Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/07

M. Lévy (tome Ip. 73-81).

VII

LE TRIPOT.


À l’aspect de ce visiteur hardi, Charles Gruyn ouvrit d’abord de grands yeux, ensuite il posa la main sur son épée… Un éclat de rire le désarma.

— Bellerose ! murmura-t-il.

— Eh bien ! oui, moi, Bellerose ; as-tu donc peur de moi ? demanda le comédien. J’avoue que ma façon de m’introduire ici a dû t’étonner… Nous veillons donc, mon cher ? nous composions peut-être un sonnet à notre belle inconnue ? Moi, je venais te chercher ; j’allais tâcher de t’éveiller le plus discrètement possible, à l’aide d’un caillou lancé contre ta fenêtre… Il fait noir en diable mais on connaît son Paris.

— Que me voulais-tu ?

— Ventrebleu ! laisse-moi d’abord reprendre haleine. Arrose ici mon discours d’un coup de vin d’Arbois, ou je suis mort.

— Voici un flacon et un verre, dit Charles en les posant devant Bellerose ; mais parle.

— D’abord, observe mon habit.

— Ton habit est fort beau, et tu l’as sans doute emprunté à ton théâtre. Tes chausses sont merveilleuses, tes rubans superbes ; après ?

— Après ? Eh bien, il faut à l’instant que tu me suives. Je veux te mener ce soir en belle compagnie.

— Oui, la compagnie des comédiens ! objecta Charles avec ironie.

— La dédaignerais-tu ?

— Non ; mais tu conviendras que ce n’est pas là ma place. Quelques scènes bouffonnes que Turlupin va jouer, sans doute, pour nous faire rire après un joyeux souper ; une farce de Gautier Garguille, ou la pasquinade du Soleil levant, représentée par Gros-Guillaume… Mon cher Bellerose, je suis las de ces choses-là.

— C’est cela, reprit Bellerose, nous t’ennuyons à présent. Tu n’étais pas si fier, il y a un mois, quand je te conduisais aux Pois pilés[1] en compagnie de quelques clercs de la Bazoche ! Mais depuis qu’on te surprend à soupirer sous la fenêtre de quelque dulcinée mystérieuse, je ne te reconnais plus, je te renie ! Je fais fi des amours que le guet vient interrompre !

— Bellerose, dit Charles d’un ton sérieux, crois-moi, je n’ai, ce soir, cœur à rien. Ma conduite fait gémir mon père, elle désole Mariette. Demain, oui, demain, je partirai, et tu n’entendras plus parler de moi ! ajouta Charles avec un soupir.

— Laisse donc ! avec ta figure, l’on est toujours sûr de réussir tu as la mine d’un prince ! Tiens, c’est ce que me disait tout à l’heure encore le capitaine la Ripaille, qui s’y connaît : « Voilà un gaillard qui ira loin ! » affirmait-il devant la belle Maguelonne, le premier sujet de notre troupe. Tu ne connais pas Maguelonne ? je le parie.

— Et que me fait Maguelonne ?

— C’est possible ; mais elle m’a rudoyé à cause de toi. Elle t’a vu l’autre soir, quand je représentais le prince Orondate. Quel magnifique costume ! J’avais des bottines à dentelle de Frise et un pourpoint sang de bœuf. Tout le monde me trouva éblouissant ; oui, mais Maguelonne n’eut, tout le temps de la comédie, des yeux que pour toi… Ma parole d’honneur, tu me fais du tort, c’est moi qui devrais partir ; demain, je déserterai la troupe !

— La bonne folie !

— Écoute donc, nieras-tu que je sois un homme de grand air, et me trouverais-tu, d’aventure, quelque défaut ? Je suis un miroir d’élégance de la tête aux pieds, ajouta Bellerose avec emphase ; l’astre de la comédie, c’est moi. Quand je ne joue pas, tu le sais, il n’y a pas de quoi payer les chandelles… Mais je suis modeste, je me retire devant tes innombrables perfections. « Quel est donc ce jeune seigneur si bien fait ? a demandé Maguelonne dès qu’elle t’a vu. Il paraît bien riche, ajouta Circé, notre chanteuse. Comme on devine en lui le gentilhomme, a continué la tendre Olympe. » Et moi, pendant ce temps, je déclamais les vers d’Orondate ; les regrattiers et les laquais ont seuls déchaîné le brouhaha ! Je devrais t’en vouloir, mais je ne m’en sens pas le cœur. Seulement, rassure-toi, je ne te mène point à quelque comédie du jour ; nous jouerons, ce soir, mais c’est au lansquenet que je veux te voir jouer. Tu es annoncé, partons !

