi doux que dans le peuple même.

Ce qui me charma le plus chez ce peuple, ce furent ses manières polies et distinguées. Ô parfum de politesse, parfum d’ananas, combien tu rafraîchis ma pauvre ame malade qui avait avalé, en Allemagne, tant de vapeurs tabagiques, tant d’odeur de choucroute et de grossièreté ! Des mélodies de Rossini n’auraient pas résonné plus doucement à mon oreille que les excuses courtoises d’un Français qui, le jour de mon arrivée, m’avait heurté fort légèrement dans la rue. Je reculai presque en face d’une si douce urbanité, moi dont les côtes étaient faites aux silencieuses bourrades allemandes ! Pendant toute la première semaine de mon séjour à Paris, je m’arrangeai pour être heurté plusieurs fois, dans le seul but de me récréer avec cette musique d’excuses. D’ailleurs ce n’était pas seulement à cause de cette politesse, mais aussi à cause de sa langue que le peuple français prenait à mes yeux un certain air comme il faut ; car, vous le savez, chez nous, dans le nord, la langue française est un des attributs de la haute noblesse, et le langage français s’allia, dès mon enfance, à l’idée de qualité. Et j’entendais une dame de la halle de Paris parler meilleur français qu’une chanoinesse allemande de soixante-six quartiers.

Cet idiôme, qui donne au peuple français un air comme il faut, lui prêtait aussi, dans mon imagination, quelque chose de délicieusement fabuleux. Cela venait d’un autre souvenir d’enfance. Le premier livre où j’appris à lire le français, fut le recueil de fables de Lafontaine. Les formes de ce langage naïvement sensé s’étaient imprimées en caractères ineffaçables dans ma mémoire, et quand j’arrivai à Paris, et que j’y entendis parler français partout, je me rappelais à chaque instant mes fables, et je croyais toujours entendre les voix connues de mes animaux. C’était tantôt le lion, tantôt le loup qui parlait, puis l’agneau, ou la cigogne ou la colombe. Souvent il me semblait aussi entendre le renard qui dit :


Eh ! bonjour, monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli, que vous me semblez beau !


Mais ces réminiscences fablières s’éveillèrent encore plus fréquemment dans mon ame, quand je pénétrai dans cette région supérieure qu’on appelle le monde. Ce fut en effet le même monde qui fournit jadis à Lafontaine les types de ses caractères d’animaux. La saison d’hiver commença bientôt après mon arrivée, et je pris part à la vie de salon où ce monde se rue avec plus ou moins de joie. Ce qui m’en parut le plus intéressant et me frappa le plus, fut moins l’égalité des bonnes manières qui y règne, que la diversité des parties qui le composent. Souvent quand j’observais dans un salon les hommes qui s’y rassemblaient paisiblement, je croyais me trouver dans un de ces magasins de curiosités où les reliques de tous les temps gisent pêle-mêle à côté les unes des autres : un Apollon grec près d’une pagode chinoise, un Vizliputzli mexicain avec un gothique ecce homo, des idoles égyptiennes à têtes de chien, de saints fétiches de bois, d’ivoire, de métal, etc. J’y vis de vieux mousquetaires qui avaient dansé avec Marie-Antoinette, des philantropes qui avaient été adorés dans l’assemblée nationale, des montagnards sans pitié et sans tache, des républicains apprivoisés qui avaient trôné au Luxembourg directorial, de grands dignitaires de l’empire devant qui l’Europe entière avait tremblé, des jésuites souverains de la restauration, toutes divinités éteintes, mutilées et vermoulues de diverses époques, et auxquelles personne ne croit plus. Les noms hurlent quand ils se rencontrent, mais on voit les hommes rester paisiblement et amicalement les uns près des autres comme les antiquités dans les boutiques du quai Voltaire. Dans les pays germaniques, où les passions sont moins disciplinables, faire vivre de la même sociabilité tant de personnes hétérogènes serait tout-à-fait impossible. Et puis dans nos froides régions du Nord, le besoin de parler n’est point aussi pressant que dans la chaude France, où les plus grands ennemis, quand ils se rencontrent dans un salon, ne peuvent garder long-temps un sombre silence. En outre, le désir de plaire est si grand en France, qu’on s’efforce de plaire, non-seulement à ses amis, mais encore à ses ennemis. On n’est occupé qu’à se draper et à minauder, et les femmes ont fort à faire ici pour surpasser les hommes en coquetterie. Pourtant elles y parviennent en définitive.

