Les nouvelles recherches sur Jean-Jacques Rousseau/02

Les nouvelles recherches sur Jean-Jacques Rousseau
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 397-427).
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LES NOUVELLES RECHERCHES
SUR
JEAN-JACQUES ROUSSEAU

II.[1]
LES CHARMETTES

Albert, de Montet, Madame de Warens et le pays de Vaud, 1891. — Mugnier, Madame de Warens et Rousseau, 1891. — Maguy et le piétisme romand, 1891.

Au cours de sa jeunesse aventureuse, Jean-Jacques Rousseau a essayé de beaucoup de métiers. Celui qui lui a le plus souri est celui de maître de musique à Chambéry. Les jeunes filles qu’il y eut pour élevés lui ont laissé de gracieux souvenirs, et il s’est plu à faire une peinture idyllique de la vie qu’il menait au milieu de ce cercle de jolis visages, alors qu’il n’avait pas encore vingt-deux ans. On se demande, — et l’auteur des Confessions n’explique pas nettement, — comment ce train de vie qui lui plaisait si fort, et qui devait être charmant en effet, a été interrompu. « Ayant quitté depuis longtemps mes écolières… » dit-il un peu plus loin dans son récit. Il les avait donc quittées, et pourquoi ? Leurs familles sans doute avaient cessé de lui demander des leçons.

Rousseau ne savait qu’à moitié la musique, ne l’ayant jamais apprise dans les règles. On s’en était bien vite aperçu. Il ne trouvait à Chambéry que des amateurs comme lui-même, point de maîtres ; en sorte qu’il n’y était pas en mesure de remplir les lacunes de ses connaissances, et d’étudier à fond l’art qu’il prétendait enseigner. Après avoir bien débuté dans cette carrière, il était ainsi arrêté, et se trouvait dans une situation fausse et précaire. Puis la maladie était venue, et longtemps l’avait retenu à la maison. Dans ce temps de loisir, il avait beaucoup lu. M. de Conzié, un jeune homme avec lequel il s’était lié, et qui aimait la littérature, lui avait fait partager ses goûts. Rousseau, pendant toute sa première jeunesse, se laissait mener par ceux qu’il rencontrait successivement ; et cette fois, le hasard fut heureux.

« M. de Conzié, dit-il, gentilhomme savoyard, jeune et aimable, eut la fantaisie d’apprendre la musique, ou plutôt de faire connaissance avec celui qui l’enseignait. Avec de l’esprit et du goût pour les belles connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le rendait très liant, et je l’étais beaucoup moi-même pour les gens en qui je la trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de littérature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma tête, et qui n’attendait qu’un peu de culture et d’émulation pour se développer tout à fait, se trouvait en lui. M. de Conzié avait peu de dispositions pour la musique ; ce fut un bien pour moi : les heures des leçons se passaient à tout autre chose qu’à solfier. Nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés, et pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le prince royal de Prusse faisait du bruit alors ; nous nous entretenions souvent de ces deux hommes célèbres, dont l’un, depuis peu sur le trône, s’annonçait déjà tel qu’il devait dans peu se montrer, et dont l’autre nous faisait plaindre sincèrement le malheur qui semblait le poursuivre. L’intérêt que nous prenions à l’un et à l’autre s’étendait à tout ce qui s’y rapportait. Rien de tout ce qu’écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je pris à ces lectures m’inspira le désir d’apprendre à écrire avec élégance et de tâcher à imiter le beau coloris de cet auteur, dont j’étais enchanté. Quelque temps après, parurent ses Lettres philosophiques. Quoiqu’elles ne soient assurément pas son meilleur ouvrage, ce fut celui qui m’attira le plus vers l’étude, et ce goût naissant ne s’éteignit plus depuis ce temps-là. »

On a relevé dans ce paragraphe quelques erreurs chronologiques. Les Lettres philosophiques sont antérieures de deux ans aux premières lettres échangées entre Voltaire et le prince royal de Prusse ; et quand celui-ci monta sur le trône, Rousseau avait déjà quitté la Savoie. Mais recherchons plutôt dans cette page le spectacle intéressant d’un grand esprit qui s’éveille en lisant l’œuvre d’un maître, et remarquons le coup d’œil juste et sûr du jeune provincial qui va droit, dans l’œuvre complexe et déjà alors si considérable de Voltaire, à un livre qui est encore aujourd’hui des plus agréables à relire et des plus féconds pour la réflexion : les Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais, cette œuvre d’une fraîcheur si vive, qui marque un des tournans de la pensée française, comme le fit, quatre-vingts ans plus tard, l’Allemagne de Mme de Staël.

Rousseau entrait dans ses nouvelles études avec un esprit curieux et ouvert, une ardeur juvénile, et une intelligence qui commençait à mûrir. Un « autodidacte » peut aller assez loin dans les sciences et les belles-lettres, et sur ce terrain Rousseau ne se sentait pas arrêté, comme pour l’étude approfondie de la musique. Il se laissa donc aller, comme une eau qui s’écoule où l’entraîne la déclivité du terrain, à ce penchant nouveau que tout favorisait : la conversation de quelques hommes de mérite, comme Chambéry en a possédé toujours ; de grandes facilités pour se procurer des livres, avec un flair heureux pour les bien choisir. Le, maître de musique s’effaça en lui devant l’étudiant en lettres et en philosophie. C’était l’époque où le petit héritage de sa mère lui permettait d’obéir à son caprice en vivant quelque temps sur l’argent qu’il avait reçu. Quand le souci de l’avenir et d’une carrière à suivre venait le hanter, Rousseau se disait, et il expliquait à son père qui l’interrogeait là-dessus, qu’il se préparait à devenir le secrétaire de quelque grand seigneur ou le gouverneur d’un jeune homme de qualité. C’étaient des projets raisonnables, et en effet on voit Jean-Jacques occuper des postes de ce genre dans les années qui suivirent.

En attendant, il était dans un état de santé qui le mettait en souci. Mme de Warens, qui le soignait maternellement, chercha pour lui, dans les agréables campagnes qui environnent Chambéry, un séjour où il pût jouir de la verdure et du soleil. Ils s’établirent aux Charmettes, sur la pente d’une colline, dans une jolie maison entourée d’un jardin, de prés et de vignes. Jean-Jacques y passa deux fois la belle saison : époque heureuse de sa vie, où il poursuivit et acheva l’entreprise de faire, à 26 ans, et tout seul, les études que ceux qui suivent l’enseignement régulier des établissemens publics font de seize à vingt ans. Assurément il a gagné en originalité à ce long détour, à ce retard dans son développement. Il avait vécu, il avait souffert, et c’est avec une âme déjà éprouvée, un esprit réfléchi, un sérieux précoce, qu’il abordait les hautes études ; il voyait toutes choses sous un autre angle et dans une autre perspective que le gros de la troupe, ceux qui dans leur adolescence avaient suivi tranquillement les leçons de leurs maîtres, et pris la file avec leurs camarades.

On s’est raillé quelquefois du contraste des belles et fécondes théories de Y Emile, avec le plein insuccès de l’auteur quand il fut, à Lyon, précepteur des enfans de M. de Mably. Mais auparavant Rousseau avait eu affaire à un bon élevé, à lui-même, veux-je dire : c’est là qu’il faut voir ce que valait sa méthode. Il était à la fois le maître et l’élève, et tous deux réussirent merveilleusement. Le plan d’études que Rousseau suivit aux Charmettes sera toujours digne d’être médité.


I

Dans l’état de langueur où vivait Rousseau à ce moment de sa vie, il se croyait menacé de mourir jeune : cette pensée l’attendrissait sans l’assombrir, et dirigeait son esprit vers l’étude de la philosophie religieuse. La Profession de foi du Vicaire savoyard, qui fut écrite vingt ans après, était en germe dans les réflexions qui naissaient chez l’étudiant, assis au milieu de la verdure, un livre à la main, que bientôt il ne lisait plus, et cherchant à mettre ses idées en ordre, à accorder les traditions qui lui avaient été enseignées avec les vues des philosophes et leurs systèmes divers, qu’il se fâchait de trouver incompatibles.

Jean-Jacques avait été un enfant intelligent et précoce. Les instructions du pasteur Lambercier, et plus tard les prêches du dimanche, auxquels il assista régulièrement jusqu’à la fin de sa seizième année, lui avaient donné des principes religieux. Genève à cette date était encore une espèce de cité de Dieu où la croyance faisait corps avec le sentiment patriotique. Tout l’entourage du jeune Rousseau était attaché à la foi chrétienne et protestante. Quand il entra dans un atelier de graveur et qu’on dressa son contrat d’apprentissage, son maître promit « de l’élever et instruire en la crainte de Dieu et bonnes mœurs. » Lui-même, avec la docilité de son âge, acceptait sans les discuter les enseignemens des pasteurs. Sans doute, il y avait des incrédules à Genève déjà dans les premières années du XVIIIe siècle. C’est alors que Robert Vaudenet déclarait « qu’il ne croyait ni en Jésus-Christ, ni en la Vierge Marie, ni en la rédemption du genre humain par la mort de Jésus-Christ ; — qu’il ne croyait aucune révélation, mais seulement ce que la raison naturelle lui pouvait dicter ; » et il ajoutait « qu’il y avait dans Genève quantité de personnes très distinguées et très éclairées qui étaient dans les mêmes sentimens. » De ceci on peut douter : il n’y avait pas sans doute autant d’esprits forts que le prétendait Vaudenet (qui fut banni de la ville à cause de son incrédulité), et certainement ces idées philosophiques étaient le fait d’individus isolés ou de cercles discrets. Rien n’en avait transpiré dans le milieu où grandissait Jean-Jacques. Jusqu’au jour où il sortit de Genève, personne n’avait attaqué devant lui la religion qu’il entendait prêcher du haut des chaires.

