Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/34

M. Lévy (tome IIp. 259-271).

XVI

LA DERNIÈRE FÊTE DE LAUZUN.


Le bal avait lieu chez la marquise de Montespan.

Dans un boudoir attenant aux salles de réception de la marquise, deux personnes causaient étendues mollement sur l’ottomane.

C’étaient d’Alluye et Roquelaure.

— Ne trouvez-vous pas, mon cher marquis, disait le duc, que c’est bien là une invention de la belle marquise ? Nous donner un bal au moment de sa disgrâce ! Car enfin Sa Majesté adore mademoiselle de Fontanges, cette Fontanges que Choisy proclamait hier belle comme un ange et sotte comme un panier. N’importe ! elle l’adore, elle en est coiffée, et la pauvre marquise va se voir forcée de battre en retraite. Aimez donc les rois ! En vérité, il n’y a qu’heur et malheur dans ce bas monde.

— Monsieur le duc, reprit d’Alluye, n’avez-vous pas vu Lavardin ?

— Que m’importe cet homme ? Vous le trouverez caché dans un des plis de la robe à madame d’Humières.

— Oui, mais il m’importe à moi de le voir. J’ai un jeune homme à présenter à la marquise ; vous savez, mon cher duc, le petit enseigne de l’autre jour. Il a sur le cœur ce que vous lui avez dit du comte de Lauzun, et c’est un homme à tout entreprendre. Cela jettera quelque diversion dans ce bal, aussi guindé qu’un duc à brevet ; je ne dis pas cela pour vous offenser, mon cher Roquelaure. Lavardin me manque, ajouta le marquis ; il n’est pas plus que moi ami de Lauzun, et son intervention dans cette affaire…

— Parbleu, mon cher marquis, vous vous donnez bien du mal. Laissez-moi entamer le comte dans l’esprit de la marquise, qui, je ne sais trop pourquoi, a jugé sage de se réconcilier avec lui, cela vaudra mieux. N’est-il pas inouï qu’elle l’ait prié de cette fête ? Par ma foi, j’y mettrai ordre ; et bien que le roi ait promis de le faire duc…

— Duc ! avez-vous dit, duc, lui, le comte de Lauzun ? reprit d’Alluye avec une rage étouffée.

— Ma foi, oui ; la Montespan lui en a touché deux mots. Après s’être faite l’instrument de sa disgrâce, elle veut sans doute le dédommager, elle veut…

— La voici, interrompit d’Alluye en tirant Roquelaure par l’une de ses basques. Je vous laisse avec elle. Qui, mieux que vous, peut perdre quelqu’un ?

Ce trait lancé, le marquis s’éclipsa au milieu d’un flot de seigneurs qui envahissaient déjà le salon. Madame de Montespan venait de terminer sa toilette ; elle était belle, si belle, que Roquelaure en fut interdit.

Sa taille déformée par de nombreuses couches était emprisonnée si adroitement ce soir-là dans d’épaisses bouffantes, que le duc crut voir cette jeune Athénaïs de Mortemart, qui le disputa victorieusement à la Vallière, la violette de la cour. Le lis était sur son front, la rose sur ses joues, l’émail à ses dents et le corail à ses lèvres. Les poètes du temps l’eussent déifiée rien qu’à la voir.

Roquelaure se rappela à propos qu’elle était mortelle, et il lui baisa la main.

— Me pardonnerez-vous, lui dit-il, de ne plus me croire si laid ? Les fées, assure-t-on, métamorphosent ceux qu’elles touchent. Me voilà de par Dieu, non… je me trompe, de par vous… aussi beau que ce Lauzun qui vous promenait hier avec tant d’ostentation dans votre carrosse. Est-ce bien à vous, marquise, qu’on devrait reprocher un regard jeté en arrière, à vous que tout le monde admire et envie, vous l’astre des fêtes, vous que le roi…

— Ne me parlez pas du roi, cher duc, reprit madame de Montespan avec vivacité, parlez-moi du comte ; n’est-il pas vrai qu’il est beau ? Je n’ose ajouter qu’il m’aime, balbutia la marquise ; cependant à la vivacité de ses serments…

— Oh ! cela est vrai, reprit Roquelaure ; il vous aime activement, ma chère marquise.

