Les nouvelles recherches sur Jean-Jacques Rousseau/03
Tous les lecteurs des Confessions ont senti la différence des deux moitiés de ce livre ; et Rousseau, qui écrivit la seconde pendant le dernier hiver qu’il passa en Dauphiné, s’excuse lui-même, en reprenant son récit, de ce qu’on trouvera de terne dans ce qui lui restait à dire.
Les aventures de l’adolescent rêveur et passionné qui était sorti de sa petite ville pour chercher fortune dans le vaste monde, son odyssée à la recherche du bonheur, la peinture de ces heures charmantes et si courtes où il crut le posséder, sa longue ignorance du rôle retentissant et glorieux qui lui était réservé et qui illumine pour le lecteur tout le fond du tableau : voilà ce qu’on aime dans les premiers livres des Confessions ; c’est un charme qui rappelle le vers de Malherbe :
- Tout le plaisir des jours est en leurs matinées.
Rousseau remarque avec justesse que la seconde partie des Confessions n’a pour elle qu’un seul avantage : c’est l’importance des choses et des personnes dont il y parle. Les années où Jean-Jacques a écrit l’Emile et le Contrat social, sont après tout celles où il a joué un rôle historique, où sa pensée est devenue un des fermens de la Révolution que de loin il a préparée et prédite. Sa rupture avec les philosophes, sa désertion au milieu de la campagne victorieuse que menait leur parti contre les idées chrétiennes, les pages où il accuse ses anciens amis et où il ouvre une lutte que reprendra Chateaubriand : ce sont des faits considérables, tout aussi importans que telle intrigue politique qui a beaucoup occupé les diplomates de son époque. L’histoire de son exil, quand l’Europe avait les yeux sur lui, vaut bien celle d’une de ces manœuvres militaires de la guerre de Sept ans, où des armées se sont mesurées et heurtées, sans aboutir en définitive à rien. Voltaire, Grimm, Diderot, sont des écrivains qui n’ont pas vieilli : dans les pages où Rousseau les met en scène, ils nous intéressent autrement, mais tout autant que Claude Anet, Venture ou Winzenried. Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot, Mme de Verdelin étaient moins jolies, je veux en croire Jean-Jacques, moins agréables au regard que Mme de Warens ; mais nous avons leurs lettres, leurs mémoires ; elles écrivaient d’un style aisé, avec grâce ; elles savent plaire à ceux qui les lisent ; et c’est pour elles un avantage qui les accompagne dans les récits où Jean-Jacques nous a parlé d’elles.
Il est vrai que les mémoires de Mme d’Epinay, les lettres des amies de Rousseau et celles de Rousseau lui-même, ont été publiées d’une manière incomplète toujours, et trop souvent inexacte et confuse : tous ces documens appellent un éditeur soigneux, et l’attendront sans doute encore longtemps. Une édition critique des Confessions, déjà possible aujourd’hui pour les six premiers livres, ne pourra se faire pour les derniers qu’après qu’on aura donné de la Correspondance générale de Rousseau une édition d’une étendue triple de celles qu’on possède.
Cependant, depuis que M. Saint-Marc Girardin a écrit dans la Revue ses belles études sur la vie et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, quarante ans s’étant écoulés, on a eu le temps de mettre au jour beaucoup de papiers inédits. Le dossier d’un procès toujours pendant s’est ainsi renouvelé. Sans toucher à certains points qui ont été traités de main de maître et définitivement réglés, on est en mesure aujourd’hui de porter quelque lumière dans des recoins obscurs, et de serrer de plus près la solution de quelques problèmes pour lesquels on a de nouvelles données.
A dix-huit ans, Rousseau avait passé à Paris quelques semaines ; et il en était reparti avec la bourse plus légère, sans avoir tiré aucun profit de son séjour. Il y revenait après onze ans écoulés, aussi inconnu que la première fois, et sans beaucoup plus de ressources. Il comptait, pour faire son chemin et percer, sur une méthode qu’il avait inventée pour noter la musique en chiffres : c’est une idée qui a été reprise de nos jours par MM. Galin, Paris et Chevé. L’Académie des sciences, qui prit alors la peine de s’en occuper, l’écarta poliment après l’avoir examinée ; et le public, auquel Rousseau en appela de ce jugement, ne se soucia point de lire sa Dissertation sur la musique moderne. Mais pendant le temps qu’il avait passé à la poursuite d’une chimère, Rousseau n’avait pas laissé de faire à Paris quelques connaissances, entre autres celle de l’abbé Alary.
D’Alembert, dans l’intéressante suite d’Éloges qu’il a écrite sur les membres de l’Académie française, a été indulgent pour l’abbé Alary, personnage effacé, « citoyen paisible et qui ne connaissait que ses livres, instruit et exercé dans notre ancienne langue française. » Il avait enseigné l’histoire au jeune Louis XV ; et pendant une cinquantaine d’années, il fut assidu aux séances de l’Académie. Les Confessions ne le nomment qu’en passant : c’est à lui cependant que Rousseau doit d’être allé à Venise. L’abbé Alary était l’ami de M. de Montaigu, capitaine aux gardes, qui venait d’être nommé ambassadeur, et qui cherchait un secrétaire : « Nous avons été bien trompés tous deux sur le sieur Rousseau, écrivait plus tard M. de Montaigu à l’abbé. Par rapport à vous qui me l’aviez donné, je mis tout en usage pour qu’il se plût avec moi. » Suit un long récit de ses griefs contre le Genevois insubordonné qu’il avait eu à son service, et toute une kyrielle de plaintes, justifiées sans doute, sur le caractère difficultueux et susceptible de Rousseau, sur « son humeur et son insolence, causées par la bonne opinion qu’il a de lui, et par de la folie. » Notons en passant ce mot de folie. M. de Montaigu est le premier qui ait vu chez Rousseau, alors âgé de trente-deux ans, le germe de ce que l’âge devait développer en lui. « L’ayant eu de votre main, dit en terminant M. de Montaigu à l’abbé Alary, je vous dois faire cet ennuyeux détail. »
En effet, cette affaire ne pouvait que donner des ennuis à son correspondant. Lorsque Rousseau, revenu à Paris, alla porter ses plaintes contre son ambassadeur aux bureaux du ministère, l’abbé Alary fut appelé à leur communiquer la copie de la lettre de son ami M. de Montaigu. M. Faugère l’a retrouvée aux archives des Affaires étrangères, et l’a publiée. Nous sommes ainsi à même d’entendre les deux parties en cause ; et quoique beaucoup de détails nous échappent, que des dires contradictoires nous posent des énigmes insolubles, nous voyons l’affaire s’éclaircir. Il y faut distinguer deux points : la question de procédés, et la question d’argent. Parlons d’abord de celle-ci.
