Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 81-83).

XIII

UNE ERREUR JUDICIAIRE.


Cléophas résista au constable qui voulait l’empoigner.

Il s’encanta contre le comptoir de la barre. Il se croisa les bras sur sa poitrine et roulant des yeux enflammés par la colère il dit d’un ton indigné :

« Il y a un bout pour maganer un homme. Pensez-vous que je suis venu à St-Jérôme pour me faire interboliser de cette façon ? Ah cré nom d’un chien ! Venez-y donc me poigner. »

Le constable voyant qu’il allait avoir de la difficulté à amener son homme, demanda du secours.

Les villageois s’emparèrent de Cléophas.

Quelques minutes après il fut lié avec des cordes à linge et conduit au Palais de Justice. On réveilla le vieux gardien, qui ouvrit la porte et le constable traîna son prisonnier dans la grande salle d’audience. Là il fallut attendre l’arrivée du juge de paix. Le magistrat ne tarda pas à arriver et les témoins furent assignés à comparaître au plus coupant. On alla chercher Ursule. Celle-ci constata l’identité du prisonnier comme l’auteur de l’attentat meurtrier sur sa personne.

Ce témoignage suffit au magistrat qui donna l’ordre de transférer l’accusé à Ste-Scholastique le chef-lieu du district judiciaire de Terrebonne, afin d’y être emprisonné en attendant son procès. Tous les témoins durent partir le même soir pour Ste-Scholastique afin de donner leurs dépositions à l’enquête préliminaire.

Le constable et le juge de paix firent atteler un des vieux stages et voilà tous nos gens en route.

Il était alors onze heures du soir.

Le ciel était étoilé. Il soufflait du nord une brise remplie des austères parfums des forêts voisines. Nos voyageurs devaient faire une excursion des plus agréables.

Le trajet entre St-Jérôme et Ste-Scholastique se fit en une heure, en longeant les courbes gracieuses de la Rivière du Nord, sous la double rangée de hêtres et d’érables qui la bordent.

Lorsque Cléophas et son cortège entrèrent dans le beau village de Ste-Scholastique, tous les habitants dormaient. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres.

Le constable fit arrêter sa voiture devant la prison et cogna plusieurs coups à la porte pour faire réveiller le geôlier M. Drouin. Celui-ci après quelques instants fit grincer une clé dans la serrure et la lourde porte s’ouvrit pour recevoir le constable et son prisonnier.

Cléophas fut débarrassé de ses liens et conduit dans une cellule.

Le constable alla retrouver les témoins et le magistrat décida que la déposition ne serait prise avant le lendemain matin.

Ursule fut mise en pension chez Lacroix.

Le juge de paix, le constable, Caraquette et Bénoni allèrent prendre une larme chez Scholastique et ensuite ils se couchèrent à l’Hôtel Doré.

Le lendemain matin, un samedi, tout Ste-Scholastique était sur pied. Chacun avait eu vent du crime de St-Jérôme et chacun grillait d’être rendu au moment où il lui serait permis de voir le prisonnier. Jamais excitation semblable n’avait régné dans la place depuis l’affaire des Indiens d’Oka.

Enfin dix heures sonnèrent. Déjà, toutes les banquettes de la cour étaient remplies. Les agents de l’autorité avaient entendu dire que le prisonnier avait agi comme un forcené lors de son arrestation, ils s’étaient armés pour la circonstance. Le shérif Rousille portait son grand sabre et son député Grignon avait à sa ceinture le couteau catalan de M. A. Raby. Enfin le magistrat Valois prit place sur le banc et le prisonnier parut en cour. En le voyant les gens de Ste-Scholastique se disaient les uns aux autres : c’est un vrai « warrox ». C’est lui qui a fait le coup.

Cléophas entendit sans trahir aucune émotion l’acte d’accusation. Lorsque le juge lui demanda s’il était coupable il répondit d’une voix ferme : Non coupable. Après que le greffier eut les dépositions des témoins il fut décidé que Cléophas serait écroué en attendant les prochaines assises de la cour criminelle du district.

La cour se vida et le prisonnier fut logé dans sa cellule.

Le lendemain matin, c’était un dimanche.

Il n’y avait pas de messe parce que les rouges de l’endroit étaient en gribouille avec le curé au sujet de la construction d’un nouveau presbytère. La chicane s’était envenimée et la conséquence fut que l’église resta fermée en attendant la décision des arbitres.

Comme il faisait beau ce jour-là presque tous les habitants de Ste-Scholastique allèrent entendre la grande messe à Ste-Thérèse.

Le geôlier naturellement resta chez lui pour avoir l’œil sur son prisonnier. Comme Cléophas paraissait bien tranquillisé, le geôlier crut qu’il pouvait se livrer à sa passion favorite en faisant un peu de musique sur son harmonium. Lorsqu’il avait écorché un morceau, M. Carmel un de ses amis le reprenait pour l’estropier.

Cléophas qui aimait à entendre des airs bien joués eut le tympan offensé par les notes discordantes des musiciens. Il se dit :

— Je veux bien être prisonnier pour un crime que je n’ai pas commis, mais que le diable m’emporte si je reste à entendre cette musique bien longtemps.

L’harmonium continua à faire monter ses notes graves au cachot de Cléophas.

Celui-ci se fâcha et tira un couteau de sa poche. Il monta sur un banc et se mit à gosser les barreaux de sa cellule. Après une heure de travail il réussit à en desceller deux et il fila par la fenêtre. Il se rendit à la course jusqu’à la gare et se mit à suivre la track du chemin de fer dans la direction de Montréal.