Les mystères du château Roy/02/04

CHAPITRE
IV
LUCILLE

Après l’enlèvement de Lucille on simula si bien les choses qu’aucun soupçon ne vint effleurer les gens de sa région sur l’arrivée de cette fillette qu’on croyait réellement la fille de Louise. On changea pour plus de précautions le nom de Lucille en celui de Rita. (C’est donc sous ce nom que nous connaîtrons Lucille par la suite.) On éleva Rita, car Louise qui aimait beaucoup les enfants ne voulut jamais s’en séparer quoiqu’en disait son mari, et l’instinct de mère se développa tellement en elle qu’elle aurait été prête à tous les sacrifices pour elle.

Tant que Louise vécut Rita fut heureuse, non pas du côté d’Alfred car il n’avait aucun égard pour elle et il cherchait souvent à lui faire un mauvais parti, surtout lorsqu’il arrivait en boisson. (Ce qui lui arrivait souvent.) Mais en revanche elle était certaine de trouver en Louise une protectrice qui savait la protéger dans ses moments critiques. Elle lui témoignait tant d’affection qu’elle oubliait les duretés qu’Alfred ne manquait pas de lui faire endurer.

Mais cette protection ne devait pas durer toute sa vie durant car à peine venait-t-elle d’avoir ses dix-sept ans que Louise minée par une maladie qui ne pardonne pas, mourut la laissant seule avec cet homme qui n’avait aucunement l’amour du travail. Il s’était laissé vivre par sa femme ne travaillant que pour satisfaire son ivrognerie se souciant peu des besoins du ménage. Alors devenu seul avec Rita il l’obligea donc à gagner sa vie, ce fut très dur pour elle, mais Rita avait beaucoup de cœur et accepta donc cette charge si pénible surtout pour une jeune fille de son âge.

Mais les choses ne durèrent pas longtemps ainsi car Alfred qui accablait Rita de reproches de toutes sortes parce qu’elle ne pouvait lui fournir tout l’argent qu’il aurait désiré pour ses caprices, lui disait qu’elle était paresseuse, que si elle avait plus de cœur elle trouverait sûrement le moyen de gagner plus d’argent et la fin de ces scènes se terminait toujours par des menaces qui forçaient Rita à remettre à son père tout l’argent qu’elle avait en sa possession, et celui-ci prenait aussitôt le chemin de l’auberge pour en revenir ivre et sous l’effet de l’alcool, recommençait une autre scène encore plus cruelle. Ces scènes finirent par faire germer dans l’esprit de Rita l’idée de s’enfuir vers Montréal engagée comme servante elle n’aurait plus de ces scènes et n’aurait plus qu’elle à penser. Elle l’eut plus d’une fois cette idée de s’enfuir mais il lui était impossible de se décider à la mettre à exécution jusqu’à ce qu’un soir Alfred étant entré plus ivre qu’à l’ordinaire et voulant se rendre coupable de voies de faits, elle s’enfuir dehors pour lui échapper et en sortant elle lui entendit crier dans sa rage de l’avoir échappé « Je ne suis pas ton père ».

Il voulut partir à sa poursuite mais la boisson eut raison de ses jambes et il tomba lourdement sur le plancher. Il proféra des jurons et tenta de se relever mais ce fut impossible. Et quelques minutes plus tard il tomba dans un sommeil de plomb.

Alors Rita qui le regardait par la porte restée entrouverte à sa sortie vit qu’il n’y avait aucun danger, rentra dans la maison, rassembla le linge qui lui appartenait, en fit un paquet et ayant mis son manteau et son chapeau, sortit aussitôt et sans hésitation elle prit la route qui conduisait à Montréal avec l’idée bien arrêtée de ne jamais revenir vers ce père qui venait de la renier.

Après qu’elle eut marché quelques milles, la fatigue ne tarda pas à se faire sentir surtout après avoir besogné ardûment toute la journée pour subvenir aux besoins de la maison.

