M. Lévy (tome Ip. 98-104).

IX

LE PACTE


Son visage n’appartenait en rien aux traits ordinaires de la création ; c’était si je puis m’exprimer ainsi, un second masque qu’il portait sous le premier, et que ma main soulevait.

Des cheveux roussâtres, semés par places, couvraient un crâne affreusement mutilé, brûlé, calciné par une sorte de liqueur vitriolique… À son nez recourbé en serre d’oiseau, on reconnaissait le juif ; mais les yeux étaient d’un brun de sang et se mouvaient sous des arcs dépouillés entièrement de leurs sourcils. Un menton hideux et fuyant accusait chez lui les passions basses et lâches ; l’aspect de la bouche confirmait ces tristes instincts, auxquels se joignaient tous les indices de la rapacité et de la ruse. En voyant cet homme, il était difficile de ne pas songer aux épouvantables châtiments de Dieu sur les fils maudits de Gomorrhe ; le feu l’avait rendu un objet d’horreur.

En me voyant me dresser sur mon séant, il avait prudemment rentré son scalpel ; il me contemplait avec un regard insistant et froid, le regard du basilic.

Nous nous trouvions tous deux dans une salle pareille à celle que j’avais vue ; c’était aussi sur une table de marbre qu’il m’avait fait déposer… c’est là qu’il s’apprêtait à ouvrir mon cœur palpitant… Je me souvins alors qu’il avait donné l’ordre au geôlier de le laisser seul, et qu’il avait été obéi.

— Infâme ! m’écriai-je, tu comptes trop vite sur tes morts ! À genoux, misérable, ou je te tue !

En parlant ainsi, je m’étais saisi de ses deux mains, elles étaient agitées d’un tremblement convulsif… Il eut cependant la force de balbutier un mensonge.

— Seigneur Pompeo, dit-il, je rends grâce à Dieu, qui vous rappelle à la vie !

Le sang coulait de mon bras avec abondance, il chercha à l’étancher.

— Arrière, meurtrier, repris-je en le clouant de l’autre bras à la muraille.

Je pris un des linges épars sur la table et bandai moi-même ma plaie. Un instant il eut l’idée de fuir, et comme le geôlier lui avait laissé la clef de la porte, s’apprêta à la tourner dans la serrure. Par un mouvement aussi rapide que l’éclair, je me saisis de la clef, et je renfermai avec moi double tour.

— Maintenant, lui dis-je, causons, docteur.

Il me regarda, avec effroi, et s’appuya au rebord de la table de marbre… En ce moment, une réminiscence soudaine traversa ma pensée comme une flèche ; la vue de cet homme ainsi couturé d’horribles cicatrices me rappela l’auteur de ma ruine, ce Joshua qui avait été mon intendant.

— Joshua ! m’écriai-je comme si je fusse sorti d’un songe.

— Eh bien, oui, c’est moi, Joshua, votre serviteur ! Ce n’est pas ma faute, seigneur Pompeo, si des misérables vous ont ruiné. J’adjure ici le ciel…

— Que ce n’est pas toi qui es l’auteur de ma misère, que ce n’est pas toi qui m’as enlevé mon plus cher espoir, cette femme devenue à cette heure l’épouse d’un autre ! Sache donc, misérable, que je l’ai reconnue sur le pont du Saint-Esprit. Où la conduisais-tu, il y a plus de trois mois, quand tu l’enlevas de ma maison de Parme ? À ce grand seigneur qu’elle vient de suivre, n’est-ce pas ? On l’aura forcée de réparer une faute par le malheur de sa vie. Et son enfant, dis, qu’en as-tu fait ? Est-ce donc à toi qu’il a dû d’ouvrir les yeux au jour ? Comment n’a-t-elle pas reculé en voyant en toi le modèle de la laideur ? Comment a-t-elle permis à un monstre de l’approcher ? Oh ! sans doute tu gardais alors ce masque, éternel linceul de ton visage. Si elle t’eût vu comme je te vois, eût-elle accepté tes secours ? Encore une fois, réponds ; c’est le désespoir qui t’interroge ! Si tu me rends mon enfant, moi à qui l’on ne peut plus rendre sa mère, je te rendrai la clef de cette prison, sinon, docteur de l’enfer, c’est en ce lieu que tu vas trouver la tombe ! Espion ou assassin, il faut que tu parles !