Le Trésor français, depuis le commencement de ce siècle, a une gestion modèle ; il ne fait attendre ni les fonctionnaires de l’Etat, ni ses créanciers. Autrefois, il n’en était pas ainsi ; et nous avons peine à nous imaginer la gêne qu’amenait de tous côtés, pour les particuliers, l’irrégularité des caisses publiques. Quand une guerre se prolongeait, les embarras ne tardaient pas à surgir ; les échéances arrivaient sans que les paiemens fussent prêts, et bientôt les choses s’établissaient sur un pied qu’on ne connaît plus qu’en Turquie.
Dans une lettre au ministre des affaires étrangères, qui a été publiée par M. Théodore de Saussure, M. de Montaigu s’excuse de mettre, dans le paquet qu’il lui adresse, des dessins de velours que son frère lui avait demandés pour la Dauphine ; il allègue l’état de ses finances, pour motiver cette petite indiscrétion qui lui épargnait des frais de port : « Voilà bientôt, dit-il, le neuvième mois de mes appointemens qui me sont dus ; et mon crédit est encore ici peu stable. » À ce moment donc, — la lettre est du 21 mars 1744, — M. de Montaigu, établi à Venise depuis le mois de juillet 1743, n’avait rien touché de ses appointemens. Nous ne nous étonnerons pas qu’il eût besoin de mettre quelque économie dans la tenue de sa maison. Rousseau le lui reproche amèrement, dans les Confessions, qui ont été écrites vingt-cinq ans après : c’est qu’il n’a jamais compris ce qui s’était passé, et au milieu de quelles difficultés s’était trouvé M. de Montaigu. « Je ne pouvais, dit Rousseau, arracher un sou de mes appointemens ; et quand je lui demandais de l’argent, il me parlait de son estime et de sa confiance, comme si elle eût dû remplir ma bourse. »
Quand Rousseau lui demandait ainsi de l’argent, M. de Montaigu aurait pu lui dire : « Attendez qu’on m’en donne, et vous aurez votre part. » Mais, en disant cela, il aurait découvert le roi son maître. Les embarras financiers du gouvernement de Louis XV constituaient une espèce de secret d’Etat. L’ambassadeur de France n’a pas jugé à propos d’en faire part à un subalterne, et à un subalterne étranger : l’en blâmerons-nous ? Et puisqu’une partie de l’art du diplomate consiste à savoir cacher ses propres secrets, et à deviner ceux des autres, ne voyons-nous pas que M. de Montaigu s’entendait au premier point, tandis que Rousseau, avec toute la supériorité qu’il s’attribue sur son maître, n’a pas su trouver le mot d’une énigme qui pourtant n’était pas difficile ? Avec un peu plus de finesse et de jugement, Rousseau aurait vu le nœud de la situation, et aurait pris son parti. Il n’était en réalité que le secrétaire de l’ambassadeur, mais il remplissait les fonctions de secrétaire d’ambassade, et il tenait beaucoup, — beaucoup trop, — aux prérogatives qu’elles lui donnaient : il faut prendre le bénéfice avec les charges. Jean-Jacques avait l’honneur de servir un noble pays ; l’argent manquait : il fallait se soumettre à des privations, c’était tout simple. Quelques mois auparavant, dans la retraite de Prague, Vauvenargues avait passé par des épreuves bien autrement rudes, et n’avait pas tant songé à lui-même et à ses aises.
Le comte de Montaigu revint en France au printemps de 1749. La paix avait été signée à Aix-la-Chapelle l’année précédente, le Trésor français était dès lors en mesure de payer à l’ambassadeur l’arriéré de son traitement : c’est ce qui eut lieu sans doute ; et aussitôt M. de Montaigu régla la vieille dette qu’il avait conservée envers Rousseau. « Je reçus, dit celui-ci, ce qu’on voulut me donner. » Il consentit donc, de guerre lasse, à transiger sur ses prétentions ; il eût été plus sage de s’arranger à Venise même avec l’ambassadeur. En somme, celui-ci n’était pas assez au large pour se montrer facile et coulant sur la question d’argent ; c’est dommage, mais ce n’était pas sa faute. S’il ne se conduisit pas en grand seigneur, s’il fut serré, c’est tout ce qui est prouvé ; et nous ne pouvons pas suivre Rousseau quand il charge le comte de Montaigu d’une « friponnerie bien basse », à propos de leur différend au sujet du poids d’un certain ballot, que Rousseau avait fait venir de Paris, et dont l’ambassadeur lui réclamait le port qu’il avait payé. L’affaire eût été tirée au clair s’ils l’avaient discutée posément à Venise, mais la colère les aveugla, ils s’emportèrent, et se séparèrent sans s’être expliqués ; nous ne pouvons que croire à un malentendu ; et nous arrivons au second point, à la question de procédés.
