Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/08

M. Lévy (tome Ip. 81-98).

VIII

UNE HISTOIRE AU CLAIR DE LUNE.


Deux hommes cependant venaient de quitter alors le seuil du Palais-Cardinal ; tous deux côtoyaient les ailes noirâtres du Louvre.

Par cette nuit sombre, où l’on pouvait trébucher à chaque pas, tous deux marchaient d’un pas sûr et sans échanger une parole.

Pompeo suivait son guide masqué ; le masque surveillait chaque mouvement de Pompeo.

L’Italien rompit le premier le silence.

— À me voir aussi subitement honoré de la confiance du cardinal, dit-il avec ironie à son compagnon, je pourrais croire, monseigneur, qu’il s’agit de quelque affaire délicate.

— Délicate, c’est le mot.

— Cela veut dire difficile.

— Où serait l’honneur sans le péril, seigneur Pompeo ? Son Éminence sait choisir son monde, croyez-le bien.

Pompeo s’inclina ; le masque doublait le pas.

— Monseigneur ou Excellence, reprit Pompeo, marcherons-nous longtemps de la sorte ? J’aime à savoir où je vais.

— Son Éminence veut bien oublier d’où vous venez, vous, seigneur Pompeo ! Vous avez ouï ses paroles.

— Je sais que je vous dois une complète obéissance.

— J’aime à vous voir dans ces sentiments, seigneur Pompeo. Après tout, le cardinal est généreux.

— Je ne crains rien tant que sa clémence.

— Seigneur Pompeo, ajouta le masque en indiquant du doigt à l’Italien deux clochetons dont la flèche perçait la brume, ceci est le Châtelet.

— Une prison, je le sais.

— Rassurez-vous, nous ne cheminons que sur la rive, opposée.

— C’est bien ; mais me permettrez-vous une simple réflexion ?

— Comment donc ! j’écoute. Vous me conteriez même une histoire que je n’aurais pas le droit de m’en fâcher ; car la route que nous devons poursuivre est assez longue.

— Excellence, dit Pompeo, permettez-moi de m’étonner ici de ma soudaine fortune. Depuis quelques jours à peine j’habite Paris ; j’y traîne un manteau de diverses couleurs, tant le drap en est recousu, une rapière démise, un corps de squelette, et un roquet de bouracan en guise d’habit ; pour mes chausses, elles montrent les dents aux passants ; en un mot, mon costume a l’air de la relique d’un ballet dansé. Cependant, c’est moi que Son Éminence veut bien charger d’une secrète commission. Excellence, quelle est cette commission importante ? Si c’est de servir d’épouvantail devant la Grève, me voici. Les corbeaux fuiront rien qu’à mon approche, les garnements et les tirelaines claqueront des dents. Est-ce pour cet objet que j’accompagne Votre Seigneurie ?

— Pompeo, reprit le guide de l’Italien après une pause, rassemble ici tout ce que tu as de courage. Aurais-tu peur ? dis-le ; tu me surprendrais, voilà tout.

— Excellence, répondit Pompeo, je ne connais pas la peur. Mais s’il s’agissait de quelques-unes de ces actions ténébreuses dont la police d’un ministre ne se fait faute…

— Eh bien ?

— Eh bien, monseigneur, vous auriez en vain compté sur mon aide. Son Éminence peut faire de moi ce qu’elle voudra.

— Préférerais-tu la colère du cardinal ?

— Je sais qu’elle est terrible, répondit Pompeo ; assez d’exemples récents me l’ont prouvé ; mais Son Éminence ne saurait me contraindre…

— À lui obéir à elle ou à moi ? Comment donc ! reprit avec ironie l’homme masqué, le cardinal t’a donné le choix. Les prisons de Paris valent bien celles de Florence ; on t’y logera aux frais du roi, pour peu que tu nourrisses des scrupules. La Grève est la seule place où se donnent les spectacles publics de réjouissances ; mais on y pend. La Seine est limpide et belle ; mais elle est discrète. Es-tu décidé ? oui ou non.

Le guide de Pompeo prononça ces paroles d’une voix si sombre, que l’Italien tressaillit. À la sortie du Palais-Cardinal, on l’avait désarmé par ordre de Richelieu. En toute autre occasion, il se fût décidé à frapper ce compagnon si peu sûr ; mais sa puissance occulte, ténébreuse, l’épouvantait. Le contact de ce personnage lui semblait aussi visqueux que celui d’un reptile. Pompeo ignorait son nom ; tout ce qu’il savait, c’est que cet homme l’ayant choisi pour instrument, et qu’il le tenait à sa merci. L’œil du cardinal était ouvert désormais sur ses moindres actions.