— Et pourquoi ce mot ?

— Parce que c’est un amour en poste, un amour à franc étrier qui court de mademoiselle de Retz qu’il veut enlever, à madame d’Alluye qu’il aime à peine. La fille de je ne sais quel partisan de la place Royale l’occupe encore… Cependant il trouve le temps d’écrire à madame de Monaco et à madame d’Humières. Le comte est exact, c’est en homme d’ordre avant tout.

— Vous croyez ?

— Comment donc ! j’en suis certain. Hier soir, tenez, j’étais chez Turquois, le joaillier ; il y était attendu. — La terrible chose qu’une commande à M. de Lauzun, me dit Turquois. — Pourquoi donc ? — C’est que si, à dix heures précises, il ne tenait pas ce bracelet qu’il m’a commandé pour certaine dame, j’en serais pour mon ouvrage. C’est un chiffre en diamant surmonté d’un F, qui fera, ma foi, le plus merveilleux effet.

— Ah ! vraiment, reprit la marquise piquée au vif ; et pour qui ce charmant chiffre ?

— Turquois, en homme discret, s’est bien gardé de me le dire ; j’ai deviné.

— Et qu’avez-vous deviné, mon cher duc ?

— Cela n’était pas difficile, un F, chère marquise, ce ne pouvait être que mademoiselle de Fontanges.

— Mademoiselle de Fontanges ! pour le coup c’est d’une noirceur…

— C’est ce que je me suis dit. Quand le roi lui-même, le roi se plaît à orner ce cou d’albâtre, quand il lui prodigue…

— Assez, assez, duc, interrompit la marquise avec dépit ou vous êtes un fourbe, ou M. de Lauzun est un infidèle, un parjure…

— Je n’accepte ici que la seconde de ces vérités. Au revoir, marquise, vos salons se remplissent, et je ne voudrais pas que pour un million…

— Qu’est-ce à dire ?

— Je ne voudrais pas, poursuivit Roquelaure, que pour un million les méchantes langues de la cour pussent me croire un moment en bonne fortune avec vous. Je sais trop ce que je vous dois. N’avez-vous pas dit, au lever de Monsieur, que je ressemblais à un sapajou, et qu’il était dommage que le votre fût bien portant ? Merci, je me sauve et ne réclame pas sa survivance. Tenez, par ma foi, voici M. de Lauzun, il arrive bien à propos.

— Lauzun, murmura la marquise, Lauzun ? ne dites-vous pas, duc, qu’il vient d’entrer ? Oh ! je veux le voir, il me tarde de le confondre.

— Après tout, marquise, reprit Roquelaure en s’enfuyant, M. de Lauzun est le plus bel homme de la cour… après le roi !

Ce dernier sarcasme confondit la pauvre marquise. Elle n’ignorait pas le penchant nouveau de Sa Majesté, mais ce dont elle eût voulu douter pour un empire, c’était de l’infidélité de Lauzun. Avant d’entreprendre ce siège redoutable, le siège d’un galant cuirassé contre les reproches, elle crut devoir rassembler autour d’elle quelques-unes de ses fidèles. Son choix la servit mal, il tomba d’abord sur mesdames d’Alluye et de Monaco.

— En vérité, dit-elle en écoutant les récriminations de ces deux femmes, le comte mérite peu que l’on s’intéresse à lui. Moi qui pressais hier encore Sa Majesté de le faire duc ! Patience nous verrons bientôt.

Un instant après, madame de Montespan rencontra mesdames de Roquelaure et d’Humières.

Au seul nom du comte prononcé par elle, ces deux victimes de Lauzun ne manquèrent pas de se répandre contre lui en accusations détournées. Le procès du comte une fois instruit, il ne s’agissait plus que de se venger, et toutes cinq en convinrent. Madame d’Humières était la plus furieuse. Le trait sanglant de Lauzun qui l’avait, selon elle, oubliée dans cette armoire, méritait à coup sûr une vengeance. La marquise de Montespan s’unit à elle ; la conspiration fut arrêtée, il ne s’agissait plus que de suspendre le grelot. Pendant ces pourparlers, Lauzun s’avançait ; il était splendide, il rayonnait… La promenade de là veille avec la Montespan, dans son carrosse, avait répandu sur lui une teinte d’orgueil, son regard était clair, assuré, celui d’un homme qui veut bien rentrer à la cour.

