Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/16

M. Lévy (tome IIp. 111-119).

XVI

L’HERBIER.


Quelques instants après, Paquette comparaissait devant la princesse.

La jeune fille était toute tremblante ; elle pouvait lire dans les yeux de Mademoiselle la haine et le dépit qui l’animaient.

— Avant tout, mademoiselle, lui dit la princesse, permettez-moi de vous féliciter de votre belle conduite. Il faut que votre pouvoir soit bien grand pour que M. de Lauzun ait consenti si vite à devenir pour vous ridicule.

Paquette ne répondit point.

— Hier, continua Mademoiselle, il a osé pénétrer sous un déguisement dans une maison dont la règle est fort austère ; aujourd’hui il saute d’un balcon pour converser avec vous :c’est peut-être un pari, mais cela ne regarde après tout que M. le comte. Ce qui me regarde, c’est vous, vous que j’ai reçue chez moi, vous qui avez trompé indignement ma confiance, et que je ne saurais garder un instant de plus dans ce palais.

— Moi, madame ?

— Oh ! je sais ce que vous allez me dire, vous allez avoir recours, pour vous excuser, à un mensonge.

— Je ne mens jamais, madame, répondit Paquette avec dignité ; je me borne ici à en appeler à votre justice. Pouvais-je penser que M. de Lauzun…

— Voulût se moquer de vous ? Oh ! non. Vous aurez pris pour vraies les paroles qu’il vous a dites. Vous êtes si crédule, si naïve ! Cela se voit.

L’amère ironie de ce reproche serra le cœur de Paquette, des pleurs gonflèrent ses yeux qu’elle tenait abaissés, elle demeura immobile devant son accusatrice.

— Tout ce que je puis faire pour vous, reprit la princesse d’un air de compassion dédaigneuse, est de ne rien dire de ceci à votre père ; sortez !

Ces paroles dites, la princesse fit signe à l’une de ses dames de reconduire mademoiselle Leclerc chez son père. À défaut du vieux partisan qui devait alors être sur la route de Marseille, on rappellerait près d’elle dame Ursule, pour qui la princesse traça quelques lignes à la hâte.

La désolation de Paquette fut grande ; mais le seuil du palais une fois dépassé, elle respira. L’idée de se retrouver seule dans cette sombre maison de Leclerc ne l’effrayait point ; elle avait connu de bonne heure la prison, la solitude. Quand elle revit la place Royale et la vieille Ursule, elle sourit seulement d’un sourire paisible et triste. La dame qui l’accompagnait la quitta, et Paquette la voyant partie, courut aussitôt à ses chères fleurs, car le bonhomme Leclerc lui en avait acheté ; c’était là son seul cadeau. À Pignerol, la jeune fille aimait aussi à s’occuper des fleura avec une rare persévérance, elle présidait à leurs hymens, et les poursuivait dans les prés ou les étangs. Son infatigable agilité l’avait enfin rendue maîtresse d’un herbier, fruit de ses courses périlleuses. Cet herbier faisait sa vie. Elle avait placé quelques lignes de souvenir au bas de chaque fleur cueillie sur la verte lisière du bois, dans le creux des roches, à la margelle des puits. C’était un vrai livre où elle se retrouvait elle-même à chaque page. Dans son ardeur d’enfant, elle avait oublié, pour cueillir ces fleurs, la faim et la soif, le soleil brûlant sur ses beaux cheveux, les ronces parasites, déchirant ses jolis pieds. Seulement, chacune de ces plantes, elle les avait baptisées du nom de l’un des captifs. De la sorte, il devenait facile à l’aimable fille de se rappeler chaque hôte malheureux de Pignerol.

Comment le nom de cette prison sinistre et celui de Paquette se trouvaient-ils liés ? Par quelle fatale circonstance s’était-elle vue de bonne heure renfermée entre ces quatre murailles, elle, cette jeune fille que les prisonniers nommaient tous la fée ? C’est ce que Paquette savait seule, mais aussi c’est ce dont Paquette eût évité de parler.