Le quai de Gesvres déroulait alors devant eux sa façade sombre, et à l’autre extrémité du pont au Change, au coin du quai des Morfondus, l’horloge du palais poursuivait son carillon mélancolique. Mille formes capricieuses se dessinaient aux angles des rues, aux pignons obscurs des maisons, au flanc des logettes et des tourelles flanquant chaque toit du quai. Pompeo marchait, en proie à l’agitation la plus vive, tantôt doublant le pas, tantôt le ralentissant. Ce qu’il allait faire était le secret de cet homme, et ce secret, son guide inconnu et mystérieux se gardait bien de le lui confier. Peut-être comptait-il l’entraîner dans quelque piège, peut-être était-ce un crime odieux qu’on allait exiger de lui. Pompeo n’avait plus d’arme cependant.

— Eh bien ! reprit l’homme, j’attends ta réponse !

— Monseigneur, dit Pompeo, s’arrachant alors à sa rêverie silencieuse, je suis prêt. Seulement je mets une condition à cette passive obéissance.

— Laquelle ? voyons, parle.

— Monseigneur, poursuivit l’Italien, il s’agit, je le vois, de quelqu’un que vous haïssez ; je me trompe… de quelqu’un qui hait Son Éminence.

— Peut-être…

— Eh bien, monseigneur, service pour service… Moi aussi, je hais quelqu’un.

— Qui peux-tu haïr, Pompeo ? demanda le masque.

— Monseigneur, je vais vous le dire. L’homme que je hais je le hais depuis quinze ans.

— Quinze ans ! as-tu dit. Voilà en effet de la haine. Quelle vengeance ou quel amour survit, Pompeo, à quinze années ?

— Monseigneur, reprit Pompeo, on voit que vous n’avez jamais haï ou aimé.

Le masque garda le silence.

— Lorsque vous saurez ce que m’a fait cet homme, poursuivit Pompeo, vous comprendrez peut-être que je désire me venger. Il y a quinze ans, cet homme habitait l’Italie comme moi. Cependant, ce n’était pas un Italien : il était né sur le territoire français. Je n’étais pas alors le triste Pompeo que vous paraissez connaître. Au lieu de ces vêtements misérables, je prenais plaisir à ne porter que des étoffes de luxe, je me signalais partout par ma dépense : Florence entière s’enorgueillissait de moi. Ma vie était celle d’un fils de famille somptueux et désœuvré ; les jeux, les folles amours la composaient. À vingt ans, j’étais l’unique rejeton d’une famille noble, opulente ; mes chevaux, mes armes, mes laquais étaient cités. Un vent de malheur souffla tout d’un coup sur moi : l’infidélité d’un intendant causa ma ruine. À la première nouvelle de ce désastre, je me hâtai d’accourir à la maison de cet intendant, éloignée de quelques lieues de la ville. Les abords de cette maison étaient sinistres : les hurlements des chiens répondirent seuls au coup de marteau que je frappai. Cet homme… je l’avais à peine entrevu ; il me suffisait qu’il fût mon fermier et que je reçusse de lui des sacs d’or. La source de ce Pactole une fois tarie, je me présentai donc chez ce mandataire inconnu. En approchant du lieu où il s’était renfermé, je fus saisi d’une terreur subite, instinctive : il me sembla que j’allais assister à quelque spectacle étrange… Une odeur acre de fumée s’échappait de la pièce où était alors l’intendant. Comme il ne répondait pas à mes cris, je poussai la porte et j’entrai. Au milieu de la chambre, je vis plusieurs récipients et alambics ; à côté d’un fourneau, un homme était étendu.