Cette remarque n’a rien, certainement rien de malveillant pour les femmes françaises, et moins encore pour les Parisiennes. Je suis au contraire leur adorateur le plus déclaré, et je les adore plus à cause de leurs défauts qu’à cause de leurs vertus. Je ne connais rien de mieux trouvé que cette légende qui fait venir au monde les Parisiennes avec toutes sortes de défauts, et suppose alors une bonne fée qui prend pitié d’elles et attache à chacun de ces défauts une séduction nouvelle. Cette fée bienfaisante est la Grace. Les Parisiennes sont-elles belles ? Qui peut le savoir ? Qui peut pénétrer toutes les roueries de la toilette, distinguer le vrai dans ce que le tulle trahit, ou le faux dans ce dont la soie ballonnée fait parade ? L’œil parvient-il à percer l’écorce, va-t-on pénétrer jusqu’au fruit, elles s’enveloppent aussitôt dans une écorce nouvelle, puis dans une autre, et c’est à l’aide de cet incessant changement de modes qu’elles défient l’œil de l’homme. Leurs figures sont-elles belles ? Il serait encore difficile d’arriver ici à la vérité. Comme tous ses traits sont dans un mouvement perpétuel, la Parisienne a mille visages, chacun plus riant, plus spirituel, plus avenant que l’autre, et elle embarrasse fort celui qui voudrait faire un choix dans ces visages ou deviner le véritable. Ont-elles les yeux grands ? Qui le sait ! Nous ne regardons pas au calibre des canons quand le boulet nous emporte la tête. D’ailleurs, quand ces yeux ne frappent pas, ils éblouissent au moins par leur feu, et l’on se trouve fort heureux d’être hors de leur portée. L’espace entre leur nez et leur bouche est-il large ou resserré ? Quelquefois large, quand elles portent le nez au vent ; quelquefois étroit, quand leur lèvre se dresse avec dédain. Leur bouche est-elle grande ou petite ? Qui peut savoir où cesse la bouche, où commence le sourire ? Pour bien juger, il faudrait que le juge et l’objet du jugement se trouvassent également en état de calme. Mais qui peut rester tranquille auprès d’une Parisienne, et quelle Parisienne est jamais tranquille ? Il est des gens qui croient pouvoir examiner à leur aise un papillon quand ils l’ont percé et fixé sur le papier avec une épingle. C’est folie et cruauté. Le papillon attaché et immobile n’est plus un papillon. Il faut observer le papillon quand il se joue autour des fleurs… et la Parisienne, non dans l’intérieur domestique, où l’épingle est fichée dans son sein, mais dans le salon, dans les soirées et dans les bals, où elle voltige avec des ailes de soie et de gaze brodée, aux lueurs étincelantes des joyeuses girandoles. C’est alors que se révèle en elle un impatient amour de la vie, une ardeur d’étourdissement, une soif d’ivresse, qui l’embellit d’une façon presque attristante, et lui prête un charme dont notre ame est tout à la fois ravie et effrayée.

Ce besoin passionné de jouir de la vie, comme si la mort les allait appeler tout-à-l’heure de la source jaillissante du plaisir, ou que cette source dût se tarir à l’instant ; cet empressement, cette rage, ce vertige des Parisiennes, tels surtout qu’ils éclatent dans les bals, me rappellent toujours la tradition des danseuses nocturnes qu’on appelle chez nous les willis. Ce sont de jeunes fiancées mortes avant le jour des noces ; mais elles ont conservé si vivement dans leur cœur l’amour mal satisfait de la danse, qu’elles sortent la nuit de leurs tombeaux, se rassemblent en troupes sur les routes, et là se livrent aux danses les plus passionnées. Parées de leurs habits de noces, couronnées de fleurs, les mains livides ornées d’anneaux étincelans, souriant à faire frissonner, irrésistiblement belles, les willis, bacchantes mortes, dansent au clair de lune, et elles dansent avec d’autant plus d’ardeur et d’impétuosité, qu’elles sentent approcher la fin de l’heure de minuit, le moment qui doit les faire redescendre dans le froid glacial de leurs tombeaux.

Ce fut à une soirée de la Chaussée d’Antin que ces réflexions roulaient dans mon ame. C’était une soirée brillante, et rien ne manquait des conditions ordinaires d’un tel plaisir. Assez de lumières pour être bien éclairé, assez de glaces pour s’y mirer, assez d’hommes pour y étouffer de chaleur, assez de sirops et de sorbets pour se rafraîchir. On commença par faire de la musique. Franz Liszt s’étant laissé entraîner au piano, releva sa chevelure au-dessus de son front spirituel, et livra une de ses plus brillantes batailles. Les touches semblaient saigner. Si je ne me trompe, il joua un passage de la Palingénésie de Ballanche, dont il traduisit les idées en musique, chose fort utile pour ceux qui ne peuvent lire dans l’original les œuvres de ce célèbre écrivain. Puis il joua la Marche au supplice, de Berlioz, admirable morceau que ce jeune musicien écrivit, je crois, le matin du jour de ses noces. Ce ne fut dans toute la salle que visages pâlissans, seins oppressés, respiration précipitée pendant les pauses, et enfin applaudissemens forcenés. Ce fut ensuite avec une joie plus folle qu’elles se livrèrent à la danse, les willis du salon, et j’eus peine, au milieu de la bagarre, à me réfugier dans une pièce voisine. On y jouait. Sur de grands fauteuils reposaient quelques dames, qui regardaient les joueurs ou faisaient mine de s’intéresser au jeu. En passant auprès d’une de ces dames, mon bras frôla sa robe, et j’éprouvai, depuis la main jusqu’à l’épaule, un tressaillement semblable à une légère secousse électrique. Une commotion de même nature, mais de la plus grande force, agita mon cœur, quand je vis la figure de la dame. Est-ce elle ou n’est-ce pas elle ? C’était bien le même visage, semblable à une antique par la forme et la couleur, si ce n’est qu’il avait un peu perdu de sa pureté et de son éclat de marbre. L’œil exercé pouvait remarquer sur le front et sur les joues de petits défauts, peut-être de légères marques de petite vérole, qui faisaient l’effet de ces taches d’intempéries qu’on trouve sur les statues qui ont été exposées quelque temps au grand air. C’étaient aussi ces mêmes cheveux noirs descendant sur les tempes en ovales lisses, comme des ailes de corbeau. Mais quand ses yeux rencontrèrent les miens, avec ce regard oblique si bien connu, dont le rapide éclair me remuait toujours l’ame d’une manière si énigmatique, je n’eus plus de doute : c’était Mlle Laurence.