Tour à tour elle avait quitté, puis revu cette prison, où quelque être chéri devait sans doute l’occuper, à voir les larmes qui la surprenaient parfois quand il était question de transférer en un autre lieu l’un des captifs.

Et cependant Paquette était libre au milieu d’eux, nul arrêt d’écrou ne la concernait, elle pouvait à son choix, quand elle était petite, dénicher les oiseaux et les fougères sur les vieux murs, ou cueillir la menthe flottante sur les eaux. Élevée à l’ombre d’une prison, elle avait appris à plaindre tous les infortunés qu’elle contenait, presque tous expiant, comme Fouquet ou Lauzun, le malheur d’avoir réussi. C’était, il faut bien le dire, sur ces deux derniers que s’était portée de bonne heure sa vive et mélancolique sympathie. On l’avait vue souvent le front en sueur, et sa robe poudreuse, accourir au guichet du surintendant pour lui rapporter un simple myosotis, une fleur des champs qui arrachait au prisonnier de Colbert un cri de joie. Elle avait pour lui de ces paroles tendres qui ravivent l’espoir éteint ; une nuit, on l’avait trouvée endormie sous la fenêtre sans autre oreiller que la pierre usée par les pas des sentinelles. L’aspect de ce vieillard au crâne blanchi, qui s’était confié dix-neuf ans sous les mêmes fers, avait fait sans doute vibrer en son âme des cordes de douleur et de pitié. Quand il prenait l’air sur la plate-forme de la prison, pendant le quart d’heure que lui mesurait Saint-Mars, c’était elle qui lui donnait le bras, elle encore qui essayait sur l’épinette de sa chambre les airs qui plaisaient le plus à sa tristesse. Le surintendant, près de mourir, s’était entretenu longtemps avec elle, disant qu’ayant Dieu il ne serait pas fâché de voir les anges. Au seul nom de cet ami, elle pâlissait et tremblait, comme si la mémoire chérie de cet homme lui eût paru digne de ne souffrir aucune atteinte. Il est de ces âmes tendres qui tressaillent au souffle de l’opinion sur une cendre à peine refroidie, et gardent en elles, comme en un calice, le trésor des larmes reçues. La pâle enfant se souvenait de celles de Fouquet et l’avait vu pleurer entre Lafontaine et Pélisson.

La captivité de Lauzun avait produit sur elle une impression toute contraire. Les femmes regardent souvent l’infortune comme la gloire, elles s’en éprennent, elles la goûtent ; c’est pour elles une joie si douce que celle de réparer les torts de la fortune ! Le héros brillant de Pignerol, son captif hardi, sémillant, c’était Lauzun. il ne lui manquait que l’histoire du Masque de Fer pour devenir en ce lieu un objet de curiosité plus romanesque ; ce qu’on punissait en lui, c’était ce qu’on récompense souvent chez d’autres : la témérité. Le comte était beau, galant, envié ; il avait atteint la fortune, la fortune était la seule femme qui s’en fût vengée. Les premières semaines sa prison fut triste, on lui permettait à peine les livres, le temps aidant on lui permit les visites. Il sortit bientôt de ses barreaux je ne sais quelle émanation de parfums, sa bizarrerie fut telle qu’il faisait de la toilette. Il y avait aussi dans son cachot des sons de luth ; un jour Paquette écouta, et le chanteur fut surprit. À dater de ce jour, Paquette éprouva pour le comte une compassion plus tendre, il lui sembla que c’était on crime d’enfermer un homme qui chantait si bien. Lorsque les insectes de la nuit bourdonnaient sous l’herbe, quand la brise seule murmurait aux créneaux sombres, Paquette se surprenait à examiner la fenêtre grillée du captif. Cependant un sentiment instinctif de terreur agitait parfois son âme ; un frisson de glace courait dans ses veines en s’approchant de cet homme… Devait-il donc un jour influer sur sa destinée ? Devait-elle le revoir maître de nouveau de ses actions, échangeant sa tristesse contre un sourire fier et victorieux, reprenant son rôle comme un acteur, relevant la tête et disant enfin : C’est moi ? Serait-il pour elle un bon ou un mauvais ange, ou n’était-ce qu’un génie méchant interrogeant le monde dans lequel il allait rentrer avec un tressaillement cruel ; celui du tigre blessé qui retrouvé son ennemi ?