Les Confessions donnent un récit assez détaillé du séjour de quatre mois que Rousseau fit à seize ans dans l’hospice des catéchumènes de Turin, quand il eut quitté sa ville natale. Quoique Rousseau entremêle au narré des faits une apologie de sa conduite où il plaide les circonstances atténuantes ; quoiqu’on n’ait pour le contrôler que les dates d’entrée et de sortie données par le registre de l’hospice, le tableau paraît vrai et n’est point flatté. Cet épisode fâcheux de sa jeunesse avait laissé à Jean-Jacques des souvenirs profondément gravés, et rien n’est invraisemblable de ce qu’il raconte. À la suite de son escapade, il s’était mis dans le cas d’avoir à se convertir au catholicisme. On l’endoctrina. Il se plaît à parler de la belle défense qu’il lit, à dire comment il embarrassa ceux qui argumentaient contre lui. Mais le fait est que, pendant les vingt ans qui suivirent son abjuration solennelle, on ne le voit jamais jeter un regard en arrière sur l’Eglise protestante qu’il avait abandonnée. Quand il sortit de l’hospice, il avait pris son parti ; il n’avait pas gardé mémoire d’un argument non réfuté, il ne lui restait aucune arrière-pensée indocile. Tout ce qu’il y avait eu de huguenot dans son éducation, dans les idées que lui avaient laissées les conversations, les livres, les sermons de Genève, tout était effacé.

On le voit peu après faire des séjours en pays protestant : à Lausanne, il l’ail quatre lieues chaque dimanche ! pour aller entendre la messe dans l’église d’Assens ; à Neuchâtel, il écrit à Mlle de Graffenried que la religion catholique est profondément gravée dans son âme, et que rien n’est capable de l’en effacer. Il rentre en Savoie, et on le trouve toujours dans des rapports d’amitié intime et familière avec des curés ou des moines. S’il passe quelques semaines à Cluses, il a pour hôte le révérend père gardien du couvent des Cordeliers. Mme de Warens a un ami, l’abbé Léonard : Jean-Jacques le nomme son oncle, l’abbé l’appelle son neveu ; et ils correspondent sous ces noms pendant plus de quinze ans. Quand Rousseau part des Charmettes pour une promenade d’un jour, c’est après avoir entendu la messe qu’un carme est venu dire à la pointe du jour dans une chapelle attenante à la maison. S’il s’essaie à quelques expériences de chimie, l’une desquelles faillit lui coûter la vue, c’est qu’un dominicain en a fait dans ses leçons, et lui en a donné l’idée. S’il va à Montpellier, à Lyon, ses lettres contiennent ses salutations respectueuses, ses très humbles respects pour les révérends pères jésuites. S’il parle de Genève : « Heureux les Genevois, dit-il, s’ils reprenaient la foi de leurs aïeux ! » — Rousseau avait été bon protestant dans sa ville natale, il fut bon catholique en Savoie.

Il y a cependant une remarque à faire. En quelques mois passés à Turin et à Annecy, Rousseau y avait fait la connaissance d’ecclésiastiques distingués, l’abbé Gaime et l’abbé Gatier, dont il a aimé la haute et-noble nature, et qui lui laissèrent de longs souvenirs ; tandis que, pendant ses dix années de séjour à Chambéry, il ne trouva pas, dans le clergé instruit et pieux de cette ville, un homme dont les entretiens lui aient paru aussi frappans. C’est qu’il avait rencontré les deux premiers dans des temps de détresse ; il avait eu besoin d’eux, et avait été reconnaissant de leur sympathie ; leurs paroles, leurs conseils étaient tombés sur un terrain bien disposé. Plus tard, il était plus difficile et moins ouvert. On remarque aussi qu’il ne nomme jamais un écrivain, un docteur de l’Eglise qui est une des gloires de la Savoie, et dont sans doute il entendit souvent parler : saint François de Sales. Ne l’a-t-il donc pas lu ? Ce n’est pas son vieux langage qui eût rebuté Rousseau : il cite vingt fois Montaigne, qui est d’une époque antérieure. Il faut que ce qui a éloigné Rousseau de l’auteur de l’Introduction à la vie dévote, ce soit justement l’esprit de dévotion du saint évêque. Rousseau avait du respect pour la religion, il n’avait aucun goût pour les pratiques de la piété.

Quand les problèmes philosophiques se posèrent devant lui, quand il eut lu Descartes, Bayle et Voltaire, sa foi et sa raison couraient le risque de se heurter ; mais sa foi était celle d’un bon catholique, répétons-le, et sa raison ne trouva aux Charmettes aucun auxiliaire dans quelque sourd instinct de résistance à l’autorité de l’Eglise, qui fût inné chez le fils des huguenots. Et, à vrai dire, il n’y eut point de choc. Rousseau était laissé à lui-même ; ses idées propres se développaient en lui par une sorte de végétation intérieure, sans qu’aucune autorité inquisitoriale vînt le troubler en lui disant qu’il devenait infidèle à l’Eglise. Six ans plus tard, la foi convaincue de son ami Ignace d’Altuna, et les discussions qu’ils eurent ensemble, le forcèrent à se mettre au clair avec lui-même et à se rendre compte de toute son incrédulité. Aux Charmettes, Rousseau n’était encore qu’un chercheur, et n’allait qu’en tâtonnant ; il essayait ses pas, et se retenait toujours d’une main aux enseignemens de la tradition. « Les écrits de Port-Royal et de l’Oratoire, dit-il, étaient ceux que je lisais le plus fréquemment. » Ainsi ses lectures le plaçaient dans un courant vraiment français ; il n’y avait rien qui y sentît le Genevois, le réfugié.

Le protestantisme de langue française avait vu se succéder plusieurs générations de théologiens. Les premiers apôtres de la Réforme avaient publié, pour répandre leurs idées, des livrets, des brochures. Ces opuscules, qui sont maintenant très recherchés par les bibliophiles, étaient déjà des raretés au siècle dernier, et n’étaient pas encore des curiosités : Rousseau ne les a jamais eus entre les mains. — Calvin était venu ensuite, et son coup d’essai, l’Institution de la religion chrétienne, qu’il a repris et complété à plus d’une reprise, avait fait de lui l’un des maîtres de la pensée en son temps. Mais ce livre systématique et monumental n’était plus au XVIIIe siècle qu’un gros morceau de théologie surannée : il ne semble pas que Rousseau l’ait ouvert et feuilleté. Qu’eût-il pensé en lisant les premières pages, où Calvin écarte d’un pied dédaigneux les problèmes pour lesquels se passionna le siècle de Diderot ?

Au XVIIe siècle, les professeurs des Académies protestantes de Saumur et de Sedan et, vers la fin de cette époque, les pasteurs chassés de France, et pour la plupart réfugiés en Hollande, avaient compté dans leur sein des hommes distingués, Abbadie et La Placette, par exemple. A Genève, Alphonse Turrettini, que Jean-Jacques enfant a pu entendre prêcher, avait été un homme d’église éclairé et libéral, un professeur et un prédicateur écouté et admiré ; Marie Huber avait publié des livres de théologie qui faisaient quelque bruit au temps même où Rousseau étudiait aux Charmettes. Mais qu’est-ce que tout cela auprès des penseurs et des écrivains qui faisaient la gloire de l’Eglise catholique : un Pascal, un Bossuet, un Malebranche, un Fénelon ? Et autour de chacun de ceux-ci, il y avait tout un groupe où se rencontraient des auteurs moins célèbres, oubliés aujourd’hui, estimés en leur temps et à juste titre ; hommes d’élite qui reconnaissaient pour maître et pour modèle l’un ou l’autre de ces grands hommes. A côté d’eux, Bayle est le seul théologien protestant qu’on puisse citer, le seul aussi dont on puisse dire avec certitude que Rousseau l’a beaucoup lu.

Rousseau avait ainsi l’avantage de faire des études de philosophie religieuse dans les conditions mêmes où les aurait faites tout homme de son âge en France. Il était en chemin, dit-il, de devenir à moitié janséniste. Cela valait beaucoup mieux, pour son succès futur, que d’être tout à fait protestant. Au temps où il n’avait que douze ans, ses parens avaient agité l’idée de lui faire suivre la carrière des études, de le faire entrer au collège plutôt qu’à l’atelier, et de le préparer pour le saint ministère. Si ce projet eût été exécuté, Jean-Jacques n’eût été qu’un autre Saurin, avec plus de talent que celui qu’on connaît. Son influence eût été nulle en France et en Europe. Dans l’auditoire de théologie de Genève, au milieu de gens méticuleux, il eût été nourri dans des traditions provinciales, ou plutôt déjà étrangères ; il eût été en dehors du mouvement qui entraînait, les hommes de son époque ; il ne se fût pas si bien préparé à agir sur l’esprit de ses contemporains. Mieux valait d’abord entrer dans leur foule, quitte à s’en dégager ensuite, mais alors en étant familier avec leurs idées, en étant reconnu par le siècle comme l’un des siens.

Une longue expérience historique montre que le protestantisme français, qui est très solide et très estimable, a perdu depuis trois cents ans le don qu’il avait possédé dans ses premiers jours, de susciter une foule de prosélytes et de provoquer des entraînemens. C’est que toute une tradition pèse sur lui, à laquelle le reste du monde est étranger. Rousseau, en s’éloignant de Genève, avait échappé au péril d’être enrégimenté dans une secte sans avenir, et de revêtir un uniforme qui l’eût singulièrement gêné dans son action sur le public et dans le développement de sa pensée même. Simple laïque, il a été pourchassé plus tard par les pas-leurs et les consistoires. Qu’eût-il fait au milieu d’eux ?

Tout était donc pour le mieux quand Rousseau, sans avoir de maîtres, prenait en main les livres des philosophes de ce siècle fécond qui s’était ouvert avec Descartes :


Je tâtonne Descartes et ses égaremens ;
Avec Locke, je fais l’histoire des idées ;


a-t-il dit dans le Verger des Charmettes, petit poème qu’il écrivit alors, el qu’il fit imprimer aussitôt. C’est le premier ouvrage qu’il ait donné au public ; il en distribua les exemplaires à quelques amis, qui sans doute lui en firent compliment : ce fut tout le succès de cet opuscule. S’il a passé inaperçu en son temps, il a un grand prix aujourd’hui : non qu’on y trouve de beaux vers, mais on y voit un portrait fidèle de l’apprenti philosophe que Rousseau était alors, ami de l’étude et de la flânerie, ébloui de sa petite science, lier d’entretenir commerce avec de grands esprits comme Leibnitz et Malebranche, étalant des noms d’auteurs, Kepler, Huyghens, qu’il ne connaissait que de seconde main ; mais habile à se frayer sa route. Au milieu de ce vagabondage intellectuel, butinant dans tous les sentiers, il se faisait une provision d’idées, et quoique ayant fait ses études sur le tard, il a réussi tout à fait à se familiariser avec leur objet.