Il s’était jeté haletant à mes genoux, il pouvait à peine parler… J’étais sanglant, demi-nu, mon aspect dut le frapper d’une terreur sauvage. Il ne songea pas même à s’armer de son scalpel, mais, d’une voix étranglée par la frayeur, il me fit le récit de son voyage. À l’entendre, il ne m’avait pas dénoncé ; il s’était vu forcé d’obéir seulement aux ordres de parents qui réclamaient contre un rapt. On lui avait fait jurer qu’il ne me parlerait pas, lui-même était surveillé dans cette mission pleine d’embûches. Il ignorait l’état de celle qu’il devait ramener à sa famille. Elle s’en ouvrit à lui en lui avouant son amour pour moi, en plaignant mon sort, en se confiant à sa tutelle. Il ajoutait que, touché de ses larmes, il avait pris sur lui de gagner alors la frontière de France, Paris lui ayant semblé la ville la plus propice où celle que j’aimais pût se dérober au courroux des siens et cacher sa faute. Sa science l’avait sauvée ; son enfant, il l’avait déposé sous un toit qu’il m’indiqua. Tout d’un coup et au moment où il devait compter sur la reconnaissance de celle qu’il avait sauvée, son évasion subite avait eu lieu. Le reste, je le savais, puisqu’elle était à un autre.

Si je me surpris alors à croire à la vérité de ces aveux, c’est que la joie m’étouffait. Mon enfant existe, je pourrai le voir, m’écriai-je. Qu’importe après cela la trahison de sa mère, son abandon, son oubli ? Ma fille est sauvée, elle vit, elle est en France, et c’est vous !…

Je m’arrêtai malgré moi, vaincu par la défiance qu’il m’inspirait. Il me paraissait cruel de devoir à cet homme le moindre sentiment de gratitude. Cependant son récit venait de me tirer pour ainsi dire de la tombe, j’entrevoyais un rayon d’espoir, mon âme renaissait avec mes forces. Depuis qu’il avait parlé, la voûte du cachot me semblait légère, j’aspirais à en sortir, j’en étais le maître, je tenais la clef de Joshua.

— Docteur, lui dis-je alors, il ne vous sera rien fait ; je vous crois, je veux vous croire. Oui, vous avez sauvé mon enfant, j’aurai un jour une fille qui sera la divine sœur des anges ! Sa mère est morte pour moi, mais ma fille m’aimera ! Je serai pour elle un esclave soumis et empressé, comme je l’étais pour celle qui m’a trompé, qui m’a fui. Elle coulera des jours filés d’une soie plus fine que la robe des madones, plus doux que le vent du soir sur l’Arno. Si vous ne m’avez pas trompé sur le lieu de sa retraite, Pompeo vous appartient, disposez de lui, il vous doit tout. Si je reviens un jour à Florence avec cette enfant, c’est à votre porte que j’irai frapper, elle vous connaîtra, je lui apprendrai à vous chérir. Je suis d’une race où l’on se souvient, j’oublie cependant que je vous dois mes malheurs en fait de fortune. Oui, je l’oublie, ajoutai-je, je l’oublie pour ne me souvenir que d’une chose, c’est que je vous dois ma fille !

En parlant ainsi, je ne voyais même plus sa laideur ; j’étais ému. La cloche de la prison vint à sonner ; la ronde des gardes commençait.

— Joshua, repris-je, il faut que vous acheviez votre œuvre. J’ai la clef de Jeronimo, le geôlier ; dépouillez votre manteau et couvrez-m’en ; de cette façon, je pourrai sortir.

Et comme il hésitait :

— Vous direz, ajoutai-je, que je vous ai menacé, que vous avez eu peur de ma violence ; on vous croira. En un mot, vous direz ce que vous voudrez ; mais je vous préviens que je tire sur vous les verrous de ce cachot.

Avant qu’il eût pu me répondre, j’avais endossé sa cape et rabattu son feutre sur mes yeux ; je pris même son masque et je me le collai sur le visage sans répugnance. J’en eusse fait autant d’un pestiféré, tant j’étais ivre de joie.

Je rendis moi-même sa clef au geôlier. Les portes franchies sans obstacle, je courus à une osteria, dans laquelle couchaient des voiturins. J’arrêtai mon passage avec l’un d’eux ; je partis. Le son du campanile fut bientôt le seul bruit que j’entendis ; je me retournai, j’étais déjà loin de Florence.

Mille idées confuses assiégeaient mon esprit pendant ce voyage ; à chaque étape je tremblais ; j’avais mon masque, on me prit bien vite pour un sbire. Arrivé en France, je n’eus rien de plus pressé que de me rendre à l’adresse que m’avait donnée Joshua. On me renvoya comme un fou de cette maison.