Quel spectacle, juste ciel ! L’un de ces vases d’alchimie dont il se servait venait d’éclater, des brûlures récentes, hideuses à voir, défiguraient son visage… L’instant d’avant il demandait la fortune à des creusets menteurs, une seconde après c’était un monstre ! Son seul aspect me fit reculer d’angoisse, de pitié, d’épouvante ! Comme il vivait dans ce lieu sans aucun valet, je courus de nouveau à la ville ; une heure après, je rentrai dans mon palais qu’on parlait déjà de vendre… Ce fut seulement alors que je jugeai à propos de m’enquérir de la conduite de ce misérable. À peine arrivé en Italie, on l’y avait vu étudier d’abord la médecine avec zèle ; il s’était introduit, grâce à son esprit et à ses manières, chez mon oncle, le marquis de Pizani. Mon oncle, en mourant, le chargea de mes affaires ; ma fortune, je vous l’ai dit, était considérable, je ne manquais pas d’amis ni d’envieux. Ces derniers se liguèrent bientôt avec mon nouveau tuteur, et mirent tout en œuvre pour achever ma ruine. À trente ans, cet homme était déjà un composé effrayant de tous les vices. Mille accusations ténébreuses l’enveloppaient ; on allait jusqu’à lui imputer d’avoir trafiqué de la vie de ses clients : le poison, étude dans laquelle il était versé, était devenu dans ses mains une arme sûre. Comme il était reçu dans les meilleures maisons de la ville, il en connut insensiblement les secrets ; ce fut ainsi qu’il parvint à découvrir celui que j’enfouissais alors au plus avant de mon cœur. Au milieu de mes désordres et de ma vie insensée, j’avais remarqué une noble et belle enfant, digne en tout, par sa grâce, du pinceau de Raphaël, si pure et si modeste qu’elle eût fait envie aux anges. Je ne vous dirai pas son nom, j’ai fait une croix sur ce nom inscrit peut-être, à l’heure où je vous parle, sur la pierre d’un cénotaphe, en Italie. Elle avait alors seize ans, les adulations et les séductions de toute sorte l’entouraient. Rien qu’en l’approchant, on se sentait meilleur et purifié ; en l’écoutant pour la première fois je rougis d’en être indigne. C’était à Fiesole, près de Florence ; elle était alors absorbée dans l’une de ces cérémonies saintes, si touchantes en notre pays : elle lavait les pieds des pauvres le jeudi saint… En vérité, rien qu’à la voir ainsi oublieuse de sa souveraine beauté devant le spectacle de cette laideur, accomplir ce devoir religieux avec une grâce exempte de répugnance, je me sentis attendri… Tout ce qu’il y avait de mendiants et d’infirmes se trouvait là sous mes yeux, elle parcourait leurs rangs avec des paroles d’encouragement et de bonté. En la contemplant, il me fut impossible de ne pas songer à cette jeune et belle reine de Hongrie, sainte Élisabeth, qui, elle aussi, soignait les pauvres malades ! La cérémonie achevée, je m’approchai d’elle et de sa mère, elle baissa les yeux et se déroba à mes compliments. À dater de ce jour, je ne rêvai plus que de cette image angélique. L’idée d’unir mon sort à une si noble personne était peut-être folle, il est vrai, elle pourrait même passer pour de l’ambition : celle que je nommais déjà ma fiancée au fond de mon cœur était l’héritière d’un nom et d’une fortune dont l’éclat dépassait le mien. Au moment où j’allais former la demande de sa main, j’appris mon malheur et ma ruine… Le soir de ce coup terrible il ne me restait plus qu’à fuir ; d’avides créanciers se partageaient mes dépouilles, lorsque je reçus un mot ainsi conçu :

« Ne désespérez pas, seigneur Pompeo, si vous êtes pauvre ; moi, grâce à Dieu, je suis riche. Je crois aller au-devant de vos désirs en vous engageant à demander ma main à mon oncle. Vous êtes de bonne maison, je vous sais loyal, mais je vous sais aussi malheureux ! Je n’ai que ce moyen de vous sauver ; peut-être, assurera-t-il mon bonheur en même temps que le vôtre. Mon oncle demeure à la villa Gritti, avec ma mère, moi je suis en retraite pour tout le mois au couvent de San-Ambrosio… C’est là que j’attendrai votre réponse.

« Teresina. »

En recevant cette lettre, la joie pensa m’étouffer. Moi qui croyais indigne d’un tel trésor, j’allais m’en voir possesseur ; moi, que la ruine et le désespoir écrasaient, j’échappais au désespoir et à la ruine ! À la nuit tombante ; je me trouvais devant la villa Gritti. Ma demande y fut reçue avec hauteur, le dédain et la froideur m’acablèrent. On savait le renversement de ma fortune, qu’importait après cela ma noblesse ? J’avais assez de ma honte, je ne voulus point qu’un autre la partageât ; je ne montrai donc pas la lettre que j’avais reçue, lettre qui autorisait ma démarche. Je revins désolé au couvent de San-Ambrosio ; là, j’appris à ma jeune et douce bienfaitrice le résultat de ma mission.

