Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 18-21).

IV

DÉSESPOIR.


Cléophas, le conducteur des petits chars, en sortant du Jardin Viger, avait juré de se venger des mépris d’Ursule.

La petite fortune dont il venait d’hériter avait fait naître dans son cœur une ambition qui le dévorait.

Il s’acheminait rêveur vers la rue Sanguinet où était sa maison de pension tenue par Madame Beauchiard.

Il entra chez lui et s’enferma dans son appartement.

Il s’assit au pied de sa couchette en bois mou et laissa tomber sa tête entre ses deux mains.

La main de fer du malheur s’appesantissait sur lui.

Il sentit un frisson courir en lui de veine en veine.

Une sueur glacée coulait le long de ses tempes.

Les fantômes de sa jeunesse et la douce image d’Ursule passèrent à chaque instant devant sa vue troublée.

Il resta ainsi plongé dans sa noire mélancolie pendant environ une heure.

Tout à coup il se leva et se mit à arpenter son appartement d’un pas saccadé.

Il s’arrêta devant l’embrasure de sa lucarne et se regarda dans un petit miroir fêlé dont une partie du vif argent avait disparu.

Il était tellement pâle qu’il eut peur de lui-même.

L’ange du désespoir l’avait touché de son aile lugubre.

Sans l’amour d’Ursule la vie lui était à charge. Son âme avait maintenant soif du néant.

Le malheureux voulait se suicider.

Il chercha un moyen pour exécuter son funeste projet.

Il se remémora plusieurs scènes de suicides qu’il avait vues dans les romans de Trançon du Poitrail, d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas.

Il y avait le suicide par asphyxie, mais ce genre de mort lui parut impraticable à cause des nombreux courants d’air et des ouvertures mal fermées de son appartement.

Le malheureux ne savait pas où aller pour acheter un réchaud.

Il n’y avait pas de charbon dans la maison de pension Beauchiard qui se chauffait pendant l’été avec de l’épinette, de la pruche et des déchets de moulin à scie.

Il songea à se donner la mort par la pendaison. Nouvelle


La mère Sansfaçon.

anicroche ; il n’y avait pas dans sa chambre une poutre à laquelle il pût attacher

la corde. La corde à linge de madame Beauchiard était trop vieille et trop pourrie pour pouvoir être utile dans une pendaison bien réussie.

L’idée lui vint de se flamber la cervelle d’un coup d’arme à feu.

Il chercha son revolver.

Impossible de le trouver.

Il se rappela de l’avoir prêté à un conducteur irlandais-orangiste qui s’exerçait au tir en attendant le 12 juillet.

Il ne restait plus à Cléophas qu’à recourir au poison. Mais il est difficile de se procurer à Montréal un de ces agents de destruction.

Un pharmacien ne lui vendrait pas un poison sans un certificat de médecin.

Cléophas commençait à désespérer de son suicide lorsqu’une idée lumineuse lui traversa le cerveau.

Il venait de voir sur son chandelier une quantité assez considérable de vert-de-gris, un carbonate de cuivre hydraté.

Il ouvrit son canif, et détacha le suif empoisonné qui adhérait à la tige du chandelier et le déposa sur le bout de sa table.

Ce poison métallique étant très désagréable au palais et pouvant occasionner des nausées, lui inspira de la répugnance.

Ce genre de mort lui parut prosaïque. Il renonça au vert-de-gris.

Il se promena de nouveau dans son appartement la tête basse et les deux mains dans les poches de son pantalon.

Il se dit : « Y a des imites à se faire mourir d’une manière aussi écœurante. J’ai autant aquète de prendre une autre espèce de poison ».

Il ouvrit le tiroir de son secrétaire et en retira une petite clé avec laquelle il ouvrit une armoire à placard placée dans la muraille.

En arrière d’un paquet de linge sale il trouva une bouteille de trois demiards aux trois quarts remplie d’un liquide à couleur d’ambre.

Il déposa la bouteille sur la table. Il versa une roquille du liquide dans un verre crasseux et le contempla pendant quelques instants. « Ça, s’écria-t-il, ça c’est de la poéson qui tue son homme coq ».

La bouteille fatale portait une étiquette avec l’inscription suivante : « Old Rye Whisky from Charles Meunier, grocer ».

Cléophas prit le verre à moitié plein et sans trembler le porta à ses lèvres.

L’effet du toxique fut très lent.

Cléophas prit une dose additionnelle.

La mort ne vint pas encore.

Il se versa une troisième rasade.

La tête commença à lui tourner.

Il lui semblait que les meubles de sa chambrette dansaient une sarabande fantastique. Un nuage lui voila les yeux et il tomba dans une douce somnolence.

Il avait dormi pendant environ une heure lorsqu’il entendit frapper à sa porte.

Basilisse, la vieille servante de la maison, lui donna deux lettres qu’elle venait de recevoir du facteur.

L’une des missives portait le timbre de Montréal et l’autre celui de Québec.


Basilisse, la vieille servante, lui donna deux lettres.