Complaisamment étendue dans son fauteuil, tenant d’une main un bouquet, et s’appuyant de l’autre sur le bras du siége, Mlle Laurence était auprès d’une table de jeu, et semblait donner toute son attention aux cartes. Sa toilette était élégante et distinguée, quoique simple ; toute de satin blanc. À l’exception de bracelets en perles, elle ne portait pas de bijoux. Une grande quantité de dentelles couvrait son jeune sein, et l’enveloppait, d’une façon presque puritaine, jusqu’au cou. Dans cette décente simplicité de vêtemens, elle formait un agréable et touchant contraste avec quelques vieilles dames resplendissantes de diamans, à parure bigarrée, qui, assises dans le voisinage, étalaient dans une nudité mélancolique les ruines de leur ancienne splendeur, la place où fut Troie. Sa figure avait toujours son air ravissant de tristesse : je me sentis entraîné vers elle par un attrait irrésistible. Enfin, je me plaçai debout derrière son fauteuil, brûlant du désir de lui parler, mais retenu par le respect des convenances.

J’étais resté quelque temps en silence derrière elle, quand elle tira tout à coup de son bouquet une fleur, et, sans tourner son regard sur moi, me la tendit par-dessus son épaule. Le parfum de cette fleur était singulier, et exerça sur moi une fascination toute particulière. Je me sentis affranchi de toute formalité sociale, comme dans un songe où l’on fait et dit toutes choses inaccoutumées, dont on s’étonne le premier, et où nos paroles prennent un caractère curieusement simple, enfantin et familier. D’un air calme, indifférent, négligent, comme on a coutume de faire avec de vieux amis, je me penchai sur le dossier du fauteuil, et dis à l’oreille de la jeune dame : Mademoiselle Laurence, où est donc votre mère à la grosse caisse ?

— Elle est morte, répondit-elle avec le même ton calme, indifférent, négligent.

Après une courte pause, je me penchai de nouveau sur le dossier du fauteuil, et dis à l’oreille de la jeune dame : Mademoiselle Laurence, où donc est le chien savant ?

— Il est parti et court le monde, répondit-elle avec le même ton calme, indifférent, négligent.

Puis encore après une courte pause, je me penchai sur le dossier du fauteuil, et dis à l’oreille de la jeune dame : Mademoiselle Laurence, où donc est M. Turlututu, le nain ?

— Il est avec les géans sur le boulevard du Temple, répondit-elle. À peine avait-elle dit ces mots, et toujours avec le même ton calme, indifférent, négligent, qu’un vieux monsieur sérieux, d’une haute stature militaire, vint à elle, et lui annonça que sa voiture était là. Se levant lentement de son siége, elle s’appuya sur le bras de cet homme, et, sans jeter en arrière un seul regard sur moi, elle sortit avec lui de l’appartement.

J’allai trouver la maîtresse de la maison, qui s’était tenue tout le soir à l’entrée du premier salon, et y présentait son sourire aux entrans et aux sortans. Quand je lui demandai le nom de la jeune dame qui venait de sortir avec le vieux monsieur, elle partit d’un aimable rire et s’écria : — Mon Dieu ! qui peut connaître tout le monde ! je la connais aussi peu que… Elle s’arrêta ; car elle voulait dire sans doute aussi peu que moi, qu’elle voyait ce soir-là pour la première fois. — Peut-être, lui dis-je alors, monsieur votre mari pourra-t-il me donner des éclaircissemens : où le trouverai-je ?

— À la chasse à Saint Germain, répondit-elle en riant plus fort : il est parti ce matin, et ne reviendra que demain soir… Mais attendez, je connais quelqu’un qui a beaucoup parlé avec cette dame : je ne sais pas son nom ; mais vous le trouverez facilement en demandant le jeune homme auquel le premier ministre a donné un coup de pied je ne sais plus où.