Sainte-Beuve terminait un article sur le docte Huet en disant : « Cet homme décidément avait trop lu. Les hommes comme Huet savent trop. Si le monde se réglait sur eux, on n’aurait plus qu’à se ressouvenir… Ce sont, après tout, les ignorans comme Pascal, comme Descartes, comme Rousseau, ces hommes qui ont peu lu, mais qui pensent et qui osent, ce sont ceux-là qui remuent bien ou mal, et qui font aller le monde. » On s’étonne de voir traiter d’ignorans des hommes comme Descartes et Pascal, qui furent des maîtres de la science, et qui, pour faire leurs découvertes en géométrie et en physique, avaient dû commencer par apprendre tout ce qu’on savait à leur époque ; mais pour Rousseau lui-même, le mot de Sainte-Beuve est injuste : on ne doit pas méconnaître le résultat des efforts que l’étudiant des Charmettes a si longtemps continués pour acquérir des connaissances.

Descartes avait habitué les esprits à l’idée qu’il fallait commencer par oublier tout ce qu’on leur avait appris, pour n’avoir plus devant soi qu’une page blanche, sur laquelle il se chargeait d’écrire lui-même, ou de guider la main de ses disciples. L’existence de l’être pensant, l’existence de Dieu venaient bientôt s’inscrire sur cette page : c’était simple, et en deux pas on allait très loin. Cette marche de la pensée séduisit Jean-Jacques absolument ; il fut gagné dès le premier jour. Les enseignemens de chacune des Eglises auxquelles il avait appartenu avaient été reçus par lui avec la docilité du premier âge, mais il ne s’y était point attaché : son cœur n’y était pas. Il laissa de côté l’idée de dogmes révélés, quand ses lectures lui ouvrirent une autre voie où il pouvait s’engager, et lui montrèrent d’autres perspectives. Il n’y eut pas de lutte en lui : ce fut un vieil habit qu’il posa.

Les systèmes compliqués ne lui plaisaient pas ; quelques idées simples étaient ce qu’il lui fallait : il les trouva, il les débarrassa de tout ce qui les enveloppait chez ses auteurs, il y crut d’une foi sincère et durable qui persista toute sa vie. Les grandes lignes de la Profession de foi du Vicaire savoyard flottaient déjà dans son esprit. On peut dire qu’elle date des Charmettes dans tout ce qu’elle a d’affirmatif, tandis que la partie polémique, et contre les Encyclopédistes, et contre la Révélation, se rattache à une époque postérieure dans le développement des idées de Rousseau. A Paris, l’intolérance des esprits forts l’a rebuté ; en Savoie, il ne les trouvait pas sur son chemin, et les dévots y étaient pacifiques. Personne ne surveillait et n’entravait le développement de ses idées, et ne l’excitait ainsi à quelque lutte. Il devait suivre sans doute les habitudes religieuses qui étaient celles de tout le monde dans le pays, et qu’un nouveau converti, moins qu’un autre, ne pouvait abandonner. Il allait donc à la messe chaque dimanche. Il croyait de tout son cœur au premier et au dernier article du Credo, et il suivait le service avec recueillement. Personne ne lui en demandait davantage, et il ne se posait pas à lui-même les questions qu’il agita plus tard avec un dévot comme Altuna, ou des philosophes comme Diderot et ses amis. L’assoupissement intellectuel et la paternelle bonhomie des membres du clergé qu’il avait l’occasion de voir, maintenaient le calme fécond de sa vie.

La paix était entière au dehors ; mais l’esprit de Rousseau était en travail, et il n’arrivait qu’avec beaucoup de peine à se satisfaire. L’idée d’une mort prochaine venait le hanter, et, ne doutant point de l’existence de Dieu, il avait besoin de se rassurer contre l’idée de sa justice. Il raconte que la dure théologie des écrits de Port-Royal l’épouvantait. « La peur de l’enfer m’agitait souvent, dit-il. Je me demandais : « En quel état suis-je ? Si je mourais à l’instant même, serais-je damné ? » Selon mes jansénistes, la chose était indubitable. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m’exerçais machinalement à jeter des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire une espèce de pronostic. Je me dis : « Je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi. Si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. » Tout en disant ainsi, je jette une pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement, qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre, ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. »

Rousseau ne donne pas le titre de ces livres jansénistes qui, on le voit, lui renversaient quelquefois l’esprit. Mais assurément, à les juger au point de vue catholique, ils étaient de mauvais aloi et de fâcheux effet, puisqu’ils amenaient le lecteur à chercher dans le sort l’assurance de son salut plutôt qu’à recourir aux sacremens de l’Eglise. Rousseau assure que, par contraste, les visites de deux vieux jésuites qui venaient souvent aux Charmettes lui faisaient grand bien, et que surtout ses entretiens avec Mme de Warens réussissaient à tranquilliser son âme. « En cette occasion, dit-il, maman me fut beaucoup plus utile que tous les théologiens ne l’auraient été. »

Il faut remarquer ce passage et ce qui le suit dans les Confessions. Mme de Warens causait volontiers religion et théologie, et Jean-Jacques ajoute qu’il a beaucoup profité de ses entretiens. Le fait est que Mme de Warens, quelles que fussent ses fautes, avait une âme pieuse, habituée de bonne heure à la pensée de Dieu. Rousseau trouva près d’elle ce que n’ont trouvé ni Voltaire auprès de Mme du Châtelet, ni Diderot auprès de Mme de Puisieux ou de Mlle Volland, ni d’Alembert auprès de Mlle de Lespinasse, ni aucun des philosophes de ce siècle auprès de celles qu’ils aimèrent : quelqu’un avec qui s’entretenir de problèmes religieux et de conceptions théologiques. Qu’un jeune homme destiné comme écrivain à un tel avenir, à un succès européen, se trouvât ainsi, dans ses plus belles années et quand son esprit se formait, en présence d’une femme chez qui les écarts de la conduite n’avaient affaibli en rien la ferveur qu’elle tenait de sa race et de ses maîtres, c’était une rencontre inattendue et fortuite, mais elle était pleine de conséquences. Mme de Warens n’est pas assez connue sous cet aspect : on ne saurait trop insister pour établir ce que je viens d’indiquer.

Longtemps on n’a connu Mme de Warens que par le témoignage de Jean-Jacques. L’auteur des Confessions a tout dit sur elle : le bien, le mal, la pitié qu’elle eut pour lui et le charme qui le séduisit dès le premier regard, les séparations, les retours, la longue intimité, les faiblesses et les fautes. La pauvre femme a été livrée sans voile à la curiosité du lecteur. Un seul témoin avait parlé, chacun se crut en mesure de juger : aucune enquête ne fut ouverte. On sait que la première partie des Confessions parut en 1780 : l’idylle des Charmettes y avait aussitôt enchanté le public. Les pages où Rousseau l’avait dessinée ont servi de point de départ a de plates supercheries (Mémoires de Mme de Warens, de Claude Anet, etc.) qui ne pouvaient qu’égarer l’opinion.

Mais, dans ces dernières années, la vie tout entière de Mme de Warens a été étudiée avec soin par deux érudits distingués. Cette vie a été coupée en deux par sa fuite en Savoie et sa conversion au catholicisme. Pendant vingt-sept ans, Mme de Warens a habité le pays de Vaud ; pendant trente-six ans, la Savoie. Ces deux périodes ont fourni matière à deux intéressans ouvrages publiés par MM. de Montet et Mugnier.

M. de Montet a peint avec charme les premières et belles années de la vie de Mme de Warens ; il a donné une foule de renseignemens sur la catastrophe qui vint assez brusquement les terminer ; il a mis la main sur le plus curieux et le plus véridique des documens : une lettre où M. de Warens, écrivant à son frère, lui fait le récit confidentiel et détaillé de ses infortunes, des entreprises industrielles de sa femme, du désastre financier qui fut la conséquence de son impéritie, des circonstances du départ soudain de la jeune dame (1726) et des dernières entrevues qu’il eut avec elle à Evian et à Annecy. Fouilleur heureux, narrateur fidèle, juge bien informé, M. de Montet a dessiné le cadre et tracé le tableau de la vie de Mme de Warens avec la fidélité que pouvait y mettre un enfant du pays, qui s’était longtemps occupé d’en débrouiller la vieille histoire. Possesseur d’un beau domaine, il connaît à fond, pour la mener lui-même, cette vie de gentilhomme campagnard qui était celle de M. de Warens dans ce pays de prés et de vignes. Il fallait, pour réussir comme M. de Montet, à la fois être familiarisé par de longues recherches historiques avec les particularités de l’organisation ancienne de la contrée de Vevey : lois, coutumes, mœurs locales ; être habitué à fureter dans les archives et connaître ces dépôts de vieux papiers dans tous leurs recoins, et, en même temps, compléter à chaque instant ces documens arides par la vue des lieux, par les souvenirs personnels, par toutes les connaissances que donne un commerce ancien et journalier avec la population avenante et laborieuse au milieu de laquelle Mme de Warens a passé sa jeunesse.

M. Mugnier, conseiller à la Cour d’appel de Chambéry, était aussi bien préparé que M. de Montet pour faire une œuvre définitive. L’un et l’autre sont dans leur province au premier rang des érudits. M. Mugnier était déjà connu par d’agréables et solides publications : sur saint François de Sales ; sur le mariage de Lamartine ; les évêques et les monastères de la Savoie. Le savant magistrat a écrit pour ainsi dire le second volume de la biographie de Mme de Warens. Il s’est attaché à démêler l’écheveau des intrigues qu’elle essaya de nouer à la cour de Versailles, et celui des affaires industrielles où elle usa son crédit el perdit ses ressources ; il a retracé le long déclin d’une existence qui avait eu des jours rayonnans. Il a suivi Mme de Warens pendant les années fécondes où des ailes maternelles couvaient un génie ignoré, et pendant ces tristes années où la pauvre femme, vieillie, s’embarrassait dans des entreprises qu’elle ne savait pas mener à bonne lin. M. Mugnier a porté partout la lumière qu’un esprit judicieux et mûr, une expérience consommée, un jugement formé par la connaissance du monde et des hommes, peuvent répandre sur un intéressant sujet.