— Je trouve ici bon nombre d’ennemis, pensait-il, mais je connais mon prestige. Dans une heure, si le roi me parle, et il me parlera, ils voudront se rapprocher. Vanité des vanités ! Il y a des instants où ce que m’a dit ce lugubre avertisseur, nommé Saint-Preuil, me trotte par l’esprit. À quoi tient l’éclat, l’opinion, la puissance ? À un rayon du soleil royal qui passe sur vos broderies. Le roi ! Tout est dit quand on a prononcé ce mot. Moi-même, hier ; je tremblai quand je sus qu’il devait venir comme un sultan blasé au bal de son ancienne favorite. La Montespan et moi nous pouvons nous donner la main : nous ne sommes plus, nous avons été.

Qu’est-ce que ces idées ? reprit-il bientôt en se rapprochant d’un groupe animé dont les voix se croisaient près de la marquise. Lauzun, mon ami, oublies-tu qu’hier Sa Majesté parlait de te faire duc ? Allons, un souffle fort passe encore dans tes cheveux ; les femmes te regardent, les hommes t’admirent, un peu d’impertinence, et tu reprends ton empire.

En parlant ainsi, le comte s’était avancé vers madame de Montespan. Il la trouva belle, empressée comme la veille, passant des éloges enthousiastes aux remerciements ardents, rouvrant pour lui seul des lèvres vermeilles, épuisant enfin tout ce qu’elle avait de charmes, comme si elle eût voulu le montrer à tous lié de si près à son char qu’on n’en pût douter. Sous ce masque que la marquise s’était fait en un instant, Lauzun ne soupçonna pas le ressentiment profond, le désir de se venger. Le chiffre en diamants envoyé par lui de la veille à mademoiselle de Fontanges était moins une œuvre de tendresse que d’habile courtisanerie : c’était à la favorite, non à la maîtresse qu’il s’adressait. Madame de Montespan n’observa pas sans un secret déplaisir que le comte, interpellé à ce sujet, niait le cadeau effrontément.

— Serait-il possible, reprit-il négligemment, que je fisse attention à cette petite fille ? Ses parents ne se sont-ils pas vus obligés de boursiller entre eux pour l’envoyer à la cour, et sans l’entremise du prince de Marsiliac auquel Sa Majesté à cru devoir donner pour récompense la charge de grand veneur, y aurait-elle fait figure ? Sans compter qu’il est clair qu’elle a eu des amourettes dans sa province, et qu’elle n’a enfin ni éducation, ni esprit.

Le comte disait cela d’un air si persuadé, que madame de Montespan hésita.

— Il est vrai, reprit-elle, qu’elle ne vaut pas la peine qu’on crève des chevaux après elle, comme mademoiselle de Retz.

— Essayez de fuir quelque jour, ma chère marquise, osa répliquer Lauzun, nous verrons si les relais des grandes routes y suffisent. Mais que me parlez-vous d’autres femmes qui n’ont pour elles que la furie de l’engouement ? C’est de vous dont je veux m’occuper exclusivement à ce bal ; voyons, m’accordez-vous l’honneur de la première courante que vous danserez ? demanda le comte avec un empressement de comédien.

— Ce n’est qu’avec le roi que je dois danser ce soir, répondit-elle d’un ton d’ennui affecté ; aussi, mon cher comte, prévoyant le chagrin que vous causerait mon refus, je viens de faire pour vous vos invitations à ces dames.

— Quoi ! vous avez cru devoir…

— Sans doute, c’est l’affaire d’une maîtresse de maison. Vous pensez que je leur ai choisi d’abord tout ce qu’il y a de mieux ; aussi vos danseuses, continua-t-elle en parcourant son carnet de bal, ont-elles vite accepté. C’est d’abord madame la maréchale de Roquelaure.

— Grand merci, marquise, c’est ma plus mortelle ennemie…

— Ensuite, madame d’Humières.

— Autre furie qui va me prendre à la gorge.