Tout difficile qu’il soit de reconnaître un homme au coup de pied que lui a donné un premier ministre, j’eus pourtant bientôt découvert le personnage, et lui demandai quelques éclaircissemens sur la singulière créature qui m’intéressait, et que je sus lui désigner assez clairement. — Oui, dit le jeune homme, je la connais beaucoup ; je lui ai parlé dans un grand nombre de soirées. — Et il me rapporta une foule de choses insignifiantes dont il l’avait entretenue. Ce qui l’avait surtout surpris était le regard sérieux qu’elle prenait quand il lui disait une galanterie. Il s’étonnait aussi fort qu’elle eût toujours refusé son invitation pour la contredanse, en assurant qu’elle ne savait pas danser. Du reste, il ne connaissait ni son nom ni sa situation sociale. Et personne, en quelque endroit que je m’informasse, ne put m’en apprendre davantage. Ce fut inutilement que je courus toutes les soirées possibles, je ne pus retrouver nulle part Mlle Laurence.

— Et c’est là toute l’histoire ? — s’écria Maria en se retournant lentement et baillant d’un air endormi ; — c’est là toute cette merveilleuse histoire ? Et vous n’avez plus revu ni Mlle Laurence, ni la mère à la grosse caisse, ni le nain Turlututu, ni même le chien savant ?

— Demeurez tranquille, répliqua Maximilien, je les ai revus tous, même le chien savant. Ce fut, à la vérité, dans un moment affreux pour lui que je le retrouvai à Paris, la pauvre bête ! C’était dans le pays latin. Je passais devant la Sorbonne, quand je vis s’élancer de la porte un chien, et derrière lui une douzaine d’étudians avec des bâtons, puis deux douzaines de vieilles femmes, qui criaient tous en chœur : — Un chien enragé ! Le malheureux animal avait, dans sa frayeur de mort, un regard presque humain, des larmes coulaient de ses yeux ; et quand il passa devant moi en serrant la queue, quand son regard humide m’effleura, je reconnus le chien savant, le panégyriste de lord Wellington, qui jadis avait rempli d’admiration le peuple d’Angleterre. Était-il réellement enragé ? Peut-être avait-il perdu la raison par excès de science en continuant ses études dans le pays latin. Peut-être s’était-il, par un grognement désapprobateur, prononcé contre le charlatanisme boursouflé de quelque professeur, et celui-ci avait imaginé de se débarrasser de cet auditeur pointilleux en le déclarant enragé. Hélas ! la jeunesse n’examine pas long-temps si c’est le pédantisme offensé ou la jalousie de métier qui crie au chien enragé ; elle frappe avec ses bâtons stupides, et les vieilles femmes sont toujours là avec leurs hurlemens, prêtes à couvrir la voix de l’innocence et de la raison. Mon pauvre ami succomba, il fut impitoyablement assommé sous mes yeux, assommé et bafoué, et jeté enfin sur un tas d’ordures. Pauvre martyr de l’érudition !

La situation de M. le nain Turlututu n’était guère plus riante quand je le retrouvai sur le boulevard du Temple. Mlle Laurence m’avait bien dit qu’il s’y était mis chez les géans ; mais, soit que je ne comptasse pas sérieusement l’y trouver, soit que je fusse dérangé par la foule, je fus long-temps avant de remarquer la boutique où l’on voit les géans. Quand j’y entrai, je trouvai deux longs fainéans paresseusement couchés sur un lit de camp, qui se levèrent à la hâte pour poser devant moi en attitude de géans. Ils n’étaient en réalité pas aussi grands que le promettait l’emphase de leur affiche. C’étaient deux grands coquins, vêtus de tricot rose, qui portaient d’énormes favoris noirs, peut-être faux, et brandissaient au-dessus de leur tête des massues de bois creux. Quand je demandai après le nain qu’annonçait aussi le tableau de la porte, ils me répondirent qu’on ne le montrait pas depuis un mois, à cause de son état de maladie qui empirait toujours ; mais que je pourrais le voir pourtant si je voulais payer double entrée. Avec quel plaisir ne paie-t-on pas double entrée pour revoir un ami ! Et c’était, hélas ! un ami au lit de mort ! Ce lit de mort était un berceau d’enfant, dans lequel était couché le pauvre nain avec son vieux visage jaune et ridé. Une petite fille d’environ quatre ans, assise près de lui, balançait avec son pied le berceau, et chantait en ricanant :

Dors, Turlututu ! dors !

