Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/35

M. Lévy (tome IIp. 271-279).

XVII

LE MEURTRE.


Il est six heures du matin.

Lauzun se retrouve dans ce même bois de Vincennes où il a croisé l’épée avec d’Alluye.

Il a pris à peine le temps de choisir, à son hôtel de l’Île, deux excellentes épées, puis il a emmené avec lui dans son carrosse Barailles et Guitry.

L’événement du bal a eu trop de témoins pour que des deux parts les adversaires ne songent pas à se dépêcher.

Cependant le jeune enseigne n’est pas encore arrivé.

Lauzun ne songe qu’à sa rage, il n’est pas fâché d’avoir rencontré une querelle : il se demande seulement en quoi il a pu offenser ce furieux.

Le duel est grave, car Lauzun est un de ces hommes qui n’ont pas le droit de faire des excuses, il a levé sa canne sur un marin, sur un homme au service du roi.

Ce qui le surprend, ce qui l’agite, c’est que son provocateur n’a pas voulu lui dire son nom de famille. Henri, pense Leuzun, ce n’est pas un nom que cela. Peut-être est-il gentilhomme.

Et malgré lui, Lauzun pense à la noble figure de ce Henri, à ses yeux pleins de flamme, à son audace intrépide. Ce jeune homme l’a abordé l’insulte à la lèvre, lui le comte de Lauzun !

Le comte se promène de long en large dans une des allées avec Barailles. Il songe à mademoiselle Fouquet, ce n’est que celle-là que le jeune homme peut défendre. Il n’a pas dit son nom, mais le comte le devine.

— Serait-ce donc là, Barailles, le secret de sa résistance ? demande-t-il à son confident. L’aimerait-elle ?

Barailles est muet, car il a tout vu, il a vu ce geste pour lequel il n’existe aucun pardon, il a vu Lauzun menacer un enseigne de la flotte de Duquesne.

La rosée est froide, les souliers légers du comte sont mouillés déjà par les herbes du gazon.

Le soleil est pâle, le jour est plombé, le vent souffle…

Guitry mesure consciencieusement les deux épées de combat.

— Ne trouvez-vous pas, Guitry, que ce jeune homme tarde bien ? dit le comte en faisant plier la lame de l’une des épées.

— Il est peut-être aux arrêts, répond Guitry ; pour moi, je crains fort que Lavardin et d’Alluye viennent seuls.

Le comte tire sa montre, elle marque l’heure du donjon, la sixième heure.

Lauzun s’assied sur le tronc d’un arbre, et rêve profondément.

Le quart est à peine sonné ; on entend le bruit d’une voiture…

Henri Ieclerc en descend avec Lavardin et d’Alluye.

Lavardin, homme oublieux de sa nature, ne croit assister qu’à un spectacle ordinaire ; il se souvient à peine de sa haine contre Lauzun ; seulement il serait content qu’il fût blessé.

D’Alluye le voudrait mort.

Avant de se battre, Henri vient d’écrire à mademoiselle Fouquet la lettre suivante :


« Mademoiselle,

» Je suis bien heureux, je vais enfin vous venger. J’ai provoqué le comte de Lauzun au bal de madame de Montespan. Si le ciel est juste, c’est sur lui que plane la mort. Aimez-moi autant que vous devez mépriser cet homme.

» Henri. »


C’était le premier duel du jeune enseigne : jusque-là il n’avait tiré le sabre que contre les corsaires de Tunis ; aussi Lavardin et d’Alluye avaient-ils tenu à l’exercer.

Henri était jeune, alerte ; il pouvait risquer une légère blessure, mais non toucher à fond Lauzun ; c’était un de ces courages déterminés dont l’inexpérience équivaut souvent à de l’adresse. Il avait d’ailleurs une teinture faible des armes, mais il pouvait se battre.

Ce seul mot : Je puis me battre, l’avait ému, transporté.

Comme un lionceau jeune et fort, il fondit d’abord avec impétuosité sur le comte, qui, résolu de le ménager, rompit de quelques semelles. Henri pensa qu’il fuyait.

— Rassurez-vous, comte, lui cria-t-il, je ne veux que vous tuer.

Le comte sourit, tout en se tenant merveilleusement à la parade. Il fatiguait le bras de son adversaire par un cercle continu, ironique, éblouissant.

En ce moment-là il était si jeune, si brillant, si animé, que Lavardin et d’Alluye eux-mêmes l’admiraient.