Bellerose arrangea les tuyaux de sa collerette, caressa la plume de son feutre, et jeta sur ses habits un coup d’œil de complaisance.

C’était un fort bel homme et un grand fat. Il dansait la sarabande admirablement, tirait l’épée et faisait des vers. Au dire des auteurs du temps, Arlequin sous le masque, et Marais dans un pas de Bergame ne le valaient pas, Bois-Robert le régalait souvent de darioles sous la statue du bon roi de bronze qui est au pont Neuf ; dans tout son quartier, on le nommait le prince Hector. Une bourse problématiquement enflée, un couteau et une montre étaient suspendus à la chaîne de son ceinturon, ce qui était alors le nec plus ultra de la mode. Il tira froidement de sa poche le manuel de Robert Beinière à l’usage du lansquenet, et le présenta triomphalement à Charles Gruyn.

Ce bouquin de Bellerose était plus usé que le bréviaire d’un chantre ; le comédien le savait par cœur, et il ne se fit faute de s’extasier sur ses mérites. Par ce livre, on devait infailliblement gagner. Le chevalier Clidamant, grand joueur, l’avait annoté, le baron de Saint-Brice avait fait fortune grâce à ses préceptes. Bellerose le plaçait bien au-dessus de Pline et d’Aristote.

— Voilà, s’écria-t-il, le livre par excellence le seul que les jeunes gens de famille doivent étudier ! Par la morgoy ! les hommes de cour y puisent mieux qu’ailleurs des leçons de gentillesse. Il guérit de tout : de la fièvre, du mal de dents, de l’hydropisie et même de l’amour ! Vive à jamais le jeu, il vaut mieux que la bouteille ! Laisse-toi donc combler de ses faveurs, mon jeune ami ; viens, suis-moi bien vite chez Eudes Roquentin, notre ami, qui demeure au pont de la Tournelle. Roquentin nous prête son gîte, sa table et son vin. Tu conviendras toi-même que nous serons là plus en sûreté pour notre jeu que chez ton père. À propos, tu n’as pas de nouvelles de l’homme à la bourse ? Je ne sais pourquoi ce drôle, avec sa rapière, ne me présage rien de bon.

— Bellerose, mon ami, vous êtes fort mal dans les papiers de maître Philippe, dit Charles d’un ton sévère et contraint. Il m’a dit que demain il vous demanderait de le payer.

— Ah ! il a dit cela, le vieux renard ? reprit Bellerose d’un ton léger. Il croit, n’est-il pas vrai, que je te dérange ? Qui diable a mis cet homme-là dans ta famille ? Il ferait beau voir que tu vécusses ici entre des pintes et des verres ! L’ingrat ! quand je songe qu’il me doit tout !

— Oui ; mais tu lui dois. Allons, rassure-toi ; je payerai.

— Tu payeras, as-tu dit ! Et l’on parle de Castor et Pollux ! Charles, laisse-moi t’embrasser ! Mais ne va pas croire, au moins, que j’accepte ; non, je veux jouer, je veux payer dès demain ce père barbare. Te donne-t-il seulement de quoi jouer à la fossette ? Réponds.

— Tu vois cette bourse ? elle est assez bien garnie, reprit Charles.

— Tu ramasseras le triple de cet or sur les tables de Roquentin.

— Mais Mariette, mais mon père ?

— Ils reposent tous deux, qu’as-tu à craindre ?

— Ainsi, tu veux que je joue ?

— Je le veux, parce que dès demain tu pourras offrir avec cet argent une collation ou un cadeau à ta belle… S’il faut te donner un bon coup d’épaule, je suis là.

— Quoi ! tu m’aiderais ?…

— À tout oser, c’est mon fort. Il faudra d’abord que la dame assiste à nos comédies.

— Là, je pourrai lui parler.

— Tu lui donneras un sonnet, un sonnet que je commande dès ce soir à Saint-Amand. Oh ! il le fera.

