Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 52-56).

IV

OÙ CARAQUETTE SE FAIT ALLER.


M. Caraquette en sortant de la résidence du comte s’était rendu à l’Hôtel du Canada, où il occupait la chambre No 86, au quatrième étage dans l’aile la plus paisible de l’établissement.

Il avait apporté avec lui du Nouveau-Brunswick, quatre grosses malles aux ferrures solides, ce qui laissait croire qu’il appartenait à la classe des commis-voyageurs.

M. Caraquette était peu communicatif avec les habitués de l’hôtel et ses mouvements étaient réguliers comme ceux d’une horloge.

Le matin et l’après-midi il s’absentait de l’hôtel pendant une heure qu’il consacrait à la promenade ou à ses affaires privées.

Le soir il s’enfermait dans sa chambre où l’on voyait le gaz brûler jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Après sa déconvenue chez le comte de Bouctouche, M. Caraquette entra dans son appartement contrairement à son habitude, il n’en sortit pas pour faire sa promenade de l’après-midi.

En entrant il avait lancé son chapeau de castor gris sur une table au risque de le bosser et plaçant ses pouces dans les échancrures de son gilet, il se promena dans sa chambre, les regards levés au plafond comme s’il eût cherché une inspiration d’en haut.

Tout à coup il s’arrêta et baissa la tête en plaçant l’index de la main droite en forme de crochet sur l’arcade de son nez.

Il eut l’air de s’arrêter à une idée.

Il ouvrit une de ses malles et en sortit une boîte de ferblanc fermée avec un cadenas à secret.

Il ouvrit la boîte de ferblanc et en tira une liasse de papiers qu’il jeta sur la table.

Il trouva dans la liasse une lettre portant, dans la cire noire avec laquelle elle était cachetée, le sceau armorié de M. de St-Simon.

Le cachet n’avait pas été rompu.

La lettre était adressée à M. Caraquette.

Au-dessus de l’adresse, on lisait en encre rouge les mots suivants :

Cette lettre ne devra être ouverte que dans le cas où le vicomte de Bouctouche serait mort ou in articulo mortis.

M. Caraquette brisa le cachet et sortit la lettre de l’enveloppe.

L’épître se lisait comme suit :


« Cher ami,

« J’ai un secret d’une haute importance à te communiquer. Il importe que tu le saches afin que tu exécutes scrupuleusement mes dernières volontés contenues dans mon testament. Ce secret, pour des raisons que tu pourras apprécier ne pouvait être divulgué dans l’acte testamentaire. Si je t’ai donné instruction d’être présent à l’inscription du décès de mon petit-fils sur les registres de l’état civil, c’est que j’ai craint que son père ne lui substituât un autre enfant afin de rester avec la jouissance de ma fortune. Je tiens à ce que tu constates personnellement l’identité du défunt. Mon secret est le signe à l’aide duquel tu reconnaîtras mon héritier, le véritable vicomte de Bouctouche. En 1874 j’étais allé à Montréal avec ma fille Madame de Bouctouche pour assister à la célébration de la grande St-Jean-Baptiste. La comtesse fut très impressionnée par la grandeur de la démonstration. Quelques mois plus tard elle me rendait grand-père d’un petit-fils que j’avais longtemps demandé au ciel. Ce petit-fils c’est le vicomte de Bouctouche. Il porte sur son corps une marque à laquelle il pourra toujours être reconnu. Il a sur la fesse gauche l’empreinte bien dessiné d’un castor rongeant une feuille d’érable. Au-dessus du castor, tu pourras lire en lettres très distinctes les mots : « Travail et concorde ».

Maintenant, mon cher ami, avec ces données, tu peux empêcher toute substitution d’enfant advenant la mort du vicomte, qui, je crois, ne jouit pas d’une très forte santé.

Tout à toi,
CALIX DE ST-SIMON.

Caraquette, après la lecture de cette lettre, resta rêveur pendant quelques minutes.