— Puis madame de Monaco.

— Grâce ! grâce ! cria Lauzun ; vous n’avez donc pas lu la fable du pauvre satyre Marsias cruellement écorché ?

— Pour la dernière, oh ! continua madame de Montespan, je vous assure que j’y ai eu du mal, vous la verrez bientôt, elle cause en ce moment avec Cavoie…

— Serait-ce, demanda Lauzun, quelque beauté nouvelle de cette cour, un astre qui s’élève sur l’horizon ; une femme, marquise, qui viendrait prendre des leçons de vous ?

— Elle n’en a pas besoin, reprit la Montespan, elle vous connaît, regardez de ce côté.

Le comte tressaillit, il venait de reconnaître Mademoiselle.

— La princesse ici, murmura-t-il, ah ! c’est une trahison, Athénaïs !

La marquise sourit, elle conduisit elle-même Lauzun à madame de Roquelaure.

Madame de Roquelaure, en voyant le comte s’avancer vers elle, s’était levée, après avoir laissé son éventail sur un pliant.

— Que veut dire ceci ? demanda Lauzun à la marquise de Montespan.

— Ma foi, je l’ignore mais cela n’en est pas moins indécent, cher comte ; voyez. Le quadrille s’était formé.

En effet, les danseurs du quadrille étaient à leurs places. Sur un signe de la Montespan, Lauzun déplia l’éventail de la maréchale, et il lut :

« Mon petit comte, vous n’êtes qu’un fat. Vouloir donner une femme de qualité en pâture à des sots comme Riom, est d’une folie outrée. Contentez-vous de payer ses dettes, et de mieux serrer les dames que vous renfermez.

» Signé : La maréchale de Roquelaure. »

— Ce billet, cher comte, a l’air de vous chagriner, dit madame de Montespan.

— Moi reprit Lauzun, allons donc c’est un billet par lequel la pauvre maréchale me demande mille pistoles en cachette de son trop avare époux.

— Et vous les lui prêterez ?

— Fi donc ! me prenez-vous pour un partisan ?

— On dit que la fille de l’un d’eux vous tient au cœur. Une mademoiselle Leclerc… fi ! cela sent le peuple mon cher comte, ajouta la marquise avec un dépit mal déguisé.

— Mesdames de Monaco et d’Humières ne m’ont-elles pas grâce à vous, accepté pour leur danseur ? demanda Lauzun, embarrassé, précisément, je les vois.

— Approchez-les, cher comte, je ne puis douter que leur empressement.

Lauzun s’avança vers madame de Monaco, mais ce fut pour entendre la princesse furieuse lui dire à voix basse :

— Vous vous méprenez cette fois, monsieur, je ne suis pas sur les gazons de Saint-Germain et vous ne pouvez pas m’écraser la main avec votre pied !

La rage transportait le comte, il jugea prudent de se rabattre sur madame d’Humières.

Madame d’Huuiieres passa fièrement devant lui, en s’appuyant au bras de Lavardin.

— Comment se portent vos armoires ? lui demanda-t-elle.

Une sueur glacée mouillait les tempes de Lauzun, quand il se trouva tout d’un coup vis-à-vis de madame d’Alluye.

— Ne m’avez-vous pas agréé pour votre danseur ? dit-il à la marquise que son mari venait de quitter, me permettrez-vous de vous offrir la main pour la première courante ?

— J’ai connu, lui dit-elle eh rougissant et en pâlissant à la fois, un homme que j’ai pu aimer autrefois, monsieur, il s’appelait le comte de Lauzun !

En disant ces mots, madame d’Alluye passa outre.

Lauzun, foudroyé, quitta brusquement le bras de sa conductrice.

— Est-ce un pari, madame ? dit-il en riant d’un rire contraint, en ce cas vous avez gagné.

— Pas encore, cher comte, reprit-elle en conduisant Lauzun à une personne qu’il ne pouvait voir que de dos, occupée qu’elle était à écouter madame de Sévigné, qui s’était bien vite formé un cercle d’auditeurs. Quand elle se retourna, Lauzun reconnut Mademoiselle.

