Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/10

M. Lévy (tome IIp. 68-77).

X

LES PLUMES DU PAON.


Deux jours après, Barailles, accompagné du maître d’hôtel de Lauzun, préparait, dans l’un des petits boudoirs du comte, une collation appétissante. Le vin d’Espagne et le vin des Canaries reposaient dans de larges seaux d’argent ; les pièces froides abondaient, et cependant il n’y avait que deux couverts.

Qui donc M. de Lauzun attend-il ? pensa le digne officier. Ce ne peut être Mademoiselle, car elle est malade au Luxembourg. Son neveu Riom ? il est à cette heure-ci en Touraine… Madame d’Alluye ? son mari la tient en cage. Obéissons toujours et dépêchons ; aussi bien, il est midi…

En vertu de cette heure assez raisonnable, Barailles pénétra dans la chambre à coucher de son maître ; les rideaux du lit étaient encore fermés.

— Qui va là ? demanda Lauzun d’une voix ferme.

— Moi, monsieur le comte ; moi, votre coureur ordinaire moi que vous avez envoyé hier chez Monsieur à Saint-Cloud, et avant-hier chez le prince de Savoie à Fontainebleau moi, votre télégraphe, à qui vous transmettez vos ordres par écrit, car, depuis votre duel, je n’ai pu encore vous approcher.

— C’est vrai, digne ami, eh bien, qu’as-tu su de nouveau ? As-tu remis d’abord son épée à ce gentilhomme ? l’as-tu retrouvé ? voyons, parle. J’ai joué un jeu d’enfer ces deux jours-ci chez le président Robert et madame de Cœuvres… c’est à peine si je puis m’occuper de mes affaires. Cette pauvre marquise d’Alluye m’en veut mal de mort, je le crains bien.

— Monsieur le comte, dit Barailles d’un ton sérieux, permettez-moi d’abord de vous remercier de mon rôle de témoin ; ce n’est pas pour me flatter, j’y ai eu quelque agrément.

— Comment cela ?

— Vous vous souvenez que sans vous inquiéter en rien de moi, vous m’aviez laissé au milieu du bois avec votre épée et celle de votre homme ?…

— C’est vrai, j’avais mes raisons, je te les dirai.

— Mes deux épées sous le bras, j’allais donc battant chaque buisson de la forêt pour découvrir le quidam, lorsque tout d’un coup je me trouve devant deux gardes.

— Deux gardes du bois ? après…

— Deux gardes de la prévôté, rien que cela ! Ces gens m’interrogent, ils me demandent d’où je viens. Mon premier mouvement fut de cacher les deux épées. mon second de me réclamer du prince de Monaco et de M. de Roquelaure.

— Te recommander d’eux, ah ! Barailles, quelle imprudence ! autant valait pour toi en ce moment te recommander du diable !

— C’est ce que je compris, monsieur, en voyant la mine furibonde des deux personnages. Tous deux sortaient alors d’une allée directement opposée. Que leur aviez-vous fait ? je l’ignore, mais ils paraissaient vouloir me manger. Le duc de Roquelaure, surtout, qui, vous le savez, n’est pas beau, la colère le rendait encore plus laid. Pour M. le prince de Monaco, il était pourpre. Ils m’ont tourné le dos rien qu’en me voyant, et se sont abordés tous deux avec une mutuelle fureur.

Lauzun éclata de rire.

— Je le crois bien, reprit-il. Alors, qu’as-tu fait ?

— Eh parbleu, les gardes de la prévôté m’ont emmené, et je n’ai pu savoir la suite de leur conversation, à mon grand regret. J’ai attendri les gardes de la prévôté avec une chopine. Aidé par eux, j’espérais trouver notre mystérieux second de Pignerol ; mais il m’a fallu y renoncer. Pour comble de malheur, je m’en vais hier à l’Arsenal, et qu’est-ce que je rencontre sur l’esplanade ? monsieur le duc de Roquelaure et le prince de Monaco. Ils ne se quittent plus ; ils se prennent la main, ils lèvent les yeux au ciel. À mon seul aspect, ils ont froncé le sourcil. Enfin, monsieur le comte, vous me croirez si vous voulez, ces deux hommes-là sont vos ennemis ; et tenez, pas plus tard que ce matin, le duc de Roquelaure a passé deux fois en chaise devant votre hôtel, en regardant vos fenêtres.