Encore ici, M. Faugère a mis au jour des documens décisifs : une correspondance où l’on voit le ministre obligé de rappeler à l’ordre l’ambassadeur, qui, dans une de ses premières dépêches, s’était permis « d’adresser directement à Sa Majesté un reproche trop fortement exprimé. » Ainsi M. de Montaigu était capable de manquer de respect au roi de France : étonnons-nous de ce que son secrétaire ait eu à se plaindre de quelque manque d’égards ! — Et Jean-Jacques, de son côté, était-il un homme commode ? Jusqu’alors il n’avait pas réussi à prendre pied dans la société, à jouer avec succès les rôles qu’il avait eus à remplir ; et le sentiment de son insuffisance, ses inquiétudes sur son avenir, l’état de misère où il était retombé à plus d’une reprise, n’avaient pas permis à son orgueil de s’épanouir. Sa jeunesse avait été semée d’échecs. Enfin une bonne porte s’était ouverte à lui, il était entré dans un poste honorable, il pouvait espérer de faire son chemin. Une fierté native, qui avait dormi jusqu’alors, s’éveilla en lui. Il arrivait novice dans sa nouvelle carrière ; son maître l’était comme lui ; mais comme les affaires se traitaient généralement par écrit avec le gouvernement de Venise, qui espaçait beaucoup et entourait de cérémonies les entretiens diplomatiques, Rousseau se trouva sur son terrain ; il est tout simple que, la plume à la main, il se sentît supérieur à M. de Montaigu. Il n’eut pas le tact de cacher son sentiment, et son maître se plaignait avec justice de ses manières : « Pendant la dictée que je lui faisais, cherchant quelquefois le mot qui ne me venait pas, il prenait ordinairement un livre, ou me regardait en pitié. »
Rousseau avait du zèle, de la probité, de l’intelligence ; on lui fit des complimens qui l’enivrèrent ; il se crut nécessaire, et c’est ce qui le perdit. Il ne s’observa pas assez ; il ne craignit pas de se montrer difficile et revêche ; il mécontenta bientôt, il choqua M. de Montaigu, qui finit par se chercher un autre secrétaire ; et quand il l’eut trouvé, il congédia le pauvre Jean-Jacques.
La situation que Rousseau avait eue à Venise n’était pas sans épines ; mais quels avantages ! Une de ces villes dont on aime le séjour, pittoresque et riante ; un beau climat ; un peuple artiste ; Rousseau, qui aimait la musique et le chant, trouvait à satisfaire ses goûts ; il savait à moitié la langue italienne, il put la parler tous les jours, et se familiariser avec une littérature aimable et riche. S’il eût été appelé à vivre à Munich ou à Stockholm, s’y serait-il plu de même ? Un rang social très supérieur à celui qui avait été le sien jusqu’alors, l’occasion de faire d’agréables et d’utiles connaissances : voilà les bons côtés de la place qu’il occupait auprès de M. de Montaigu : n’eût-il pas été sage d’en tenir compte, et de passer sur quelques déplaisirs ?
Il avait vécu dans une longue retraite, dans un véritable isolement. Il ne connaissait que par les livres les affaires d’Etat et la politique. Quelle chance heureuse, pour le futur publiciste, que de se voir dans un poste de confiance, auprès d’une république qui avait un si beau passé, et qui jouait encore quelque rôle ! C’était un belvédère, d’où le regard plongeait sur le va-et-vient des négociations, et sur le conflit des intérêts des différens pays. Le mouvement des guerres qui agitaient l’Europe, à cette date, venait refluer jusque dans les lagunes de Venise ; la portée de chaque incident local en était aggravée ; tout sollicitait à l’attention, à la réflexion.
Rousseau était appelé, par les devoirs de sa charge, à se rendre compte de tout le mécanisme du gouvernement vénitien. Dans la vieille cité assise aux bords de la mer Adriatique, le citoyen de Genève retrouvait ce qu’avait vu son enfance : une ville souveraine, que gouvernait une aristocratie expérimentée : une ancienne constitution républicaine qui. alimentait la fierté du peuple, et des traditions d’autorité concentrée, qui ne laissaient point de jeu aux volontés de la foule.
Jean-Jacques avait plus de trente ans ; l’âge de la maturité était venu ; il avait devant lui un sujet d’observations, abondant et varié ; sa pensée prit l’essor. Ne l’eût-il pas dit lui-même, nous aurions su voir que c’est à Venise que l’auteur du Contrat social a élaboré ses premières idées politiques.
De retour à Paris, Rousseau y passa l’hiver avec son ami d’Altuna. Celui-ci le quitta au printemps ; et c’est alors que Jean-Jacques fit la rencontre de Thérèse Le Vasseur. Il s’attacha aussitôt à elle ; et dès lors, elle fut sa compagne assidue pendant le reste de sa vie. Il faut nous arrêter à parler d’elle.
On s’accorde généralement sur ce point, que le choix de Rousseau a été mauvais. On ne parle guère de Thérèse Le Vasseur qu’avec hauteur et mépris ; j’avoue que je ne partage pas ces sentimens. et qu’à mon avis on la juge toujours avec trop de sévérité. Il y a sur son compte une opinion toute faite : chacun s’y range sans la contrôler de près. Faisons mieux ; écartons les témoignages de seconde main, et ne nous fions aux médisans qu’à bonnes enseignes.
Il y a deux personnes qui méritent d’être écoutées avec confiance, quand elles parlent de Thérèse Le Vasseur : c’est Mme d’Épinay et Mme de Verdelin : l’une et l’autre l’ont suivie pendant plusieurs années, et sont des femmes d’un esprit judicieux. Malheureusement elles ne sont pas d’accord sur son compte.
Mme d’Epinay n’y va pas par quatre chemins. Dans une lettre adressée à Grimm, elle caractérise Thérèse par quelques mots très rudes : « une fille jalouse, dit-elle, bête, bavarde et menteuse. » Voilà Thérèse bien arrangée. Mais regardons-y de plus près, et reprenons chaque point.
Thérèse était bavarde. Mon Dieu, oui, elle l’était ; ce n’est pas un cas pendable. Rousseau a reconnu lui-même ce défaut chez sa compagne, et il en parle avec philosophie dans une lettre à son ami Du Peyrou : « Je suis très fâché, lui dit-il, que M. de Pury ait à se plaindre de quelques propos de Mlle Le Vasseur, qui probablement lui ont été mal rendus ; mais je suis surpris en même temps qu’un homme d’autant d’esprit daigne faire attention à ces petits bavardages femelles. Les femmes sont faites pour cailleter, et les hommes pour en rire. J’ai si bien pris mon parti sur tous ces dits et redits de commères, qu’ils sont pour moi comme n’existant pas ; il n’y a que ce moyen de vivre en repos. » Peut-on mieux dire, et que pourrions-nous ajouter ?