Ma figure ne me servait guère, je dois l’avouer ; mon aspect était pauvre, mon air inspirait la méfiance. La révolte des huguenots commençait. En voyant le roi de France engagé dans une guerre étrangère, ils avaient cru le temps favorable pour se montrer. Le duc de Rohan et M. de Soubise, son frère, étaient regardés comme les principaux chefs. J’entrai à leur solde et je fis la guerre en Languedoc. Au siége de la Rochelle, je m’étais traîné à demi mort sous une batterie espérant mourir ; un Italien me vit et me releva. Il me reprocha de servir des protestants, moi qui étais catholique. Dans les extrémités où je me trouvais, pouvais-je, hélas ! choisir ? Je rougis, cependant, de me voir ainsi le valet de maîtres qui n’étaient pas nés pour être les miens, je pensai à mon pays. Lorsque j’y revenais, la fièvre me prit en route. Les deux reines, qui étaient restées à Lyon, profitaient de la maladie du roi pour perdre le cardinal ; déjà même Anne d’Autriche s’était assurée de plusieurs personnes pour l’arrêter en cas que le roi mourût. Alarmé de la part qu’on me proposait dans ces intrigues, je pris le parti de m’enfuir, je gagnai la Suisse et me mis au service des prisons. La paix d’Italie était faite, je rentrai dans ma ville ; mais tout s’y trouvait changé. Un désir ardent, celui de la vengeance, dominait alors mes pensées, je cherchai partout le Joshua qui m’avait si lâchement abusé. Celle qui m’avait jadis aimé avait fui avec son époux ; je demeurai seul, errant comme une ombre autour de sa demeure déserte. C’était pour moi une sorte de plaisir morne et douloureux que cette promenade habituelle ; par instants, il me semblait la revoir, mais toujours à côté d’elle passait le masque noir de Joshua. Malgré mes recherches, je ne pus retrouver cet homme qui m’avait abreuvé de tant de douleurs ; on le croyait mort ainsi que moi. Qu’avait-il fait du seul bien qui me restât ? Dans quel piége terrible avait-il entraîné ma pauvre enfant ? Je ne pouvais croire encore à l’affreuse méchanceté de Joshua, quand la lettre d’un ami laissé en France me força de l’y rejoindre. Cet ami se mourait, et il ne voulait pas mourir sans me parler.

Je courus chez lui ; j’appris de sa bouche le nouveau nom qu’avait pris Joshua, mais il ne put me donner d’autres détails. Joshua s’était, suivant lui, fixé en France, il y vivait d’une vie sourde et mystérieuse, Il était puissant, une protection haute l’appuyait. Je demandai partout la demeure de mon ennemi, mais je ne pus rien savoir. Le bonheur a fait que je vous ai rencontré ; je suis à vous, monseigneur, mais, comme je vous l’ai dit, il faut que ce misérable soit à moi ! Ce n’est pas assez de sa vie et de son sang pour me payer de quinze années d’opprobre, de misère, de désespoir ; il faut qu’il avoue son crime à vos pieds, il faut qu’il meure de la mort qu’il a donnée à ma fille !… Monseigneur, je ne sais pas ce que vous allez me dire de faire, mais voilà ce que cet infâme m’a fait ! Vous me le livrerez, vous devez savoir où il se cache. Là-bas, monseigneur, il se nommait Joshua, ici il se nomme Samuel !

Le masque tressaillit ; la voix de Pompeo ressemblait à un glas funèbre. Tous deux venaient alors de s’arrêter machinalement, Pompeo, comme un homme qui s’est allégé du poids oppressant des souvenirs ; son guide, prêt à fléchir sous le saisissement de sa terreur… L’Italien se retourna un instant comme pour juger de l’espace qu’ils venaient de parcourir, ils se trouvaient au coin de la rue des Lions-Saint-Paul.

— Monseigneur, reprit Pompeo, signez-vous ici le pacte que je vous propose ? Me promettez-vous de me livrer Samuel ?

— Je te signerai là-haut tout ce que tu voudras, murmura le masque d’une voix troublée.

En même temps, il montrait à Pompeo une fenêtre éclairée au premier étage d’une maison formant l’angle de la rue des Lions-Saint-Paul.

— Vous me le jurez ? demanda une seconde fois Pompeo.

— Sur Dieu et sa croix, je te le jure.

— C’est bien, je suis à vos ordres.

— Frappe donc à cette autre porte que voici : c’est un marchand de blé, tu l’éveilleras. Voici de quoi le payer, prends ma bourse.

— Que demanderai-je ?

— Deux sacs de toile.