Quand nous nous sommes associés, il y a huit ou neuf ans, M. de Montet, M. Mugnier et moi-même, afin d’élucider et de résoudre, si possible, tous les problèmes qui se posent à celui qui veut connaître la vie de Mme de Warens, ces collaborateurs et ces amis se partagèrent le terrain comme j’ai dit, et ils me réservèrent l’examen des idées religieuses de l’amie de Rousseau, auquel m’avaient préparé des travaux antérieurs sur le mouvement piétiste de cette époque. Mon travail a paru, comme celui de M. de Montet, dans les Mémoires de la Société d’histoire de la Suisse romande. Dans les pages qui suivent, j’essaierai d’en dégager les grandes lignes et d’indiquer les résultats d’une étude prolongée des documens que j’ai eus à ma disposition.


II

Cent ans après la mort des promoteurs et des chefs de la Réforme, l’enthousiasme qui les avait eux-mêmes soulevés s’était éteint dans les églises qu’ils avaient fondées en Allemagne et en Suisse : le bouillonnement des esprits y avait cessé, tout s’était tassé et aplati. Cet état de choses était fait pour déplaire à beaucoup d’âmes ; la vie chrétienne autour d’eux leur semblait offrir un aspect morne. Elles demandaient du nouveau, quelque chose qui les enflammât : de pareils désirs sont bientôt satisfaits. Un mouvement piétiste — à la tête duquel se placèrent quelques hommes dont Spener est le plus célèbre — agita l’Allemagne protestante à la fin du XVIIe siècle et se propagea rapidement en Suisse, à Zurich, à Berne. De petits groupes se formaient çà et là dans les villes et les campagnes ; on y voyait fleurir la vie religieuse, les idées mystiques, l’indépendance et la ferveur de la foi. Entre les membres de ces cénacles il y avait une intime communion d’esprit et des liaisons étroites. La piété était le premier intérêt de leur vie. Lire la Bible, s’entretenir avec des frères, assister aux assemblées de ceux qui partageaient leurs sentimens, chanter les beaux cantiques qui furent composés alors, se plonger dans la méditation solitaire des vérités éternelles, tels furent les plaisirs austères de beaucoup de personnes à qui les joies du monde étaient refusées. Elles se passionnaient pour les idées qu’on leur prêchait et d’après lesquelles, tout en adhérant aux dogmes traditionnellement inscrits dans des formulaires desséchés, il importait beaucoup davantage de goûter dans le secret d’un cœur fidèle la présence du Dieu vivant, qui est toujours près de ceux qui l’appellent.

Les écrits qui répandaient cette théologie, venaient toucher des sentimens qui dormaient au fond des cœurs, et qu’ils réussissaient à éveiller. Les prédicateurs qui adoptaient les idées de cette école étaient bientôt entourés de la sympathie d’auditoires recueillis, avides de leur parole. Quelques missionnaires allaient de lieu en lieu répandre la semence religieuse. Sur la frontière des pays romands, il y avait assez de gens sachant à la fois l’allemand et le français, pour que la limite des langues fût aisément franchie, et ne constituât pas un obstacle à la propagation des idées. Dans le pays de Vaud, la principauté de Neuchâtel, la ville de Genève, le terrain était favorable : un accueil empressé attendait les messagers qui apportaient nue manière toute nouvelle de comprendre le vieil Evangile.

Les pasteurs de la contrée eurent aussitôt l’œil sur eux, et la gendarmerie ecclésiastique fut mise sur pied. Le Consistoire de Genève, en particulier, ne perdait pas de vue un seul jour ces groupes de piétistes, qui tantôt se tenaient sur la réserve et se gardaient de faire parler d’eux, tantôt se laissaient aller au succès de leurs assemblées, et éveillaient alors l’attention du public et de l’autorité. Celle-ci passait au crible chacune de leurs allées et venues et leurs rassemblemens, multipliant les visites et les inquisitions. Un cordon de vigilance entourait perpétuellement les piétistes ; aucun de leurs mouvemens n’échappait à la surveillance qu’exerçait la population unanime. Les registres de l’époque nous ont conservé le jugement que portaient sur eux les chefs expérimentés de l’Eglise protestante ; ce témoignage véridique est en même temps judicieux : les piétistes étaient des hommes souvent inoffensifs ; ils ont, pu faire du bien à beaucoup d’âmes ; ils en ont égaré quelques-unes.

Dans les cités suisses, l’Etat protestant, ayant à quelques égards des pouvoirs d’évêque, se préoccupait de ces nouveautés, et suivait d’un regard soupçonneux les agissemens de ces hommes qui troublaient la quiétude des paroisses. Le gouvernement bernois, notamment, nomma en août 1698 des commissaires chargés de faire une enquête, à la suite de laquelle, au mois de juin 1699, des sentences de destitution et d’exil furent portées contre certains pasteurs, et des laïques même. Mais la perte des places ne rompait pas les liens établis entre les chefs et les membres de la secte ; l’exil amenait des déplacemens favorables à la création de nouveaux foyers d’activité et d’enthousiasme ; le jeune clergé fournissait incessamment de nouvelles recrues au parti, une correspondance active unissait tous ceux qui s’appelaient frères ; une politique habile à tourner les difficultés leur devenait bientôt familière ; le mystère, et les apparences d’une persécution qui était toujours bénigne en définitive, constituaient des attraits qui attiraient à eux des prosélytes. Pendant les trente premières années du siècle, le petit troupeau mystique, épars çà et là dans la Suisse protestante, fit briller autour de lui la foi qui l’animait.

Mme de Warens était née à Vevey ; cette petite ville, gracieusement assise au bord du lac Léman, était un des centres de cette sourde agitation. Au milieu des cercles piétistes qui se réunissaient dans quelques maisons de la ville et dans quelques campagnes des environs, la première place, et comme une espèce de présidence, appartenait à un homme de vrai mérite, qui avait longtemps vécu dans l’obscurité, François Magny, assesseur bailli val et secrétaire du Conseil de ville. C’était l’oracle : chacun l’écoutait avec confiance. Judicieux, calme, réfléchi, il imposait même aux adversaires. C’est lui qui traduisait les écrits des piétistes allemands ; il avait une bonne plume, et, quand il était appelé à défendre ses idées, il savait le faire avec mesure et avec beaucoup de fermeté. Le respect qu’inspirait sa personne, l’âge avancé auquel il parvint (il mourut en 1730 à quatre-vingts ans environ), ses connaissances et ses talens, étaient les fondemens de son autorité. Celle-ci était établie dans tout le pays. Mais cette situation éminente n’était pas sans quelque inconvénient : elle attirait l’attention du gouvernement, et Magny eut à souffrir de la méfiance qu’il inspirait de ce côté.

Pendant les années où la jeune enfant qui devait s’appeler un jour Mme de Warens, et qui était orpheline de mère, habitait, avec son père, M. de la Tour, et ses tantes, un domaine rural dans le voisinage de Vevey, Magny allait volontiers rendre visite à cette famille amie, dont les membres partageaient sa foi. D’autres personnes venaient aussi quelquefois y entendre sa parole : ces réunions portèrent ombrage à l’autorité. Les tantes de Mlle de la Tour furent appelées à comparaître devant le Consistoire de Vevey, à donner des explications. Magny lui-même fut interrogé après elles ; et comme ce n’était pas la première fois qu’on avait à lui adresser des remontrances, on alla plus loin. On le dénonça au gouvernement bernois, qui le fit arrêter et conduire à Berne, où la Chambre de Religion ne lui épargna pas les réprimandes et les menaces, en le ménageant néanmoins : il avait affaire à des gens tracassiers plutôt que persécuteurs. Cela se passait en 1701. En 1702, on chicana de nouveau les tantes de Mlle de la Tour, qui furent mandées en Consistoire. En 1703, ce fut le tour de Magny ; il présenta un écrit pour sa défense ; on secoua la tête, on en référa à Leurs Excellences de Berne, et Magny fut obligé de se démettre des fonctions municipales qu’il occupait.

Mlle de la Tour n’avait que quatorze ans quand elle se maria, le 22 septembre 1713, avec M. de Loys, à qui son père fit don, à l’occasion de ce mariage, de la terre et seigneurie de Vuarens (les Bernois, qui gouvernaient le pays de Vaud, avaient fait adopter en ce temps-là leur manière germanique d’écrire : Warens). La jeune mariée était orpheline, ayant perdu sa mère dans sa première enfance et son père à dix ans, et elle était une riche héritière : ce qui explique une union si précoce. L’un de ses deux tuteurs n’approuvait point du tout le mariage que l’autre avait arrangé. Non seulement il n’avait point voulu signer au contrat, dont le projet était déjà dressé huit jours avant le moment où il pouvait être légalement passé, mais il entama un procès afin de le faire annuler. Les deux tuteurs en désaccord furent déchargés par les juges de leurs fonctions, et la tutelle de la jeune fille fut confiée à un personnage neutre ; on choisit Magny comme étant un homme considéré, d’un jugement pondéré et mûr, très vieil ami de la famille. Il ne resta tuteur que peu de mois, s’étant aussitôt employé, et avec un entier succès, pour apaiser le différend et tout concilier en vue d’un mariage qu’une inclination réciproque et toutes les convenances de fortune et de société faisaient envisager comme désirable.

