LES
NUITS FLORENTINES.

i.

Maximilien trouva dans l’antichambre le médecin, qui mettait ses gants noirs. — Je suis très pressé, lui dit vivement celui-ci. Signora Maria n’a pas dormi de tout le jour, et elle vient à l’instant même de s’assoupir un peu. Je n’ai pas besoin de vous recommander de ne l’éveiller sous aucun prétexte, et si elle s’éveille, il faut pour tout au monde qu’elle ne parle pas. Elle doit rester calme, ne point s’agiter, ne faire aucun mouvement. L’action seule de l’esprit lui est salutaire. Remettez-vous, je vous prie, à lui raconter toutes sortes d’histoires folles, pour qu’elle ait à écouter dans un complet repos.

— Soyez sans inquiétude, docteur, répondit Maximilien avec un sourire mélancolique ; j’ai déjà fait mon apprentissage de couleur et je ne lui laisserai pas prendre la parole. J’ai dans le genre fantastique, autant d’histoires que vous en pouvez désirer. Mais combien de temps a-t-elle encore à vivre ?

— Je suis très pressé, répliqua le médecin, et il s’échappa.

La noire Déborah, à l’oreille fine, avait déjà reconnu à son pas le nouvel arrivant, et elle lui ouvrit doucement la porte. Au premier signe elle quitta la chambre, et Maximilien se trouva seul auprès de son amie Maria. L’appartement ne recevait que la lumière crépusculaire d’une seule lampe, qui jetait de temps à autre quelques lueurs à demi furtives, à demi curieuses, sur la figure de la dame. Celle-ci, entièrement vêtue de mousseline blanche, était étendue sur un sopha de soie verte et sommeillait.

Les bras croisés, Maximilien se tint quelque temps en silence devant la dormeuse, et considéra ses belles formes, que le vêtement léger révélait plus qu’il ne les voilait ; et chaque fois que la lampe envoyait un trait lumineux sur ce pâle visage, son cœur tressaillait. Pour Dieu ! se dit-il tout bas, qu’est cela ? Quel souvenir s’éveille ? Oui, je le sais maintenant : cette figure blanche sur un fond vert…oh ! oui, maintenant…

En ce moment la malade s’éveilla, et, cherchant autour d’elle, comme au milieu d’un songe, ses yeux doux et d’un bleu profond jetèrent sur son ami des regards interrogateurs et supplians… — À quoi pensiez-vous, Maximilien ? dit-elle avec cette voix soyeuse et fêlée qu’on reconnaît aux phthisiques, et qui a du vagissement de l’enfant, du gazouillement de l’oiseau et du râle du mourant ; à quoi pensiez-vous dans ce moment, Maximilien ? reprit-elle, et elle se leva si précipitamment, que ses longues tresses se déroulèrent autour de sa tête comme des bandelettes d’or.

— Pour Dieu ! s’écria Maximilien, en la forçant doucement à se recoucher sur le sopha, demeurez en repos, ne parlez pas ; je vais tout vous dire, tout ce que je pense, tout ce que j’éprouve, peut-être tout ce que moi-même j’ignore encore.

En effet, continua-t-il, je ne sais pas bien au juste ce que je pensais et sentais tout à l’heure. Des images du temps de mon enfance surgissaient dans le demi-jour de ma mémoire ; je songeais au château de ma mère, au jardin délaissé, à la belle statue de marbre renversée sur le gazon… J’ai dit le château de ma mère ; mais, en vérité, ne vous figurez, je vous prie, rien de magnifique ni de splendide. Je me suis habitué depuis long-temps à cette dénomination. Mon père donnait une singulière expression à ces mots : le château ! et il souriait en même temps d’une façon toute particulière. Je ne compris le sens de ce sourire que plus tard, quand, à l’âge de douze ans, je fis, avec ma mère, un voyage au château. C’était mon premier voyage. Nous roulâmes tout le jour dans une forêt épaisse, dont les sombres horreurs sont toujours présentes à ma mémoire ; vers le soir nous nous arrêtâmes devant une longue barre de traverse qui nous séparait d’une grande prairie ; il nous fallut attendre près d’une demi-heure avant que, d’une cabane voisine construite en terre, nous vissions sortir le petit, qui vint tirer la barre et nous admettre. Je dis le petit, parce que la vieille Marthe nommait toujours ainsi son neveu de quarante ans. Celui-ci, pour recevoir dignement ses gracieux maîtres, avait endossé le vieil habit de livrée de son oncle défunt ; et comme il avait fallu préalablement l’épousseter un peu, il nous avait fait attendre tout ce temps. Si on lui en eût accordé davantage, il aurait également mis des bas ; mais ses longues jambes nues et rouges ne juraient pas trop avec l’éclat de son habit écarlate. Je ne sais plus s’il portait par-dessous une culotte. Jean, notre domestique, qui avait, lui aussi, entendu souvent le mot de château, fit une mine fort étonnée quand le petit nous conduisit au pauvre bâtiment démoli qu’avait habité le défunt seigneur. Mais il demeura tout consterné quand ma mère lui ordonna d’y apporter les lits. Comment supposer qu’il ne se trouvait pas de lits dans le château ! et l’ordre que ma mère lui avait donné d’emporter des lits pour nous avait été complètement oublié ou regardé par lui comme une précaution superflue. La petite maison, qui n’avait qu’un étage, et n’offrait dans le bon temps que cinq pièces habitables, était devenue une désolante image de destruction. Les meubles brisés, les tapis déchirés, les fenêtres pour la plupart sans vitres, les dalles arrachées par places, attestaient tristement le passage de la bruyante soldatesque. La troupe s’est toujours beaucoup amusée chez nous, dit le petit avec un rire imbécille. Ma mère fit signe qu’on nous laissât seuls ; et pendant que le petit s’occupait avec Jean, je m’en fus visiter le jardin, qui offrait, comme la bâtisse, le plus affligeant aspect de dévastation. Les grands arbres, jonchaient le sol, mutilés ou brisés, et d’insolentes herbes parasites s’élevaient sur les troncs renversés. Çà et là, par l’emplacement des ifs démesurément accrus, on pouvait reconnaître l’ancien passage des chemins. On voyait aussi quelques statues auxquelles manquait toujours le nez quand ce n’était pas la tête. Je me souviens d’une Diane dont la partie inférieure était habillée de la façon la plus grotesque par les sombres branches du lierre ; comme aussi je me rappelle une déesse de l’Abondance dont la corne débordait de ciguës en pleine pousse. Une seule divinité, comme par miracle, avait échappé aux outrages du temps et des hommes. On l’avait probablement arrachée de son piédestal, mais elle était restée intacte sur le gazon, la belle déesse de marbre, avec les lignes pures et harmonieuses de son visage, avec son noble sein bien partagé, qui dominait toute cette pelouse touffue comme une apparition de l’olympe grec. J’eus presque peur quand je la vis : cette figure m’inspira un trouble étrange ; un secret embarras de pudeur ne me permit pas de me livrer long-temps à cette contemplation séduisante.

Quand je revins auprès de ma mère, elle était à la fenêtre, absorbée dans ses pensées, la tête appuyée sur sa main droite, et des larmes ruisselaient sur ses joues. Je ne l’avais jamais vue pleurer ainsi. Elle m’embrassa avec une tendresse véhémente, et me demanda pardon de ce que, par la négligence de Jean, je ne pourrais avoir un lit bien fait. « La vieille Marthe, me dit-elle, est gravement malade, et ne peut, cher enfant, te céder son lit. Mais Jean va t’arranger les coussins de la voiture de façon que tu puisses coucher dessus, et il te donnera son manteau pour te servir de couverture. Moi, je reposerai ici sur la paille : c’était la chambre de mon père : ce local avait jadis bien meilleur air. Laisse-moi seule ! » Et les larmes coulèrent encore plus abondantes de ses yeux.

