Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/11

M. Lévy (tome IIp. 77-84).

XI

LE VER CACHÉ.


Il est nécessaire de dire ici quelques mots de la demeure nouvelle choisie par Lauzun, bien que dans le cours de l’histoire précédente (celle de Charles Gruyn), nos lecteurs aient déjà fait connaissance avec elle.

Ce fut du cordonnier Féret que le comte acheta cet hôtel abandonné ; le contrat de vente ne laisse à cet égard aucun doute[1].

Mademoiselle habitait à cette époque le Luxembourg.

Maîtresse d’une fortune énorme, Mademoiselle était déjà dans un âge assez avancé, elle avait créé Lauzun d’un seul souffle d’elle, et le connaissait de longue main. Elle l’avait suivi tour à tour dans ses phases galantes avec madame de Monaco, alors que celle-ci se trouvait aimée du roi, et même plus tard de Monsieur ; elle n’ignorait pas ses intrigues couvertes, ses raccommodements et ses bouderies anciennes avec madame de Montespan d’accord avec le roi, elle l’avait fait riche, envié, mais elle en avait fait aussi un fantôme de mari sur lequel neuf ans d’exil et de prison avaient passé. Elle avait demandé à genoux son hymen à Louis XIV, mais cet hymen à peine achevé, couronné par une sanction secrète, Mademoiselle n’avait pas tardé à se repentir de sa chaîne tout en aimant encore l’ingrat qui la lui faisait porter. Elle savait par cœur ses ennemis et ses amis ; elle ne l’avait point perdu de vue durant sa prison, les jambes goutteuses de Barailles et ses cheveux gris en faisaient foi. Rentré à Paris, à sa seule considération, Lauzun, elle l’espérait, n’allait pas manquer de se loger près du Luxembourg ; il n’en fut rien. Mademoiselle, dès le premier jour, s’était montrée mécontente du choix de l’Île Saint-Louis. Aux reproches qu’elle lui adressait, Lauzun répondit que, comme la princesse n’avait pas eu l’attention de lui faire préparer un hôtel digne de lui, il avait bien fallu acheter une habitation quelconque[2].

Il insinua également qu’il avait choisi l’Île Notre-Dame pour résidence, afin d’être plus près de Choisy que la princesse habitait l’été.

Loin de se payer de pareilles raisons, Mademoiselle s’était montrée fort sensible à la conduite de Lauzun.

Elle ne tarda pas à savoir par ses espions ordinaires que si le comte avait acheté cet hôtel, c’était bien plutôt pour y mener la vie brillante et désordonnée qui semblait une nécessité de sa nature.

Une armée de valets campaient dans son vestibule, il avait des chevaux et des palefreniers de toute sorte.

Les plus rares peintures ornaient sa galerie, son chiffre avait détrôné bien vite celui de Gruyn, sa livrée et ses équipages faisaient mettre aux fenêtres les naïfs bourgeois de l’île quand il passait.

Si le dehors de l’hôtel n’avait subi aucun changement, il devenait en revanche impossible de rien connaître aux distributions intérieures.

Des glaces, des jets d’eau, des serres ornées des fleurs les plus rares du tropique dénaturaient le local, et en faisaient une sorte d’Eldorado fabuleux.

Divers escaliers menaient aux appartements ; les boudoirs eux-mêmes possédaient plusieurs issues.

À certaines heures du jour, le son des musiques et des instruments récréait si bien l’ouïe des habitants du quartier, qu’il s’opérait dans les boutiques une véritable désertion.

Le jeu le plus effréné était devenu surtout l’occupation incessante du comte, auquel le prince Philippe de Savoie[3] pouvait seul alors tenir tête. Heureux et beau joueur, Lauzun, qui eut toujours le rare mérite de prêter volontiers à ceux qu’il avait dépouillés, devait attirer bien vite dans sa maison un monde immense de joueurs. Depuis trois semaines qu’il était rentré dans Paris, ses tables dorées ne désemplissaient pas : le duc d’Orléans, chez qui Lauzun jouait autrefois, vint lui-même jouer chez lui[4].

Un simple étranger qui visiterait encore aujourd’hui l’hôtel délabré de Pimodan, pourrait aisément reconstruire dans son esprit le tableau de ces rares magnificences.

L’hôtel de l’Île était éloigné, bien que ce quartier possédât alors l’élite de la magistrature et même de la finance, il servait à merveille les projets et les idées de Lauzun.

À l’heure où les citadins de ce faubourg se couchaient, le vaste salon allumait sa guirlande de girandoles.

De graves présidents, de légers marquis, de nobles dames venaient interroger en ce lieu la figure de l’ancien prisonnier de Pignerol, du compagnon de captivité du surintendant Fouquet.