Pendant que Magny s’appliquait ainsi à fixer le sort de la jeune personne, elle était placée en pension à Lausanne, et elle venait passer ses vacances à Vevey chez son nouveau tuteur. Elle ne s’y déplaisait point, car elle garda toujours au bon vieillard un affectueux souvenir ; et longtemps après, elle lui rappelait « les bontés que vous avez eues pour moi, lui disait-elle, m’ayant bien voulu servir de père pendant ma jeunesse. »

A peine les bons offices de Magny avaient-ils aplani heureusement ces difficultés qu’une autre affaire plus épineuse vint troubler la vie du vieillard et le forcer à l’exil. Il avait jugé à propos de traduire en français le gros livre d’un illuminé allemand, Jean Tennhard, de Nuremberg. Au milieu du fatras des visions qui le remplissent, se trouvaient beaucoup d’objurgations adressées aux chefs des églises : ce qui devait paraître séditieux aux gouvernemens qui les protégeaient. L’antipathie de l’auteur pour ce qui n’était pas la piété intérieure toute pure l’amenait à mal parler de Luther et de la révolution religieuse qu’il avait allumée : « Le 13 janvier 1710, disait Tennhard, il me fut donné à connaître que le docteur Martin Luther aurait beaucoup mieux fait de garder pour soi la connaissance que Dieu lui avait donnée au commencement, que d’entreprendre d’ériger une nouvelle secte, puisqu’il y en a eu beaucoup moins de sauvés que s’ils fussent demeurés dans le papisme, et qu’ils se fussent adonnés à mener une vie chrétienne. Luther s’est seulement manifesté lui-même, selon sa propre volonté et son plaisir. C’est pourquoi le succès n’en a pas été heureux, et il n’en est résulté que des guerres et des désunions dans plusieurs pays. Du reste, aucune de ces religions ne vaut mieux que l’autre… »

Cette manière de se placer en dehors des églises pour les juger, en jetant le blâme de tous les eûtes et en se complaisant dans la contemplation intime des révélations divines ; — et ce qui en est la conséquence imprévue, une certaine impartialité, qu’on ne trouve guère chez les protestans à l’égard du catholicisme romain : ce sont des traits que cent ans après, dans la dernière des Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre reconnaissait encore chez les illuminés de son temps. Ce sont des traits essentiels chez les piétistes ; et, dans le cas particulier, c’est ce qui aide à comprendre que Magny, en 1726, n’ait pas su trop mauvais gré à Mme de Warens de sa conversion au catholicisme.

Il y avait là, en revanche, de quoi faire froncer le sourcil à ceux qui étaient attachés à la cause de la Réforme. A cet égard, la traduction que Magny avait faite du livre de Tennhard ne pouvait que déplaire. On ne voulait pas d’ailleurs que des ouvrages nouveaux vinssent fournir des alimens à l’agitation piétiste. En 1700, un premier écrit de Magny, qui avait fait quelque bruit dans le pays, avait été supprimé, et l’on avait défendu à l’auteur d’écrire sur des matières de religion. L’autorité s’émut de ce que ses commandemens n’avaient pas été respectés, et Magny eut beau dire que ce qu’il venait de publier n’était pas de lui, qu’il n’était qu’un simple traducteur : cette excuse n’eut pas de succès. L’orage grondait, et Magny crut bien faire en se mettant à couvert et en quittant le pays de Vaud. Dans l’automne de 1713, il alla demeurer à Genève, et il y passa sept ans. Il y fut bien accueilli ; il avait des amis parmi les familles les plus haut placées de la petite république. « J’ai séjourné trois ans, dit-il, dans la maison d’un des plus considérables citoyens (M. Trembley) et fréquenté d’autres maisons distinguées. »

Le séjour de Magny à Genève fut longtemps très paisible. Mais le moment vint où les assemblées piétistes se multipliant dans la ville, et Magny y jouant un grand rôle, une enquête fut ouverte sur le prosélytisme dont on l’accusait. On a les mémoires qu’il écrivit alors (1718) pour se justifier : il y défend son terrain pied à pied, et parle avec l’accent d’un honnête homme. Les protecteurs qu’il avait parmi les membres du Conseil eurent assez de crédit pour étouffer cette affaire, qui eût pu entraîner pour lui un nouvel exil. Néanmoins, pendant les années qui suivirent, il demeura suspect, et l’on épia ses démarches. Il inspirait un grand attrait aux personnes sérieuses, que la prudhomie attire : « Il va du monde chez lui comme en procession disaient ses adversaires. Le Consistoire entendit maintes fois les plaintes et les doléances des pasteurs sur ses agissemens. Un jour enfin, les membres de ce corps se trouvèrent très soulagés en apprenant que Magny allait quitter Genève : le gouvernement bernois s’était laissé fléchir, et consentait à mettre un terme au long exil du vieillard, qui put aller passer ses dernières années à Vevey, sa patrie. Il n’y retrouva pas Mme de Warens, qui demeurait alors à Lausanne.

Pendant qu’il était en séjour à Genève, il lui avait écrit pour la mettre en garde contre les dangers d’une vie dissipée. Le brillant mariage de sa pupille l’avait fait entrer dans une société riche et amie du plaisir. Mme de Warens n’avait point d’enfans ; elle était jeune, jolie, aimable : elle s’amusait. Les cercles piétistes, au milieu desquels elle avait passé ses premières années, étaient toujours là, et la regardaient. A la voir si mondaine, ils étaient mécontens. Magny fut averti, et crut de son devoir d’user du droit de remontrance qui appartenait à un ancien tuteur et à un vieil ami. Elle lui répondit en excellens termes, comme à un mentor qu’on respecte et qu’on écoute sans vouloir suivre tous ses conseils. Elle l’assura que sa vie était innocente, et qu’elle aimait à jouir des plaisirs de son âge. Elle ajoute qu’il lui arrive de se sentir souvent bien détachée de toutes choses, et comme prête à rompre les liens qui la retiennent à tout ce qui l’entoure : observation frappante et juste, qui nous montre que cette lettre de Mme de Warens a été écrite avec beaucoup de sincérité, après un sérieux retour sureolle-même. Elle mettait le doigt sur un trait important de son caractère, qui aide à comprendre le brusque parti qu’elle prit quelques années plus tard, quand elle quitta soudain son mari et son pays, et entra dans l’Eglise catholique.

Magny passa à Vevey les dix dernières années de sa vie. Il avait gardé des amis à Genève ; à trois ou quatre reprises, on le voit y revenir et y faire des séjours. On admire l’austère attrait que ce septuagénaire savait inspirer à des jeunes filles de la bourgeoisie genevoise : elles quittaient leurs parens pour s’embarquer avec lui sur le lac, et sortaient ainsi de leur ville natale pour suivre ce vieillard dans le pays de Vaud et passer quelques jours au milieu des cercles piétistes. Elles et lui voyaient dans ces démarches étranges l’effet d’un instinct divin qu’il fallait respecter, quel que fût l’étonnement d’un monde incompétent. Aux pasteurs de Genève qui lui présentaient quelques observations, Magny répondait, dans son langage mystique, que ces jeunes personnes étaient dans les liens ; qu’elles obéissaient, comme un cheval au mors, à des impulsions mystérieuses où il fallait reconnaître la main de Dieu. Ces jeunes inspirées étaient de bonnes familles : c’étaient Jeanne Bonnet, fille d’un membre du Conseil des Deux-Cents, et Judith Rousseau, belle-sœur d’un autre membre de ce Conseil, Jacob Trembley, et tante (à la mode de Bretagne) de Jean-Jacques Rousseau.

En 1724, Mme de Warens quitta Lausanne pour revenir à Vevey, et paraît avoir aussitôt renoué les relations les plus intimes et les plus familières avec le vieil ami qui la connaissait depuis sa naissance, depuis vingt-cinq ans. La confiance et le bon accord qui respirent dans les lettres qu’elle eut à lui écrire, indiquent le rapprochement amical qui s’opéra entre eux quand ils se retrouvèrent après onze ans de séparation. Pas plus alors qu’auparavant, Magny ne voyait en elle une personne convertie, entrée dans les sentiers de la haute piété ; mais elle demeurait à ses yeux une de celles dont on ne devait pas cesser d’espérer beaucoup. C’est à la grâce à toucher les cœurs. Magny l’attendait avec la patience d’un croyant, et se plaisait à retrouver près de sa jeune amie le souvenir d’un temps déjà lointain qui avait, été heureux pour elle et pour lui.

Le moment approchait où la jeune femme, inexpérimentée, allait compromettre sa fortune et son avenir dans de malheureuses entreprises industrielles. M. de Montet a donné le détail de cette lamentable affaire. La déconfiture arriva au bout de peu de mois. Quand Mme de Warens vit venir la ruine, elle ne voulut pas accepter l’humiliation que son incapacité lui avait préparée : elle dénoua par un coup d’éclat une situation embarrassée. Dans l’été de 1726, elle alla en Savoie se jeter aux genoux de l’évêque de Genève, lui disant qu’elle voulait entrer dans l’église catholique. Elle rompait avec tout son passé ; une vie nouvelle commença pour elle.

Dans cette conversion, les questions d’argent et d’amour-propre jouèrent un rôle que M. de Montet a mis hors de doute. La part de la sincérité doit être néanmoins reconnue. Un séjour en Savoie, que Mme de Warens avait fait l’année précédente, l’avait charmée. Elle y avait appris à connaître l’Eglise catholique. Quand elle fut revenue à Vevey, si elle a causé avec Magny des impressions que son voyage lui avait laissées, et si elle lui a dit que ses préjugés de protestante s’étaient ébranlés dans son esprit, le vieux piétiste l’aura frappée sans doute par son assentiment. Les auteurs qu’il avait traduits en français, Lobstein et Tennhard, l’avaient habitué à une manière impartiale de comparer les Églises, et il était prêt à reconnaître que le protestantisme demeurait inférieur à quelques égards. Mme de Warens a pu sentir l’attrait qu’offrent à l’âme les belles cérémonies du culte catholique ; elle a pu être frappée de l’autorité qui s’attache à ses traditions séculaires, être touchée de la foi vivante de l’évêque de Genève, qu’elle entendit prêcher à Evian, Mgr de Rossillon de Bernex, digne successeur de saint François de Sales. Elle venait de perdre sa fortune ; elle roulait des projets où toute sa destinée était en jeu : dans un moment où son cœur était profondément ému, une parole éloquente et sympathique a pu la pénétrer.

Une fois le pas franchi, elle eut l’occasion d’écrire quelques lettres à Magny, qui alla lui rendre visite à Annecy, où elle s’était réfugiée. Elle lui parla avec une ouverture de cœur qui le persuada de sa candeur ; son vieil ami, qui, à vrai dire, était porté à juger en bien ceux qui lui étaient sympathiques, ayant eu à son retour un entretien avec M. de Warens, scandalisa très fort ce mari infortuné, en lui disant que jamais l’âme de sa femme ne lui avait paru si bien tournée du côté de Dieu et en meilleures dispositions. Ce furent ses propres termes, qui demeurent étonnans pour nous, comme ils l’étaient pour le gentilhomme vaudois. On se demande si Magny n’a pas été dupe, et il y a de bons juges qui le pensent.