— Tu m’en fais souvenir, parbleu ! je l’attends déjeuner.

— Quoi ! ce serait pour lui que vous m’auriez commandé ce fin repas ?

— Pour lui-même, cher Barailles. Je lui ai écrit hier : ne faut-il pas bien que je jouisse de mon triomphe !

— De quel triomphe voulez-vous parler ?

— Du mien, Barailles, du mien, ou plutôt de ma vengeance, dit Lauzun. Tu n’ignores pas que malgré sa laideur, le duc de Roquelaure ose aimer la jolie marquise d’Alluye ; il la poursuit, la chansonne, en un mot, il finira par l’ennuyer tellement, qu’elle retournera dans sa Touraine. Cest à lui, d’ailleurs, que je dois cette belle rencontre avec monsieur d’Alluye.

— Eh bien ?

— Eh bien, mon cher Barailles, j’avais sur le cœur les méchancetés du petit homme à mon bal ; mais comme j’avais affaire à monsieur d’Alluye, et que Roquelaure était à l’abri de mon épée, j’ai voulu du moins lui jouer un tour cette fois-ci.

— Expliquez-vous.

— Du tout, je préfère te laisser le plaisir de la surprise. Contente-toi de savoir que j’ai réglé moi-même le programme de cette journée ; aide-moi donc seulement. À la fin de ce déjeuner, Grammont et de Guiche viendront peut-être ; tu les introduiras, je compte sur toi.

Lauzun achevait à peine ces mots, quand un coup assez brusque retentit à la porte de la chambre à coucher ; une voix nasillarde semblait élever en même temps son diapason ordinaire et chercher querelle aux valets du comte.

— Allons donc, ne me reconnaissez-vous pas ? Çà, qu’on m’annonce vite, je suis pressé. Votre maître pense-t-il me faire faire ici le pied de grue ?

— La voix de Roquelaure ! dit Lauzun, allons vite, mon cher Barailles ! Habille-moi, pommade-moi, et tire surtout mes rideaux.

Barailles obéit ; grâce à lui, il fit jour enfin dans cette chambre où le duc de Roquelaure entra bientôt d’un air assuré. Il était vêtu fort richement et ressemblait presque à un petit-maître ; ses canons et ses broderies surprirent Lauzun. Le sourire narquois du petit homme le déconcertait. Roquelaure lui fit en entrant une foule de politesses.

— Cela est étrange, murmura Lauzun, je m’attendais à le trouver furieux.

— Mon cher comte, reprit Roquelaure, vous m’avez invité à déjeuner, je suis prêt, j’ai un appétit d’enfer.

— Pourtant aujourd’hui vous n’êtes point allé, que je sache, vous promener à Vincennes, mon cher maréchal ? demanda Lauzun ironiquement.

— Non, mais je me suis promené avec mon ami le prince de Monaco, mon cher comte ; c’est un homme d’or, et, qui plus est, un de vos amis, j’en réponds.

Lauzun tomba de son haut.

Roquelaure continua :

— Mon Dieu que votre chambre est d’un goût relevé, mon cher comte, que cette ruelle est bien tendue ! Au sortir de Pignerol, ce sont là des féeries qui nous surprennent. Ah çà, je vous en conjure, vous déjeunerez avec moi en robe de chambre. Ce n’est pas avec un ancien ami… car je suis le votre, oh ! oui, et je ne le cède en rien pour ceci au prince de Monaco…

— Ma foi, pensa Lauzun, à la bonne heure ; il prend bien les choses, celui-ci. Mais jouons serré, c’est un fin renard.

Tous deux passèrent alors dans la pièce où était servi le déjeuner. Il n’y fut question entre eux que des bruits de. la cour et de la ville, pas un mot des lettres de la maréchale et de la princesse ; cette fois Lauzun commençait à se trouver sur les épines.

Il voulait mystifier Roquelaure, était-ce donc le duc qui allait le mystifier ?

La position de Lauzun se compliquait : il avait reçu la veille de la maréchale et de la princesse un billet conçu à peu près dans les mêmes termes ; on y faisait appel à sa générosité de gentilhomme, on lui réclamait une correspondance qui pouvait compromettre ses deux auteurs. La princesse de Monaco avait été distinguée par Louis XIV, madame de Roquelaure avait autour d’elle des parents peu enclins à l’indulgence. Lauzun avait promis à ces deux dames de faire une chose qui n’était déjà plus en son pouvoir ; l’heure pressait, toutes deux devaient venir le relancer.

