Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 49-52).

III

OÙ LE COMTE COMMENCE À AVOIR PEUR DE L’HOMME AU CHAPEAU DE CASTOR GRIS.


Vers dix heures le soir du même jour, une voiture de louage s’arrêta devant la résidence du comte de Bouctouche. Une dame enveloppée d’un châle, une servante portant un enfant dans ses bras et le comte montèrent dans la voiture et baissèrent les stores. Le cocher fouetta ses chevaux qui se lancèrent au trot en montant la côte à Barron.

Le comte et la comtesse avaient pris toutes les précautions pour ne pas être reconnus sur la route.

La servante qui portait le petit vicomte sur ses genoux n’était autre qu’Ursule, l’amante de Bénoni.

La voiture suivit les rues Sherbrooke et St-Laurent et passa à travers le village St-Jean-Baptiste.

Le cocher ne ménageait pas les chevaux et leur faisait tenir un train de quatre lieues à l’heure.

Une dizaine de minutes plus tard l’équipage du comte était sur le chemin du Sault.

L’équipage du comte de Bouctouche se lança ensuite sur la route de Ste-Rose.

L’atmosphère commençait à se vicier dans l’intérieur de la voiture et le comte fit relever les stores et baisser les glaces afin de donner accès à l’air du dehors.

Ursule qui était assise en face de la comtesse, le dos tourné au siège du cocher, jeta un regard au dehors et vit au clair de la lune un nuage de poussière qui s’élevait sur la route à deux ou trois arpents en arrière de la voiture. Elle dit à la comtesse : — Madame, je crois qu’il y a une voiture par là-bas qui cherche à nous passer.

Le comte sortit la tête de la voiture. Il vit un « dog cart » dans lequel était une seule personne.

Cette dernière modérait l’allure de son cheval et semblait ne pas tenir à passer la voiture du comte ni à s’en rapprocher de trop près.

Le cocher, d’après les ordres du comte, arrêta à la première hôtellerie de Ste-Rose et fit boire ses chevaux.

Le dog-cart continua sa route un peu plus loin et s’arrêta près du pont.

La personne qui était dans cette petite voiture portait un feutre aux larges bords rabattus sur ses yeux. Sa bouche et son menton disparaissaient sous une barbe épaisse et rousse.

En passant près de l’hôtellerie où était entré le comte, l’inconnu ne tourna pas la tête et il continua sa route comme un voyageur qui connaissait parfaitement le district.

Le comte paraissait très intrigué par l’arrivée de cet étrange personnage.

Il s’était placé dans l’embrasure d’une fenêtre, et avait écarté discrètement un coin des rideaux en tapisserie qui masquaient le châssis.

Il n’avait jamais rencontré auparavant l’homme qui était dans le dog-cart et ses traits lui étaient complètement inconnus.

Il se mordit pourtant la lèvre inférieure et frappa avec le manche de son fouet la tige d’une de ses bottes à l’écuyère.

Si c’était un limier lancé sur sa piste par M. Caraquette.

Le comte fit résonner un timbre sur une table au milieu de l’appartement.

Le commis de bar parut et le comte lui demanda des rafraîchissements.

La comtesse prit un verre de vin chaud et Ursule se contenta d’un peu de gin. Le comte prit un verre de citron avec un peu de siphonnette et paya la consommation.

En partant il demanda au propriétaire de l’hôtel s’il avait vu passer l’homme dans le dog-cart.

L’hôtelier dit que l’individu devait être un étranger dans ces parages, car c’était la première fois qu’il le voyait.

Le comte, la comtesse et Ursule avec l’enfant remontèrent dans la voiture dont les chevaux reprirent un train de quatre lieues à l’heure.

Il était alors minuit moins quatre minutes.

En passant sur le pont de Ste-Rose, l’allure des chevaux fut tempérée. Les glaces de la voiture avaient été baissées et la brise du soir venant de la rivière rafraîchissait sensiblement l’intérieur du véhicule.