J’avoue que je suis d’un autre avis. Magny était très capable d’être sévère en temps et lieu : il le prouva bien à quelques membres véreux des cercles piétistes, Cordier et Donadilhe, qui en imposaient à ses amis, et qu’il sut remettre à leur place. Il connaissait la jeune femme depuis sa première enfance. Combien de fois n’avait-il pas causé d’elle avec sa belle-mère ! Parens, amis, voisins, tous lui avaient fait leurs confidences, lui avaient communiqué leurs inquiétudes et leurs soupçons. L’autorité dont il jouissait le mettait à même d’apprendre bien des choses, d’être le dépositaire île beaucoup de secrets. Ce qu’on pouvait justement reprocher à Mme de Warens, il le savait peut-être mieux que son mari, mieux que nous-mêmes. Sans doute il avait tort d’être indulgent, en ce cas comme en d’autres, pour la rupture des liens de famille. Mais peut-être jugea-t-il — et encore ici il aurait eu tort en définitive — que, dans la situation nouvelle où s’était placée Mme de Warens, elle serait plus étroitement surveillée, mieux gardée contre les tentations auxquelles elle avait pu succomber. Il connaissait ses faiblesses, il lisait dans son cœur : le bon jugement qu’il a porté d’elle a tout son poids.

Mme de Warens était femme, et pouvait obéir à des motifs discordans. Elle était mobile, et, au milieu de toutes les impressions qu’elle était capable de ressentir et qui se succédaient en elle, les heures sérieuses avaient aussi leur place. M. de Conzié raconte que s’entretenant avec elle, tête à tête, de son changement de religion et d’état, elle lui dit : « Croiriez-vous, mon ami, qu’après mon abjuration je ne me suis jamais mise au lit, durant deux ans environ, sans y prendre, comme on dit, la peau de poule sur tout mon corps, par la perplexité dans laquelle mes réflexions me plongeaient sur ce changement qui m’avait fait secouer les préjugés de mon éducation, de ma religion, et abjurer celle de mes pères. Cette longue incertitude était terrible pour moi, qui ai toujours cru à un avenir éternellement heureux ou malheureux. Cette indécision m’a bien longtemps bourreaudée — ce fut là son expression — mais, rassurée à présent, continua-t-elle, mon âme et mon cœur sont tranquilles, et mes espérances ranimées. » C’est après plus de quarante ans écoulés depuis cet entretien que M. de Conzié écrivait ces souvenirs de sn jeunesse, et il y paraît encore sous le coup de l’émotion que Mme de Warens lui fit éprouver en lui peignant ces alternatives de confiance et d’effroi, au milieu desquelles elle avait longtemps vécu. Cette sincérité qu’il reconnaissait en elle, Magnyde son côté en a rendu témoignage, et nous pouvons les en croire tous deux.

L’acte décisif qui sépare les deux parties de la vie de Mme de Warens, de quelques circonstances fâcheuses qu’il ait été accompagné, n’est donc point une de ces démarches intéressées qui ternissent une âme. Après comme avant, et jusqu’à son dernier jour, sans routine et sans hypocrisie, elle a été une personne pieuse ; elle a pu, dans ses momens de solitude, rechercher les consolations que la foi offre aux cœurs bien disposés. Dans sa dernière lettre à Jean-Jacques : « Je viens de lire, lui dit-elle, l’Imitation de Jésus-Christ… » Dans la lettre où M. de Conzié apprit à Rousseau la mort de la pauvre femme, il rapporte que les huissiers qui étaient allés saisir le peu qu’elle avait laissé n’avaient trouvé chez elle que des preuves de sa misérable situation, et des témoignages de sa piété.

Au moment de la dernière entrevue qu’elle avait eue avec Magny, le bon vieillard était près de sa fin ; il mourut à Vevey au mois de septembre 1730. Assurément, Mme de Warens ne put jamais l’oublier ; mais, comme M. de Montet l’a remarqué, il y a beaucoup de choses de son passé dont elle n’a rien dit à Rousseau. L’auteur des Confessions semble n’avoir pas entendu parler du vieux piétiste, qui avait vécu dans l’ombre ; Magny est resté complètement inconnu jusqu’à ces derniers temps. Alexandre Vinet, dont il fut un des humbles prédécesseurs, n’a pas même su son nom.

Sa figure aujourd’hui reparait aux regards. Elle est de celles avec lesquelles un homme du pays se sent familier, tant elle a tous les traits de sa race ! Quelques-uns des hommes d’élite qui ont marqué en ce siècle, dans ce qu’on a appelé le réveil religieux, au sein des églises du canton de Vaud, nous représentent très bien ce qu’a été Magny. Il n’en diffère qu’en deux points seulement : il avait pour l’autorité civile un respect qui n’est pas de notre siècle, et c’est en Allemagne, non pas en Angleterre, qu’il trouvait les guides de sa pensée. Dans sa retraite, il recueillait comme une abeille tout le suc de la dévotion germanique ; il nourrissait sa piété de tout ce qu’il trouvait de meilleur dans les ouvrages de la théologie allemande ; il était un de ces hommes comme l’Église chrétienne en a possédé beaucoup, qui ont passé ignorés du monde, et qui ont été en leur temps les plus instruits et les plus cultivés de leur pays.

Ce vieillard vénérable dont la parole persuasive charmait les âmes, ce prêcheur qui avait le secret d’attirer les cœurs à lui. Mme de Warens l’avait vu de tout temps dans le cercle de sa famille. À la maison paternelle ou chez ses tantes, petite fille, elle avait levé sur ses cheveux blancs de respectueux regards ; jeune demoiselle, elle avait été sa pupille, sa pensionnaire ; maintes fois, elle l’avait entendu développer ses idées ; dans la célébration du culte domestique, il avait souvent prié Dieu devant elle. Après son mariage, et pendant plus de dix ans, ils restèrent éloignés l’un de l’autre, mais ils correspondaient ensemble. Les liaisons nouées aux premiers temps de la vie se ressoudent après les séparations avec une facilité extrême ; l’intimité se rétablit en un jour. Jusqu’à la fin, Magny demeura attaché à Mme de Warens. Après sa fuite, elle n’eut pas dans son pays natal de plus familier confident ni d’ami plus fidèle.

Ainsi Mme de Warens, pendant toute sa jeunesse, a connu de très près un chrétien éminent, et a été initiée par lui à tout ce que la religion a de plus pénétrant et de plus profond. C’est pour cela que plus tard elle se trouva préparée, elle fut à la hauteur d’un rôle qui demandait une âme religieusement cultivée, quand elle fut appelée à consoler le jeune Rousseau, qui était malade et se croyait mourant, quand elle dut lui servir de compagne dans la recherche inquiète de la foi sur laquelle il voulait s’appuyer. Elle reprit alors, en causant avec un convalescent, dans un riant vallon de Savoie, les sérieux entretiens où elle avait entendu autrefois ses tantes et Magny traiter devant elle les plus hauts sujets, sur la galerie de la petite maison du Basset, où s’étaient écoulés tant de jours heureux et calmes, en face de son beau lac.

III

Revenons aux Charmettes, où le jeune étudiant élaborait silencieusement ses idées, et essayons de considérer de près son travail. Il s’initiait aux sciences. Nous le voyons prendre en mains un fort bon traité, les Elémens de mathématiques du Père Lamy ; il demande même à son libraire l’Arithmetica universalis de Newton, ouvrage de plus difficile digestion, en même temps que les Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam, qui étaient beaucoup mieux à sa portée. On croirait qu’il a abordé le calcul différentiel et intégral, si l’on prenait à la lettre ce qu’il dit dans les vers du Verger :


Avec Kepler, Wallis, Barrow, Reyneau, Pascal,
Je devance Archimède, et je suis L’Hôpital.


Les mathématiciens du XVIIe siècle avaient résolu des problèmes qui eussent arrêté Archimède ; et Jean-Jacques, en épelant quelques-unes de leurs découvertes, a pu s’applaudir de savoir ce que l’illustre géomètre grec avait ignoré. Quant au marquis de L’Hospital, auteur de l’Analyse des infinimens petits pour l’intelligence des lignes courbes, si Rousseau avait voulu « le suivre » dans son explication des nouveaux calculs, il se serait bien vite arrêté en route, puisque la géométrie analytique était déjà trop abstruse pour lui. Toujours est-il qu’à ce moment du XVIIIe siècle, les mathématiques et l’astronomie étaient à la mode. Voltaire venait de publier ses Élémens de la philosophie de Newton, et il écrivait de Cirey maintes lettres à des savans, S’Gravesende, Pitot, Mairan. Le public s’était intéressé aux expéditions scientifiques conduites par Maupertuis sous le cercle polaire, et par La Condamine au Pérou, pour mesurer les degrés de latitude. Rousseau, dans un des morceaux qu’il a écrits aux Charmettes, se représente comme « un homme qui, depuis plusieurs années, attendait impatiemment, avec toute l’Europe, le résultat de ces fameux voyages entrepris par plusieurs membres de l’Académie royale des sciences ; » il lisait, avec avidité, le précis des observations de ces grands hommes, il ébauchait un mémoire sur la sphéricité de la terre ; il a conté dans les Confessions la plaisante anecdote de quelques paysans, qui, le voyant de nuit observer les étoiles dans son jardin, le prirent pour un sorcier, et allèrent s’effrayant, jusqu’au moment où ils furent rassurés par des jésuites. Dans sa vieillesse encore, il se plaisait à cette branche de la science ; et, au moment où il rédigea pour une jeune fille, sous forme de lettres, un cours élémentaire de botanique, il écrivit, pour répondre à une demande du même genre, un Traité de la sphère qui a été retrouvé dans ses papiers, et que M. Streckcisen a publié.

Rousseau étudiait la physique dans les œuvres de Rohault, et faisait maladroitement quelques expériences de chimie. Cela suffisait pour être remarqué dans une petite ville où les savans étaient rares ; et le bruit en parvint, à vingt lieues de là, jusqu’à Nyon, où vieillissait le père de Jean-Jacques. Il en l’ut ému et inquiet, et s’empressa d’écrire à Mme de Warens : « J’ai appris depuis quelques jours que mon fils soufflait. Si cela était vrai, je serais fort affligé ; car il est impossible qu’une personne ne se ruine en voulant faire des épreuves continuelles de chimie. Il est vrai qu’on trouve de beaux secrets, mais ils sont plus utiles aux autres qu’à celui qui a bien brûlé du charbon pour les trouver. » Les craintes du bonhomme étaient sans fondement. Son fils n’étudiait que pour s’instruire, et ne cherchait pas la pierre philosophale ; mais il manquait des secours nécessaires à ce genre d’études. Il n’y avait pas à Chambéry un cabinet, de physique pourvu d’une abondance d’instrumens, ni un vrai laboratoire de chimie. C’est plus tard seulement que Rousseau, établi à Paris, put approfondir ces branches de la science, quand il suivit, à trente-cinq ans, les cours de Rouelle.