Roquelaure ne cessait de vanter le vin de Lauzun.

— Tudieu ! mon cher comte, que ce vin a dû vous sembler meilleur après votre coup d’épée de Vincennes ! Je n’ai soufflé mot à qui que ce soit de la promenade en question, mais on vous vante partout. Quel modèle accompli de toutes les grâces ! me disait encore hier madame la maréchale de Roquelaure. Quel ami vous avez là, reprenait la princesse de Monaco en s’adressant à son mari.

— Vous avez donc bien voulu, demanda Lauzun, remettre au prince le dépôt dont je vous avais chargé ?

— Certainement, comme il m’a remis celui qui me concerne. Je ne l’ai point ouvert, il revient de droit à madame de Roquelaure. Et tenez, mon cher comte, je les ai là tous deux, le prince de Monaco m’ayant prié de donner à ces dames ce qui leur revenait de droit.

— Ainsi, vous vous êtes chargé…

— De remplir vos intentions, comment donc ! ajouta Roquelaure en se levant ; tenez, c’est comme ce carnet que je compte, si vous le permettez, porter des à présent à madame d’Alluye.

— Madame d’Alluye… ce carnet ? balbutia Lauzun devenu pâle ; ce carnet est le mien, monsieur de Roquelaure, vous allez me le rendre, sinon…

— Sinon, vous vous battrez avec moi, monsieur le comte, n’est-il pas vrai, c’est cela que vous voulez ? demanda Roguelaure en ricanant ; mais il n’y a à ceci qu’une petite difficulté : je ne me bats jamais avec mes amis, mes bons amis… ajouta le duc en appuyant sur le mot.

— Monsieur le maréchal, ne me forcez pas à oublier…

— Le respect que vous me devez ? Je vous en dispense, monsieur le comte ; seulement, je vous le répète, vous n’aurez pas ce carnet, vous ne l’aurez pas tant que j’aurai un souffle de vie.

Roquelaure s’était dressé comme un coq sur la pointe de ses ergots, le comte sourit de pitié.

Lauzun venait de réfléchir que la raillerie seule pouvait triompher de cet étrange adversaire, en voyant arriver Grammont et de Guiche ; il se résolut donc à ne pas marchander le maréchal.

— Venez donc, messieurs, leur cria-t-il du plus loin qu’il les aperçut, venez que je vous présente le héros, le vainqueur du jour, l’immortel M. de Roquelaure ! C’est mal à vous d’arriver si tard à ce déjeuner que je vous donnais à son honneur ! Il y a deux jours, il s’est battu à Vincennes avec M. d’Alluye.

De Guiche et Grammont se regardèrent stupéfaits. Roquelaure crut rêver.

— Mon cher Roquelaure, continua Lauzun en se tournant tout d’un coup vers lui et en lui pressant la main, combien je vous remercie. Se battre pour un motif si beau, si noble, si glorieux ! Car, vous ne le savez peut-être pas, messieurs, il ne vous l’aura point dit, c’était pour reprendre une correspondance amoureuse que M. de Roquelaure a mis l’épée à la main. Ah ! il ne souffre pas qu’on le mystifie, le cher maréchal, il est ferme sur ses arçons ; aussi devions-nous faire violence à sa modestie. J’ai prévenu de sa belle conduite les personnes intéressées : madame de Monaco, sa conseillère favorite ; la maréchale elle-même… Ah ! elles vont venir, vous leur parlerez, sans compter qu’il va se voir inondé de cartes, de sonnets, de lettres flatteuses. Pour le tribunal des maréchaux de France, il ne le craint pas, il en est…

— Monsieur de Lauzun, murmura Roquelaure les dents serrées par la rage.

— Vous le voyez, poursuivit le comte, il est courroucé, furieux, parce que je lui rends justice. Viens à mon aide, Grammont, et fais-lui comprendre qu’après un pareil exploit…

Mais voici du monde, un bruit de voitures dans la cour… nous sommes en force cette fois… il ne peut nous échapper. Que vois-je, ajouta Lauzun étonné lui-même, la jolie marquise d’Alluye entre mesdames de Monaco et de Roquelaure ! Ce sont les ambassadrices des plus charmantes femmes de la cour, elles viennent sans doute complimenter notre vainqueur.