Thérèse était jalouse. La lettre que je citais tout à l’heure, de Mme d’Epinay, est du temps où Jean-Jacques s’était épris de Mme d’Houdetot. On sait les longues promenades qu’ils faisaient ensemble. Quand Thérèse le voyait partir pour aller rejoindre celle qu’il aimait, n’était-il pas naturel qu’elle ressentît quelque jalousie, et lui en ferons-nous un reproche ?
Thérèse était menteuse, Mme d’Epinay nous l’assure ; je ne la contredirai pas : elle a eu sans doute l’occasion de prendre en faute la pauvre fille. Mme d’Epinay avait une supériorité de rang qui lui permettait de parler à Thérèse d’un ton qu’elle n’eût pas pris avec une femme du monde. Le mensonge est l’arme défensive des faibles : Thérèse s’en servait. Une âme plus fière que la sienne n’y eût pas voulu toucher ; une personne plus adroite se serait tirée d’affaire autrement.
— Mais elle a pu tromper Rousseau lui-même ! D’accord ; et nous serons sur nos gardes si les Confessions n’appuient un récit ou une assertion que sur les dires de Thérèse.
Enfin Thérèse était bête ! On nous dit la vérité en termes bien durs. Thérèse n’avait pas d’esprit ; et c’est en effet par bêtise et faiblesse qu’elle s’est laissée aller, avant et après Rousseau, à de graves fautes de conduite. Mais tant qu’il a été à ses côtés, elle a eu assez de bon sens pour ne pas se séparer de lui. Elle lui était sincèrement attachée. Lisez en effet ce qu’elle lui écrivait quand il l’eut quittée en partant pour l’exil : c’étaient les premières semaines de séparation, depuis dix-sept ans qu’ils vivaient ensemble. Elle était restée à Montmorency, et venait de recevoir une lettre de lui :
« Mon cher ami, que le goies que ge ues deureu ceu voier deu voes cher nou vele geu vous a surre que mon nes pries neu tes nes plus arien deu dou leur deu neu paes vous voir e deunous ceupares can pou voir vous dire tous mes santiman quemonquer atous gour êtes pour vous e quies neu changeraesga mes tan que dieu vous doneuraes des gour eamoiosies… »
Vous ne comprenez pas ce charabia : c’est que Thérèse était plus ignorante, plus maladroite à écrire que vous ne l’auriez imaginé ; mais transcrivez sa lettre avec notre orthographe, et tout s’éclaircit :
« Mon cher ami, quelle joie que j’ai eue de recevoir de vos chères nouvelles ! Je vous assure que mon esprit ne tenait plus à rien, de douleur de ne pas vous voir, et de nous (sentir) séparés, sans pouvoir vous dire tous mes sentimens : que mon cœur a toujours été pour vous, et qu’il ne changera jamais, tant que Dieu vous donnera des jours, et à moi aussi. Quelle satisfaction pour moi de nous rejoindre, et de passer toutes nos douleurs ensemble ! Je n’attends que le moment pour vous rejoindre et vous embrasser. Vous savez bien que mon cœur est pour vous, et je l’ai toujours dit : fût-il les mers à passer, et les précipices, pour vous aller trouver, qu’on n’avait qu’à me dire, que je partirais bien vite…
« Mon pauvre esprit n’y était plus, ni la tête : vous me l’avez remis du tout au tout. Mais il sera encore mieux remis quand je serai auprès de vous, et de vous témoigner toute la joie et la tendresse de mon cœur, que vous connaissez que j’ai toujours eue pour vous, et qui ne finira qu’au tombeau : c’est mon cœur qui vous parle, c’est pas mes lèvres. J’aspire le moment pour vous rejoindre ; je ne tiens plus à rien qu’à vous, mon cher ami.
« Je suis, avec toute l’amitié et la reconnaissance possible et l’attachement, mon cher bon ami, votre humble et bonne amie, Thérèse Le Vasseur. »
C’est ainsi que parle la nature. Thérèse était une pauvre fille, mais elle avait du cœur, et cela nous aide à comprendre que Jean-Jacques l’ait aimée.
Ecoutons maintenant sur son compte Mme de Verdelin, cette gracieuse et sensée amie de Rousseau, que Sainte-Beuve a peinte en un charmant portrait ; elle-même s’est peinte mieux encore dans ses lettres, qui forment, avec les réponses de Rousseau, la branche la plus agréable, je le crois, de toute la correspondance du célèbre écrivain[2].
Mme de Verdelin, en écrivant à Rousseau, ne parle de Thérèse qu’avec des paroles amicales :
« Est-ce vous, mademoiselle Le Vasseur, qui donnez des leçons (à Jean-Jacques, qui apprenait à faire des lacets) ? Je voudrais bien être votre écolière, je vous donnerais en revanche des leçons de cuisine. Il y a quinze jours que je fais mon dîner et mon souper, et que j’imagine des ragoûts, aidée d’une femme de chambre qui n’a jamais su faire que des papillotes ; et assurément j’ai de grands succès. Si jamais, mon voisin, je suis assez heureuse pour vous revoir, je crois que Mlle Le Vasseur, dont j’ai mangé un si bon ragoût, et que j’aurais volontiers prise pour ma maîtresse, ne sera plus que mon aide. Permettez que je l’embrasse, et l’assure de la plus véritable estime et amitié. »
Purs complimens, peut-on dire : Mme de Verdelin tient à rester l’amie de Rousseau ; et à cause de cela, elle loue et flatte sa compagne. — Eh bien ! voici qui a plus de poids. Mme de Verdelin venait de perdre son vieux mari ; en annonçant à Rousseau cette mort, elle lui parle de sa position devenue plus indépendante :
« Je ne reste pas riche, lui dit-elle ; mais j’aurai ce qu’il faut pour vivre honnêtement… Mon voisin, serait-il vrai que vous êtes en peine de ce que deviendra Mlle Le Vasseur, si vous lui manquiez ? Avez-vous écrit cela à un curé près de Lyon ? Vous offenseriez vos amis. Lorsque ce propos m’est parvenu, je trouvais sur ma pension de quoi me rassurer sur son avenir, et j’avais commencé à vous écrire sur cela ; quinze jours ne m’ont pas fourni un moment pour achever ma lettre. Aujourd’hui qu’un honnête revenu me donne un chez-moi, elle peut le regarder comme chez elle. S’il y avait un lieu où elle aimât mieux vivre, mon voisin, j’exige qu’elle me dise ce qu’il lui faut pour la mettre à son aise ; je serais blessée qu’elle et vous ne me donnassiez pas cette marque d’amitié et de confiance. »
Voilà une offre de service, faite assez sérieusement pour être prise en considération. Elle implique, cela est clair, de la part de Mme de Verdelin, quelque estime pour le fond du caractère de Thérèse ; laquelle, avec les défauts que peut avoir une fille du peuple, en avait aussi les qualités solides, celles qui sont bonnes à l’user, et notamment la première de toutes, la fidélité. Pendant trente-trois ans, Thérèse a soigné Rousseau nuit et jour. Or de l’aveu de tout le monde, le philosophe de Genève n’était pas un homme facile à vivre, toujours accort et avenant. « Les travaux de l’esprit, dit Bernardin de Saint-Pierre, mettent un homme dans la disposition d’un voyageur fatigué. Rousseau, lorsqu’il composait ses ouvrages, était des semaines entières sans parler à sa femme. »
Avant que Rousseau eût consenti à considérer Thérèse comme sa femme, et à la présenter comme telle, ce qui eut lieu dans l’été de 1768, elle était simplement sa bonne pour tout faire. Or elle s’acquittait à merveille de son double emploi de femme de chambre et de cuisinière : nous avons des certificats qui l’établissent.