Soit que ce lit improvisé ne fût pas de mon goût, soit à cause de l’agitation de mon cœur, je ne pus dormir. Les rayons de la lune entraient sans obstacle par les vitres brisées, et semblaient me convier à jouir de cette claire nuit d’été. J’eus beau me tourner à droite et à gauche sur mes coussins, fermer les yeux ou les rouvrir avec un dépit impatient, je revenais toujours à penser à la belle statue de marbre que j’avais vue couchée dans le gazon. Je ne pouvais m’expliquer la confusion honteuse qui m’avait saisi à cet aspect ; je m’en voulais de ce sentiment puéril. « Demain, me dis-je tout bas, demain nous te baiserons, beau visage de marbre ; nous te baiserons sur ces beaux coins de la bouche où les lèvres se perdent dans une fossette si harmonieuse. » Cependant, une impatience que je n’avais jamais ressentie circulait dans toutes mes veines : je ne pus résister long-temps à cet étrange entraînement ; je bondis par un mouvement impétueux : « Je gage, dis-je enfin, je gage, belle figure, que je vais te baiser aujourd’hui même. » Marchant à pas légers pour que ma mère ne m’entendît pas, je sortis, ce qui était d’autant plus facile que le portail, bien que décoré d’un grand écusson blasonné, n’avait plus de porte, et je me frayai vivement un chemin au travers de la végétation inculte du jardin. Aucun bruit ne se faisait entendre, et tout reposait, dans un calme solennel, sous les rayons silencieux de la lune. Les ombres des arbres étaient comme clouées sur la terre. Dans l’herbe verte gisait la belle déesse, également immobile. Pourtant ce n’était pas l’immobilité de la mort ; un sommeil profond semblait seulement avoir enchaîné ses membres délicats, et peu s’en fallut, quand je m’approchai, que je craignisse de l’éveiller par le moindre bruit. Je retins mon haleine quand je me penchai pour contempler les lignes pures de son visage : une angoisse confuse m’en éloignait, une concupiscence d’enfant m’y attirait de nouveau ; mon cœur battait comme si j’allais commettre un meurtre ; à la fin j’embrassai la belle déesse avec une ferveur, une tendresse, un délire tel que je n’en ai jamais ressenti de ma vie en donnant un baiser. Je ne saurais non plus oublier le frisson doux et glacial qui courut dans mon ame quand le froid enivrant de ces lèvres de marbre toucha ma bouche. Et voyez-vous, Maria, au moment où je suis arrivé devant vous, et vous ai vue, dans votre vêtement blanc, étendue sur ce sopha vert, vous m’avez rappelé la blanche statue de marbre couchée sur le gazon. Si vous eussiez dormi plus long-temps, mes lèvres n’auraient pu résister…

— Max ! Max ! s’écria la jeune femme du plus profond de son ame, c’est affreux ! vous savez qu’un baiser de votre bouche…

— Assez ! je vous prie. Je sais que pour vous ce serait quelque chose d’horrible ! Ne me regardez seulement pas avec cet air suppliant. Je n’ai pas mal interprété vos sentimens, quoique la cause dernière m’en reste cachée. Je n’ai jamais osé imprimer mes lèvres sur votre bouche…

Mais Maria ne me laissa pas achever ; elle avait saisi ma main, et la couvrit des baisers les plus vifs, puis elle ajouta en riant : « Je vous en supplie, racontez-moi encore quelque chose de vos amours. Combien de temps avez-vous aimé cette belle de marbre que vous avez embrassée dans le jardin féodal de votre mère ? »

— Nous repartîmes le jour suivant, et je ne l’ai plus revue depuis, reprit Maximilien ; mais elle occupa bien mon cœur pendant quatre années. Depuis ce moment, une étonnante passion pour les statues de marbre s’est développée dans mon ame ; et, ce matin encore, j’en ai ressenti l’irrésistible puissance. Revenant de la Laurenziana, bibliothèque des Médicis, j’entrai, je ne sais comment, dans la chapelle où cette race, la plus fastueuse de l’Italie, s’est fait tailler de pierres précieuses la couche où elle sommeille tranquillement. J’y demeurai une heure entière, perdu dans la contemplation d’une femme de marbre dont l’énergique structure témoigne d’une force audacieuse, tandis que la figure paraît flotter comme dans une douceur éthérée qu’on n’a pas coutume de chercher dans les œuvres du même sculpteur. Dans ce marbre est enfermé l’empire entier des songes avec ses enchantemens silencieux ; un calme tendre et délicat repose dans ces beaux membres, un clair de lune assoupissant semble couler dans ses veines… C’est la Nuit de Michel-Ange Buonarotti. Oh ! que je voudrais dormir du sommeil éternel dans les bras de cette Nuit !…

Les femmes peintes, continua Maximilien après une pause, m’ont toujours moins vivement intéressé que la nature de marbre. Une fois seulement je devins amoureux d’un tableau. C’était une admirable madone, dont j’avais fait la connaissance dans une église à Cologne sur le Rhin. Je devins alors un visiteur d’église fort assidu, et mon ame s’enfonça dans le mysticisme de la foi catholique. À cette époque, j’aurais volontiers, comme certain chevalier espagnol, soutenu tous les jours un combat mortel en l’honneur de l’immaculée conception de Marie, reine des anges, la plus belle dame du ciel et de la terre. Je devins froid à l’égard de Dieu le père, chose très pardonnable dans la fausse position où je me trouvais vis-à-vis de lui. Pour le Fils, au contraire, j’éprouvais un penchant bienveillant et presque paternel. J’aimais son caractère noble et enthousiaste. Qu’il se fut sacrifié avec tant de désintéressement pour le salut de l’humanité, je ne pouvais sans doute l’approuver tout-à-fait, à cause de la grande douleur que cela fit à sa mère. Je m’intéressai pendant ce temps à toute la sainte famille, et je tirais mon chapeau avec grand empressement quand je passais devant une image de saint Joseph. Mais cet état ne dura pas long-temps, et je quittai presque sans cérémonie la sainte Vierge, quand j’eus fait dans le musée de Cassel la rencontre d’une nymphe grecque qui me retint long-temps captif dans ses chaînes de marbre.

— Et n’avez vous donc aimé jamais que des femmes sculptées ou peintes ? dit en ricanant Maria.

— Oh ! j’ai aimé aussi des femmes mortes, répondit Maximilien sur les traits duquel se répandit un grand sérieux. Sans remarquer qu’à ces mots Maria tressaillit d’effroi, il continua tranquillement en ces termes.

