Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/15

M. Lévy (tome IIp. 104-111).

XV

LA BAGUE.


Les premiers instants que Lauzun passa sous les verroux de Mademoiselle furent employés par lui à rire le premier de sa nouvelle situation.

— À la bonne heure, se dit-il, cette prison-là me manquait ! Mon sort est-il donc de me voir toujours ainsi sous clef, par arrêt du roi ou de ma femme ! Encore si j’avais déjeuné.

Il sonna, mais on ne répondit pas : les ordres étaient donnés, le comte ne le vit que trop.

— Il y a progrès, pensa Lauzun, la princesse veut me prendre par la famine ; du moins à Pignerol Sa Majesté me faisait servir à déjeuner par Saint-Mars.

Onze heures venaient de sonner à la pendule de l’appartement, Lauzun ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin réservé de la princesse.

C’était un carré planté d’acacias et de lauriers-roses, les rayons du soleil n’y pénétraient qu’attiédis sous le feuillage. Une petite fontaine gazouillait au fond, formée d’une grotte rustique ; devant cette grotte était une volière à treillis d’or.

— Les pauvres oiseaux ! ils sont captifs comme moi, du moins ils peuvent manger ! Mais je ne me trompe pas, ajouta Lauzun en se penchant, cette main charmante qui leur verse le grain en ce moment, cette ombre légère qui passe auprès d’eux, c’est Paquette ! Paquette ! oh ! mon Dieu ! je l’avais presque oubliée !

Et calculant la distance qui séparait le rez-de-chaussée du sol, Lauzun ne vit pas sans un singulier plaisir qu’il y avait moins haut pour sauter de là que du balcon de madame de Guise, d’où Saint-Mégrin s’élança autrefois à son honneur.

Cependant Paquette remplissait déjà sa nouvelle fonction de surintendante des oiseaux de Mademoiselle ; les jasmins et les roses répandaient autour d’elle la suavité de leurs parfums. Elle sautillait vive et folâtre, heureuse de se retrouver une fois encore avec ces captifs ailés, dont le treillage léger lui rappelait peut-être d’autres grilles plus tristes ; elle semblait joyeuse de les voir et de leur parler.

Un massif profond entourait la grotte à laquelle se trouvait adossée la riche volière, il cachait par intervalle l’aimable fille aux regards avides de Lauzun.

Tout d’un coup Paquette, en se retournant, leva les yeux et elle vit le comte a deux pas d’elle.

Léger comme un page, il avait sauté sur un plan de géraniums, après avoir eu soin de déposer son épée sur un coussin de l’appartement.

Le cœur de Paquette battit avec force ; elle n’osa crier, car Lauzun lui imposait silence par un geste qui pouvait ressembler à une prière.

— Rassure-toi, Paquette, dit le comte avec empressement, je venais te dire bonjour.

— Comment ! par ce chemin ? reprit-elle en lui indiquant la fenêtre.

— La princesse ne m’a pas laissé le choix d’un autre.

— Vous étiez donc enfermé ?

— Eh bien, oui ; n’est-ce pas là mon lot ordinaire ?

— Vous n’êtes donc pas libre ?

— Nullement, Paquette, je commence à croire que je suis en cage comme tes oiseaux.

— Vous raillez.

— Non, je deviens philosophe. Là-bas un cachot, ici un palais ; à Pignerol un geôlier, à Paris une geôlière ; tu le vois, je suis, je serai toujours prisonnier.

— C’est comme moi, nous étions vraiment plus heureux à Pignerol, reprit Paquette avec un soupir.

— Tu crois ? dit Lauzun en l’invitant à s’asseoir auprès de lui sur l’un des bancs de la grotte.

— Miséricorde ! objecta Paquette, si Mademoiselle me voyait !

— Et moi donc ! mais rassure-toi, elle est allée à Versailles.

— Ah mon Dieu ! j’ai peur, dit Piquette en sa reculant du comte, j’eusse mieux aimé la savoir ici.

— Pourquoi cela ?

— Dame, je ne sais pas trop, mais depuis qu’on m’a dit que vous étiez son mari…

— Son mari ? répondit tristement Lauzun ; est-ce qu’elle est venue me voir seulement dans ma prison ?

— Pour cela, c’est vrai, et pour mon compte, je lui en sais gré. C’était bien assez de madame d’Alluye et d’une certaine madame Tiquet[1]. Je ne sais pourquoi, mais avec leurs airs de condoléance elles vous rendaient toujours triste.