Comme femme de chambre, voici le témoignage que rend Bernardin de Saint-Pierre, en racontant sa première visite à Rousseau : « Il y avait dans l’ensemble de son petit ménage un air de propreté, de paix et de simplicité, qui faisait plaisir. » Rappelons-nous ce que Fénelon écrivait à son neveu : « Un cuisinier habile, fidèle et réglé, est un trésor qu’on ne retrouve point. » Eh bien ! c’est ce trésor que Rousseau avait trouvé, si nous en croyons les attestations de d’Escherny : « Il doit m’être permis de dire un mot, écrit-il, des excellens dîners que j’ai faits à Motiers, chez Jean-Jacques, en tête à tête avec lui. La cuisine était simple, telle qu’il l’aimait, et je partageais bien son goût ; apprêtée supérieurement ; et dans ce genre simple, il n’est pas possible de faire mieux que Mlle Le Vasseur : c’étaient de succulens légumes, des gigots de moutons nourris dans le vallon, de thym, de serpolet, et d’un fumet admirable, et parfaitement rôtis. Je faisais compliment à Mlle Le Vasseur sur son dîner ; ce qui m’étonne, c’est que, malgré mes invitations, jamais Rousseau ne voulut permettre qu’elle se mît à table avec nous. »
Jusqu’en 1768, Rousseau traita Thérèse comme sa domestique, sa gouvernante : en cette qualité, elle était ce qu’on appelle familièrement une perle ; à cet égard, il n’eût pas pu mieux choisir.
Je ne crois pas du tout que Thérèse ait eu sur lui l’influence qu’on prétend quelquefois qu’elle a possédée. Il la dominait ; et quand elle a essayé de défendre contre lui ses enfans ou sa mère, il a imposé sa volonté, et elle s’est soumise. Elle a suivi partout cet homme d’un caractère difficile et grondeur ; jamais elle ne lui a tenu tête. On l’accuse d’avoir sourdement aigri le compagnon de sa vie, de lui avoir quelquefois monté la tête, et de l’avoir brouillé avec celui-ci ou celle-là ; vagues reproches, qui s’évanouissent et se dissipent presque entièrement, quand on étudie de près chacun des épisodes de la vie de Jean-Jacques. Il était défiant et colère ; il l’était de nature et de race, et Thérèse est innocente de ses incartades. Elle s’est fidèlement tenue à son rôle de servante.
Assurément on peut rêver pour Rousseau un autre choix : une personne bien née et bien entourée, ingénue et pure dans son charme de jeunesse, d’un esprit ouvert, d’une âme noble et délicate autant que dévouée et tendre. Mais que ce choix eût été difficile ! En vérité, combien peu, parmi les grands écrivains que la France a possédés dans les derniers siècles, ont été liés par le mariage à une femme que l’imagination aime à voir auprès d’eux ! Une loi austère le défendait à ceux qui étaient entrés dans le clergé, eussent-ils l’esprit aussi dégagé de tout lien que Rabelais, le cardinal de Retz et l’abbé Prévost. Pascal, La Bruyère, et plusieurs autres ont gardé le célibat. Nous savons trop peu de chose de Mmes de Montesquieu et de Buffon. La femme de Molière n’a pas été sans reproche ; la femme de La Fontaine, qui n’a pas su se faire aimer de son mari, nous plaît-elle plus qu’à lui ? Mme Racine était une brave et digne mère de famille ; et grâce à elle, le poète a eu dans son âge mûr un foyer domestique, un cercle d’enfans, un intérieur doux et animé : toutes choses qui l’ont rendu heureux, et qui ont manqué à son ami Boileau ; mais cette personne estimable n’a-t-elle pas été trop étrangère aux préoccupations littéraires de l’auteur d’Iphigénie ! Vraiment elle était rare dans l’ancienne France, cette union intime, calme et profonde d’un écrivain et de sa femme, cette attention réservée et intelligente :
- J’entends de vos papiers le bruit paisible et doux ;
- Je ramasse parfois votre plume qui tombe.
On ne voit guère que la duchesse de Saint-Simon qu’on puisse citer en modèle : « Blonde, nous dit son mari, avec un teint et une taille parfaite, un visage fort aimable, l’air extrêmement noble et modeste, et je ne sais quoi de majestueux par un air de vertu et de douceur naturelle. Ce fut celle que j’aimai le mieux, et avec qui j’espérai le bonheur de ma vie, qui depuis l’a fait uniquement et tout entier. Comme elle est devenue ma femme, je m’abstiendrai d’en dire davantage. » Saint-Simon s’arrête en effet, mais ailleurs il recommence l’éloge : « Je ne trouvai jamais de conseiller si sage, si utile ; je m’en suis aidé en tout. C’est un bien doux contraste de ces femmes inutiles et qui gâtent tout ; contraste encore plus grand de ces rares capables qui font sentir leur poids ; d’avec la perfection d’un sens exquis, doux et tranquille, qui loin de faire apercevoir ce qu’il vaut, semble toujours l’ignorer soi-même, avec une uniformité de modestie, d’agrément et de vertu. »
Je suis persuadé que ces louanges si largement données étaient sincères, car Saint-Simon les a jetées sur un papier que la postérité seule devait lire ; et j’accorde aussi que d’autres que Mme de Saint-Simon ont dû en mériter de pareilles ; que plus d’un mari, qui aurait eu sujet de parler comme le sien, a jugé plus sage de se taire. Qui sapit, in tacito gaudeat ille sinu ! La Rochefoucauld n’a-t-il pas dit : « On sait assez qu’il ne faut pas parler de sa femme » ?