— Oui, cela est vraiment singulier, mais j’ai aimé une fois une jeune fille qui était morte depuis sept ans. Quand je connus la petite Véry, elle me plut extraordinairement. Pendant trois jours, je m’occupai de cette jeune personne, et trouvai grand plaisir à tout ce qu’elle faisait et disait, à tous les actes de ce charmant petit être, sans pourtant que mon ame en ressentît un ébranlement de tendresse excessif. Je n’éprouvai pas, non plus, une commotion trop violente quand j’appris, quelques mois après, qu’elle était morte d’une fièvre nerveuse. Je l’oubliai complètement, et suis certain d’être resté des années sans avoir pensé à elle une seule fois. Sept grandes années s’étaient écoulées, et je me trouvais à Potsdam pour y jouir d’un bel été dans une solitude paisible. Je n’y fréquentais pas une ame, et n’avais de relations qu’avec les statues du jardin de Sans-Souci. Il arriva un jour que ma mémoire me représenta quelques traits d’une figure, et une singulière amabilité dans le langage et dans les manières, sans que je pusse me rappeler à quelle personne je les devais rapporter. Rien ne tourmente plus que de chercher ainsi à tâtons dans de vieux souvenirs. Aussi, fus-je agréablement surpris quand, au bout de quelques jours, je me souvins de la petite Véry, et je m’aperçus que cette image aimable et oubliée qui revenait troubler mon imagination, était justement la sienne. Oh ! certes, je me réjouis de cette découverte comme un homme qui retrouve, dans un moment inespéré, son ami le plus intime. Les couleurs effacées se ravivèrent, et la charmante petite personne apparut de nouveau à mon esprit, rieuse, spirituelle, boudeuse, et surtout plus belle que jamais. Depuis lors, cette douce image ne voulut plus me quitter, elle remplit toute mon ame. En quelque endroit que je me tinsse, ou que j’allasse, elle se tenait ou marchait à mes côtés, parlait avec moi, riait avec moi, mais fort innocemment et sans grande tendresse. Moi, au contraire, je tombai de plus en plus sous le charme de cette image, qui prit à mes yeux une réalité chaque jour plus certaine. Il est facile d’évoquer les esprits, mais c’est une grosse affaire de les renvoyer dans leur ténébreux néant : ils nous adressent alors des regards si supplians, notre propre cœur intercède si puissamment pour eux !… Je ne pus me dégager, et devins amoureux de la petite Véry sept ans après sa mort. Je vécus pendant six mois de cette vie à Potsdam, entièrement enfermé dans cet amour. J’évitai plus soigneusement encore qu’auparavant le contact du monde extérieur, et si quelqu’un venait à me frôler en passant dans la rue, je ressentais l’angoisse la plus pénible. J’avais, contre toute rencontre de cette nature, la même horreur qu’éprouvent peut-être, en pareil cas, les morts dans leurs promenades nocturnes ; car on dit que les vivans effraient les esprits qu’ils rencontrent, autant qu’ils sont effrayés eux-mêmes à la vue des spectres. Le hasard voulut qu’alors passât à Potsdam un voyageur que je ne pouvais éviter, c’était mon frère. À son aspect, et pendant ses récits des derniers évènemens de l’histoire contemporaine, je me réveillai comme d’un songe profond, et reconnus avec un soudain effroi l’horrible isolement dans lequel je m’étais perdu. Tel était cet état, que je n’avais fait aucune attention au changement des saisons, et je remarquai avec surprise que les arbres, effeuillés depuis longtemps, étaient couverts du givre d’automne. Je quittai aussitôt Potsdam et la petite Véry, que je ne revis plus depuis, et dans une autre ville où des affaires importantes m’appelèrent, des relations et des circonstances très dures m’eurent bientôt repoussé dans la grossière réalité.

Dieu du ciel ! continua Maximilien, pendant qu’un triste sourire fronçait douloureusement sa lèvre supérieure. Dieu du ciel ! combien les femmes vivantes avec lesquelles j’eus alors des relations inévitables, ne m’ont-elles pas tourmenté, tendrement martyrisé avec leurs bouderies, leurs manies jalouses et leur système de me tenir sans cesse en haleine ! Que de bals me fallut-il courir avec elles ! À combien de commérages ai-je dû me mêler ! Quelle pétulante vanité, quel bonheur dans le mensonge, quels baisers traîtres, quelles fleurs empoisonnées ! Ces dames finirent par me faire prendre l’amour en haine, et pendant quelque temps, je devins ennemi des femmes au point de maudire le sexe en masse. Je me trouvai dans un état analogue à celui de cet officier français, qui, dans la campagne de Russie, échappé aux glaces de la Bérésina, en avait rapporté une telle aversion contre toute espèce de gelée, que plus tard il repoussait avec terreur même les sorbets les plus délicats et les plus parfumés de Tortoni. Certainement le souvenir de la Bérésina de l’amour, que je passai à cette époque, m’empêcha, pendant quelque temps, de goûter même les dames les plus parfaites, des femmes semblables aux anges, des jeunes filles douces comme des glaces à la vanille.

— Je vous en prie, s’écria Maria, ne dites point de mal des femmes. Ce sont des façons de parler rebattues, propres aux hommes. Mais à la fin, pour être heureux, vous avez pourtant besoin des femmes.

— Oh ! dit Maximilien avec un soupir, je ne le nie point. Mais les femmes n’ont, hélas ! qu’une seule manière de nous rendre heureux, tandis qu’elles en connaissent trente mille de faire notre malheur.

— Cher ami, répliqua Maria en comprimant un léger sourire, je parle de l’accord de deux ames animées des mêmes sentimens. N’avez-vous jamais connu cette félicité ?… Mais je vois courir sur vos joues une rougeur inaccoutumée… Dites donc, Max ?

— Il est vrai, reprit Maximilien, j’éprouve presque un embarras d’enfant à vous avouer l’amour qui jadis m’a comblé de bonheur ! Ce souvenir n’est point encore évanoui, et c’est sous ses frais ombrages que mon ame se réfugie souvent encore quand la poussière brûlante et la chaleur de la vie journalière deviennent insupportables. Mais je ne suis point en état de vous donner une juste idée de cette maîtresse ; elle était d’une nature si éthérée, qu’elle ne put se révéler à moi qu’en rêve. Je pense, Maria, que vous n’avez contre les rêves aucun préjugé banal ; ces apparitions nocturnes ont certainement autant de réalité que les apparitions plus grossières du jour, que nous pouvons toucher de la main, et contre lesquelles nous nous salissons assez souvent. Oui, c’était en songe que je la voyais, cette charmante créature qui m’a rendu le plus heureux des hommes. J’ai peu de choses à dire sur son extérieur. Je ne suis point à même de détailler les traits de son visage ; c’était une figure que je n’avais jamais vue auparavant et que je n’ai jamais revue dans la vie. Je me rappelle seulement qu’elle n’était point blanche ni rose, mais d’une seule couleur, d’une blancheur jaunâtre, et transparente comme l’ambre. Le charme de cette figure ne résidait, ni dans une parfaite régularité de traits, ni dans une intéressante mobilité. Ce qui la distinguait, était un caractère de sincérité séduisante, ravissante, presque effrayante ; c’était une figure pleine d’amour consciencieux et de sainte bonté ; c’était plutôt une ame qu’une figure : c’est pourquoi je ne pus jamais la fixer complètement dans mon souvenir. Les yeux étaient doux comme des fleurs, les lèvres un peu blafardes, mais de courbe gracieuse ; elle portait un peignoir de soie couleur barbeau ; c’était là tout son vêtement. Ses pieds et son cou étaient nus, et au travers de ce voile souple et fin se trahissait quelquefois, comme à la dérobée, la svelte délicatesse des membres. Quant aux discours que nous tenions ensemble, je ne suis guère plus en état de les reproduire ; je sais seulement que nous nous fiançâmes, et que nos caresses étaient sereines et heureuses, ingénues et intimes comme celles de fiancés, des caresses presque fraternelles. Il arriva même souvent que nous ne nous parlions pas, mais que nous confondions nos regards et demeurions des éternités plongés dans cette extatique contemplation… Comment vint le réveil ? je ne saurais le dire, mais je vécus long-temps sur les arrière-délices de cet amour. Long-temps je restai comme abreuvé de joies inouies ; mon ame semblait plongée dans une langoureuse et profonde béatitude ; un contentement inconnu vivifiait toutes mes sensations et je me maintins heureux et satisfait, quoique ma bien-aimée ne m’apparût plus depuis dans mes songes. Mais n’avais-je pas puisé dans son regard une éternité de bonheur ? Elle me connaissait aussi trop bien pour ignorer que je n’aime pas les répétitions.