C’est plus tard encore, c’est à 50 ans, qu’il a abordé l’étude de la botanique, lorsque, exilé de France, il passa quatre étés dans le Jura. Il se lia avec les sa vans du pays, qui l’entraînèrent dans leurs excursions ; ils n’eurent pas de peine à lui faire aimer la recherche des plantes : c’est un goût qui se liait si bien à celui qu’il avait pour les longues promenades à pied ! Mais au temps des Charmettes, où des courses d’herborisation eussent été pour lui une occupation tout à fait bien choisie, aussi agréable qu’instructive, il ne trouva pas autour de lui, comme plus tard dans le pays de Neuchâtel, un Gagnebin pour l’initier à cette étude. Claude Anet l’avait cultivée, il est vrai ; mais il était mort trop tôt, à un moment où Rousseau était tout entier à la musique.

M. de Conzié, qui, pour cette période de la vie de Jean-Jacques, est le seul témoin dont les dires complètent le récit des Confessions, nous donne un renseignement intéressant qu’il faut relever ici : « Son goût décidé pour la lecture faisait que Mme de Warens le sollicitait vivement pour qu’il se livrât tout entier à l’étude de la médecine : ce à quoi il ne voulut jamais consentir. » Parce qu’un jeune homme aimait les livres, croire que l’art médical fût son fait, ce n’était pas, de la part de Mme de Warens, une preuve de jugement. Elle était arrière-petite-fille d’un docteur en médecine de la Faculté de Montpellier ; dans ses jeunes années, elle avait pris de l’intérêt aux livres qu’elle trouvait dans la bibliothèque qu’il avait laissée. Elle n’était donc pas étrangère à ce genre de lectures, et elle aimait à préparer elle-même des remèdes. Jean-Jacques aussi parle des livres de médecine qui lui tombèrent entre les mains : ils lui brouillaient l’esprit ; il se ; croyait atteint de toutes les maladies qu’il y voyait décrites.

Nous avons parcouru toute la série des études scientifiques de Rousseau. Fontenelle certainement, et Buffon et d’Alembert firent beaucoup mieux les leurs, avec plus d’ordre et de pondération. Mais, tout inférieur que Rousseau demeure à cet égard, tout inégal que soit forcément le labeur d’un autodidacte, cette manière originale de superposer un temps de travail sévère à de longues années de flânerie et de vagabondage, devait amener des effets heureux et rares. La pensée avait ainsi plus de mordant Rousseau croyait se préparer à quelque poste de précepteur ; il s’armait en réalité pour un grand rôle intellectuel. En somme, les efforts méritoires qu’il fit alors, pour suppléer aux énormes lacunes de son instruction première, ont été tout à fait sérieux et efficaces.

Nous arrivons à la partie littéraire du programme des études de Jean-Jacques. Ses lectures embrassaient toute la littérature française, depuis son contemporain Voltaire jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle, où il était familier avec les œuvres de Montaigne et d’Amyot. Il ne remontait guère au-delà, quoiqu’il ait lu sans doute Rabelais et Marot, el qu’il cite une fois le Roman de la Rose.

Une année passée à Turin l’avait initié à la connaissance de la langue italienne, dans laquelle il eut plus tard encore l’occasion de s’exercer, pendant son séjour à Venise. Je ne sais à quelle époque de sa vieil apprit les élémens de l’anglais. Mme de Boufflers lui écrivait un jour, en lui envoyant une lettre : « Vous savez assez d’anglais pour l’entendre, et je veux éviter la peine de la traduire. » Mais à peine Rousseau, en 1766, est-il arrivé en Angleterre, qu’il répète à tous ses correspondans qu’il ignore la langue du pays. Il lisait donc l’anglais, sans être en état de le parler ; c’est ce qui arrive souvent.

Le latin : voilà le point faible. La suite régulière des études scolaires se remplace mal par l’acharnement d’études solitaires, qu’on recommence de temps à autre, sans jamais aboutir. Après s’être donné beaucoup de peine, Jean-Jacques est arrivé pourtant à savoir autant de latin qu’un autre. On a remarqué le choix heureux des épigraphes latines qu’il a mises à ses ouvrages. C’est lui qui a popularisé un hémistiche de Juvénal : Vitam impendere vero. Beaucoup de latinistes n’en ont pas tant fait.

« J’apprends le grec, » écrivait-il à Mme de Warens, longtemps après le temps des Charmettes. Ah ! c’est dommage que le grec soit si difficile à apprendre ! Nous pouvons croire que Jean-Jacques s’en est aperçu comme tant d’autres, et nous devons le louer d’avoir fait, au moins pendant quelques jours, un effort méritoire pour épeler cette belle langue.

En histoire, les lectures de Jean-Jacques aux Charmettes venaient se rattacher à celles qu’il avait faites, à dix et douze ans, avec son père et le pasteur Lambercier ; dans l’intervalle, il avait vu les hommes et considéré sa propre destinée sous bien des aspects ; ses voyages à pied lui avaient fait traverser deux fois les Alpes, deux fois la France ; il avait du vaste monde une idée plus juste et meilleure qu’un écolier qui apprend la géographie sur les pupitres de sa classe. L’interruption et le retard n’étaient là qu’un stimulant de plus.

Nous aurons achevé la revue des études de Rousseau en revenant à la philosophie, dont nous avons déjà parlé. Il y avait pris pour guide, dit-il, un ouvrage du Père Bernard Lamy, prêtre de l’Oratoire : Entretiens sur les sciences. C’est une espèce de coup d’œil encyclopédique sur toutes les branches des connaissances humaines, et un fort bon livre en effet, quoiqu’il doive paraître aujourd’hui bien suranné ; on en jugera par cette plaisante assertion : « A la réserve de deux ou trois points, — si les cieux sont solides, ou non ; si la terre tourne, ou si elle ne tourne pas, — tous les philosophes sont d’accord. »

Si l’on voulait s’attacher à des traits isolés comme celui-là, il faudrait aussi remarquer chez le Père Lamy les premiers mots de son Idée de la logique : « Nous sommes l’ouvrage de Dieu, nous n’avons donc pas sujet de croire que notre nature soit mauvaise, » qui rappellent la première phrase de l’Emile : « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses. « Mais l’effet d’ensemble est le principal : l’impression que reçut Rousseau de ce livre qu’il relut cent fois, dit-il, fut toute sérieuse, et disons le mot propre, édifiante.

Le Père Lamy était un homme pieux et savant, qui avait écrit ces Entretiens en vue des ecclésiastiques dont il voulait que les loisirs fussent remplis par de solides études. Un auteur ne sait jamais qui le lira. Ces pages, qui étaient destinées à former un clergé instruit et savant, à créer dans l’Eglise une élite intellectuelle, elles eurent pour principal effet d’unir, dans l’esprit d’un jeune laïque, l’ardeur pour les hautes connaissances avec le respect pour la religion, et d’être une des ancres qui rattachèrent un libre penseur à l’Évangile, dans un siècle où l’apologétique chrétienne fut si faible.

Le long regard que nous avons jeté sur la série des études que Jean-Jacques a poursuivies aux Charmettes, nous permet de nous faire une idée juste du développement de son esprit et de nés connaissances. Tout un chapitre de sa biographie s’éclaire et se précise ainsi ; mais ce n’est pas là qu’il faut chercher le point de départ de son action dans le monde et dans l’histoire des idées. Ses vues politiques, par exemple, n’ont germé et mûri que beaucoup plus tard. Son opposition aux philosophes de son temps, sa hardiesse à entreprendre d’exercer contre eux une réaction inattendue, ne s’est manifestée que quand il les a eu bien connus, et que le descendant des réfugiés a senti les différences qui le séparaient d’eux. — Le tour romanesque de son imagination, et sa conception idéale d’un amour idyllique, remonte au contraire plus haut chez lui, à la lecture de l’Astrée dans son enfance, et dans les années qui suivirent, à quelques rencontres qui lui laissèrent de longs souvenirs. Ces rêves ne pouvaient fleurir aux Charmettes : c’était assez pour souffler sur eux et les bannir, de la présence continuelle de Rodolphe Winzenried, de ce gaillard déluré et content de lui-même, qui lui fut sans, façon préféré.

Sur un seul point, l’auteur de la Nouvelle Héloïse et l’Emile a dû beaucoup aux études qu’il a faites, en 1738 et 1739, aux convictions réfléchies qui s’établirent chez lui. C’est à cette époque qu’il faut remonter pour voir se dessiner une première fois, dans l’âme de Rousseau, les linéamens de la philosophie religieuse qui est enseignée dans les lettres de Julie et ses entretiens à son lit de mort, dans les discours du vicaire savoyard au jeune homme qu’il catéchise.

Il y a cinq points à considérer, où s’accordent entre eux le piétisme romand d’origine allemande, les souvenirs que Mme de Warens a gardés des enseignemens qu’elle a reçus de Magny, et les vues religieuses que Rousseau a portées devant le public français. Un sentiment de piété qui tient une large place dans le cœur sincère, dans la vie de tous les jours ; — une grande indépendance en face de l’autorité traditionnelle : le sens individuel se mettant au-dessus de tout ; — une notable indifférence pour les questions débattues entre les controversistes protestans et catholiques, et une certaine manière de planer au-dessus des barrières confessionnelles ; — l’idée de Dieu, absorbant et comme engloutissant, les autres idées théologiques, et constituant presque à elle seule toute la dogmatique ; l’élévation à Dieu, facile et familière à l’âme ; — l’attente et la ferme espérance de l’éternel avenir.