Quand le petit être m’aperçut, il ouvrit, aussi grands que possible, ses yeux éteints et vitreux, et un sourire douloureux grimaça sur ses lèvres pâlies. Il sembla me reconnaître, me tendit sa petite main desséchée, et dit d’une voix éteinte : — Mon vieil ami ! C’était, en effet, une situation affligeante que celle où je trouvai l’homme qui, dès sa huitième année, avait eu avec Louis XVI une longue conversation, que le tzar Alexandre avait bourré de bonbons, que la princesse de Kiritz avait porté sur ses genoux, qui avait chevauché sur les chiens du duc de Brunswick, à qui le roi de Bavière avait lu ses vers, qui avait fumé dans la même pipe que des princes allemands, que le pape avait adoré, et que Napoléon n’avait jamais aimé. Cette dernière circonstance attristait encore le malheureux sur son lit, ou, comme j’ai dit, son berceau de mort ; et il pleurait sur le destin tragique du grand empereur qui ne l’avait jamais aimé, mais qui avait fini si déplorablement à Sainte-Hélène. — Tout-à-fait comme moi, ajoutait-il, seul, méconnu, abandonné de tous les rois et princes, image dérisoire d’une splendeur passée !

Quoique je ne comprisse pas bien comment un nain qui meurt entre des géans pouvait se comparer à un géant mort au milieu des nains, les paroles du pauvre Turlututu me touchèrent néanmoins, et surtout son délaissement à son heure dernière. Je ne pus m’empêcher de lui témoigner mon étonnement de ce que Mlle Laurence, qui était à présent une si grande dame, ne s’inquiétait pas de lui. À peine avais-je prononcé ce nom que le nain fut agité de mouvemens convulsifs ; il dit d’une voix gémissante : « Ingrate enfant ! dont j’avais soutenu le jeune âge, que je voulais élever au rang de mon épouse, à qui j’avais montré comme on doit se conduire et gesticuler parmi les grands de ce monde, comme on sourit, comme on salue à la cour, comme on se présente… tu as bien profité de mes leçons, tu es devenue une grande dame, tu as aujourd’hui un carrosse et des laquais, et beaucoup d’argent, beaucoup d’orgueil, et pas de cœur. Tu me laisses mourir ici, seul, misérable, comme Napoléon à Sainte-Hélène ! Ô Napoléon ! tu ne m’as jamais aimé… » Je ne pus comprendre ce qu’il ajouta. Il leva la tête, fit quelques mouvemens avec le bras comme pour s’escrimer contre quelqu’un, peut-être contre la mort. Mais la faux de cet adversaire ne trouve aucune résistance, ni chez un Napoléon, ni chez un Turlututu. Contre elle toute parade est inutile. Épuisé, comme terrassé, le nain laissa retomber sa tête, me regarda long-temps avec un indéfinissable regard d’agonisant, fit soudain le chant du coq, et expira.

Cette mort m’attrista d’autant plus que le défunt ne m’avait donné aucun éclaircissement sur Mlle Laurence. Où la rencontrer maintenant ? Je n’étais pas amoureux d’elle et ne sentais à son égard aucun entraînement irrésistible, et cependant un désir mystérieux me stimulait à la chercher partout. Dès que j’étais entré dans un salon, que j’avais passé en revue toute la réunion sans avoir trouvé cette figure toujours présente à ma mémoire, l’impatience me prenait et me poussait dehors. Un soir, à minuit, je réfléchissais solitairement sur ce sentiment, en attendant un fiacre, à la sortie de l’Opéra. Mais il ne vint pas de fiacre, ou plutôt il ne vint que des voitures qui appartenaient à d’autres, lesquels s’y établirent à leur grande satisfaction, et le vide se fit insensiblement autour de moi. — « Il faut alors que vous partiez dans la mienne, » dit enfin une dame qui, profondément enveloppée dans sa mantille noire, avait attendu pendant quelque temps auprès de moi, et se disposait à monter dans un équipage. Sa voix me vibra dans le cœur. Le regard oblique accoutumé exerça de nouveau sa magie, et je me retrouvai comme dans un songe quand je me sentis auprès de Mlle Laurence dans un chaud et moelleux carrosse. Nous n’échangeâmes pas une seule parole : d’ailleurs nous n’aurions pu nous entendre, car nous roulions avec un fracas de tonnerre sur le pavé de Paris. Nous roulâmes long-temps, puis nous nous arrêtâmes devant une grande porte cochère.

Des laquais en brillante livrée nous éclairèrent sur l’escalier, et dans une longue file d’appartemens. Une femme de chambre, qui vint au-devant de nous avec une figure endormie, balbutia au milieu de beaucoup d’excuses qu’on n’avait allumé de feu que dans la chambre rouge. Faisant à cette femme signe de s’éloigner, Laurence me dit en riant : — Le hasard vous conduit loin aujourd’hui ; il n’y a de feu que dans ma chambre à coucher.