— Mais si elle connaissait mon nom, mon état…

— Allons donc ! tu choisiras un nom de théâtre.

— Tu as réponse à tout, et véritablement je t’admire.

— Dépêchons, nos joueurs sont rassemblés.

— Un instant… Si du moins j’écrivais à Mariette… Je ne sais… ajouta Charles, mais un pressentiment secret me dit que peut-être je ne vais plus la revoir.

— Tu es un enfant ; demain elle trouvera sur son escalier ce même Charles qu’elle aime. Tu auras soin de pousser cette fenêtre sans la fermer ; aux lueurs de l’aube, tu rentres, quand ton père et Mariette dorment encore…

— Va donc, je te suis ; mais tu es un tentateur !

— Je suis ton ami, et rien de plus, dit Bellerose qui enjamba la fenêtre.

— La nuit doublait alors l’épaisseur froide de ses ombres, le vent soufflait, la lanterne de la Pomme de pin était prête à rendre son dernier souffle. Sur la façade noire du cabaret brillait un seul jet de clarté, c’était la lumière de la lucarne ouvrant sur la chambre de Mariette.

— Pauvre enfant, elle veille ! pensa le jeune homme. Ah ! pourquoi faut-il que mon cœur ne soit plus à moi !

Ils franchirent bientôt le pont Marie, dont quelques rares lumières éclairaient les toits amoncelés, puis tous deux gagnèrent la maison d’Eudes Roquentin sur le pont de la Tournelle.

Les fenêtres du logis étaient ardemment illuminées ; plusieurs chaises et brouettes stationnaient à la porte sous le vestibule des laquais jouaient aux dés.

— Chut ! murmura Bellerose ; voici le capitaine la Ripaille !

La Ripaille descendait alors, en effet, de sa chaise, aussi enrubanné que le marquis de Mascarille… À son feutre neuf, à ses gants parfumés, on eût pu le prendre pour un seigneur.

Bellerose l’avisa, courut à lui ; ils échangèrent tous deux quelques paroles à voix basse.

— Je vous présente, messieurs, la fine fleur de la cour et de la ville, dit le comédien en entrant dans le tripot. Voici un joueur comme on n’en a jamais vu en un mot, c’est mon élève !

Cette phrase de Bellerose fut étouffée sous le bruit flatteur des applaudissements ; chacun se prit à considérer Charles Gruyn.

— C’est un Amilcar, reprit le capitaine la Ripaille ; celui qui voudrait s’escrimer d’estoc avec lui aurait auparavant affaire à moi !

La pièce où Charles se trouvait alors introduit présentait, il faut bien le dire, quelque désordre… Les lumières n’y répandaient qu’une lueur terne et blafarde ; le regard du jeune homme y chercha vainement des visages de connaissance. Les joueurs rassemblés chez Eudes Roquentin, l’ami du comédien Bellerose, conservaient tous sur leur morne physionomie ce type indélébile que Caravage fixa avec tant de bonheur dans son tableau de l’Enfant prodigue. Des coupe-jarrets, des capitaines de raccroc, des seigneurs mantouans qui se disaient exilés de leurs terres, des pages, des Allemands et des comédiennes, ornaient le jeu. Six chandelles, fichées sur de longs bâtons en croix, formaient le lustre, et Charles Gruyn, en s’asseyant, ne remarqua pas sans surprise que tous ces gens de mine peu rassurante s’empressaient de lui donner la bienvenue.

Accoudée à la chaise de Charles, Olympe minaudait avec son collier de perles ; elle laissait tomber sur le jeune homme un regard subtil, pénétrant.

— Malheureux au jeu, heureux en amour ! Vous ne jouerez pas, mon gentilhomme ! dit-elle à Charles d’une voix maligne ; c’est le proverbe, et vous n’allez pas lui donner un démenti !

Olympe était belle de cette beauté de convention dont toute femme asservie au théâtre se montre fière. Elle avait de longs cheveux noirs comme l’aile d’un corbeau, et la peau d’un lustre éblouissant. Sa robe étoilée laissait à découvert ses bras nus, Bois-Robert avait comparé dans un sonnet ses joues à la pêche et sa bouche au muscat. Dans ce temps-là, les poëtes étaient des peintres ; un portrait d’eux suffisait. Olympe eut un jour grand mal à l’un de ses yeux, et Saint-Amant lui avait adressé les stances du Bel Œil malade. On citait ses mourants, au nombre desquels on rangeait le beau marquis de Prinçay. Quand Charles tira sa bourse, Olympe ressentit un frémissement égal à celui de la couleuvre au soleil ; elle comprit tout sans l’aide de Bellerose.