Tout à coup, pendant que la lune était voilée par un nuage qui passait, les personnes qui étaient dans la voiture entendirent un bruit étrange et quelque chose de noir entra dans la voiture et tomba sur la figure du vicomte que était endormi sur les genoux d’Ursule.

La bonne mit la main sur cet objet étrange. Elle toucha quelque chose de froid, de velu et de visqueux. Elle poussa un cri déchirant.

— Ô mon Dieu, madame ! Une souris-chaude, une souris-chaude collée sur le visage du petit !

La comtesse poussa un soupir, pâlit et s’évanouit.

Le comte enleva l’oiseau nocturne de la figure de son fils et le jeta hors de la voiture en disant :

— Voilà un sinistre présage !

Vers une heure et demie du matin, le comte et la comtesse traversaient Ste-Thérèse.

Tout le monde y dormait, pas une lumière ne brillait dans le village.

Ils n’entendirent pour tout bruit que les hurlements des chiens éveillés par les roulements du carrosse et alternant avec les notes graves des ouaouarons chantant dans les marais.

Les voyageurs passèrent inaperçus à Ste-Thérèse et s’engagèrent dans la route de St-Janvier.

Rien n’est plus monotone que le trajet entre Ste-Thérèse et St-Janvier.

Une savane longue de six milles sépare les deux paroisses.

La végétation y est sombre et triste, pas un colon n’a encore construit son habitation sur cette route toujours déserte.

Ce chemin s’appelle la Grande Ligne.

Quelquefois les roues s’enfonçaient jusqu’aux moyeux dans une terre forte désagrégée par les dernières pluies, quelquefois le carrosse roulait sur un terrain plus sec et le sable sous le sabot des chevaux s’élevait en épais nuages.

La comtesse cognait des clous.

Le comte sortit sa blague et chargea sa pipe d’écume cernée avec laquelle il tira quelques touches pour opérer une diversion à l’ennui de la route.

Il jeta un regard en arrière de la voiture et s’aperçut qu’il était suivi par quelqu’un monté sur un buck board.

Ce ne pouvait pas être M. Caraquette, car celui-ci conduisait un dog-cart.

Le comte fut rassuré.

Ursule s’était laissé gagner par le sommeil. Elle paraissait en proie à un affreux cauchemar.

Elle rêvait sans doute à Bénoni qui dormait sur les dures paillasses de la geôle.

N’était-elle pas la cause de sa captivité ?

Le petit vicomte râlait dans son sommeil ; il était facile de voir à son oppression que ses forces s’épuisaient d’heure en heure.

Vers trois heures du matin la voiture du comte s’arrêtait à la porte de l’hôtel Campeau à St-Jérôme.

Cinq ou six coups de manche de fouet bien appliqués sur la porte eurent pour effet d’éveiller l’hôtelier qui fit entrer les étrangers dans le salon.

Il assigna à chacun une chambre et sortit pour faire entrer les chevaux dans l’écurie.

Le comte conduisit sa femme à sa chambre à coucher et descendit au salon où il fit appeler le propriétaire de l’hôtellerie.

Il demanda à l’aubergiste s’il y avait dans le village un cottage de première classe à louer.

L’hôtelier lui répondit que moyennant une dizaine de dollars par mois, il pourrait louer un véritable petit château de l’autre côté de la rivière, construit sur un côteau commandant une vue de tout le village. Il y avait jardin, verger, écuries, avec circonstances et dépendances tenants et aboutissants.

M. de Bouctouche dit qu’il irait voir la propriété dans la matinée et il recommanda à l’aubergiste la plus grande discrétion sur la présence de la comtesse et de son enfant dans l’auberge.

Le comte alors se retira dans son appartement.

Ursule et la comtesse se déshabillèrent et quelques minutes après tout le monde dormait à l’hôtel Campeau.