— Reposez-vous, dit-il à Henri, en mettant la pointe en terre.

Henri l’imita, mais en appelant dans son cœur toutes les voix de la vengeance à son secours. Il se représenta l’insulte du comte, il se rappela les paroles moqueuses, acérées, de Roquelaure. Mais ce dont il se souvint avant tout, le noble jeune homme, ce fut de son amiral, de qui la flotte devait cingler de nouveau sous peu de jours ; il vit se dresser devant lui cette belle et pâle figure de Duquesne, dont les rayons seuls éclipsaient les pâles figures des gentilshommes qui l’entouraient sur le terrain de Vincennes.

— En garde ! reprit-il en croisant le fer avec fureur et en se parlant à lui-même ; c’est du sang qu’il faut pour un tel affront, n’est-ce pas, mon amiral ? Comte de Lauzun, votre arme est la canne, et non l’épée !

Un nuage épais de pâleur obscurcit les traits du comte, ce sarcasme entrait dans sa poitrine comme un fer aigu. Un moment, il se crut tué.

D’une, main rapide et sûre, il tendit sa pointe au jeune homme… Henri vint s’y enferrer.

Quand on le releva livide et sanglant, on trouva sur son sein un mouchoir de femme, celui de mademoiselle Fouquet. Le même coup avait percé le linge et le cœur.

En ce moment même, un cri effrayant, aigu, retentit du fond d’un carrosse qui débouchait de l’allée voisine. Une jeune fille, à demi voilée par ses cheveux en désordre, les traits égarés, les mains tremblantes, se précipita sur le cadavre de Henri.

— Mort ! balbutia-t-elle à travers des larmes et des sanglots ; mort… oh ! monsieur, et par vous !

Lauzun se baissa, il reconnut mademoiselle Fouquet.

— Je me suis vengé, répondit-il.

— Vengé, reprit-elle, et sur qui ? sur votre fils !

— Mon fils !

— Oui, comte, votre fils, celui dont, vous le savez, vous déshonorâtes la mère !

— Qu’osez-vous donc dire, mademoiselle, êtes-vous dans le délire ? répondit Lauzun d’un air dédaigneux ; il n’y a ici qu’un homme de tué, cet homme était votre amant !

— Honte, honte sur vous ! reprit-elle en se levant, il ne vous manque plus que de calomnier à votre tour ! Mais j’ai une preuve, continua-t-elle en passant sa main sur son front… oh ! oui, cette bague…

— Expliquez-vous…

— Malheur, malheur sur moi à mon tour ! Cette bague, cette preuve, je l’ai donnée à un autre…

— Mensonge que tout cela ! Vous le voyez bien, messieurs, cette jeune fille est folle.

— Elle a dit la vérité, reprit derrière le comte une voix qui lui sembla sortir des profondeurs de la tombe ; monsieur de Lâuzun, voici cette bague, cette bague vous accuse. Reconnaissez-vous le chiffre du surintendant ? C’est avec cet anneau que vous abusâtes d’une pauvre jeune femme, de la mère de Henri Leclerc ! Deux fosses creusées par vos mains, deux morts à vingt ans de distance là-bas le viol, ici le meurtre ! Je vous ai tenu ma parole, j’ai quitté votre maison, j’arrive aujourd’hui trop tard pour vous épargner le plus terrible de tous les remords ! Que si votre voix osait aussi accuser la mienne d’imposture, je vous répondrais, comte, par ces simples lignes que Saint-Évremont lui-même a cédées à mes instances ; l’écriture vous en est connue, n’est-il pas vrai ?

Lauzun tressaillit ; ce feuil ! et était déchiré du carnet intime de Fouquet. Le surintendant louait souvent ses hôtels à de grands seigneurs, celui où le crime s’était passé avait appartenu six mois à Lauzun. La date et la reconnaissance du comte y étaient formelles.

Un rayon d’orgueil passa sur le front de mademoiselle Fouquet en s’emparant de l’écrit ; enfin elle était vengée !

Saint-Preuil demeurait debout, tout poudreux encore de la longue route qu’il venait de faire. Sa barbe mal peignée, sa pâleur fébrile, ses yeux hagards, tout concourait à lui donner l’air d’un spectre. Lauzun, terrifié, regardait le corps de Henri, il s’en approcha, puis se mettant devant lui à deux genoux :

— Priez Dieu, Henri, murmura-t-il, priez-le qu’il me pardonne !