Nous avons vu que ceux qui ont connu de plus près Mme de Warens : Magny, Rousseau et M. de Conzié, s’accordent à lui reconnaître une âme volontiers accessible aux idées chrétiennes ; la fragilité de sa vertu ne l’empêchait pas d’être pieuse à ses heures : tout se concilie chez une femme. Et Jean-Jacques de même ; depuis que s’est éveillée en lui la pensée que la mort pouvait être proche, il s’est tourné vers Dieu. Il a fait ce que Voltaire et Diderot ne tirent jamais : il a pris à tâche de donner à son esprit une culture religieuse. « Je me levais tous les matins, dit-il, avant le soleil… en me promenant je faisais ma prière, qui consistait dans une sincère élévation de cœur à l’auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux ; je demandais pour moi, et pour celle dont mes vœux ne me séparaient jamais, une vie innocente et tranquille, la mort des justes, et leur sort dans l’avenir. » On a trouvé dans ses papiers, et M. Sayons a publié[2] les effusions de ses sentimens : « Dieu tout-puissant, Père éternel, mon cœur s’élève en votre présence. Je reconnais que votre divine providence soutient et gouverne le monde entier. Ma conscience me dit combien je suis coupable. Je suis pénétré de regret d’avoir fait un si mauvais usage d’une vie et d’une liberté que vous ne m’aviez accordées que pour me donner les moyens de me rendre digne de l’éternelle félicité. Agréez mon repentir, ô mon Dieu. Je me préparerai à la mort comme au jour où je devrai vous rendre compte de toutes mes actions ; j’emploierai ma vie à vous servir et à remplir mes devoirs. J’implore votre bénédiction sur ces résolutions ; j’implore les mêmes grâces sur ma chère maman, ma chère bienfaitrice, et sur mon cher père… »

On a plusieurs pages de ces rédactions : prières faites pour lui seul, et que personne n’a vues avant sa mort ; il en faut reconnaître la sincérité. Les distractions, les soucis, les voyages, les compagnies légères ont dissipé plus tard, à maintes reprises, chez Rousseau, la suite des réflexions sérieuses dont ses oraisons écrites aux Charmettes nous offrent la première trace. Mais on le voit aussi s’appliquer à y revenir, et témoigner même de quelque persévérance dans les habitudes religieuses que jusque dans sa vieillesse il a cherché à se donner. Quand il eut cinquante ans : « Ma lecture ordinaire du soir était la Bible, dit-il, et je l’ai lue entière au moins cinq ou six fois de suite de cette façon. » M. Tenant de La tour a eu la bonne fortune de rencontrer sur les quais un exemplaire de l’Imitation de Jésus-Christ, annoté de la main de Jean-Jacques. L’auteur des Harmonies de la nature raconte que « sur la fin de sa vie, Rousseau s’était fait un petit livre de quelques feuilles de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il le portait toujours avec lui ; mais il me dit un jour, avec chagrin, qu’on le lui avait volé. »

Mme d’Epinay témoigne du caractère vivace et même ombrageux de la foi de Rousseau en Dieu, quand elle rapporte l’apostrophe qu’elle lui a entendu adresser à Saint-Lambert qui disait : « Qu’est-ce qu’un Dieu qui se fâche et s’apaise ? — Si c’est une lâcheté, répondit Rousseau, que de souffrir qu’on dise du mal de son ami absent, c’est un crime que de souffrir qu’on dise du mal de son Dieu qui est présent ; et moi, messieurs, je crois en Dieu ! » Vingt ans plus tard, Bernardin de Saint-Pierre est un autre témoin, un autre confident, qui, comme Mme d’Epinay, a vu de près le solitaire ; il raccompagnait un jour au couvent du Mont-Valérien. « Nous nous assîmes, dit-il, pour assistera la lecture, à laquelle Rousseau fut très attentif. Le sujet était l’injustice des plaintes de l’homme : Dieu l’a tiré du néant ; il ne lui doit que le néant. Après cette lecture, Rousseau me dit d’une voix profondément émue : Ah ! qu’on est heureux de croire ! » Il faut le reconnaître ; le beau passage de Y Emile, si souvent cité : « La sainteté de l’Evangile parle à mon cœur… » exprime autre chose que l’émotion d’un instant ; bien des heures ferventes avaient préparé Rousseau à écrire cette belle page.

Des cinq points indiqués plus haut, c’est sur le premier seul qu’il était utile d’insister et de rappeler les documens qui l’établissent ; on accordera les autres sans peine. Il sera sage d’ailleurs de ne pas fausser en l’exagérant le résultat auquel aboutissent les rapprochemens indiqués ; il ne faut pas parler de quelque action de la théologie germanique sur la pensée de Jean-Jacques. L’Allemagne n’a donné que le coup de clairon qui a réveillé les églises du pays de Vaud. Des cercles dévots se sont formés dans les contrées romandes ; Mme de Warens a passé son enfance au milieu de parens et d’amis piétistes ; son intelligence précoce et vive s’est familiarisée de bonne heure avec les idées théologiques qui étaient tous les jours mises sur le tapis, remuées et ressassées devant elle. Vingt-cinq ans plus tard, au moment où s’en allait sa jeunesse, elle s’est ainsi trouvée à même de suivre Rousseau dans le travail du débrouillement de sa pensée encore confuse, et d’être pour lui, à cette époque décisive, une confidente des angoisses de son esprit, une interlocutrice capable de le comprendre, et même de l’aider. Mais elle n’était point savante ; et si elle a feuilleté les livres que Magny s’était donné la peine de traduire de l’allemand, ils ne lui ont rien dit ; les élucubrations germaniques n’ont pas eu de prise sur elle. De cette origine lointaine, et pour elle effacée, de l’agitation piétiste où elle avait vécu, il ne lui était rien resté, rien que l’étincelle.

Une certaine logique intérieure rattachait cependant le point de départ, — le piétisme allemand qui avait envahi la Suisse française, — au point d’arrivée : la Profession de foi du Vicaire savoyard ; et ce qui en est la preuve, c’est que cette même évolution s’accomplissait au même moment chez deux écrivains, deux penseurs distingués, Béat de Murait et Marie Huber, qui avaient été, dans les premières années du siècle, des piétistes exaltés, dociles aux leçons des inspirés allemands, et qu’une réflexion prolongée, appuyée sur une ingénuité courageuse, avait fini par amener à la religion naturelle.

Béat de Murait, l’auteur des Lettres sur les Anglais et les Français, — ouvrage intéressant, que Voltaire et Rousseau ont cité plus d’une fois, et que Sainte-Beuve aurait voulu voir réimprimer, — publia dans ses derniers jours, sous le titre ironiquement choisi de Lettres fanatiques (1739), une série d’essais de philosophie paradoxale, parmi lesquels on remarque le chapitre intitulé : De la religion naturelle ; il y prend la défense de ceux qui s’en contentent, et qu’il préférait aux docteurs des églises officielles, sans cependant qu’il consentît à renoncer pour lui-même au privilège d’entendre la propre voix de Dieu, parlant par l’organe des Inspirés. Marie Huber, qui d’abord avait été docile comme lui aux leçons des prophètes venus des Cévennes ou de l’Allemagne, s’en était, elle, entièrement désabusée ; et, dans ses Lettres sur la religion essentielle à l’homme, dégagée de ce qui n’en est que l’accessoire (1738), elle avait fait main basse sur les dogmes, ne voulant plus entendre parler que de deux principes fondamentaux : Dieu et la vie éternelle. C’était exactement « conserver le tronc aux dépens des branches, » comme l’auteur d’Emile le fit à son jour. Quand il vint en France, Rousseau a, sans doute, eu entre les mains quelques-uns des volumes de Marie Huber ; mais les prières qu’il a rédigées aux Charmettes montrent que de son propre chef et par un indépendant effort, il était arrivé aux mêmes idées qu’elle.

C’étaient des idées simples et nues ; et Rousseau, en définitive, en se rencontrant ainsi avec ces libres esprits qui étaient restés protestans, se retrouvait à la porte de l’Eglise de ses pères. On a dit que M. de Chateaubriand avait « l’imagination catholique. » On n’a pas assez remarqué combien Jean-Jacques l’avait peu. Pendant quinze ans, à Turin, en Savoie, à Lyon, à Venise, il a passé toute sa jeunesse au milieu d’un peuple qui se plaisait aux belles cérémonies du culte ; il a vu passer les processions dans les sentiers d’un pays agreste et dans les riches églises du Midi ; il a entendu l’Angélus du soir en se promenant dans la campagne ; chaque dimanche, il a pu suivre sur son livre de prières ces magnifiques liturgies, ces hymnes, ces litanies où retentit et se prolonge toute la piété des siècles chrétiens : Consolamini, popule meus… 0 filii et filiæ… Et rien de tout cela ne le touche ni ne l’exalte ; il n’en voit et n’en entend rien ; et il fait dire par le vicaire à son jeune catéchumène : « Reprenez la religion de vos pères : elle est très simple et très sainte. » La nudité sévère du culte réformé est ce qui plaît à son âme ; elle a pour lui l’attrait d’un souvenir d’enfance : l’homme est sensible toute sa vie aux impressions pieuses qu’il a éprouvées à douze ans.

La moitié des penseurs de son époque a été d’accord avec Rousseau sur les bases du système de philosophie religieuse qu’il avait ébauché aux Charmettes ; mais il a mis tant d’âme et d’éloquence à prêcher ses convictions, que son nom s’y rattache plus que celui d’aucun autre. A cet égard, dans les lettres françaises, deux générations relèvent de lui. On ne saurait méconnaître l’action qu’il a exercée sur Bernardin de Saint-Pierre et Lamartine. Dans des pages qui datent d’il y a cinquante ans, l’Espoir en Dieu d’Alfred de Musset, les beaux vers écrits par Victor Hugo à Villequier, on trouve encore un écho de la théologie du vicaire savoyard.

L’oubli est ensuite venu ; et depuis longtemps le pauvre Jean-Jacques est négligé, laissé en arrière, perdu de vue. La jeunesse ne lit plus ses livres, elle écoute d’autres maîtres. Si elle veut faire un pèlerinage aux lieux que leur souvenir a consacrés, ce sont les landes de la Bretagne ou les collines des Ardennes qu’il lui faudra visiter ; ce n’est plus le jardin des Charmettes. En 1738 et 1739, le chemin qui domine la vigne et la maisonnette a vu éclore des idées qui ont régné cent ans en France. Elles ont aujourd’hui épuisé leur action ; mais elles auront toujours une place dans l’histoire de la philosophie religieuse.


EUGENE RITTER.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Le Dix-huitième siècle à l’étranger, t. Ier, p. 236 et suivantes.