— Vraiment, s’écria Maria, vous êtes un homme à bonnes fortunes… Mais, dites-moi, mademoiselle Laurence était-elle statue de marbre ou toile peinte ? morte ou songe ?

— Peut-être tout cela ensemble, répondit très sérieusement Maximilien.

— Je pourrais me figurer, cher ami, que cette maîtresse devait être d’une substance fort douteuse. Et quand me raconterez-vous cette histoire ?

— Demain. Elle est longue et je suis fatigué aujourd’hui. Je viens de l’Opéra ; j’ai encore trop de musique dans les oreilles.

— Vous fréquentez maintenant beaucoup l’Opéra, et je crois, Max, que vous y allez plus pour voir que pour entendre.

— Vous ne vous trompez point, Maria, j’y vais réellement pour contempler les figures des belles Italiennes. En vérité, elles sont déjà assez belles hors du théâtre, et un physionomiste pourrait très facilement démontrer, par l’idéal de leurs traits, l’influence des beaux-arts sur les formes corporelles du peuple italien. La nature a repris ici aux artistes le capital qu’elle leur avait jadis prêté, et voyez comme elle fait rendre à ce capital les intérêts les plus agréables. La nature, après avoir fourni jadis des modèles aux artistes, copie aujourd’hui, à son tour, les chefs-d’œuvre auxquels ces modèles ont servi. Le sentiment du beau a pénétré le peuple entier, et de même que la chair agit autrefois sur l’esprit, aujourd’hui l’esprit réagit sur la chair. C’est un culte qui n’est pas stérile que cette dévotion aux belles madones, aux beaux tableaux d’autel, qui s’impriment dans l’ame du fiancé, pendant que la fiancée porte dévotement au fond du cœur l’image d’un beau saint. Ces affinités électives ont créé ici une race encore plus belle que la douce terre sur laquelle elle fleurit et que le ciel lumineux qui les entoure de ses rayons comme d’un cadre doré. Les hommes ne m’intéressent jamais beaucoup, quand ils ne sont ni peints ni sculptés, et je vous laisse, Maria, tout l’enthousiasme que vous voudrez pour ces beaux et souples Italiens, qui ont des favoris noir-brigand, de grands nez nobles et des yeux si doucement circonspects. On dit que les hommes de Lombardie sont les plus beaux. Je n’ai jamais fait de recherches à cet égard, et j’ai, au contraire, sérieusement étudié les Lombardes. Elles sont, je l’ai bien remarqué, aussi réellement belles que la renommée le publie. Il paraît d’ailleurs qu’elles l’étaient déjà suffisamment dans le moyen-âge. On raconte, en effet, que la réputation des belles Milanaises fut un des motifs secrets qui poussèrent François I à entreprendre sa campagne d’Italie. Le roi chevalier était certainement curieux de connaître si ses cousines spirituelles, les filles de son parrain, étaient aussi jolies qu’on le rapportait… Malheureux prince ! cette curiosité, il la paya bien cher à Pavie.

Mais qu’elles deviennent belles, ces Italiennes, quand la musique illumine leurs visages ! Je dis illumine, car l’effet de la musique, que j’ai observé à l’Opéra sur la figure des belles femmes, ressemble tout-à-fait à la magie mouvante des ombres et des lumières qui se jouent sur les statues, quand, la nuit, nous les considérons à la clarté des flambeaux. Ces figures de marbre nous révèlent alors, avec une effrayante vérité, leur esprit intime et leurs secrets silencieux. C’est de la même manière que se révèle à nos yeux la vie des belles Italiennes, quand nous les voyons à l’Opéra. La succession des mélodies éveille alors dans leur ame un enchaînement de sentimens, de souvenirs, de souhaits et de douleurs, qui se manifestent à chaque instant dans le mouvement de leurs traits, dans leur rougeur, dans leur pâleur, dans toutes les nuances de leur sourire. Celui qui sait lire, peut lire alors sur ces belles figures bien des choses douces et intéressantes, des histoires aussi attachantes que les nouvelles de Boccace, aussi tendres que les sonnets de Pétrarque, aussi folles que les octaves de l’Arioste, quelquefois aussi des trahisons affreuses, et une méchanceté sublime, aussi poétique que l’enfer de Dante. À certains passages de Rossini, c’est plaisir de regarder les loges. Si du moins les hommes prenaient garde pendant ce temps d’exprimer leur enthousiasme par un vacarme moins horrible ! Cet extravagant tapage des théâtres italiens m’est souvent insupportable. Mais la musique est pour ces hommes l’ame, la vie, la nationalité. Il y a sans doute en d’autres pays des musiciens qui jouissent d’une réputation égale à celle des grands noms italiens, mais non un peuple musical. La musique est représentée en Italie, non par des individus, mais par la population entière chez qui elle se manifeste : ici, la musique s’est faite peuple. Chez nous autres gens du Nord, c’est tout autre chose, la musique se borne à se faire homme, et s’appelle Mozart ou Meyerbeer. Encore, quand on examine de près les chefs-d’œuvre de ces deux génies septentrionaux, y retrouve-t-on le soleil de l’Italie et le parfum de ses orangers, et ils appartiennent bien moins à notre Allemagne qu’à la belle Italie, patrie de la musique. Oui, l’Italie est toujours la patrie de la musique, encore que ses grands maîtres descendent dans la tombe ou deviennent muets, bien que Bellini meure et que Rossini se taise.

— En vérité, dit Maria, Rossini garde un silence obstiné. Voilà, si je ne me trompe, dix ans qu’il est muet.

— C’est peut-être un trait d’esprit de sa part, répondit Maximilien ; il aura voulu prouver que le surnom de Cigne de Pesaro, qu’on lui a décerné, ne lui allait pas du tout. Les cignes chantent à la fin de leur vie, mais Rossini a cessé de chanter dès le milieu de sa carrière ; et je crois qu’il a bien fait, et montré par là qu’il est véritablement un génie. Un artiste qui n’a que du talent conserve jusqu’à la fin de sa vie l’impulsion qui lui fait exercer ce talent. L’ambition l’aiguillonne ; il sent qu’il se perfectionne chaque jour, et s’efforce d’atteindre l’apogée de son art. Le génie, au contraire, ayant atteint de bonne heure le degré le plus élevé, est satisfait, méprise le monde et l’ambition vulgaire, et s’en retourne chez lui à Strafford-sur-l’Avon, comme William Shakspeare, ou se promène en riant et plaisantant sur le boulevart Italien, à Paris, comme Gioachimo Rossini. Quand le génie n’a pas une constitution tout-à-fait mauvaise, il vit de cette façon, long-temps après avoir fait ses chefs-d’œuvre, ou, comme on dit aujourd’hui, après avoir rempli sa mission. C’est un préjugé de croire que le génie doit mourir de bonne heure. Je crois qu’on a assigné l’espace compris entre trente et trente-cinq ans, comme l’époque la plus pernicieuse pour le génie. Que de fois j’ai plaisanté et taquiné à ce sujet le pauvre Bellini, en lui prédisant qu’en sa qualité de génie, il devait mourir bientôt, parce qu’il atteignait l’âge critique. Chose étrange ! malgré notre ton de gaieté, cette prophétie lui faisait éprouver un trouble involontaire : il m’appelait son jettatore et ne manquait jamais de faire le signe conjurateur… Il avait tant envie de vivre ! Le mot de mort excitait en lui un délire d’aversion : il ne voulait pas entendre parler de mourir ; il en avait peur comme un enfant qui craint de dormir dans l’obscurité… C’était un bon et aimable enfant, un peu suffisant parfois ; mais on n’avait qu’à le menacer de sa mort prochaine pour lui rendre une voix modeste et suppliante, et lui faire faire, avec deux doigts élevés, le signe conjurateur du jettatore… Pauvre Bellini !