Dans cette chambre, où l’on nous laissa bientôt seuls, flamboyait un très bon feu de cheminée qui avait d’autant plus de prix que la chambre était immense et très élevée. Cette grande pièce avait quelque chose de singulièrement désert. Meubles et décoration, tout portait le cachet d’un temps dont l’éclat rous paraît maintenant si prosaïque et vide, que les ruines en excitent un sourire. Je veux dire le temps de l’empire, temps de l’aigle d’or, des orgueilleux plumets flottans, des coiffures grecques, de la grande gloire, des Te Deum, de l’immortalité officielle que décrétait le Moniteur, du café continental qu’on faisait avec de la chicorée, et du mauvais sucre fabriqué avec de pauvre sirop de raisins, et des princes et des ducs fabriqués avec rien du tout. Il avait pourtant son charme, ce temps de matérialisme pathétique : Talma déclamait, Gros peignait, Bigottini dansait, Maury prêchait, Rovigo avait la police, l’empereur lisait Ossian, Pauline Borghèse se faisait mouler en Vénus, en Vénus toute nue, parce que la chambre était bien chauffée, comme celle où je me trouvais avec Mlle Laurence.

Nous nous assîmes devant la cheminée, nous babillâmes familièrement, et elle me raconta en soupirant qu’elle était mariée à un héros bonapartiste qui chaque soir, avant le coucher, la régalait d’une description de quelqu’une de ses batailles ; qu’il avait livré la veille, avant de partir, la bataille d’Iéna, mais qu’il était malingre, et survivrait difficilement à la campagne de Russie. Quand je lui demandai depuis combien de temps son père était mort, elle rit et m’avoua qu’elle n’avait jamais connu son père, et que sa soi-disant mère n’avait jamais été mariée.

— Jamais mariée ! m’écriai-je. Je l’ai pourtant vue de mes propres yeux, à Londres, en grand deuil de son mari.

— Oh ! répondit Laurence, elle s’est toujours vêtue de noir pendant douze ans, pour intéresser les gens en qualité de veuve malheureuse, peut-être aussi pour allécher quelque imbécile amateur de mariage : elle espérait entrer sous pavillon noir plus promptement dans le port de l’hymen. Mais ce fut la mort seule qui eut pitié d’elle, et elle finit par une hémorrhagie. Je ne l’ai jamais aimée, car elle me donnait toujours beaucoup de coups et peu à manger. Je serais morte de faim, si M. Turlututu ne m’eût passé maintes fois en cachette un petit morceau de pain ; mais le nain demandait en retour que je l’épousasse, et comme ses espérances échouèrent, il se ligua avec ma mère, je dis ma mère par habitude, et tous les deux me tourmentèrent en commun. Ils disaient toujours que j’étais une créature inutile, que le chien savant avait mille fois plus de mérite que moi, avec ma danse détestable ; et ils louaient alors le chien à mes dépens, l’élevaient jusqu’aux nues, le caressaient, le nourissaient de gâteaux dont ils me jetaient les miettes. Le chien, disaient-ils, était leur véritable soutien : c’était lui qui charmait le public, les spectateurs ne s’intéressaient pas à moi le moins du monde, le chien était obligé de me nourrir de son travail, je mangeais l’aumône que me faisait le chien… Le maudit chien !

— Oh ! ne le maudissez plus, dis-je en arrêtant l’expression de son dépit ; il est mort, je l’ai vu mourir.

— Est-elle réellement morte, la vilaine bête ? s’écria Laurence en sautant d’une joie qui la couvrit de rougeur.

— Et le nain est mort aussi ! ajoutai-je.

M. Turlututu ? s’écria-t-elle encore avec joie. Mais cette joie s’effaça bientôt, et fit place à l’air doux et triste dont elle dit : Pauvre Turlututu !

Comme je ne lui cachai pas qu’à son heure dernière le nain s’était plaint d’elle avec amertume, elle fut saisie d’une vive agitation, et m’assura avec de nombreux sermens qu’elle avait voulu pourvoir largement à l’avenir du nain ; qu’elle lui avait offert une pension s’il voulait vivre tranquillement et avec discrétion en province. — Mais ambitieux comme il était, continua Laurence, il demandait à rester à Paris, à habiter mon hôtel ; il pensait pouvoir renouer par mon intermédiaire ses anciennes relations dans le faubourg Saint-Germain, et recouvrer dans la société sa brillante position d’autrefois. Quand je le refusai nettement, il me fit dire que j’étais un spectre maudit, un vampire, un enfant de mort…