Retirée dans la chambre que lui avait donnée Leclerc Paquette venait d’ouvrir un l’herbier qu’elle s’était composé à Pignerol : il en tomba un papier plié.

Ce papier mince et frêle comme une feuille desséchée contenait des sentences et des réflexions dont elle eût peine à se rendre compte tout d’abord ; elle remarqua celle-ci :

« Le fruit le plus doré cache le ver, la couleuvre effleure les gazons et s’y endort.

» Le malheur n’est pas toujours le sort du bon et du beau, Babylone a péri comme Sodome.

» Il y a des comédiens qui pleurent pour attendrir. Le crocodile pleure aussi.

» La passion qui naît dans l’isolement et la tristesse éclate comme un feu couvert ; le cœur d’une femme n’est jamais si rempli d’affliction qu’il n’y reste un coin pour l’amour. »

Il y avait aussi quelques versets tirés de l’Apocalypse de saint Jean ; ceux-ci étaient soulignés :

« Alors le serpent jeta de sa gueule après la femme comme un fleuve pour l’entraîner et la submerger dans ses eaux[1].

» Mais la terre aida la femme, et s’étant entrouverte, elle engloutit le fleuve que le dragon avait vomi de sa gueule. »


Sur le revers du papier où étaient écrites ces maximes, Paquette lut aussi les lignes suivantes :

« Et moi, Seigneur, que suis-je pour me faire ici votre prophète, votre apôtre ? Rien, qu’une herbe vile, impie, sacrilège ! Ma bouche n’a point appris à murmurer vos louanges, ma lèvre ne vous a point pressé. Mon pied a glissé dans le sang sur les marches de votre autel, ma main a frappé vos serviteurs. Je n’ai pas le droit de revenir encore. À vous de me dire : Entendez-moi ! Protégez, du moins, cette faible enfant, veillez sur elle, sur son cœur ! N’y a-t-il donc que moi pour l’avertir et pour la sauver de cet homme ? Que ces lignes d’un ami parviennent à l’éclairer, qu’elle les lise un jour sous l’aile des saints anges ! Oh ! serais-je donc séparé d’elle éternellement ! »

En relisant cet écrit, la jeune fille éprouva un trouble singulier ; ses yeux se voilèrent, la sueur mouilla ses tempes. Elle se ressouvenait vaguement de s’être assise un soir sur l’un des bancs de la cour dite du Fer-à-Cheval, sans doute à cause de la forme circulaire que retraçait cette partie de la prison, plantée d’acacias et de sapins sombres. Sur ce banc, Paquette avait oublié son livre de fleurs, et le lendemain, en venant le reprendre, elle n’avait pas songé à l’ouvrir. Depuis ce temps, l’herbier avait reposé sur l’une des planches de sa modeste cellule, comme un livre oublié ou délaissé ; d’ailleurs il était rempli. Seulement elle se rappelait avoir vu fuir à travers les allées sombres un homme singulier, au moment où elle venait rechercher ce livre. Ce personnage curieux tenait à la fois de l’aventurier et du moine, par son costume, car il portait l’épée sur une longue robe brune. Après qu’il eût fait quelques pas, il se retourna précipitamment. Paquette put alors distinguer ses traits, son regard clair et perçant s’abritait sous d’amples sourcils, une flamme étrange jaillissait de ses yeux dont il était difficile de soutenir le profond éclat. L’impression produite sur Paquette par ce visage basané, tenait à la fois de l’intérêt, de la magie, de la peur. Un aspect rude, martial, distinguait ce cavalier, qu’avec un peu de frayeur la jeune fille eût pris au besoin pour un bandit. Il considérait Paquette dans une morne immobilité, sans paraître sentir les larges gouttes de pluies qui s’étendaient déjà sur sa robe aussi usée, aussi pauvre que celle d’un Chartreux. De son côté, Paquette ne songeait pas même à se soustraire à l’action absorbante de son regard ; il fallut un bruit de pas pour la tirer de sa torpeur.