— Tandis que toi, douce et prévenante, tu m’arrivais toujours avec de gais refrains et de bonnes paroles ! Et puis, tu es si jolie ! Il est vrai que tu ne venais guère me trouver sans être accompagnée de ce gardien Burot, qui avait toujours l’œil ouvert sur M. Fouquet et sur moi… Mais comment se fait-il que tu nous aies cachés ta naissance ? Comment ce Leclerc…

La jeune fille parut troublée à cette interrogation du comte, elle rougit, pâlit, puis reprit presque aussitôt :

— Mon père avait ses raisons pour ne point vouloir être connu. Enveloppé alors dans la disgrâce du surintendant…

— Fort bien, il t’avait confié à M. Fouquet lui-même. Pauvre surintendant ! il est mort, et je puis bien dire qu’avec lui j’ai tout perdu…

— Comment cela ? demanda Paquette d’une voit troublée.

— Je te conterai cela un autre jour… Parlons d’abord de toi, de tes projets. Ton père t’a donc confiée à Mademoiselle ?

— Hélas ! oui, répondit-elle, mais je tremble que ce palais…

— Ne t’ennuie à la longue ; parbleu ! je le crois. Mademoiselle jugé bon d’en faire un Versailles au petit pied ; ici on obéit à la princesse comme au roi, et le son de la cloche du Luxembourg a le son aussi triste, aussi fêlé que la cloche des Carmélites.

— Vous me faites trembler, moi, qui crains tant de déplaire à la princesse ! Elle est peut-être plus sévère encore que vous ne le dites. Me permettra-t-elle d’aller dans les champs comme on me le permettait à Pignerol, et d’y cueillir ces petits bouquets qui vous plaisaient tant ? Vous savez aussi que j’aime les livres à la folie : les Mille et une Nuits, par exemple, où il y a toujours des princes charmants et des princesses si belles ! Tenez, je lisais, il n’y a qu’un instant, un conte de fée qui me faisait un plaisir…

— Lequel donc ? voyons… demanda Lauzun en se rapprochant de Paquette.

— L’Anneau de Gigès, tel est le titre. C’est là un beau conte, un conte, délicieux.

— Oui, mais par malheur ce n’est qu’un conte, répliqua Lauzun ; ne m’en parle pas, autrement tu renouvellerais toutes mes douleurs…

— Eh quoi ! monsieur le comte, auriez-vous connu Gygès ? demanda Paquette avec une apparence de naïveté, connaîtriez-vous comme lui le secret d’être invisible ?

— Pas tout à fait, dit le comte en voyant s’ouvrir avec intérêt sur lui le regard tendre et bleu de la jolie curieuse. Cette fois, Paquette, qui aimait les contes comme un enfant, s’était rapprochée de Lauzun qui semblait tout rêveur.

— C’est un anneau magique, poursuivit Paquette, ce Gygès fut bien heureux !

— Et moi donc ! si je l’avais aujourd’hui, Paquette, tu me verrais libre, fastueux, entouré d’or.

— Vous, monsieur le comte ? quoi ! vous pourriez désirer ?…

— Ce que j’ai perdu, Paquette, l’anneau d’un autre Gygès qui m’ouvrait comme à lui les portes du temple de la Fortune ! Grâce à cet anneau, je n’avais qu’à demander. J’étais jeune alors, et tous les désirs, fils de mes rêves, toutes mes pensées, tous mes caprices semblaient avoir trouvé un esclave dans mon talisman. Un palais non moins orné que celui-ci, des oiseaux plus beaux et plus variés que ceux que renferme cette volière ; des coffres remplis de rubis et d’émeraudes, des vins de Grèce, des chevaux d’Espagne, en un mot, une vie de parfums et de délices, voilà ce que je devais à mon anneau ! Les indifférents m’applaudissaient et mes ennemis se demandaient entre eux quelle fée secourable présidait ainsi à mes dépenses. J’étais plus grand prince qu’un prince de fée, aussi riche que le roi, qui m’eût ravi mon anneau par jalousie s’il eût pu savoir que je l’avais seulement au doigt. Mais il ne le savait pas ; moi seul, chère Paquette, j’avais le secret de mon opulence et de ma vie.

— Et comment donc était cet anneau ? demanda Paquette que les paroles du duc jetaient dans une sorte d’éblouissement.

— Mon Dieu, une bague très simple, — cela va te surprendre, une bague en fer. Seulement, le magicien qui me l’avait donnée avait fait graver ses armes dessus. Je n’avais qu’à vouloir, et avec cette empreinte figée sur la cire…

— Mais cela est merveilleux, interrompit Paquette ; et ce magicien, qui était-il ?

— Ah ! je dois le dire, un rare, un étrange magicien. Figure-toi, Paquette, qu’il faisait de l’or à son choix, ni plus ni moins que le plus savant alchimiste, tantôt pour le prince, d’autres fois pour ses maîtresses, quelquefois pour ses amis, et j’étais de ses amis.

— Quel homme généreux !