— Vous l’avez donc connu personnellement ? Était-il bien ?

— Il n’était pas laid. Nous autres hommes, nous ne pouvons guère plus que vous répondre affirmativement à une pareille question sur quelqu’un de notre sexe. C’était un être svelte et élancé, ayant des mouvemens gracieux et presque coquets, toujours tiré à quatre épingles ; figure régulière, alongée, rosâtre ; cheveux blond-clair presque dorés, frisés à boucles légères ; front noble, élevé, très élevé ; nez droit ; yeux pâles et bleus ; bouche bien proportionnée ; menton rond. Ses traits avaient quelque chose de vague et sans caractère, comme le lait, et cette face laiteuse tournait quelquefois à une expression aigre-douce de tristesse. Cette tristesse remplaçait l’esprit sur le visage de Bellini ; mais c’était une tristesse sans profondeur, dont la lueur vacillait sans poésie dans les yeux, et tressaillait sans passion autour des lèvres. Le jeune maestro semblait vouloir étaler dans toute sa personne cette douleur molle et flasque. Ses cheveux étaient frisés avec une sentimentalité si rêveuse, ses habits se collaient avec une langueur si souple autour de ce corps élancé ; il portait son jonc d’Espagne d’un air si idyllique, qu’il me rappelait toujours ces bergers que nous avons vus minauder dans les pastorales avec houlette enrubannée et culotte de taffetas rose. Sa démarche était si demoiselle, si élégiaque, si éthérée ! Toute sa personne avait l’air d’un soupir en escarpins. Il a eu beaucoup de succès auprès des femmes, mais je doute qu’il ait fait naître une grande passion. Pour moi, son apparition avait quelque chose de plaisamment gênant, dont on pouvait tout d’abord trouver la raison dans son mauvais langage français. Quoique Bellini vécût en France depuis plusieurs années, il parlait le français aussi mal peut-être qu’on le pourrait parler en Angleterre. Je ne devrais pas qualifier ce langage de mauvais : mauvais est ici trop bon. Il faudrait dire : effroyable ! à faire dresser les cheveux ! Quand on était dans le même salon que Bellini, son voisinage inspirait toujours une certaine anxiété mêlée à un attrait d’effroi qui repoussait et retenait tout ensemble. Ses calembours involontaires n’étaient souvent que d’une nature amusante, et rappelaient le château de son compatriote, le prince de Pallagonie que Goethe, dans son voyage d’Italie, représente comme un musée d’extravagances baroques et de monstruosités entassées sans raison. Comme en semblable occasion Bellini croyait toujours avoir dit une chose toute innocente et toute sérieuse, sa figure formait avec ses paroles le contraste le plus bouffon. Ce qui pouvait me déplaire dans ses traits ressortait alors avec d’autant plus de force ; mais ce qui me déplaisait n’était pas précisément ce qu’on pourrait appeler un défaut, du moins cet effet n’était-il pas ressenti au même degré par les femmes. La figure de Bellini, comme toute sa personne, avait cette fraîcheur physique, cette fleur de carnation, cette couleur rose qui me fait une impression désagréable, à moi qui préfère la couleur de mort ou de marbre. Ce ne fut que plus tard, après des relations plus fréquentes, que je ressentis pour lui un penchant réel. Cela vint surtout quand j’eus remarqué que son caractère était tout-à-fait bon et noble. Son ame est certainement restée sans souillure, au milieu des indignes contacts de la vie. Il n’était pas non plus dépourvu de cette bonhomie naïve et enfantine qu’on est toujours sûr de rencontrer chez les hommes de génie, quoiqu’il ne la laissât pas voir au premier venu.

— Oui, je me souviens, continua Maximilien en s’asseyant sur le siége au dossier duquel il s’était appuyé jusque-là, je me souviens du moment où Bellini m’apparut sous un jour si aimable, que je l’observai avec plaisir, et me promis de faire avec lui connaissance plus intime. Mais ce fut, hélas ! notre dernière entrevue dans cette vie. C’était un soir que nous avions dîné ensemble chez un ami, nous étions de fort bonne humeur, et les plus douces mélodies résonnaient au piano… Je le vois encore, le bon Bellini, tout épuisé de cette masse d’amusans bellinismes qu’il avait débités, s’asseoir sur un siége… Ce siége était très bas, presque aussi bas qu’un escabeau, de sorte que Bellini était presque assis aux pieds d’une belle dame qui s’était étendue sur un sofa en face de lui. Elle le regardait avec une douce malice pendant qu’il travaillait à l’amuser de quelques phrases françaises ; travail qui l’obligeait toujours à commenter dans son jargon sicilien ce qu’il venait de dire pour prouver qu’il n’avait pas dit de sottise, mais au contraire, fait un compliment délicat. Je crois que la belle dame n’écoutait pas beaucoup les propos de Bellini. Elle lui avait pris des mains son jonc d’Espagne dont il voulait appuyer parfois sa faible rhétorique, et elle s’en servait pour démolir fort tranquillement l’élégant édifice de frisure sur les tempes du jeune maestro. C’était cette maligne occupation qui appelait sur les lèvres de la belle dame un sourire comme je n’en ai jamais vu à aucune autre bouche humaine. Cette figure ne me sort pas de la mémoire. C’était un de ces visages qui semblent appartenir au domaine des rêves poétiques plus qu’à la grossière réalité de la vie. Des contours qui rappellent Léonard de Vinci, ce noble ovale avec les naïves fossettes des joues et le sentimental menton pointu de l’école lombarde. La couleur avait plutôt la douceur romaine, l’éclat mat de la perle, une pâleur distinguée, la morbidezza. Enfin, c’était une figure comme on ne peut la trouver que dans quelque vieux portrait italien qui représente une de ces grandes dames dont les artistes italiens du xvie siècle étaient amoureux quand ils créaient leurs chefs-d’œuvre, et auxquelles pensaient les héros allemands et français quand ils ceignaient le glaive et passaient les Alpes… Oh ! oui, c’était une figure de cette famille qu’animait un sourire de la malice la plus douce et de l’espièglerie du meilleur goût, pendant que la belle dame détruisait avec le jonc d’Espagne la blonde frisure du bon Bellini. En ce moment, Bellini me parut comme touché d’une baguette magique, métamorphosé en apparition amie, et il me devint soudain un être sympathique. Son visage éclatait sous le reflet de ce sourire : ce fut peut-être le moment le plus brillant de sa vie… je ne l’oublierai jamais… quinze jours après, je lus dans les journaux que l’Italie avait perdu l’un de ses fils les plus glorieux !

Chose bizarre ! on annonça en même temps la mort de Paganini. Je ne doutai pas un instant de cette mort, parce que le blafard et vieux Paganini a toujours eu l’air d’un mourant ; mais celle du jeune et frais Bellini me parut incroyable, et pourtant la nouvelle de la mort du premier n’était qu’une erreur de gazette. Paganini se trouve sain et dispos à Gênes, et Bellini gît dans la tombe à Paris !

— Aimez-vous Paganini ? dit Maria.

— Cet homme, dit Maximilien, est l’ornement de sa patrie, et mérite sans doute la mention la plus distinguée quand on veut parler des notabilités musicales d’Italie.