Louise d’Orléans avait l’air de se souvenir ce soir-là que ses amours avec le comte avaient commencé un vendredi[1]. L’ancienne frondeuse de la Bastille plissa le sourcil en voyant Lauzun au bras de la Montespan.

Elle l’attendit de pied ferme.

— Son Altesse m’excusera-t-elle de lui ramener un repenti

? demanda la marquise avec enjouement. M. de Lauzun sollicite d’elle l’honneur de danser une sarabande.

À la vue de sa femme, Lauzun essaya de se raffermir sur les arçons, mais la jalouse princesse l’entraîna bientôt dans l’embrasure d’une fenêtre, et elle lui reprocha tous ses méfaits. Retirée dans sa terre de Saint-Fargeau, elle lui avait vainement écrit, le comte avait trouvé bon de ne pas répondre à ses lettres. L’archet seul put mettre fin à une conversation qui, pour Lauzun, était un supplice. Il tendit la main à Mademoiselle au milieu des chuchotements et des rires étouffés, c’était, depuis son exil, la première fois qu’il dansait avec sa femme.

— Ce pauvre Lauzun, dit Roquelaure, voyez donc comme il est gai ! Il ressemble à un homme qui conduit un catafalque.

Louise d’Orléans était, en effet, si pâle que l’on eût dit d’une morte. Les jeunes gens de la cour trouvèrent la danse de Lauzun misérable et surannée. On blâma la somptuosité folle de son habit, il n’était plus le despote de l’opinion. Quand le roi parut, on fut étonné que le comte se rangeât à peine, on ne le fut pas moins de ces paroles brèves que Louis laissa tomber du haut de ses lèvres dédaigneuses :

— Vous avez là, comte, un habit dont je vous sais gré, il date au moins du commencement de mon règne.

Cela dit, le roi passa.

Un vertige affreux saisit le comte, il se demanda ce qu’il était venu faire chez son ancienne ennemie. Le bandeau était tombé.

La canne de Louis, cette canne formidable, jetée par l’une des fenêtres du château pour ne point frapper un gentilhomme, l’avait moins terrifié que ces mots secs, égoïstes. Le roi sortait de chez mademoiselle de Fontanges.

Il avait vu le chiffre de Turquois le joaillier.

Il se passa alors dans l’âme du comte un combat dont rien ne saurait donner l’idée ; il pâlit, trembla, puis rugit comme un lion. Du brevet de duc, il n’en était plus parlé, le roi l’avait déjà refusé à Mademoiselle. Quel parti restait à Lauzun ? Aller à l’armée et se faire tuer, ou bien gagner l’Angleterre. Jacques II était en correspondance réglée avec lui, il était question de faire passer en France plusieurs membres de sa famille. En tournant ses regards vers la ville brumeuse de Londres, le comte tressaillit, il eut peur. Abandonner Paris avant que Paris l’eût reconnu, tenter de nouveau les chances de l’exil, quand il venait à peine de toucher ce sol témoin assidu de ses triomphes, c’était pour Lauzun le comble du désespoir. Comme un nautonier qui voit fuir la rive, il jeta un coup d’œil rêveur et chagrin à ce monde doré qui l’entourait, monde ingrat dont lui-même avait fait si longtemps la splendeur et les délices.