Mais quelque part qu’on veuille faire à ce silence, à cette réserve des maris d’autrefois, je crois qu’on peut dire, à l’honneur du siècle qui va finir, qu’il est plus riche à cet égard que les précédens ; il ne faut pas chercher longtemps, parmi les écrivains qui l’ont illustré, pour trouver auprès de beaucoup d’entre eux, des femmes aimables, à l’esprit éclairé et discret, fières du nom qu’elles portent, et dignes de le porter. C’est un bonheur qui a manqué à Rousseau : dans la seconde moitié de sa vie, comme dans la première, il n’y a pas eu de justes noces. Mme de Warens lui avait donné la main gauche ; il a donné la main gauche à Thérèse.
Saint-Marc Girardin a très bien dit de Rousseau : « Il y avait en lui toutes les sortes de pauvres : le pauvre timide et embarrassé, le pauvre envieux et ingrat, enfin le pauvre gourmé et déclamateur, ce qui est un genre de pauvre tout récent, et qui procède beaucoup de Rousseau. » Cela est aussi juste que piquant ; mais le spirituel critique n’a pas été jusqu’au bout de son énumération.
« J’entre un jour chez Rousseau, nous dit Corancez ; je le vois hilarieux, se promenant à grands pas dans sa chambre, et regardant fièrement tout ce qu’elle contenait : Tout ceci est à moi, me dit-il ; il faut noter que ce tout consistait dans un lit de siamoise, quelques chaises de paille, une table commune, et un secrétaire de bois de noyer. Comment, lui dis-je, cela ne vous appartenait pas hier ? Il y a longtemps que je vous ai vu en possession de tout ce qui est ici. — Oui, monsieur, mais je devais au tapissier, et j’ai fini de le payer ce matin. » — Voilà le pauvre content de peu, et satisfait de son lot.
« Vous avez augmenté les plaisirs des riches, lui disait un jour Bernardin de Saint-Pierre, et on dit que vous avez constamment refusé leurs bienfaits. — Lorsque je donnai mon Devin du village, un duc m’envoya quatre louis pour environ 66 livres de musique que je lui avais copiée. Je pris ce qui m’était dû, et je lui renvoyai le reste : on répandit partout que j’avais refusé une fortune. » — Voilà le pauvre intègre et scrupuleux, qui n’accepte que son dû, en même temps que l’homme modeste, qui ne veut pas qu’on exagère son désintéressement, et qui arrête les légendes qui courent sur son compte.
« Ma chère tante, écrivait Rousseau à Mme Gonceru, à la première lueur d’une meilleure fortune, je songeai à vous faire une petite part de ma subsistance, qui pût rendre la vôtre un peu plus commode ; votre petite pension commença de courir, il n’y a pas encore trois ans, et ces trois ans vous ont été payés d’avance, année par année. Mon intention est bien de continuer ; mais, ma chère tante, je ne puis pas vous dissimuler que la dureté de ma situation me met dans la nécessité de compter. Veuillez donc prendre patience, s’il arrivait que votre pension tardât à venir, et dites-vous alors : Je connais le cœur de mon neveu ; et sûre qu’il ne m’oublie pas, je le plains de n’être pas en état de mieux faire. » — Voilà le pauvre qui a bon cœur, et qui fait son possible pour aider une vieille parente encore plus pauvre que lui ; en même temps qu’un homme pénétré de cet excellent principe, qu’avant de se donner le plaisir de faire des largesses, il faut s’être mis en mesure de payer régulièrement ses fournisseurs. — C’est là une idée bourgeoise ; mais on ne saurait trop insister sur ce point, que Rousseau était de souche bourgeoise, et que jusqu’à la fin de sa seizième année, il a vécu dans un milieu de bonne bourgeoisie.
Rousseau était pauvre ; il l’a été tout le long de sa carrière, et souvent par sa faute, bien certainement. Par exemple, il n’aurait eu, pendant les douze dernières années de sa vie, qu’à toucher tranquillement la pension de cent guinées que lui avait accordée le roi d’Angleterre : il eût été au-dessus du besoin. Il n’était point brouillé avec l’auguste donateur, et ses visiteurs voyaient au mur de sa chambre le portrait du roi George III, « son bienfaiteur », leur disait-il. Mais quand un jour son ami Corancez lui apporta une lettre de change de 6 336 livres de France, — c’était le montant des arrérages non touchés de sa pension, — Jean-Jacques fronça les sourcils et secoua la tête : « Je suis majeur, dit-il, et je puis gouverner moi-même mes affaires. Je sais bien que j’ai une pension ; j’en ai touché les premières années avec reconnaissance ; et si je ne la touche plus, c’est parce que je le veux ainsi. » Il fallut que Corancez battît en retraite, et s’excusât de son indiscrétion : s’il avait voulu discuter, et savoir pour quelles raisons Rousseau se privait d’une ressource abondante et sûre, le grand homme l’eût mis à la porte. Sainte-Beuve a dit quelque part que, pour étudier un homme, un caractère, il y a certaines questions essentielles qu’il faut se poser ; entre autres : Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? sur l’article de l’argent ? — Ce n’est pas ici le moment de parler du premier point. Quant à la question d’argent, l’examen attentif de la correspondance de Rousseau établit qu’il était épineux et méticuleux toujours, fantasque aussi à certains momens : les amis qui s’occupaient de ses affaires avaient besoin de beaucoup de patience ; mais les libraires trouvaient leur compte avec lui, mieux que lui ; et personne en définitive n’avait à se plaindre.