Une larme roula de ses yeux, qui jusque-là n’avaient pas pleuré…

Les quatre témoins de cette scène partirent, après s’être promis le silence. Il fallut que Barailles aidât le comte à remonter en carrosse. Tous deux n’échangèrent aucun mot pendant la route. Rentré dans son hôtel, Lauzun s’abandonna au désespoir ; il fit répandre le bruit qu’il était absent, et se réfugia dans la demeure souterraine qu’avait habitée Saint-Preuil. Délaissée par son hôte, cette tombe attendait quelqu’un : le comte s’y engouffra. L’un de ces rayons tombés d’en haut sur Rancé allait peut-être changer pour jamais cette existence folle. Lauzun eut peur. Il ne se sentit pas assez fort. Le soir du duel, il reçut une lettre de mademoiselle Fouquet ; elle lui annonçait qu’elle entrait au couvent de Notre-Dame de Saintes, où s’étaient déjà retirées les sœurs de Lauzun. Son courage intrépide ne s’était pas démenti devant le cadavre ; elle l’avait fait elle-même transporter dans sa voiture. L’important était d’ensevelir la victime. Saint-Preuil, croyant aux bruits de départ semés sur Lauzun, se chargea de lui trouver une tombe. Le caveau qu’il avait habité dans l’hôtel même du comte lui parut un lieu convenable ; il y pénétra avec deux hommes qui portaient le corps de Henri couvert en entier d’un large manteau.

— C’est bien, laissez-moi, dit Saint-Preuil à ces deux hommes, je n’ai plus besoin de vous.

Minuit sonnait à l’horloge des Célestins. C’était le matin même que Lauzun et Henri s’étaient rencontrés. Saint-Preuil prit sa lampe et la promena sur le front du cadavre… Henri était admirablement beau ; on eût dit qu’il sommeillait. Saint-Preuil prit sa bêche et commença les prières des morts. En s’approchant de la fosse, il recula tout d’un coup : il venait de voir les yeux immobiles de Lauzun qui le regardaient dans l’ombre.

— Vous ici ! demanda-t-il, vous, monsieur le comte ? Ah ! c’est là un coup du ciel !…

— Oui, le ciel permet, reprit Lauzun, que je vous aide, Saint-Preuil, à accomplir ici un triste devoir. Plus d’une fois, croyez-le, je viendrai visiter ici cette tombe…

La dernière pelletée de terre jetée sur Henri, Saint-Preuil serra la main à Lauzun.

— Où allez-vous, comte ? lui demanda-t-il, il faut fuir.

— En Angleterre, répondit Lauzun ; et vous, Saint-Preuil, où vous reverrai-je ?

— Pas ici, mais à la Trappe !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce qui suit se rattache de trop près à l’histoire de l’hôtel Pimodan, pour que nous le passions sous silence.

Il ne fallut rien moins, on le sait, que Jacques II pour faire rentrer en grâce le comte de Lauzun près de Louis XIV. La reine d’Angleterre et le jeune prince de Galles passèrent en France sous sa conduite. Le roi lui donna l’ordre du Saint-Esprit, et Jacques II celui de la Jarretière. Il fut fait duc et duc vérifié, il reprit sa vie brillante, fastueuse. Ce qui eût dû le toucher ne le toucha point, il mena le deuil de l’unique héritière de la maison de Montpensier en ricanant. Il n’aimait pas qu’on fît devant lui l’éloge de Mademoiselle, et il lui en voulait de n’avoir jamais pu lui faire rendre sa charge de capitaine des gardes par le roi. La fille de la maréchale de Lorge, qu’épousa Lauzun en secondes noces, ne fut plus heureuse avec lui qu’en ce qu’elle fut moins jalouse. L’hôtel de Lorge succédait alors à celui de l’Île Saint-Louis ; Lauzun avait vendu ce dernier le 30 mars 1685, au marquis de Richelieu, qui, par suite d’une bizarrerie nouvelle de son beau-père, le duc de Mazarin, de burlesque mémoire[1], se trouvait alors sans domicile. Ce fut avec M. de Richelieu que Charlotte de Mazarin s’enfuit du couvent où elle était renfermée ; elle l’épousa en Angleterre. « Le marquis de Richelieu, écrit madame de Sévigné[2] à Bussy, a épousé mademoiselle de Mazarin. Elle court avec son amant, qui, je crois, est son mari, pendant que son père va consulter s’il doit marier sa fille. Le moyen de ne pas perdre patience avec un tel homme ! »