— Votre oncle, ajoutai-je, a donné déjà sa parole au chef d’une famille aussi élevée que la vôtre, il ne me reste plus qu’à vous remercier et à fuir. Demain, m’a-t-il dit, on doit vous emmener de ce couvent ; demain, vous devez être la femme d’un autre ! Ah ! quoi qu’il arrive, le cœur de Pompeo ne battra jamais que pour vous ; ah ! oui, vous serez ma sœur, et permettez-moi que je vous donne ce nom !

Elle avait tressailli à celui de l’homme que sa famille lui imposait. C’était un vieillard altier et dur, qui, tout en se mêlant d’intrigues politiques, se faisait gloire d’une vie de mollesse et de désordres. Contempteur hardi des choses saintes, il ne comprenait pas qu’on pût s’agenouiller dans un cloître, avec des soupirs ou des remords, les flambeaux de l’orgie éclairaient encore son front chauve, sa moquerie n’épargnait guère que lui-même. Il aimait à s’entourer de gens corrompus et avilis.

S’unir à un pareil homme effrayait celle que j’aimais ; cédant à mes prières, à mes larmes, elle prit le parti que lui offrait la nécessité, celui de la fuite. Nous errâmes six mois, changeant de ville comme des proscrits, nous cachant de tous, pleurant ensemble, sans songer que les pleurs, ce nœud électrique des âmes, fondent les sympathies indestructibles. Le peu de ressources échappées à ma ruine se vit bientôt consumé, il fallait que je m’en procurasse de nouvelles… Une bande de condottieri venait alors de se former à quelques lieues de la frontière de France ; ces hommes me proposèrent secrètement d’être leur chef. La liberté de l’Italie se trouvait menacée : la guerre s’allumait dans la Valteline. On connaissait ma résolution, les promesses ne tardèrent pas à m’éblouir. Celle qui m’accompagnait et dont je ne pouvais consentir à me séparer, reçut la confidence de mes projets ; elle s’y opposa avec toute l’énergie de la passion, de la crainte. Elle me représenta les dangers, les trahisons qui allaient m’atteindre. Je lui répondis par le tableau affligeant de sa misère. Devait-elle ainsi souffrir sans se plaindre ? ne pouvais-je donc la secourir ? Elle ne consentit qu’avec peine à me voir entamer des négociations occultes ; je sortais souvent, quelquefois j’étais absent plusieurs jours. En rentrant au logis, je la trouvai une fois tout en larmes. Une terreur soudaine glaçait son esprit ; elle était pâle, elle tremblait.

— Qu’avez-vous ? lui demandai-je en serrant ses mains froides entre les miennes.

Elle me raconta qu’à diverses reprises un homme, dont elle ignorait le nom, avait tenté de s’introduire chez moi, tantôt par la menace, d’autres fois par la douceur ; qu’il avait, en mon absence, interrogé mes gens, et que ce pouvait être un espion. Elle ajouta qu’il portait un masque, qu’il était de taille moyenne, et qu’il ne sortait guère qu’à la nuit. Il ne me vint pas à l’idée un seul instant que cet homme pût être amoureux ; je me savais en butte à la délation, je résolus de prendre mes mesures. J’armai mes domestiques, je fis le guet, je ne vis rien. Un billet trouvé par moi dans le jardin m’alarma ; il y était question de menaces contre l’unique amour de ma vie ; ma compagne était vouée aux plus grands périls, si elle ne se confiait immédiatement à la conduite de l’homme qui viendrait la chercher vers l’heure de minuit. Une chaise de poste devait la recevoir et la ramener à Florence dans sa famille. Ce billet ainsi placé sur l’un des bancs du jardin, attendait la malheureuse à sa place accoutumée… Tout, ce jour-là, devait éloigner la supposition de mon retour ; j’arrivais heureux, le cœur palpitant d’une récente victoire ; j’avais intercepté des dépêches qui allaient peut-être décider de la fortune d’un empire ; ces dépêches étaient signées de Richelieu !… La nuit venue, je me cachai et j’attendis… À l’heure indiquée, j’entendis d’abord le roulement d’une voiture sous les fenêtres, puis j’entrevis dans l’ombre un homme en manteau qui se dirigeait vers l’escalier. Je retins mon souffle et j’armai ma carabine.

Bien des fois elle a fait feu sur des traîtres, me dis-je en posant le doigt sur sa détente. Oh ! malheur à celui-ci !