— Je ne l’ai jamais vu, reprit Maria, mais selon la renommée, son extérieur ne satisfait pas complètement le sentiment du beau. J’ai vu des portraits de lui…

— Dont aucun n’est ressemblant, dit, en l’interrompant, Maximilien. On l’a enlaidi ou embelli, mais sans jamais rendre son véritable caractère. Je crois qu’un seul homme a réussi à retracer sur le papier la véritable physionomie de Paganini. C’est un peintre sourd, nommé Lyser, qui, dans sa spirituelle folie, a si bien saisi en quelques coups de crayon la tête de Paganini, que la vérité du dessin vous fait rire et vous effraie tout à la fois. « Le diable m’a conduit la main, » me disait le pauvre peintre sourd en ricanant en dessous, et hochant la tête avec une bonhomie ironique, comme il avait coutume de faire à propos de ses charges. Ce peintre fut toujours un singulier original. En dépit de sa surdité, il était enthousiaste de musique, et il paraît qu’il la comprenait quand il se trouvait assez près de l’orchestre pour lire sur la figure des musiciens, et juger, d’après le mouvement de leurs doigts, le plus ou moins de mérite de l’exécution. Il faisait aussi la critique des opéras dans un journal estimé à Hambourg. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? le peintre sourd pouvait voir les sons dans la forme visible du jeu. Il y a bien des hommes pour lesquels les sons eux-mêmes ne sont que des formes invisibles dans lesquelles ils entendent les figures et les couleurs.

— Et vous êtes un de ces hommes ! dit Maria.

— Je regrette de ne plus posséder le petit dessin de Lyser : il vous aurait peut-être donné une idée de l’extérieur de Paganini. Des traits noirs cruement arrêtés pouvaient seuls saisir cette physionomie fabuleuse qui semblait appartenir plutôt au royaume sulfureux des ombres qu’au monde lumineux des vivans. « En vérité, le diable m’a conduit la main, » me répétait le peintre sourd devant le pavillon de l’Alster, à Hambourg, le jour même où Paganini donna son premier concert. « Oui, mon ami, continua-t-il, le monde soutient une chose vraie en disant que Paganini s’est donné corps et ame au diable pour devenir le meilleur violoniste de l’Europe, gagner des millions à la pointe de son archet, et enfin pour se libérer des galères où il a déjà langui bien des années. Car voyez-vous, mon ami, quand il était maître de chapelle à Lucques, il devint amoureux d’une princesse de théâtre, prit de la jalousie contre quelque petit singe d’abbé, fut peut-être trompé, poignarda en bon Italien son amante infidèle, fut envoyé aux galères à Gênes, et, comme je vous l’ai dit, finit par se donner au diable pour devenir libre d’abord, puis le meilleur violoniste de l’Europe, et enfin pour pouvoir imposer ce soir à chacun de nous une contribution de 2 thalers. Mais voyez-vous ! tous les bons esprits louent le Seigneur ! Tenez ! le voilà lui-même qui vient là-bas dans l’allée avec son équivoque Famulus ! »

En effet, c’était Paganini en personne que je reconnus aussitôt. Il portait une redingote gris foncé qui lui tombait jusqu’aux talons, ce qui faisait paraître sa taille très haute. Sa longue chevelure sombre descendait sur ses épaules en mèches tordues, et y formait une sorte de cadre noir autour de sa figure pâle et cadavéreuse où le chagrin, le génie et l’enfer avaient imprimé leurs ineffaçables stigmates. Près de lui sautillait une petite figure bien portante et nettement prosaïque, visage rose ridé, habit gris clair à boutons d’acier, saluant de tous côtés avec une gracieuseté insoutenable, quoique d’ailleurs il semblât jeter parfois des regards louches et inquiets sur cette ténébreuse figure qui marchait d’un air sérieux et pensif à ses côtés. On croyait voir la gravure où Retsch a représenté Faust se promenant avec Wagner devant les portes de Leipzig. Le peintre sourd me fit à sa manière un commentaire bouffon sur ces deux personnages, et appela particulièrement mon attention sur la démarche compassée et alongée de Paganini.

« Ne semble-t-il pas, dit-il, qu’il porte encore les fers aux jambes ? Il s’est habitué pour toujours à cette démarche. Voyez aussi avec quelle méprisante ironie il regarde parfois son compagnon, quand celui-ci l’importune de son caquet prosaïque. Il ne peut cependant se passer de lui ; un contrat sanglant le lie à ce serviteur, qui n’est autre que Satan. Le peuple ignorant croit certainement que ce compagnon est M. George Harrys, le faiseur de comédies et d’anecdotes de Hanovre, que Paganini a emmené avec lui dans ses voyages pour prendre soin de la partie pécuniaire dans les concerts. Le peuple ne sait pas que le diable n’a pris à M. George Harrys que sa figure, et que la pauvre ame de ce pauvre homme demeure, pendant ce temps, enfermée avec d’autres guenilles dans une armoire de sa maison, à Hanovre, jusqu’à ce que le diable lui rende son enveloppe charnelle, en se décidant peut-être à accompagner par le monde son maître Paganini, sous une forme plus digne, en caniche noir par exemple. »

Si Paganini, en plein jour, sous les arbres verts du Jungfernsteg de Hambourg, m’avait déjà paru passablement fantastique et fabuleux, combien fus-je saisi le soir, au concert, par cet aspect bizarre et sinistre. La salle de la comédie de Hambourg était le théâtre de cette solennité, et le public amateur s’y était rassemblé de si bonne heure et en si grand nombre, que je pus, à grand’peine, enlever une petite place à l’orchestre. Quoique ce fût jour de poste, j’y aperçus aux premières loges tout le beau monde du commerce ; un olympe entier de banquiers et autres millionnaires ; les dieux du café et du sucre, avec leurs grasses déesses légitimes, Junons de la rue Wrantram, et Vénus de l’impasse Dreckwall. Un religieux silence régnait d’ailleurs dans toute la salle. Tous les yeux étaient braqués sur la scène. Les oreilles s’apprêtaient à entendre. Mon voisin, honnête courtier en fourrures, retira de ses oreilles de vieux bouchons de coton, pour mieux pomper les sons précieux qui coûtaient deux thalers d’entrée. Enfin sur la scène s’avança une sombre figure qui paraissait arriver du monde des ténèbres. C’était Paganini dans son noir costume de gala : habit noir et gilet noir de coupe effroyable, comme l’étiquette infernale le prescrit peut-être à la cour de Proserpine. Un pantalon noir flottait pauvrement autour de ses jambes fluettes. Ses longs bras parurent alongés encore par le violon qu’il tenait d’une main, et par l’archet qu’il tenait de l’autre, et avec lequel il touchait presque la terre, quand il débita devant le public ses révérences inouies. Dans les courbures anguleuses de son corps apparaissaient une répugnante flexibilité de mannequin, et en même temps une sorte de servilité animale, qui nous donna grande envie de rire ; mais sa figure, dont l’éclairage éblouissant de l’orchestre faisait ressortir la pâleur cadavéreuse, avait quelque chose de si suppliant, de si niaisement humble, qu’une singulière pitié étouffa en nous toute velléité rieuse. A-t-il appris ces révérences d’un automate ou d’un chien ? Ce regard suppliant est-il celui d’un être frappé à mort, ou sert-il de masque à l’ironie d’un avare ? Est-ce un vivant qui va s’éteindre, et qui, dans l’arène de l’art, se prépare, comme un gladiateur mourant, à récréer le public par ses dernières convulsions ? Est-ce un mort sorti du tombeau, violon-vampire, qui vient sucer, sinon le sang de notre cœur, du moins l’argent de notre poche ?