Laurence s’arrêta soudain, tremblante de tout son corps, et dit enfin avec un profond soupir : « Hélas ! plut à Dieu qu’ils m’eussent laissée dans le tombeau auprès de ma mère ! » Comme je la pressais de m’expliquer ces mystérieuses paroles, elle versa un torrent de larmes, et tremblant et frissonnant, m’avoua que la femme noire à la grosse caisse qui se donnait pour sa mère, lui avait un jour déclaré que le bruit qui courait sur sa naissance, n’était pas un conte fait à plaisir. « Dans la ville où nous demeurions, dit Laurence, on m’appelait en effet l’enfant de mort ! Les vieilles fileuses prétendaient que j’étais la fille d’un comte du pays qui maltraita toujours sa femme, et quand elle fut morte, la fit magnifiquement enterrer ; mais que la femme était alors dans un état de grossesse avancée et n’avait été frappée que d’une mort apparente ; que des voleurs de cimetière, ayant ouvert son tombeau pour dépouiller le corps de ses riches ornemens, avaient trouvé la comtesse vivante et en mal d’enfant, et comme elle était morte réellement pendant l’accouchement, ils l’avaient froidement remise dans son tombeau, en emportant l’enfant qui fut élevé par leur receleuse, la maîtresse du grand ventriloque. Ce pauvre enfant, enseveli avant d’être né, on l’appela partout, depuis, l’enfant de mort !… Hélas ! vous ne comprenez pas quelle douleur j’éprouvai dès mon plus jeune âge, quand on me donnait ce nom. Quand le grand ventriloque vivait et qu’il était mécontent de moi, ce qui n’était pas rare, il s’écriait toujours : Maudit enfant de mort, je voudrais ne t’avoir jamais déterré de ton cimetière ! Comme il était fort habile ventriloque, il modifiait sa voix de telle façon, qu’on ne pouvait s’empêcher de croire qu’elle sortait de terre, et il me persuadait alors que c’était ma mère défunte qui me racontait sa vie. Il fut à même de bien la connaître, cette triste existence, car il avait été jadis valet de chambre du comte. Il jouissait cruellement des affreuses terreurs que j’éprouvais, pauvre petite enfant, en entendant des paroles qui semblaient sortir de terre. Ces paroles souterraines me racontaient d’effrayantes histoires, histoires dont je n’ai jamais saisi l’ensemble, que j’oubliai ensuite insensiblement, mais qui me revenaient avec de vives couleurs, quand je dansais. Oui, quand je dansais, j’étais soudainement saisie d’un étrange souvenir. Je m’oubliais moi-même, je me semblais une toute autre personne, et comme telle tourmentée par les peines et par les secrets de cette même personne. Dès que je cessais de danser, tout s’effaçait dans ma mémoire. »

Pendant que Laurence parlait ainsi d’un air lent et presque questionneur, elle se tenait debout devant la cheminée où le feu flamboyait toujours plus clair et plus gai, et moi j’étais enfoncé dans le fauteuil qui servait probablement à son mari quand, le soir avant le coucher, il lui racontait ses batailles. Laurence me regardait avec ses grands yeux, et semblait me demander conseil. Elle balançait sa tête avec une rêverie si mélancolique ; elle m’inspirait une si noble, si douce pitié ; elle était si svelte, si jeune, si belle, cette fleur, ce lys sorti d’un tombeau, cette fille de la mort, ce spectre au visage d’ange, au corps de bayadère ! Je ne sais comment cela se fit ; c’était peut-être l’influence du fauteuil sur lequel j’étais assis ; je m’imaginai être le vieux général, qui la veille avait raconté la bataille d’Iéna et devait le lendemain compléter son récit, et je dis : Après la bataille d’Iéna, ma chère amie, toutes les forteresses prussiennes se rendirent dans l’espace de quelques semaines, presque sans coup férir. Magdebourg se rendit la première, c’était la place la plus forte : elle était armée de trois cents canons. Cela ne fut-il pas honteux ?

Laurence ne me laissa pas continuer : les idées noires avaient cessé d’assombrir sa belle figure. Elle rit comme un enfant et s’écria : « Oh ! oui, cela est honteux, plus que honteux ! Si j’étais une forteresse et que j’eusse trois cents canons, je ne me rendrais jamais ! »

Comme Mlle Laurence n’était pas une forteresse et qu’elle n’avait pas trois cents canons…

À ces mots, Maximilien interrompit sa narration, et après une courte pause, dit à demi-voix : — Maria, dormez-vous ?

— Je dors, répondit Maria.

— Tant mieux, reprit Maximilien avec un sourire ; je n’ai donc point à craindre de vous ennuyer, en décrivant un peu minutieusement, comme le font les romanciers du jour, tous les meubles de la chambre où je me trouvais.

— Dites ce que vous voudrez, cher ami ! je dors.

— C’était en effet un lit magnifique. Les pieds, comme ceux de tous les lits de l’empire, consistaient en cariatides et en sphynx, et le ciel brillait de riches dorures, particulièrement d’aigles d’or, qui se becquetaient comme des tourterelles ; c’était peut-être un symbole de l’amour sous l’empire. Les rideaux étaient de soie rouge, et comme les flammes de la cheminée les éclairaient d’une vive lueur, je me trouvais avec Laurence dans un demi-jour de feu, et me figurais être le dieu Pluton, qui, au milieu des clartés flamboyantes de l’enfer, enlace dans ses bras Proserpine endormie. Elle dormait en effet, et je contemplai, dans cette situation, sa belle tête, cherchant dans ses traits l’explication de cette sympathie que mon ame ressentait pour elle. Que signifie cette femme ? Quel sens se cache sous la symbolique de ces belles formes ? Cette gracieuse énigme reposait maintenant dans mes bras comme une propriété, et pourtant je n’en avais pas le mot.