Une rage jalouse mordit son cœur en voyant le prince de Marsillac comblé des faveurs du roi, Marsillac l’humble valet de ses plaisirs. Les rapports du comte avec le monarque, il faut le dire, avaient toujours été exempts de servilité ; tout le temps de leur vie, Lauzun et Louis XIV furent aux prises. L’ironique pitié de madame de Montespan vint mettre le sceau à tant de douleur, de désappointement, de honte. Le comte n’eut pas la force de railler, il souffrait trop. Accoudé à l’une des fenêtres du salon, il laissa tomber ses regards sur les grands ormes du jardin baignés dans les vapeurs blanches de la lune. La brise de la nuit rafraîchit son front brûlant, un rêve suave, délicieux, le berça. À travers ces arbres où palpitaient de limpides clartés, il vit passer bientôt, comme sur l’aile d’un nuage, le cortège de ses premières illusions, il vit tour à tour se pencher vers lui le Plaisir et la Fortune, déités blondes qui avaient mené son char. Il se retrouva à côté du jeune Guiche, l’amoureux charmant de Madame et de la comtesse de Fiesque, auprès du duc de Candale et du duc de Longueville. Il se rappela le temps heureux où il n’était pas encore le cousin du plus grand roi de la terre, où il partageait ses heures militaires entre Grammont et Turenne, ses heures amoureuses entre la duchesse de Valentinois[2] et Athénaïs de Mortemart[3]. Sa vie heureuse ou triste, éclatante ou sombre, se trouvait reflétée dans ce tableau, depuis son gouvernement du Berri et sa charge de colonel de dragons, jusqu’à celle de capitaine des gardes. Il se revit aux pieds de cette Louise d’Orléans qui le demanda elle-même au roi, et dont le neveu de Mazarin tint la queue de robe à ses noces, ce qui avait semblé de si mauvais augure à la princesse. Puis, comme au théâtre, et sur le seul coup de sifflet d’un machiniste, ce palais brillant, ces murs tendus de soie et de velours firent place aux murs nus d’une prison ; les mains de Lauzun furent glacées d’un froid de tombe, il vit près de lui une cruche d’eau et du pain. Il reconnut la couche dure où il avait rêvé tant de fois du Masque de fer, cette énigme vivante que Saint-Mars gardait près de lui sous les mêmes voûtes, le pliant brodé par ses propres mains où s’asseyait madame d’Alluye quand elle obtenait la permission de le visiter, et le banc de la grande cour où il s’était évanoui en apprenant l’exécution de madame Tiquet. Lauzun vit tout cela, et Barailles, son ami, et Fouquet, ce modèle accompli de résignation pieuse et de courage, et cette jeune fille qui, sous le nom de Paquette, voltigeait alors libre et gaie comme l’oiseau en cueillant des fleurs dans la vallée de Péroude. Soudain ses yeux se voilèrent, il ne rencontra plus rien que des vapeurs noires, confuses. Un nuage avait passé sur le corps d’argent de la lune, un crêpe noir s’était étendu sur le jardin ; quand il se retourna, pensant encore aux paroles aigres du roi, le comte se trouva tout à coup devant un jeune homme…

À son regard fier, irrité, Lauzun ne comprit que trop qu’il allait s’agir entre eux d’une explication terrible.

Henri Leclerc n’avait jamais été plus beau, plus noble que dans cet instant. La figure du jeune enseigne, encadrée par de magnifiques cheveux bruns, avait un air de résolution, d’intrépidité et de menace ; il porta une main sur la garde de son épée, et présenta de l’autre à Lauzun le mouchoir ramassé par Roquelaure.

— Que me voulez-vous, monsieur ? parlez, demanda le comte en regardant fièrement le jeune homme.

— Monsieur de Lauzun, répondit Henri, connaissez-vous ce mouchoir ?

— Ma foi, non, il ne porte point mes armes, dit le comte après l’avoir examiné négligemment.

— Monsieur de Lauzun, reprit Henri, ce mouchoir est celui d’une jeune fille que vous avez attirée chez vous, d’une fille que j’aime et que vous vouliez déshonorer. Monsieur de Lauzun, vous êtes un lâche !

Le comte pâlit, fit un pas vers le jeune homme et leva sa canne…

Henri Leclerc sentit passer dans ses cheveux un froid mortel, il voulut se précipiter sur le comte, mais Lavardin et d’Alluye s’interposèrent.

— Monsieur de Lauzun, murmura Henri d’une voix sourde, vous avez osé lever la main sur un enseigne de Sa Majesté !

— C’est entre nous à la vie à la mort, répéta le comte, les dents serrées par la rage.

— Je suis à vos ordres ce matin même.

— Ce matin.

— Mais où ?

— À Vincennes, reprit Lauzun en jetant sur d’Alluye un regard sombre, ironique. Monsieur le marquis d’Alluye connaît le chemin, n’est-ce pas ?

D’Alluye se contenta de baisser froidement la tête.

— Parbleu ! dit le comte à Barailles en remontant avec lui dans son carrosse, pour ma dernière fête à la cour, celle-ci pourra compter.


  1. Historique.
  2. Madame de Monaco.
  3. Madame de Montespan.