Il s’agenouilla devant une de ses malles et en fit jouer la serrure à secret.

Cette malle contenait une vingtaine de boîtes en ferblanc. Chacune de ces boîtes renfermait des valeurs monétaires ou des obligations pour un montant considérable.

Caraquette mit dans son portefeuille une liasse de billets de banques et sortit de l’hôtel.

Il se rendit chez un perruquier de la rue Notre-Dame. Lorsqu’il reparut sur la rue il était méconnaissable. Caraquette portait une barbe roussâtre qui lui couvrait la moitié de la figure. Son chapeau de castor gris avait été remplacé par un feutre mou bossé comme le chapeau d’un bommeur ou d’une maquignon américain.

Il recommença sa promenade sur la rue St-Denis, près de la maison du comte de Bouctouche.

Il vit la voiture de louage s’arrêter devant la résidence du comte et, plus tard, caché en arrière de la boîte d’un arbre, il put assister au départ de la famille.

Une vingtaine de minutes après Caraquette avait loué un dog-cart et se lançait à la poursuite des fugitifs.

Rendu à Ste-Thérèse, Caraquette afin de ne pas exciter les soupçons du comte de Bouctouche, avait changé son dog-cart pour un bogboard.

Il avait soin de ne pas s’approcher de trop près de la voiture du comte.

Malheureusement pour lui vers deux heures du matin, la lune disparaissait au moment où il était rendu à la bifurcation du chemin de St-Janvier avec ceux de St-Jérôme et de St-Colomban de la Seigneurie des Mille Îles.

Caraquette se trompa de route et ne reconnut son erreur que lorsqu’il fut rendu près de la route de Ste-Scholastique.

En essayant de revirer sa voiture, une des roues monta sur une grosse pierre. Le bog-board fut renversé et un des timons fut brisé avec le dash-board.

Caraquette fut obligé de faire un mille et demi à pied pour aller acheter un bout de corde chez un habitant afin de réparer le dégât et de continuer sa route.

Il était midi lorsqu’il entra dans St-Jérôme.

Il avait appris que le comte et sa famille s’étaient arrêtés à l’hôtel Campeau.

Naturellement il ne voulut pas courir le risque d’être reconnu par M. de Bouctouche. Il traversa le village et se rendit jusqu’au Cordon où il confia son cheval et sa voiture à un cultivateur de la localité.

Caraquette reprit à pied le chemin du village et se rendit chez un hôtelier près de la gare du chemin de fer.

Nous le laisserons en compagnie de l’aubergiste, pour aller trouver le comte à l’Hôtel Campeau.

M. de Bouctouche ne dormit pas longtemps. Après un somme qui dura environ une heure, il visita le cottage sur l’autre côté de la rivière et le loua pour l’été, moyennant un prix fabuleux pour les gens de St-Jérôme.

Deux jours plus tard la comtesse prenait possession de la maison.

Le petit vicomte affaiblissait de jour en jour. Bientôt la fièvre atteint son apogée et fut aggravée par le délire. Le comte envoya chercher un médecin par un messager, malheureusement le comté de Terrebonne était en élections et tous les médecins s’étaient absentés pour faire de la cabale.

Bref l’agonie arriva et le vicomte creva.

La comtesse eut le cœur brisé. La commotion que lui causa au cerveau cette grande douleur, ébranla temporairement sa raison.

Elle avait versé tant de larmes que ses glandes lacrymales étaient taries.

Le comte apprit la mort de son fils avec un sang-froid stoïque.

Il s’enferma dans sa bibliothèque et y passa cinq ou six heures.

Le lendemain matin il partit pour Montréal par le train de sept heures.


Le train de sept heures

Qu’allait-il faire à Montréal ?

Était-ce pour s’y assurer les services d’un entrepreneur de pompes funèbres de première classe ?

Non.

Le chapitre suivant vous expliquera l’objet de ce voyage.