Comme les lubies même ont leur raison secrète, on peut se demander pourquoi Rousseau avait refusé, et cette pension qui lui avait été généreusement allouée par le roi d’Angleterre, et tant d’autres occasions de sortir de sa position gênée, qui lui avaient été offertes par la société d’alors, où l’on appréciait son mérite, où l’on se serait fait honneur de le mettre dans une situation aisée et libre, digne de son talent. À une autre époque, et dans un sentiment mystique qui était inconnu au XVIIIe siècle, saint François d’Assise avait aimé pour elle-même la divine Pauvreté ; Dante a célébré ce religieux amour, et les saintes pensées qu’il avait fait naître chez les disciples du grand enthousiaste italien :
La lor concordia, e i lor lieti sembianti,
Amore e maraviglia, e dolce sguardo,
Faceano esser cagion de’pensier santi.
Mais, je le répète, Rousseau était de race bourgeoise ; et son éducation genevoise et protestante ne l’avait point préparé à suivre le vol des rêves dans le bleu du ciel, à marier les idées chrétiennes avec les fantaisies d’une imagination poétique ; il n’était pas homme à imiter saint Alexis, ordonnant sa vie ici-bas comme si la vie éternelle avait seule une pleine réalité. Son obstination à rester pauvre avait des mobiles plus terre à terre.
Dès le premier jour où sa voix avait été écoutée, où il était sorti de son obscurité, il avait vanté l’innocence et la pauvreté des anciens âges, il avait parlé comme un censeur, un prêcheur, il avait opposé au luxe élégant de son siècle les mœurs austères et simples des vieilles républiques : le succès lui était venu de là. On l’avait pris au mot, et il avait adopté un rôle, qu’il lui fallait soutenir : ce qui ne lui était point difficile ; il sentait en lui-même la force nécessaire. Le vieux sang huguenot qui coulait dans ses veines, les habitudes laborieuses qui avaient été celles de ses pères et de ses aïeux pendant de longues générations, lui avaient laissé de l’endurance, une grande sobriété de goûts. La promenade était son seul plaisir véritable. Son ménage était celui d’un ouvrier ; il s’en contentait parfaitement.
Quand on est dur pour soi-même, on l’est volontiers aussi pour les autres. Jean-Jacques, à l’égard des enfans que lui a donnés Thérèse, a été plus que dur ; il a été insensible et sans entrailles. Les motifs qui l’ont dirigé quand il a pris le parti de faire porter ses deux premiers enfans à l’hospice des enfans trouvés, il les a mis à nu dans une page des Confessions, qui est nette et sans ambages. Ce sont des conversations de table d’hôte qui lui ont montré le moyen de se tirer d’affaire ; il était près de la misère en effet : « Vous savez ma situation, écrivait-il à une dame de ses amies ; je gagne au jour la journée mon pain avec assez de peine ; comment nourrirais-je encore une famille ? » Depuis plus de vingt ans, Rousseau était un isolé ; et sur la route qu’il avait parcourue, les mauvais exemples n’avaient pas manqué. A Venise, à Paris, il avait vécu dans des sociétés de mœurs faciles, légères, insouciantes ; il se laissa entraîner au courant. Ses enfans étaient nés hors mariage[3] : et ses devoirs de père pouvaient ne pas lui apparaître aussi nets, aussi absolus, que s’ils eussent été les conséquences d’une union légitime et sainte. Rousseau, qui approchait de la quarantaine, n’avait pas l’idée, n’avait aucun pressentiment du rôle qui lui était réservé. A bref délai, sa parole allait revêtir une grande autorité morale ; le siècle allait saluer en lui un maître de vertu : situation pleine d’honneur, mais chargée de devoirs. Celui qui prêche les autres doit lui-même être irréprochable. Rousseau, dans sa gêne, avait trouvé tout simple d’aller au plus pressé, en foulant aux pieds ses obligations de père : sans s’en douter, il s’était préparé le plus grand embarras pour l’avenir, il avait donné à ses futurs adversaires une arme qui est devenue terrible, dès qu’ils l’ont eue en mains. Sa mémoire en souffrira toujours.
Le fils du bonhomme La Fontaine était le cadet des soucis de son père. On le sait ; on en sourit, ou on le regrette ; jamais on ne l’a bien amèrement reproché au fabuliste. Voltaire a-t-il été père ? Si le libraire Lambert était réellement son fils, comme on l’a prétendu, qu’a-t-il fait pour lui ? Voltaire s’est gardé de rien dire, et aucun de ceux qui l’ont haï ne l’a entrepris à ce sujet.
« Celui qui ne peut remplir les devoirs de père, n’a point droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfans et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m’en croire : je prédis à quiconque a des entrailles, et néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé. » Dans ce passage de l’Emile, Rousseau avait fait quasi l’aveu public de sa faute ; il s’est étonné qu’après cela on ait eu le courage de la lui reprocher. Mais il avait des ennemis : comment eussent-ils négligé une si belle occasion de le confondre ? Son repentir même témoignait contre lui.
Dès son premier Discours, où les mots de « vertu » et de « vertueux » reviennent jusqu’à quarante-trois fois dans un petit nombre de pages, Rousseau s’était posé en censeur austère de son siècle ; pendant quatorze ans, et ses confrères et le public, tout le monde l’avait accepté sur ce pied. Il était entouré d’estime ; les contemporains étaient unanimes sur ce point. D’Alembert n’a point mis d’ironie dans le compliment qui termine sa réponse à la Lettre sur les spectacles : « Je suis, monsieur, avec tout le respect que méritent votre vertu et vos talens, et avec plus de vérité que le Philinte de Molière, votre très humble… » Le mandement de l’archevêque de Paris, qui portait condamnation de l’Emile, s’élevait contre les idées et les écrits de l’auteur ; il ne touchait à son caractère que pour y reconnaître « la simplicité des mœurs », et reprocher au philosophe « des paradoxes de conduite », et « le désir d’être connu de tout le monde » : en d’autres termes, l’amour de la retraite et l’amour de la gloire. L’illustre misanthrope se montra trop sensible à ces bénignes atteintes. D’autres allaient venir, plus cruelles et vraiment envenimées.