Toutes ces questions se croisaient dans notre tête pendant que Paganini faisait ses interminables politesses ; mais toutes ces pensées se turent quand le merveilleux virtuose plaça son violon sous son menton et commença à jouer. En ce qui me touche, vous connaissez déjà ma seconde vue musicale, ma faculté d’apercevoir, à chaque son que j’entends, la figure corrélative. Il arriva donc que Paganini fit passer devant mes yeux, avec chaque coup d’archet, des figures visibles et des situations, qu’il me raconta en images sonores toutes sortes de curieuses histoires, où lui-même, avec sa musique, jouait le principal personnage. Les coulisses s’étaient métamorphosées dès le premier coup d’archet. Il m’apparut avec son pupitre dans une chambre claire, et décorée, dans un plaisant désordre, avec des meubles de rocailles dans le goût Pompadour. Partout de petites glaces, partout de petits amours, des porcelaines chinoises, un délicieux chaos de rubans, de guirlandes de fleurs, de gants blancs, de blondes déchirées, de fausses perles, de diadèmes de chrysocale et autres oripaux divins qu’on trouve ordinairement dans le cabinet d’étude d’une prima donna. L’extérieur de Paganini s’était également métamorphosé, et de la façon la plus flatteuse. Il portait une culotte courte de satin lilas, une veste blanche brodée, un habit de velours bleu clair à boutons d’argent filigrane, et ses cheveux, soigneusement frisés en petites boucles, se jouaient autour de sa figure qui brillait de jeunesse, de fraîcheur et d’une douce tendresse, quand il lorgnait la jolie signorina qui se tenait à côté de son pupitre.

Dans le fait, j’aperçus près de lui une jeune et jolie créature habillée à l’ancienne mode, aux paniers de satin, à la taille fine et séduisante, aux cheveux poudrés et crêpés en montagne, sous lesquels brillait d’un air plus dégagé un joli visage rond avec des yeux étincelans, de jolies petites joues fardées, de petites mouches et un petit nez impertinent. Elle tenait à la main un rouleau de papier blanc, et d’après le mouvement de ses lèvres et le balancement coquet de son corsage, je pus conjecturer qu’elle chantait ; mais je n’entendais aucun de ses trilles, et ne pus deviner que par le jeu de Paganini, qui l’accompagnait sur le violon, ce qu’elle chantait, et ce que lui-même éprouvait au fond du cœur en l’entendant chanter. Oh ! c’étaient des mélodies telles que le rossignol en module dans les ombres du soir, quand le parfum de la rose enivre son cœur de désirs printaniers. C’était une béatitude de langueur et de tressaillemens voluptueux ! C’étaient des sons amoureux qui se caressaient, se fuyaient avec une bouderie agaçante, puis se rejoignaient et s’enlaçaient, enfin mouraient dans un enivrant unisson. Oui, tous ces sons se livraient à des jeux charmans, comme des papillons qui se poursuivent, s’évitent, se cachent derrière une fleur, se retrouvent et s’enchaînant dans un bonheur aérien, se perdent dans la lumière du soleil. Mais une araignée, une hideuse araignée peut soudain préparer un sort tragique à ces papillons amoureux. Le jeune cœur avait-il de semblables pressentimens ? une mélodie plaintive et touchante, comme le pressentiment d’une infortune prochaine, glissa doucement parmi les chants qui jaillissaient du violon de Paganini…Ses yeux deviennent humides… Il s’agenouille avec dévotion devant son amata… Mais, hélas ! pendant qu’il se courbe pour baiser ses pieds, il aperçoit sous le lit un petit abbate ! Je ne sais ce qu’il pouvait avoir contre ce pauvre homme, mais le Génois devint pâle comme la mort, il saisit le pauvret avec des mains crispées de rage, lui donna des soufflets, ainsi que bon nombre de coups de pied, le jeta ensuite à la porte, puis tira de sa poche un long stylet et le plongea dans le sein de la jeune beauté…

Mais en ce moment la salle retentit de bravos. La population mâle et femelle de Hambourg payait un bruyant tribut d’enthousiasme au grand artiste qui venait de finir la première partie de son concerto, et s’inclinait avec un surcroît d’angles et de courbes. Il me sembla voir sur sa figure une expression d’humilité plus suppliante qu’auparavant. Ses yeux étaient fixes, d’une inquiétude de criminel.

— Divin ! s’écria, en se grattant les oreilles, mon voisin, le connaisseur en fourrures ; ce morceau vaut à lui seul les deux thalers.

— Quand Paganini recommença à jouer, tout devint plus sombre à mes yeux. La figure du maître se voila d’ombres plus épaisses, et de cette obscurité, sa musique sortit avec les sons les plus douloureux et les plus déchirans. Ce ne fut que rarement, et quand une petite lampe suspendue sur sa tête l’éclairait d’une maigre lueur, que je pus voir son visage pâle où cependant n’était pas encore éteint le charme de la jeunesse. Son costume était bizarrement mi-parti de deux couleurs, rouge et jaune. À ses pieds pesaient de lourdes chaînes. Derrière lui s’agitait une figure dont la physionomie tenait de la lascive nature du bouc, et de longues mains velues m’apparaissaient quelquefois comme des auxiliaires qui s’alongeaient sur le manche du violon de Paganini. Elles lui conduisaient même parfois la main, et des bravos participant du bêlement et du rire accompagnaient les sons qui ruisselaient du violon, sons toujours plus plaintifs et plus sanglans. C’étaient des sons pareils au chant des anges déchus qui, ayant fait l’amour avec les filles de la terre, furent bannis du royaume des bienheureux, et tombèrent dans l’abîme avec la rougeur de la honte sur le front. C’étaient des sons dans l’obscure profondeur desquels ne brillait plus ni consolation ni espérance. Quand les saints du ciel entendent de tels sons, la louange de Dieu meurt sur leurs lèvres pâlissantes, et ils voilent en pleurant leurs faces éplorées. Quelquefois, quand le rire de bouc obligato chevrotait à travers ces tortures mélodiques, je voyais au fond de la scène une foule de petites femmes qui balançaient avec une joie cruelle leurs laides figures, et exprimaient leur malice en râclant leurs doigts croisés. Des vibrations d’angoisses sortaient alors du violon, avec des soupirs déchirans et des sanglots comme on n’en a jamais entendu sur la terre, et comme on n’en entendra peut-être jamais de pareils, si ce n’est dans la vallée de Josaphat, quand sonneront les gigantesques trombones du grand jugement, que les cadavres sortiront de leurs tombes et attendront leur sort… Mais le violoniste poussa soudain un grand coup d’archet, un coup de délire et de désespoir tel, que ses chaînes se brisèrent avec fracas, et que son infernal auxiliaire disparut, ainsi que les railleuses sorcières.

En ce moment, mon voisin, le courtier fourreur, s’écria : « Quel dommage ! sa chanterelle vient de casser. Cela vient de son continuel pizzicato ! »