On le retrouvait, à vrai dire, un peu changé.

Ceux qui le jalousaient, — et il y en avait encore bon nombre, — ne manquaient pas de lui tenir compte des moindres rides que le temps vainqueur avait imprimées à son visage ; ils se refusaient à croire qu’il pût plaire désormais vis-à-vis d’autres favoris ; ils se rappelaient son orgueil intraitable et ses folies.

D’autres, — et ceux-là l’admiraient de bonne foi, — le regardaient avec la curiosité qui s’attache à un acteur, ils l’examinaient dans cette reprise soudaine, épineuse, sa rentrée dans le beau monde. Pour un personnage qui n’avait selon eux d’autre mérite que celui de ne pas vouloir ressembler aux autres, Lauzun leur parut un homme encore capable de soutenir sa réputation. Semblable à certains arbres, revenait-il donc plus fort après s’être vu sapé dans sa base ? Ses qualités brillantes et ses somptueux défauts le serviraient-ils cette fois mieux que par le passé ? Remuant, ambitieux, se confinerait-il dans ces froides limites imposées par la rancune de Louis XIV ? Mènerait-il enfin une vie exemplaire avec sa femme ? Ou bien, emporté par sa fougue, étonnerait-il tout Paris du fracas de ses amours vaniteuses ?

Telles étaient les demandes que s’adressaient les plus désintéressés, mais tel était aussi le perpétuel sujet des craintes de Mademoiselle.

Retenue malade au Luxembourg longtemps avant l’arrivée de Lauzun, la princesse l’avait à peine entrevu ; mais, comme nous l’avons dit, elle avait des motifs assez plausibles pour le soupçonner d’indifférence.

Aussi ne manquait-elle pas de lui écrire chaque jour une longue lettre, que Lauzun appelait l’homélie de Mademoiselle. Ces lettres dépassaient Bourdaloue en fait de morale et d’épouvante ; elles menaçaient si haut et si fort, que le comte avait fini par s’en moquer.

Cependant Lauzun s’ennuyait dans sa nouvelle demeure, il y avait des instants où il se prenait à regretter Pignerol et ses murailles.

Ce qui ne pouvait manquer de l’entretenir dans ce marasme constant, c’était son divorce résolu avec la cour.

La cour, brillant théâtre, scène unique, splendide, au temps où vivait Lauzun. Il ne pensait pas sans un amer regret aux gazons royaux qu’il avait foulés, aux portes des salons toujours ouvertes devant lui, cet ambitieux déchu qui avait jeté jadis du pain aux cygnes de madame de Montespan, des poignées d’or aux laquais de Monsieur, des serments d’amour à tous les bosquets de Fontainebleau, de Saint-Germain, de Versailles ! Ces jardins, ces cours, ces balcons de marbre interdits à tout jamais, il les avait souvent revus dans ses rêves à Pignerol, à Amboise, à Pierre-Encise. C’était alors sa tâche, son œuvre favorite, que celle de régler le matin son visage et sa démarche, de plaire au souverain, de mirer sa broderie et son velours dans ces eaux limpides encadrées par les pelouses. En vérité, que lui importaient ces nouveaux murs, cet hôtel sans nom, cette résidence sans gloire ? Sa statue couchée à terre, on la remontait sur son piédestal, mais c’était pour la reléguer dans un coin du vieux Paris.

Lauzun ne pouvait se dissimuler qu’il avait toujours deux haines à combattre : celle du roi et celle de madame de Montespan. Il se souvenait des réconciliations menteuses qu’on lui avait fait tant de fois subir, depuis l’heure de son hymen jusqu’aux négociations dont la princesse tenait elle-même journal[5]. La guerre contre le favori tombé, contre le cousin du roi continuait. Le cousin du roi ! que de larmes, d’angoisses, de froides humiliations ce titre si difficile à obtenir avait coûté à Mademoiselle, mais quelle dure captivité il avait aussi valu à Lauzun. Il est de ces hasards impitoyables qui brisent les courages les mieux trempés ; Lauzun, en touchant à Paris, avait entendu chanter aux barrières une chanson injurieuse contre Mademoiselle ; cette chanson avait pour titre la Comtesse de Lauzun. Le comte frémissait à la seule idée qu’il pouvait se voir travesti en rimes quelque jour lui-même par un mousquetaire effronté comme de Vardes. À peine arrivé, il avait déjà rencontré le sourire moqueur de Roquelaure l’envie de Grammont, la compassion railleuse du maréchal d’Humières. Il ne lui manquait plus que de se trouver vis-à-vis de Louvois ou de madame de Montespan.