En ce moment un voile épais couvrit mes yeux, ma langue se colla à mon palais, mes genoux tremblèrent sous moi…

Une femme passait appuyée au bras d’un homme dont le masque couvrait le visage, elle descendait précipitamment les dernières marches de l’escalier. Je la reconnus, j’attendis que son guide eut fait deux pas devant elle pour le viser, mais le mouvement fébrile et convulsif qui m’agitait trompa mon attente, le coup partit, l’homme ne fut point blessé ! Au milieu de l’épaisseur des ténèbres j’entendis des pas, je me précipitai sur les traces du ravisseur. Au moment où j’allais franchir le vestibule, la clarté de plusieurs torches m’éblouit, en même temps je me trouvai garrotté par vingt bras robustes. Un bâillon intercepta mes cris, je me vis entraîné et j’entendis une voix qui m’était connue donner l’ordre de me jeter dans les cachots de la ville. À peine cet ordre fut-il donné, que le roulement de la voiture ébranla le pavé, un cri s’échappa de la poitrine de celle que l’homme masqué enlevait…

Pompeo s’arrêta en ce moment, comme si le souvenir de cette scène eût brisé ses forces. Son compagnon le regardait à travers les trous de son masque, d’un air singulier, sans lui demander de poursuivre son récit.

Pompeo continua :

— Je me laissai conduire dans les cachots de la ville. Nul espoir ne me restait ; mon accablement fut tel, que je suivis mes guides sans résistance. À l’aspect de ma prison, tout mon courage faiblit.

Mourir ainsi ! m’écriai-je, mourir sans avoir pu seulement lui dire adieu ! On me l’arrache, on l’entraîne ; une heure a suffi pour briser ces liens que je croyais éternels ! Sa famille l’attend, elle la réclame ; mais à quelles tortures va-t-elle se voir réservée ! Ses patrents sont nobles, ils sont hautains et puissants. Un cloître va fermer à tout jamais ses grilles sur elle ; un cloître aussi triste que la voûte de cette tombe ! Car c’est une tombe que le lieu où ces hommes m’ont renfermé. Un air glacé souffle à travers ces barreaux ; ces murs étouffent la voix. Mais cet homme qui présidait à son départ, quel est-il ? Cette voix qui vibre encore à mon oreille, où l’ai-je donc entendue ? Un instinct secret m’avertit que je dois le haïr, cet homme ; en quel lieu nous sommes-nous donc rencontrés ? Ah ! Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie en ce moment pour la sauver, ma vie pour connaître son ravisseur ! Quelque espion vendu à la France ! Ils vont me reprocher d’avoir voulu défendre ma liberté, mon pays ! Hélas ! à cette heure fatale, je ne défendais que celle qui m’avait remis le soin de son sort ! Je protégeais en elle une femme qui m’avait donné sa vie ! Ils ignorent, ces juges, qu’il ne s’agit pas ici seulement de son existence, mais encore de celle d’un être qu’elle porte dans son sein. Gage sacré, gage cher ! Elle était ma femme devant Dieu, ne pouvant l’être encore devant les hommes. Je l’aimais d’un amour sincère ; le ciel eût béni notre union ! Grâce à moi, déjà la misère fuyait son toit. Devant son amour, que m’importait le courroux de sa famille ? Et maintenant je ne suis plus pour elle que le condottiere Pompeo !

Telle était l’amertume de mes pensées depuis qu’on m’avait séparé d’elle. L’endroit que nous habitions était Parme, et le podestat de cette ville me haïssait. Il me fit tout d’abord jeter au fond d’un cachot isolé de ceux des autres prisonniers, le jour en était banni et remplacé par la lueur mourante d’une lampe. Ce caveau était célèbre : plusieurs nobles captifs l’avaient illustré ; leurs noms, inscrits sur ces murs avec des versets pieux, me redonnèrent du courage. — Vivons, me dis-je, au lieu de mourir lâchement ; ne nous laissons pas abattre par l’infortune ; n’aurai-je donc pas un jour deux êtres chers à défendre ? N’ai-je pas le droit de compter sur mes amis ? Qui sait ? mes chaînes tomberont peut-être, grâce à eux !

Cet espoir, si insensé qu’il fût, me rendit mon énergie. Je fis demander des livres, du papier, tout ce qu’on accorde aux prisonniers ordinaires ; je comptais instruire de mon sort des cœurs fidèles ; on me refusa tout, jusqu’à la chétive ration donnée aux voleurs. La mienne était si restreinte, qu’un dépérissement sensible alanguit bientôt mes forces. Aucun bruit, aucune nouvelle ne me parvenait du dehors, je n’entendais plus que les pas de mon gardien, le grincement de ses clefs dans la serrure, et le bourdonnement des moustiques autour de la lampe de mon cachot. Je devins peu à peu une sorte d’automate qu’on faisait lever ou se rasseoir, mes pieds et mes mains étaient gonflés par mes fers, mes yeux distinguaient à peine les objets, et l’humidité de ma prison glaçait mes membres.