Mais n’est-ce pas folie de chercher le sens d’une apparition étrangère, quand nous ne pouvons même pas expliquer le mystère de notre propre ame ? Et que savons-nous si les faits étrangers existent réellement ? Il arrive souvent que nous ne pouvons distinguer des songes la réalité elle-même ! Ce que je vis et entendis, cette nuit-là, par exemple, fut-il un produit de mon imagination ou un fait réel ? Je l’ignore. Je me souviens seulement qu’au moment où le flux des pensées les plus bizarres inondât mon cerveau, mon oreille fut frappée d’un bruit étrange. C’était une mélodie folle, mais très sourde. Elle semblait familière à mon esprit, et je distinguai enfin les sons d’un triangle et d’une grosse caisse. Cette musique gazouillante et bourdonnante paraissait venir de très loin. Cependant, quand je levai les yeux, je vis près de moi, au milieu de la chambre, un spectacle qui m’était bien connu. C’était M. Turlututu le nain, qui jouait du triangle, et madame mère qui battait la grosse caisse pendant que le chien savant flairait le sol tout autour, comme pour y chercher et rassembler ses caractères de bois. Le chien paraissait ne se mouvoir qu’avec peine, et sa peau était souillée de sang. Madame mère portait toujours ses vêtemens de deuil, mais son ventre n’était plus aussi drôlement proéminent qu’autrefois : il descendait au contraire d’une façon repoussante ; sa petite face n’était plus rouge non plus, mais jaune. Le nain, qui avait toujours l’habit brodé et le toupet poudré d’un marquis français de l’ancien régime, semblait un peu grandi, peut-être parce qu’il était maigri horriblement. Il montrait encore ses ruses d’escrime et avait l’air de débiter ses anciennes vanteries ; mais il parlait si bas, que je ne pus saisir un seul mot, et je devinai seulement, au mouvement de sa bouche, qu’il répétait quelquefois son chant de coq.

Pendant que ces caricatures-spectres s’agitaient devant mes yeux comme des ombres chinoises, avec un mystérieux empressement, je sentis que Mlle Laurence, qui dormait sur mon cœur, respirait toujours plus péniblement. Un frisson glacé faisait tressaillir tous ses membres comme s’ils eussent été torturés par des douleurs insupportables. Enfin, souple comme une anguille, elle glissa d’entre mes bras, se trouva soudain au milieu de la chambre, et commença à danser pendant que madame mère avec son tambour, et le nain avec son triangle, faisaient résonner leur petite musique étouffée. Elle dansa tout-à-fait comme jadis auprès du pont de Waterloo et sur les carrefours de Londres. Ce fut la même pantomime mystérieuse, les mêmes élans de bonds passionnés, le même renversement bachique de la tête, les mêmes inflexions vers la terre pour y écouter une voix secrète, puis le tremblement, la pâleur, l’immobilité, et une nouvelle attention à ce qui se disait sous terre. Elle se frotta aussi les mains comme si elle se les eût lavées. Enfin elle parut jeter encore sur moi son regard oblique, douloureux et suppliant… Mais ce ne fut que dans le mouvement de ses traits que je pus lire ce regard, et non dans ses yeux qui étaient fermés. La musique s’évapora en sons de plus en plus éteints, la mère au tambour et le nain pâlissant peu à peu, et se fondant comme un brouillard, disparurent entièrement ; mais Mlle Laurence restait debout et dansait les yeux fermés. Cette danse aveugle, la nuit, dans cette salle silencieuse, donnait à cette charmante créature une apparence de fantôme qui me devint si pénible, que parfois je frissonnais, et je me sentis bien aise quand elle mit fin à sa danse, et se glissa de nouveau dans mes bras, avec la même souplesse qu’elle s’en était échappée.

On comprendra que cette scène n’eut rien d’agréable pour moi. Mais l’homme s’accoutume à tout, et il est même à présumer que le caractère mystérieux prêta à cette femme un attrait de plus qui mêlait à toutes mes sensations un plaisir de frisson… Bref, au bout de quelques semaines, je ne m’étonnais plus du tout, quand, la nuit, résonnait le murmure léger du tambour et du triangle, et que ma chère Laurence se levait tout d’un coup et dansait un solo les yeux fermés. Son mari, l’ancien héros bonapartiste, avait un commandement dans le voisinage de Paris, et son service ne lui permettait de passer que les jours à la ville. Il va sans dire qu’il devint mon ami le plus intime, et qu’il pleura à chaudes larmes, quand plus tard je leur dis adieu pour long-temps. Il partait alors avec son épouse pour la Sicile, et je ne les ai plus revus depuis.

Quand Maximilien eut fini ce récit, il prit vite son chapeau et s’esquiva.


Henri Heine.
  1. Voyez la livraison du 15 avril.