Bellerose, appuyé alors au bras du Capitaine, faisait le tour des tables de jeu ; il s’arrêta à la principale, celle de son ami Eudes Roquentin.

Roquentin était un de ces braves garçons qui se croient élevés au troisième ciel dès qu’ils ont touché la main d’un comédien ou d’un poëte. Il ne jouait pas, mais il aimait à voir jouer, les coups et les exclamations des joueurs le récréaient. Les syrènes de l’hôtel de Bourgogne nageaient dans ses eaux sans que le beau jeune homme en soupçonnât le limon. Il tenait table ouverte et se laissait gruger par ses amis, sous le spécieux prétexte d’être grand et libéral. Bellerose s’en vint lui frapper familièrement sur l’épaule.

— Tu ne joues pas ? lui demanda~t-il.

— Je n’oserai jamais tenir la banque contre monsieur, objecta timidement Roquentin.

— Ce sera donc moi qui la tiendrai, reprit le capitaine la Ripaille. Un brave tel que moi ne recule jamais, et cependant voilà un rude ennemi !

Les cartes placées, le jeu se forma, Charles gagna une première fois, une seconde, une troisième.

— Je commence à croire que vous n’êtes plus si amoureux de la dame en question, lui dit Olympe.

— Quelle dame ? demanda Charles.

— Vous voulez ruser, je crois, celle dont vous avez arrêté le cheval l’autre jour si à propos.

Charles se mordit les lèvres. Il se sentait blessé qu’une comédienne pût soupçonner l’état de son cœur ; l’insistance d’Olympe l’embarrassa.

— Je pourrais bien, seigneur cavalier, vous en dire long sur elle.

— Parlez, murmura Charles, le jeu m’ennuie, bien que j’y sois heureux ; mais comment donc cette dame…

— Assez, reprit Olympe, vous ne seriez plus au jeu… Laissez-moi tenir les cartes… vous êtes mon trésorier, voilà tout.

Olympe s’assit à la place de Charles, qui se résigna.

— Je saurai peut-être ce que j’ignore par cette femme, pensa-t-il.

Olympe tailla, et Charles perdit.

— La dame de vos pensées, dit Olympe avec un flegme de sorcière, est une belle et noble dame.

— Belle et noble, c’est vrai,

— Mais ce que vous ignorez, c’est qu’elle aime…

— Qui donc ? demanda Charles avec impétuosité ; le nom de mon rival, son nom !

Et le regard de Charles laissait échapper de vives et fougueuses étincelles, ses yeux respiraient à la fois l’amour, la haine, la vengeance.

— Votre bourse ? dit Olympe, le jeu continue et vous n’êtes point au jeu, mon gentilhomme.

Charles donna sa bourse, mais il ne vit point l’empressement affamé d’Olympe ; il la conjurait, il la pressait ; un bachelier consultant, une bohémienne eussent été moins vifs, moins haletants. Le jeu redoublait, Olympe et Bellerose tenaient les paris.

— La dame, reprit Olympe, aime donc, mon cher, un jeune et beau capitaine…

— Mensonge que cela, objecta Charles. Le nom de ce capitaine, encore une fois ?

— Mon cher la Ripaille, poursuivit Olympe avec un calme désespérant, respectez les secrets de vos amis… Vous le voyez, on me presse… C’est à moi de jouer… je demande grâce…

— Nous avons perdu ! balbutia Olympe tout d’un coup, pendant que Charles adjurait le capitaine de parler ; mon gentilhomme, voici votre bourse.

Et riant aux éclats, Olympe jeta à Charles sa bourse vide, prit le bras du capitaine et passa dans la galerie voisine.

— Monsieur veut-il me faire l’honneur de m’emprunter, dit au jeune homme Eudes Roquentin : la nuit est longue et la chance peut tourner.

  1. Théâtre de l’époque de Henri IV, qui subsista longtemps encore après lui.