Trois mois se passèrent ainsi, trois mois pendant lesquels je subis divers interrogatoires. Arrêté pour un crime d’État, promis d’avance à la vengeance du cardinal de Richelieu, qui avait en ce pays de nombreuses intelligences, et ne pouvait me pardonner d’avoir attaqué à main armée les dépêches du marquis de Cœuvres, j’ignorais le nom de mon dénonciateur, celui de mes juges devait être également un secret. Les inquisiteurs n’entraient dans mon cachot que masqués ; sur les siéges du tribunal, ils gardaient encore le masque. Malgré l’abandon ou l’indifférence de mes amis, je m’étais juré de ne jamais les dénoncer ; on ne put obtenir de moi des détails sur mes complices. Dès lors, on résolut de vaincre mon silence par la torture, on m’avait déjà menacé d’un supplice affreux, on tint parole. La douleur ne put toutefois dompter ma constance. Sur le chevalet où l’on m’avait étendu, je pensais encore à l’ange qui m’était ravi, son image illuminait mon cachot. Quand mes vêtements tombaient en lambeaux sur moi, quand le frisson de la fièvre entre-choquait les fers de ma chaîne, je voyais encore flotter devant mes yeux cette céleste vision ! Cependant, mon corps n’était, plus qu’un vrai cadavre ; le désespoir avait suivi la torture, il allait achever son œuvre. Ce fut sur ces entrefaites que mes compagnons de captivité formèrent un plan d’évasion.

Leur projet, pour être peu sûr, ne me parut pas impossible ; ils parvinrent à m’en instruire à l’aide d’un billet qu’ils glissèrent dans mon cachot. Pour mon compte, je ne voyais guère en quoi un misérable aussi abattu que je l’étais pouvait leur servir, mais ils me prévenaient de leur venir seulement en aide, en pratiquant moi-même une assez large ouverture à la salle voisine de celle où j’étais enfermé ; ils m’assuraient de leur discrétion et de leur constance, et se réservaient la meilleure partie de ce travail dangereux. Cette révélation m’inspira une joie soudaine, je me jetai à genoux en remerciant le ciel et en le priant de seconder leurs efforts. Je me redressai, et pour aspirer les tièdes brises qui devaient me ranimer, je me suspendis aux barreaux de mon soupirail. C’était par une magnifique soirée d’octobre, on eût dit que le printemps régnait encore. Les fontaines chantaient au loin leur amoureuse cantilène, le ciel était bleu, les herbes frissonnaient, les oiseaux se posaient sur les dernières fleurs des buissons. On venait d’abattre dans la cour des prisonniers ce pan de mur qui donnait à ma prison un froid si triste, je voyais enfin traîner sur les dalles un lambeau d’azur céleste. Avec quels efforts je parvins ainsi à me hisser chaque jour jusqu’à cette place où je buvais l’air, la vie ! Jaloux de travailler comme les autres, je poussai si fort l’entreprise, que le trou en question fut bientôt fait. J’y passai d’abord la main, puis le bras, ensuite le corps. J’avais soin de recouvrir chaque jour cette œuvre souterraine de ma nuit, je replaçais la pierre et me tenais devant elle lorsque le gardien entrait. On m’avait débarrassé de mes fers depuis la torture, seulement les sentinelles du dehors étaient doublées.

Il y avait un mois que je poursuivais ma tâche, quand je crus apercevoir, la nuit, un jet de lumière dans la salle contiguë à ma prison. Ce mince rayon passait à travers les interstices de la pierre ; il m’étonna d’autant plus que jusqu’alors je savais cette pièce inhabitée. La lampe qui brûlait dans mon cachot ne pouvait éveiller l’attention de mes voisins ; elle était trop haute et sa clarté se mourait. J’eus l’idée toutefois de l’éteindre pour qu’elle ne me trahît pas ; et retenant mon souffle, je collai mon regard aux fissures de la muraille.

Je ne tardai pas à distinguer une vaste salle dont une table de marbre occupait l’espace en entier. Sur cette immense table, éclairée alors par le reflet d’une lanterne, plusieurs cadavres étaient déposes ; les uns mutilés, d’autres intacts, mais tous portant encore le stigmate violet que laisse aux prisonniers la pression constante des chaînes. Des aiguières, des fioles et des linges ensanglantés jonchaient le parquet. Au milieu de la table était un paquet oblong recouvert d’un voile… Devant ce paquet se tenait un homme dont je ne pus voir le visage, car il me tournait le dos ; à côté de lui était un masque qu’il venait sans doute d’ôter.