Le marquis et la marquise de Richelieu habitèrent l’hôtel vendu par Lauzun pendant vingt-quatre ans, de 1685 à 1769. Madame de Richelieu aimait et recherchait à la folie tout ce qu’on appelle aujourd’hui curiosités. Les meubles dorés, les riches pendules, les armoires de Boule, les vases du Japon encombraient alors son hôtel, et dans un almanach publié en 1691 et 1692, l’auteur, après avoir donné la liste des fameux curieux des ouvrages magnifiques, donne comme complément celle des dames curieuses, dans laquelle on voit figurer madame la marquise de Richelieu, de Notre-Dame. Son portrait avait été gravé par Bonnard, elle était fort belle. Elle avait traversé la cour brillante de Louis XIV au milieu des médisances et des chansons du temps ; le prince de Conti ne fut pas, dit-on, insensible à ses charmes. Ce jeune prince, sur qui Regnard a fait de si beaux vers, éprouvait, on le sait, une vive douleur de l’inaction dans laquelle la prudence de Louis XIV (à qui les troubles de la Fronde avaient fait connaître le danger de donner trop d’influence aux princes du sang) le laissait. Adoré du peuple et des grands, modeste et sage dans sa popularité, il fut cependant éloigné toujours du commandement des armées du roi, que les favoris de madame de Maintenon abreuvèrent d’humiliations et de revers.

Dans tout ce que le lecteur vient de lire sur Lauzun se retrouvent nécessairement en première ligne les mœurs du temps. Elles ne manqueront au besoin ni de censeurs ni d’apologistes. Cette mobilité perpétuelle dans la passion, ces allures à la fois galantes et brutales étonneront tous ceux qui n’ont pas lu les Mémoires. Ce n’est point à nous qu’il appartient de corriger leur verdeur vis-à-vis de leurs leçons. Ceux qui ne verraient dans Lauzun qu’une image saisissante de l’orgueil fantasque, dangereux et révolté, se tromperaient. La prédestination exista pour lui plus que pour tout autre ; il expia sa célébrité et ses fautes jusque dans ses descendants. Le Lauzun de Louis XVI fut un traître, celui de Louis XIV n’avait été qu’un ambitieux. Ainsi, dans les temps voulus, Dieu, à qui seul appartient l’orgueil, se venge de ces hommes coupables. Leur royauté périssable n’a eu qu’un temps, et quand ils ont cessé d’étonner le monde par le spectacle de leurs vanités, il ne reste d’eux que l’enseignement laissé par leurs vices.

fin

  1. Le marquis de la Meilleraye, devenu duc de Mazarin par son mariage avec la belle Hortense de Mancini, nièce et principale héritière du cardinal. M. de Mazarin avait sur toutes choses des idées si extraordinaires, que sans la considération qu’avait conservée le roi pour tout ce qui tenait au cardinal, il aurait été certainement interdit. Ceux qui douteraient de ses extravagances n’ont qu’à consulter Saint-Simon, les œuvres de Saint-Évremond et les règlements faits par M. de Mazarin pour ses terres. Sa femme, ennuyée de ses folles exigences, avait fini par perdre patience, et après avoir parcouru l’Italie, elle s’était fixée en Angleterre. Lorsqu’elle mourut, en 1699, après avoir fini par mener une existence gênée, elle qui avait apporté à son mari une fortune de vingt millions (qui en valaient plus de cinquante aujourd’hui), son corps fut saisi par ses créanciers. Son mari qui n’avait pas rougi de lui retirer sa misérable pension de vingt-quatre mille francs qu’il lui avait d’abord faite, se piqua bien tardivement d’honneur, et il dégagea son corps. Il le fit embaumer et l’emportait avec lui dans tous ses voyages. — Voyant ses filles croître en âge et en beauté pendant l’absence de leur mère, il réfléchit aussi qu’elles donneraient aux hommes bien des désirs coupables, et pour y remédier, il eut l’idée de leur faire arracher toutes les dents. Il y avait là de quoi refroidir les amoureux ; par bonheur cette belle idée ne fut pas mise à exécution. (Voyez Saint-Évremond, 1758.)
  2. Lettre à Bussy, en date du 23 décembre 1682.