Une corde s’était-elle réellement cassée à son violon ? Je ne sais. J’étais tout entier à la transformation des sons, et Paganini m’apparut de nouveau changé complètement ainsi que son entourage. Je pus à peine le reconnaître sous un sombre froc de moine qui le revêtait moins qu’il ne le cachait. La tête à moitié perdue dans le capuchon, les reins ceints d’une corde, les pieds nus, cette figure solitaire et orgueilleuse se tenait sur un promontoire de roches, au bord de la mer, et jouait du violon. C’était, à ce qu’il me semblait, au moment du crépuscule. Les lueurs pourprées du soir s’épandaient sur les flots lointains de la mer, qui se coloraient d’une teinte toujours plus rouge, et roulaient avec un murmure plus solennel, et ce murmure s’accordait avec les sons du violon. Mais plus la mer rougissait, plus le ciel devenait blafard, et quand enfin les flots agités furent arrivés à la couleur du sang le plus vermeil, le ciel avait pris une pâleur cadavéreuse, une blancheur de spectre, et les étoiles y perçaient avec un développement menaçant… et ces étoiles étaient noires, d’un noir étincelant comme le charbon de terre. Cependant les sons du violon devenaient toujours plus hardis et plus impétueux ; dans les yeux du violoniste brillait une railleuse soif de destruction, et ses lèvres minces se remuaient avec une si horrible vivacité, qu’il avait l’air de murmurer ces anciennes formules magiques qui servaient jadis à évoquer la tempête et à déchaîner les mauvais esprits et les démons captifs au fond de la mer. Quand parfois, sortant son bras nu, son long bras desséché, de l’ample manche du froc, il fouettait l’air avec son archet, il devenait un véritable magicien qui commande aux élémens avec sa baguette, et l’on entendait des hurlemens insensés retentir sous l’abîme, et les vagues sanglantes bondissaient à une telle hauteur, que leur rouge écume jaillissait sur le ciel blême et sur les étoiles noires. Et l’on entendait rugir, siffler, craquer comme si le monde allait s’écrouler, et le moine jouait du violon avec une opiniâtreté croissante. Il voulait, par la force de sa volonté frénétique, briser les sept sceaux desquels Salomon scella les vases de fer où il renferma les démons vaincus. Le sage roi engloutit jadis ces vases dans la mer. Pendant que Paganini jouait, je crus entendre la voix de ces mêmes esprits emprisonnés, qui mêlaient aux sons du violon leur basse la plus furieuse. Mais il me sembla distinguer à la fin l’allégresse de la délivrance, et je vis sortir des vagues sanglantes les têtes des démons libérés, tous monstres d’une laideur fabuleuse : des crocodiles à ailes de chauve-souris, des serpens avec des bois de cerf, des singes coiffés de coquillages, des phoques avec de longues barbes patriarcales, des figures de femmes avec des mamelles à la place des joues, des têtes de chameaux verts, des hermaphrodites marins de combinaisons incompréhensibles, tous lançant des regards d’une intelligence glaciale, et alongeant vers le moine musicien de longues nageoires crochues… Celui-ci, dans son fol emportement d’évocation, laissa tomber son capuchon, et sa chevelure flottante au vent entoura sa tête comme de noirs serpens.

Cette apparition troublait tellement mes sens, que je me bouchai les oreilles et fermai les yeux pour ne pas perdre la raison. Tous les spectres disparurent à l’instant, et quand je relevai les yeux, je vis le pauvre Génois dans sa forme ordinaire, qui faisait ses révérences habituelles, pendant que le public applaudissait avec transport.

« C’est le fameux tour de force sur la corde de sol, me dit mon voisin : je joue moi-même du violon et comprends ce qu’il y a de merveilleux à dominer ainsi son instrument ! » Heureusement la pause dura peu, sans cela le connaisseur en pelleteries m’aurait certainement étouffé sous une dissertation technique. Paganini replaça son violon sous son menton, et avec le premier coup d’archet recommença la merveilleuse transfiguration des sons. Mais cette fois les couleurs étaient moins crues et les formes plus indécises. Ces sons se développaient avec calme et majesté, ondulaient et s’enflaient comme le choral de l’orgue sous les voûtes d’une cathédrale. Tout s’était étendu à l’entour dans des proportions immenses et telles que les yeux seuls de l’esprit les pouvaient embrasser. Au centre de ce vaste espace planait un globe lumineux sur lequel s’élevait un homme à taille gigantesque, au port sublime, qui jouait du violon. Le globe était-il le soleil ? Je l’ignore, mais dans les traits de l’homme je reconnus Paganini embelli d’une beauté idéale, rayonnant de gloire, souriant d’une joie d’expiation. Son corps resplendissait de force virile, un vêtement bleu clair enveloppait ses membres ennoblis : autour de ses épaules flottait en boucles brillantes sa noire chevelure. Il se tenait debout, ferme et assuré comme une sublime image de la divinité et jouait du violon ; il semblait que toute la création obéît à ses accords. C’était l’homme-planète autour duquel tournait l’univers avec une solennité mesurée et des rhythmes célestes. Ces belles clartés calmes qui planaient autour de lui, étaient-ce les étoiles du ciel ? et cette harmonie sonore qui rayonnait de leurs mouvemens, était-ce le chant des sphères dont les poètes et les voyans ont parlé dans leurs visions ? Quelquefois, quand mes yeux s’efforçaient de pénétrer au loin dans l’espace vaporeux, je croyais voir s’avancer des manteaux tout blancs, et sous ces manteaux marchaient des pélerins gigantesques, avec des bâtons blancs à la main. Chose merveilleuse ! les pommes d’or de ces bâtons étaient ces mêmes belles clartés que j’avais prises pour des étoiles. Ces pélerins marchaient en cercle immense autour du musicien, les sons de son violon faisaient scintiller de plus en plus les pommes d’or de leurs bâtons, et le choral qui résonnait dans leurs bouches et que je pouvais prendre pour le chant des sphères, n’était que l’écho continu de ce violon. Une sainte et indicible ferveur animait ces accords qui parfois vibraient, à peine sensibles, comme un mystérieux murmure sur les eaux, puis me faisaient frissonner en s’enflant avec éclat comme les mélodies du cor, au clair de lune, et enfin débordaient avec une allégresse effrénée, comme si des milliers de bardes eussent saisi leurs harpes et uni leurs voix dans un chant de victoire. C’était une musique comme l’oreille n’en entend jamais, une musique que le cœur seul peut rêver quand il repose la nuit sur le sein de la bien-aimée. Peut-être aussi le cœur la comprend-il en plein jour quand il se perd avec délices dans les lignes pures et dans les nobles ovales d’un chef-d’œuvre grec…

— Ou quand on a bu une bouteille de champagne de trop ! dit soudain une voix riante qui arracha notre conteur à ses souvenirs enthousiastes. Il sembla sortir d’un songe. En se retournant, il aperçut le docteur accompagné de la noire Deborah, qui était entré doucement dans la chambre pour savoir si son médicament avait agi sur la malade.

— Ce sommeil ne me plaît pas, dit le docteur, en montrant le sofa.

Maximilien, qui, perdu dans les extases de son propre récit, n’avait pas remarqué que Maria était endormie depuis long-temps, se mordit les lèvres de dépit.

— Ce sommeil, continua le docteur, donne à sa figure le caractère de la mort. N’a-t-elle pas déjà l’air de ces masques blancs, de ces moulages de plâtre à l’aide desquels nous essayons de conserver les traits des personnes mortes.

— Je voudrais bien, lui dit tout bas Maximilien, conserver un pareil masque de la figure de notre amie… Elle sera encore bien belle, même après la mort.

— Je ne vous le conseille pas, répliqua le docteur. Ces masques nous gâtent le souvenir de ce qui nous fut cher. Nous croyons voir encore dans ce plâtre quelque chose de leur vie, et ce que nous y conservons, n’est véritablement que la mort. D’ordinaire les beaux traits y prennent quelque chose de raide, d’ironique, d’odieux, dont nous sommes terrifiés. Ce sont surtout de véritables caricatures que ces moulages de figures dont le charme était principalement de nature intellectuelle, et dont les traits étaient moins réguliers qu’intéressans ; car aussitôt que les grâces de la vie y sont éteintes, les déviations réelles des lignes de beauté idéale ne sont plus compensées par un attrait spirituel. D’ailleurs, tous ces visages de plâtre ont je ne sais quoi d’énigmatique qui, après une longue contemplation, glace l’ame de la manière la plus intolérable. Ils ont tous l’air d’hommes qui vont faire une route pénible.

— Où allons-nous ? dit Maximilien. Mais le docteur prit son bras et l’emmena hors de la chambre.


Henri Heine.