Cet homme prit sa lanterne, il y alluma un flambeau de cire, puis deux, puis trois, puis quatre, de façon qu’en peu de minutes, l’illumination du lieu devint complète.

Je vis alors un spectacle sinistre, effrayant, et dont l’image seule épouvante encore ma pensée. Cet homme, qui était vêtu entièrement de noir, ouvrit une boîte légère à côté de lui, il en tira plusieurs instruments ; puis, écartant le voile qui recouvrait le paquet, il en examina le contenu avec un grand soin…

C’était le corps d’un homme fraîchement exécuté. La tête du condamné se trouvant détachée du tronc, il la replaça, saisit son scalpel et commença à fouiller les chairs…

Je retins un cri, la sueur mouillait mes tempes. Ce cadavre ainsi livré au fer de l’anatomiste, je ne le reconnaissais que trop bien ; c’était celui de Matteo, l’un de mes fidèles condottieri, le plus fier, le plus beau, le plus jeune ! La hache du bourreau avait brutalement coupé cette tête ; ces yeux où brillait la flamme, la main d’un exécuteur les avait fermés ! Les cheveux de Matteo, sa barbe et ses lèvres gardaient de longues perles de sang ; sur sa poitrine brune dormait le saint scapulaire. La main impie de cet homme l’écarta, mais elle tremblait…

Il se rassura, et il poursuivit son étude opiniâtre sur le cadavre ; il enfonça plus avant le scalpel dans ces membres taillés sur le modèle d’une statue grecque. Il allait, il dépeçait, comme il eût fait d’un sujet de boucherie, jetant de temps à autre les yeux sur un livre ouvert, s’arrêtant pour le consulter, puis continuant après avoir repris haleine…

Je le regardai d’abord, en proie à un étonnement stupide ; puis, tout d’un coup, je ne le vis plus, le sang bourdonnait à mes oreilles, le froid de la mort gagnait mes pieds. Vous dire les tourments que j’éprouvais alors m’est impossible un instant je crus que Matteo allait crier…

Enfin, je m’évanouis…

Oui, je m’évanouis, moi, ce même homme qui avait plus d’une fois marché dans le sang sous le feu des escopettes ; je m’évanouis comme une femme, moi, Pompeo, un condottiere, presque un bandit !

Mais, c’est que je ne vous ai pas dit assez l’acharnement de cet homme… Cela tenait à la fois du sacrilége et de la démence !… Matteo était un révolté, j’en conviens ; mais, n’était-ce pas assez pour lui du glaive de la loi ? Enfin, que ce fût alors illusion ou réalité, il me sembla que cet homme avait prononcé mon nom à deux fois au milieu d’interjections confuses.

Devais-je donc avoir le même sort que Matteo ?

Cette idée m’épouvanta, je me demandai aussi quel était ce mystérieux anatomiste…

Je n’avais pu voir ses traits, mais le son de sa voix, bien qu’assourdi, m’avait fait pâlir… Quand je repris mes sens, je voulus de nouveau regarder ; mais il avait disparu. La nuit était complète dans cette salle dont toutes les fenêtres étaient fermées. Je pensai qu’on en avait retiré le cadavre de Matteo…

La mort de ce généreux compagnon avait produit sur moi une impression telle de découragement, que je me jurai à moi-même de le rejoindre. Résolu à périr, je bouchai le trou de mon cachot, et, me jetant la face contre terre, je pleurai amèrement. Un jour avant, j’espérais encore embrasser celle que j’eusse tant aimé à rejoindre, mais depuis que j’avais considéré le cadavre de Matteo, il me semblait que mon tour allait venir. Je m’attendais toujours à voir entrer chez moi le bourreau, je sentais sa main se poser sur mon épaule. En proie au vertige que donne la fièvre, anéanti, foudroyé, j’apercevais comme dans un songe accablant deux êtres fantastiques dont l’air glacé me raillait : l’un était cet odieux ravisseur sur qui j’avais tiré dans l’obscurité de la nuit ; l’autre, ce médecin que j’avais surpris dans ce ténébreux laboratoire… Ce qu’il y avait d’étrange pour moi, c’est que ces deux hommes portaient le masque tous les deux, et qu’ils déjouaient ainsi mes recherches. Ne faisaient-ils donc qu’une seule et même personne ? Vainement avais-je interrogé le gardien de ma prison ; il avait paru ne pas connaître le docteur.