Lauzun descendit quelques marches sur l’escalier, madame d’Alluye, pâle et tremblante, essaya de le féliciter lui-même de l’heureuse issue de ce duel. Son mari, par ordre du roi, venait de rejoindre à l’instant même son gouvernement de Touraine. Il l’avait placée sous la tutelle de l’une de ses tantes.

— Vous vous méprenez, ma chère marquise, répondit Lauzun élevant exprès la voix, ce n’est pas moi, c’est M. de Roquelaure qu’il vous faut remercier.

M. de Roquelaure ? demanda madame d’Alluye, en cachant assez mal sa répugnance.

— Mon mari ? reprit la maréchale étonnée. Il ne s’agit pas de M. de Roquelaure, ajouta la maréchale à voix basse, il s’agit de mes lettres, monsieur de Lauzun !

— Vous m’ayez promis de me restituer ma correspondance, dit à l’oreille du comte la princesse de Monaco, songez-y.

— Encore une fois, mesdames, je ne suis pour rien dans tout ceci, adressez-vous à M. de Roquelaure.

— Raillez-vous ?

— Pas le moins du monde. Allons, maréchal, ajouta Lauzun en s’avançant vers Roquelaure, recevez de pied ferme des félicitations qui vous sont dues. Madame la marquise, poursuivit-il en s’adressant à madame d’Alluye, M. le maréchal a pris ma place ; oh ! il l’a voulu, et j’ai dû le laisser faire. Il vous aime tant !

— Comment ! vous, monsieur de Roquelaure ? reprit à voix basse la jolie marquise.

— Qu’y a-t-il donc entre vous et madame ? demanda la maréchale à son mari en survenant d’un air piqué.

— Rien… absolument rien, madame ; une plaisanterie de M. de Lauzun.

— Une action sublime, admirable, madame la maréchale, reprit le comte avec feu ; il ne vous la dira pas, mais moi je la sais, je l’ai vue, je la proclame ! Oui, de Guiche, Grammont ni moi n’en ferions jamais une pareille ! M. de Roquelaure s’est battu, battu pour trois femmes, entendez-vous ?

— Pour trois femmes ! qu’entends-je ! s’écria la maréchale.

— Rassurez-vous, madame la maréchale, vous en êtes… Je n’en veux pour preuve que les trophées que M. de Roquelaure porte là sur sa poitrine. Écartez un peu ce brillant pourpoint, madame la princesse, vous y trouverez vos lettres nouées d’un ruban de satin bleu ; les vôtres, maréchale, ont, je crois, pour scel un ruban vert. Quant à vous, madame la marquise, vous reconnaîtrez votre carnet, un carnet perdu ou volé ; mais que vous n’en devez pas moins à l’exquise sollicitude de M. de Roquelaure !

Le signal de l’assaut une fois donné, le malheureux maréchal se vit investi par six mains alertes, six mains féminines, qui firent prestement sauter les boutons de son justaucorps. Grammont et de Guiche se tenaient les côtes de rire, car Lauzun leur avait fait part de sa moquerie, et Roquelaure, ainsi affublé des plumes du paon, les divertissait.

La maréchale de Roquelaure était la plus forte en ce beau siège, pendant lequel son mari se démenait ni plus ni moins qu’un diable dans un bénitier. Roquelaure était avare, et la seule crainte de voir mettre en pièces son habit brodé le retint.

Toutefois, le maréchal n’était pas homme à laisser échapper l’occasion des représailles.

Quand madame d’Alluye eut reconquis le carnet du comte, il sourit et résolut de profiter du moins des apparences du triomphe.

— Madame la marquise me récompensera-t-elle bientôt ? lui demanda-t-il ; j’espère qu’elle me permettra de conserver toujours auprès d’elle le rôle de M. de Lauzun.

La marquise se mordit les lèvres.

— Eh bien, ajouta-t-il en s’adressant à sa femme, vous rentrez dans votre bien, madame la maréchale, convenez qu’il n’y a que moi pour les recouvrements onéreux ? Si ce n’était pas une besogne trop rude, je réclamerais l’honneur de me charger de vos affaires.

Se levant ensuite et saluant M. de Lauzun :

— La plaisanterie est parfaite, monsieur le comte, ajouta-t-il à voix basse ; je vais de ce pas la raconter à Mademoiselle. Vous n’eussiez pas mieux fait, sur l’honneur, il y a dix ans.

Et il sortit après ce sarcasme.