C’était M. de Saint-Mars, le gouverneur, qui passait en cet endroit avec quelques gardes. À sa seule approche, l’homme s’éloigna. Paquette le lui indiqua du doigt, mais M. de Saint-Mars se contenta de lui répondre que ce personnage singulier était aussi libre qu’elle, qu’il pouvait se promener à son gré par les cours et la prison.

Malgré ses instances, Paquette n’avait pu obtenir le nom de cet inconnu elle apprit seulement qu’il s’était retiré dans une abbaye voisine de Pignerol, d’où il ne sortait qu’à de rares intervalles.

À la seule lecture de ces lignes écrites sur son herbier, la jeune fille avait soupçonné l’auteur d’un pareil avertissement, tout en ne pouvant s’expliquer à quel motif d’intérêt il pouvait céder. Était-ce d’aventure un ennemi de Lauzun ? Contre quels dangers prétendait-il donc la prémunir

? Ce conseiller bizarre l’inquiétait, il semait le trouble et l’agitation dans ses pensées. En ne consultant que ses souvenirs les plus récents, ceux de la veille, Paquette éprouva une inquiétude cruelle, l’audace de Lauzun l’épouvanta. Sa candeur et sa modestie se révoltèrent à l’idée de sa poursuite, elle ne se crut pas même en sûreté dans cette maison dont Ursule avait la clef. L’idée de se voir soumise à l’espionnage constant de la gouvernante du vieux Leclerc fit naître d’ailleurs en elle de telles pensées de honte et de douleur, qu’elle se résolut à fuir ; elle prit sa mante et descendit dans le jardin.

Paquette s’était assurée qu’Ursule ne pouvait la voir, occupée qu’elle était à recevoir alors M. Lecamus, l’ami de Leclerc, qui venait de la demander chez le concierge.

Le soir était venu, et les maigres allées de buis du jardin s’effaçaient déjà sous une teinte d’ombres uniformes.

La jeune fille posa le pied sur le sable de cet enclos aussi morne que celui d’un cloître. Il était planté d’arbres tristes et symétriques. Soudain, elle réprima un léger cri.

Sur le mur d’enceinte coupant la rue, elle venait d’apercevoir deux hommes qui faisaient mine tous deux de l’appeler. Chacun agitait un billet.

— Mademoiselle, prenez ceci, disait l’un, en cherchant de son mieux à cacher son visage sous son grand feutre.

— Pst, pst, par ici, murmurait l’autre en présentant aussi un billet à la jeune fille.

Ainsi perchés à califourchon sur la muraille, ces deux personnages semblaient se considérer tous deux avec un mutuel étonnement. Paquette elle-même ne put réprimer un léger sourire à leur aspect.

— Mademoiselle, reprit le premier, un grand danger vous menace.

Paquette courut à cet interlocuteur. Elle prit le billet qu’il lui tendit après l’avoir percé de la pointe de son épée.

— Rassurez-vous, continua ce même messager, on veille sur vous !

— Mademoiselle, lisez, prenez vite ; car le temps presse ! dit le second en jetant sa lettre à terre.

Paquette ramassa la seconde lettre et ne put entendre l’exclamation de Barailles, désappointé.

— Diable ! monsieur le comte, nous étions deux, dit-il en se laissant glisser du mur, à Lauzun qui l’attendait ; c’est avec Satan que nous avons joue la partie.


  1. Vers. 15, chap. xi.