J’étais en cet état de marasme et de désespoir, lorsque tout d’un coup j’entendis tirer un soir les verrous de mon cachot. Le geôlier m’annonça une visite, c’était celle du podestat. Il m’apprit que la décision souveraine de mon sort était remise aux tribunaux de Florence, qu’on allait m’y transférer au plus vite avec d’autres accusés, mais que cependant, si j’avais quelque réclamation à faire, je devais m’adresser au médecin de la prison. Redoutant pour mon état les suites d’un tel voyage, je fis appeler le docteur, qui arrivait de France, disait-on. Ma stupeur fut grande en voyant entrer dans mon cachot un homme masqué… Il me paraissait de la taille du personnage qui avait mis à nu chaque muscle de Matteo ; j’avoue que je tremblai devant ce familier de la mort. Lui, cependant, il m’examinait avec un calme apparent. Il compta d’abord les faibles pulsations de mon pouls, il posa sa main sur mon front brûlant ; cette main me fit horreur. Je m’attendais à le voir au moins touché de ma misère et de ma faiblesse, mais il déclara que cette translation me rendrait des forces. Il fit plus, il surveilla les préparatifs de mon départ avec une minutieuse attention. Comme tous mes juges me parlaient alors sous le masque, je vous l’ai dit, il ne me parut pas surprenant que celui-ci le portât, seulement le son de sa voix me replongeait dans le doute. Enfin, je le quittai et je revis cette Florence où chaque pierre me gardait un souvenir. Je revis les lieux où j’avais aimé si ardemment une femme dont je n’avais plus alors de nouvelles, je revis la place où jadis était mon palais : on l’avait vendu, le sol n’avait plus que des décombres ! Avant d’être traduit devant mes juges, il me fallait passer par une petite place où s’élevait la maison de celle que j’aimais ; cette maison avait un balcon. Que devins-je, grand Dieu ! en reconnaissant sur ce balcon même le plus cruel et le plus imprévu des spectacles !

Au sein de cette place où je faisais jadis caracoler mon cheval d’Espagne pour attirer ses regards, je vis un assez grand concours de peuple. Le balcon était vide ; mais à ses barreaux pendaient encore des chiffres entrelacés. Le myrte et les rubans entouraient ces écussons ; je reconnus le nom de ma bien-aimée uni au nom du chef des gonfaloniers de la ville, à ce même homme qu’on avait voulu forcer la jeune fille à prendre pour époux. En même temps, et comme la charrette qui me portait avec tous mes compagnons tournait le pont du Saint-Esprit, je distinguai une femme sur le bras de laquelle un pâle vieillard s’appuyait : c’était elle, elle mariée depuis trois semaines ! En me reconnaissant, elle se cacha le visage de ses deux mains et poussa un cri ; son écuyer la soutint, elle s’était évanouie… À sa vue, je cherchai à me dégager de mes liens, à me précipiter vers elle, à la relever ; mais le chariot m’emporta d’un bond rapide, mes menottes n’étaient que trop sûres. Arrivé devant mes juges, je ne pus trouver une seule parole, j’entendis à peine leur sentence : on m’avait condamné à mort ! Quand je me retrouvai dans la prison, un nuage épais étendait son cercle autour de moi… Le geôlier, autant que je pus comprendre, tant la perception des objets m’était devenue difficile, venait de nous ranger comme un bétail immonde dans la cour. Le soleil tombait d’aplomb sur mon crâne nu, la douleur éteignait en moi tout sentiment… je tombai. Ce fut seulement alors que je crus entendre ces paroles jetées par un homme au geôlier Jeronimo, à voix basse :

— Jeronimo, celui-ci est mort, son cadavre m’appartient.

— Une vague terreur s’empara de moi à cette phrase morne et brève. La vie me quitta, je me sentis lié par un sommeil léthargique… Combien de temps dura ce sommeil ? je ne sais ; mais quand je rouvris les yeux, un homme, ou plutôt un spectre, était devant moi, tenant son scalpel en main. Déjà même la pointe aiguë de son instrument avait pénétré ma chair… Je me relevai comme un taureau piqué par la lance du picador.

C’était bien le même masque, le masqué, homme ou démon, qui avait porté la main sur le corps de Matteo !…

Retrouvant ma force dans ma blessure, j’arrachai le velours qui cachait ses traits, et alors je vis… un monstre !…