Au mois de décembre 1764, avaient paru les Lettres de la Montagne ; Rousseau y avait parlé du contraste choquant qu’on voyait entre la conduite circonspecte et pleine de déférence qu’avait tenue le Conseil de Genève à l’égard de Voltaire, un étranger ; et la sévérité qu’il avait déployée contre un citoyen qui faisait honneur à son pays. Le peuple de Genève en était indigné en effet ; et c’est alors que, dans le sentiment de cette défaveur, Voltaire, établi à Ferney, mais qui avait gardé sa maison des Délices, se décida de mauvais gré à y renoncer, et à résilier avec perte le bail à vie qu’il avait fait dix ans auparavant. On comprend que Voltaire fût outré contre Rousseau : « Il excite, disait-il, le Conseil de Genève contre moi, il se plaint que ce Conseil condamne ses ouvrages et ne condamne pas les miens, comme si ce Conseil de Genève était mon juge. Il me dénonce publiquement ; il dit que je suis l’auteur d’un libelle intitulé : Sermon des Cinquante ; il joue le rôle de délateur et de calomniateur. Il n’est point d’excuses pour une action si coupable et si lâche ! » Rousseau avait combattu à visage découvert ; Voltaire était trop habile pour l’imiter ; aussi se déguisa-t-il en écrivant une brochure : Sentiment des citoyens, où, prenant le langage d’un ami de l’ordre et des lois, d’un Genevois irrité des inconséquences de Rousseau, il le dépeignit comme « un homme déguisé en saltimbanque (Jean-Jacques avait pris l’habit arménien) qui traîne avec lui, de village en village, la malheureuse dont il fit mourir la mère (Mme Le Vasseur était pleine de vie) et dont il a exposé les enfans à la porte d’un hôpital, en rejetant les soins qu’une personne charitable voulait prendre d’eux, et en abjurant tous les sentimens de la nature ».
Rousseau se tint au premier moment sur la négative ; et dans ses notes sur cette brochure : « Je n’ai jamais exposé, dit-il, ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital. » C’était jouer sur les mots : il n’avait pas fait exposer, mais bien fait déposer ses enfans à l’hôpital. Jean-Jacques était déconcerté, et il fit d’autres faux pas encore à cette occasion : il attribuait au pasteur Vernes la brochure de Voltaire ; il en voulut à Mme d’Épinay d’avoir trahi son secret : elle qui était une personne discrète et sûre. C’est Grimm évidemment qui, pendant son séjour à Genève en 1759, avait eu maintes fois l’occasion de s’entretenir avec Voltaire, et qui l’avait mis au courant de tout.
Dès lors la brèche était ouverte dans la réputation de vertu que Rousseau avait possédée. Le coup d’œil de Voltaire avait été juste et pénétrant ; avec une diabolique sûreté de main, il avait touché le point faible. Désormais l’auteur d’Émile ne pourra plus faire la leçon à ses contemporains, et leur parler, pour ainsi dire, du haut d’une chaire ; il n’est plus qu’un homme comme un autre, un homme faible et coupable ; il faut que son orgueil recule, et se replie sur une autre ligne de défense. L’auteur des Confessions mettra sa vie à nu, et son talent grandira encore ; mais son autorité morale a été frappée ; elle ne pourra plus se raffermir entièrement.
D’où vient donc qu’elle ait été si grande, et qu’un homme isolé, sans autre arme que son assurance et quelque art d’écrire, ait su prendre sur son siècle un ascendant quasi religieux, et, malgré cet ébranlement en 1765, le garder pendant trente ans encore sur une moitié du public ?
C’est que la place était vide. L’Eglise avait manqué à son rôle ; elle avait laissé échapper de ses mains la direction des esprits et des âmes. Les discordes haineuses qui la déchiraient, cent ans d’acharnement entre jésuites et jansénistes, lui avaient fait un mal infini. Les générations qui s’étaient succédé pendant le long règne de Louis XV n’avaient pas donné d’hommes éminens à la chaire chrétienne et à la théologie. La parole sacrée continuait à édifier les cœurs pieux dans l’ombre ; elle ne séduisait plus le siècle comme au temps de François de Sales, elle ne le dominait plus comme au temps de Bossuet. L’Eglise de France était riche, et ces malheureuses richesses amenaient au clergé beaucoup de recrues compromettantes. Aujourd’hui que ces temps de mollesse et de bien-être ecclésiastique sont loin dans le passé, nous apercevons les miasmes qui les couvraient comme un brouillard. L’orage révolutionnaire a vraiment fait du bien, et purifié l’air. La religion a ressaisi son prestige ; son attrait sur les âmes a refleuri. Les couvons, il y a cent ans, ont été fauchés comme l’herbe ; ils ont repoussé comme elle, et les fidèles sont venus par milliers se lier aux trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. À cette fin de siècle, l’Eglise a quelque droit d’être fière de l’œuvre accomplie : la prédication morale a retrouvé son centre chez elle. Nous ne comprenons plus qu’on ait été le chercher ailleurs ; qu’on ait cru voir la maison d’un apôtre dans le petit ménage où Jean-Jacques était en tête à tête avec Thérèse ; et que c’ait été un jour de trouble pour la foi, celui où une voix ennemie s’avisa de demander à Rousseau ce qu’étaient devenus ses enfans.
EUGÈNE RITTER.
- ↑ Voyez la Revue des 15 février et 15 mars 1895.
- ↑ A l’heure qu’il est. à vrai dire, il est assez difficile de s’en rendre compte, puisque les lettres de Mme de Verdelin n’ont pas été réunies aux réponses de Rousseau, et que celles-ci sont même enfouies dans un ancien volume de l’Artiste, et n’ont pas encore été jointes au reste de la correspondance.
- ↑ C’est au temps où lui naissaient les derniers de ses enfans, que Rousseau a écrit dans la préface de Narcisse un passage où parlant des écrits de sa jeunesse qu’il abandonnait à leur mauvais sort, il les compare à « ces enfans illégitimes que l’on caresse encore avec plaisir, en rougissant d’en être le père, à qui l’on fait ses derniers adieux, et qu’on envoie chercher fortune, sans beaucoup s’embarrasser de ce qu’ils deviendront. »