— Qu’ai-je donc fait au ciel, pensait-il, pour qu’il me réservât un pareil pardon de Sa Majesté ? me voici marqué, au front comme un arbre mort, je ne devrai plus me trouver sur le passage du roi. Le roi ! n’a-t-il pas donné déjà ma compagnie au duc de Luxembourg comme il avait fait mettre à l’encan mon gouvernement de Berri, malgré les prières de Colbert ? Je ne suis pour tous que M. de Montpensier, je ne suis plus le fier, le brillant Lauzun ! Voilà où devait me conduire cette ambition sans frein et sans bornes, hideuse maîtresse que j’ai appris à maudire dans mon cachot ! Oui, je dois murer ici ma vie, j’habiterai ce sépulcre. Sans ce bal que je leur ai donné l’autre jour, qui serait venu me visiter ? Tout est dit pour moi, oui, j’en ai fini avec le monde. Et cependant mon parti était bien pris, continua Lauzun en s’animant, oui, je comptais paraître, au jour nommé, à Versailles, devant le roi, nom plus avec mes habits de cour étincelants, radieux, mais avec l’humble manteau de captif qui couvrit souvent à Pignerol ma souffrance et ma misère ! Qu’auraient-ils dit alors, ceux qui me raillent, me haïssent, de me voir ainsi avec la défroque d’un misérable ? En m’apercevant ainsi, le roi eût compris ce que c’est que la prison… et le roi ne le sait pas ! Parmi tous les courtisans, pas un n’eût songé, je pense, à me reconduire dans son carrosse ; mais tous m’eussent plaint, oui, je le crois ; le Dauphin surtout, le Dauphin, car il est bon.

Une larme involontaire roula sur la main du comte, une larme de dépit et de douleur.

— Je ne suis point fait pour cette vie obscure, dit-il en se relevant ; oui, ce sacrifice est au-dessus de mes forces. Je saurai leur montrer que je suis encore Lauzun !

Il se leva et courut s’examiner à l’une des glaces de l’appartement.

Par une de ces hallucinations fantasques où l’esprit se sent tout d’un coup emporté sans pouvoir les définir, il se revit jeune, brillant, entouré de regards adulateurs. Le roi lui-même l’enviait.

C’était un carrousel inouï, magique, une danse ardente dont le comte était le centre…

Les plus divines beautés descendues des toiles de Mignard laissaient tomber sur lui le feu de leurs prunelles diamantées, la musique, les parfums et les sourires l’enivraient…

Un bruit de pas vint l’arracher à la douceur indéfinissable de ce rêve : c’était Barailles qui entrait…


  1. Nicolas Féret, cordonnier, bourgeois de Paris, était curateur à la succession vacante de Charles Gruyn. L’original du contrat est signe Féret, Lauzun et Gruyn de Préaux. L’hôtel fut vendu moyennant soixante-quatre mille livres.
  2. Lauzun faisait à Paris de rapides apparitions, il avait son hôtel rue Saint-Dominique. Durant sa prison, il y avait son frère, sa mère et ses deux sœurs. En 1689, il acheta l’hôtel de l’Île Notre-Dame, celui-là même connu aujourd’hui sous le nom de l’hôtel de Pimodan. Cet hôtel de la rue Saint-Dominique était du reste pour Lauzun un véritable hôtel de gueux, comme il le nommait. Il n’avait qu’un mérite, celui d’être situé dans le faubourg Saint-Germain.
  3. Le prince Philippe de Savoie gagna à Lanzun, en 1686, dans une séance, plus de dix mille pistoles, qu’il paya sans vouloir de composition.
    (Dangeau, 19 août 1686.)
  4. Il y a lieu de penser que le boucher Tiber, à qui on pardonnait, en faveur de sa richesse et de son goût pour le jeu, sa toilette négligée, est venu lui-même, avec son tablier blanc et sa camisole rouge, jeter son or sur les tables de Lauzun. Ce boucher jouait un jour, dans ce costume chez le chevalier de Braguelonne. Le duc de Roquelaure, pair et maréchal de France, voulut le plaisanter sur sa tenue, quoiqu’il l’eût vu maintes fois, ainsi habillé, jouer trois et quatre cents pistoles. Masse, dit-il en mettant une poignée d’or sur la table, masse à la camisole rouge.Top et tingue au cordon bleu, répondit Tiber sans s’émouvoir. Chacun rit de cette réponse ; mais le duc n’en rit pas, parce que Tiber avait ramené la droite et lui avait gagée son argent.
    (Entretien de Colbert avec Bouin, 1701, 1er  D., p. 68.)
  5. Voir les Mémoires de Mademoiselle.