— Oui, par malheur il fit aussi de l’or pour lui, et le roi trouvant sans doute qu’il n’en devait faire que pour sa personne et à son image, le roi se fâcha et il se fâcha tout de bon. Cet homme opulent, splendide, qui protégeait même les arts, bien qu’il fût un financier, devint le plus grand coupable. La veille, il avait des amis, des palais, des femmes de cour enchantées de recourir à sa cassette ; le lendemain, il se réveilla dans un cachot. Le souffle royal avait tout détruit : on permit à peine à ses juges de l’entendre. Enfin il est mort ; et moi qui te parle, moi qu’il a sauvé plus d’une fois, grâce à cet anneau qu’il me prêtait, je n’ai pu même parvenir à faire entendre ma voix pour lui au pied du trône ! J’étais moi-même en prison avec lui, à Pignerol.

— À Pignerol ! reprit Paquette devenue pâle et en se levant, il y était donc ? Mais comment se fait-il que vous ne me l’y ayiez point montré ?

— Parbleu ! ma chère Paquette, tu le voyais tous les jours, cet homme, ce magicien merveilleux c’était Fouquet !

— Lui ! lui ! murmura Paquette en retombant sur le banc de la grotte, les lèvres émues et décolorées.

— Qu’as-tu donc ? Mais tu m’effraies !

— Rien, rien, monsieur de Lauzun, dit Paquette en ayant l’air de reprendre ses sens, mais gardant encore sur son beau visage l’altération qu’y avaient fait passer les dernières paroles du comte. Revenons à cet anneau… Quelqu’un vous l’a donc volé ?

— Non, pas tout à fait, on me l’a pris… répondit Lauzun en souriant.

— Qui donc a osé ?

— Veux-tu par hasard me confesser comme Mademoielle ?

— Eh bien, oui, reprit paquette, en essayant sur Lauzun la puissance claire et sereine de son doux regard, je le veux.

— Eh bien, Paquette, cet anneau de magicien…

— Poursuivez…

— M’a été pris, il y a déjà longtemps, par une magicienne.

— Elle devait être bien belle, dit Paquette en soupirant.

— Moins belle que toi, ma chère enfant, puisque je l’ai oubliée ! Après cela, je l’avais à peine vue. Enfin, c’est chose sûre, elle m’a pris mon anneau.

— Et c’est votre faute ! un talisman aussi précieux… une bague pareille devenue la proie d’une coquette ! Allez, monsieur, c’est bien mal ; à votre place, j’aurai porté plainte, je me serais fait rendre mon bien.

— Si ta crois que c’est facile ! Cette chère Paquette ne doute de rien, ajouta le comte en essayant de prendre les mains de la jolie fille ; quel malheur que Mademoiselle soit si jalouse. Mais rassure-toi, je n’oublierai point mes promesses de Pignerol… Oui, charmante Paquette, si je n’ai plus l’anneau de Gygès… C’est qu’en vérité elle est encore plus délicieuse ici que là-bas, ajouta Lauzun en s’interrompant, elle a une taille, des yeux…

— Monsieur le comte, s’écria Paquette en se dégageant avec vivacité, j’entends le roulement d’une voiture. Mon Dieu ! c’est Mademoiselle…

— Impossible, te dis-je, elle est à cette heure sur le chemin de Versailles.

— C’est sa voix, c’est elle, monsieur de Lauzun, plus de doute !

— Paquette, murmura Lauzun, si jamais tu tombais un jour dans le malheur, songe à ton ancien ami. Tu connais ma demeure, jure-moi en me quittant…

Mais Paquette avait déjà glissé des mains de Lauzun avec l’agilité d’une couleuvre. Ne songeant alors qu’à regagner le balcon, le comte essayait de se cramponner à la pierre quand il aperçut Mademoiselle à la fenêtre.

— À merveille ! monsieur le comte. Vous preniez sans doute le frais ?

— Je me promenais, madame, dans le jardin de Pignerol.

— Et moi, monsieur, j’ai vu le roi. Seulement, je l’ai vu au Louvre.

— Au Louvre ? Ah ! tant mieux ! je saurai plus vite…

— Que je ne retiens jamais les gens malgré eux. Monsieur de Lauzun, les portes de ce palais vous sont ouvertes… et pour votre protégée…

— Ma protégée ?… je ne puis comprendre…

– Que je chasse ce soir même ; elle est là, monsieur, elle m’attend ; je suis avertie de tout ce qui s’est passé.

— Quoi ! madame…

— C’est assez, monsieur, reprit la princesse irritée. Au revoir, vous êtes libre.

Et coupant court à ce dialogue, Mademoiselle referma la fenêtre très brusquement.


  1. Madame Tiquet, avant d’obtenir une imputation aussi tragique et d’ajouter son nom à tous les noms des Causes célèbres, avait affiché pour Lauzun un culte romanesque.