Elle fut donc forcée de s’assoir de temps à autre, marchant par petites étapes qui se faisaient de moins en moins longues.

Après quelques heures de cette marche pénible, exténuée de fatigue, elle se laissa choir sur le bord du fossé afin de prendre un peu de repos mais cette fois la fatigue eut raison de sa volonté et de son courage et les premiers rayons du soleil la surprirent dormant d’un sommeil de plomb.

Quoiqu’il fût très à bonne heure, une automobile vint à passer. Le conducteur ayant aperçu la jeune fille ralentit son véhicule et arrêta quelques pas de Rita qui ne s’éveilla pas.

Un jeune homme bien mis en descendit. Faisons sa connaissance.

Un jeune homme de vingt-deux ans grand et svelte, à la figure énergique au regard intelligent, répondant au nom de Jacques, travaillant pour une agence de détectives dont son père en était le chef.

En voyant Rita, le jeune homme avait cru à un accident de machine qui était repartie aussitôt comme la chose se produit si souvent malheureusement, laissant sa victime sur le bord de la route.

Mais il se détrompa bien vite lorsqu’il fut près d’elle et croyant avoir devant lui une fille de rien, l’interpella en poussant rudement du pied.

— Levez-vous, vous allez attraper votre coup de mort.

Réveillée en sursaut, elle laissa échapper un cri de surprise mêlé de terreur et se levant aussitôt elle recula de quelques pas. Elle darda sur lui son regard de diamant noir. Don qu’elle avait hérité de sa mère. Et la crainte éprouvée au début se dissipa en lisant sur la figure de Jacques une sympathie qui allait de plus en plus croissante à mesure que se poursuivait l’étude qu’il faisait de sa personne.

Jacques avait remarqué au début qu’elle était belle, d’une beauté rare de fleur de neige. Car le sang paternel de cet Allemand blond mêlé à celui de sa mère fraîche fille de rentier, d’une beauté peu commune avait fait d’elle une petite fée. Et la terne cotonnade dont elle était vêtue lui donnait des airs de petite princesse déchue, et sa beauté brillait dans cette pauvrette comme une perle dans la cendre. Toutes ces observations furent faites en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. La bonté et la chasteté qui se reflétaient sur cette figure mignonne éveillèrent en Jacques le désir de s’intéresser au sort de cette pauvre petite malheureuse qui n’avait plus que la route pour chaumière et c’est d’une voix chaleureuse et sympathique qu’il lui dit.

— Excusez-moi mademoiselle de vous avoir abordé si brutalement et s’il m’était possible de réparer ce manque de délicatesse de ma part, je serais très heureux de pouvoir vous venir en aide.

— Loin de me devoir des excuses Monsieur, je vous dois des remerciements pour m’avoir éveillé car vous me prévenez sûrement d’une maladie qui aurait pu me coûter la vie. Mais pour ce qui est de votre aide, permettez-moi de l’accepter comme un noyé accepte une bouée de sauvetage. Je vous demanderais donc s’il vous est possible de m’indiquer un endroit où je pourrais avoir du travail.

— Si vous voulez monter avec moi je vais à Montréal, nous aurons sûrement plus de chance de trouver là ce que vous cherchez.

Rita se traîna beaucoup plus qu’elle marcha pour se rendre à la voiture car ses pieds endoloris et enflés la faisaient beaucoup souffrir. Elle prit place à côté de Jacques qui partit aussitôt à une allure de promeneur et en homme délicat comme sont tous les gens de sa profession envers ceux dont ils cherchent à savoir quelque chose, il se mit en devoir de se renseigner sur celle à qui il venait d’offrir sa protection.

Elle lui apprit son nom, d’où elle venait lui conta une petite histoire dont il s’aperçut ne pas tirer du vrai. Mais il n’en fit rien voir.

Et la voix douce et le regard caressant de Rita lui firent une telle impression que tout en voulant lui aider il voulut l’avoir dans son entourage. C’est pourquoi il décida de tenter de la faire entrer au service de son père comme servante.