Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 12-17).

III

LA GROSSE PICOTTE.


Lorsque Ursule entra chez ses parents, après sa rencontre avec Bénoni au Jardin Viger, deux heures venaient de sonner à une grande horloge au tic-tac monotone placée dans un coin de la salle à manger.

Ursule fut surprise en entrant dans l’appartement de voir sa mère en grande conversation avec M. Cardinal, de la police sanitaire.

La mère Sansfaçon hochait la tête et ne paraissait point partager les idées de l’homme de police.

— Écoutez-moi, lui disait l’inspecteur, c’est l’officier de santé qui m’a envoyé ici. C’est la deuxième fois que je vous préviens en ami. Il faut que vous fassiez nettoyer votre cour pas plus tard que demain, sinon votre mari paraîtra devant le recorder ça lui coûtera joliment cher.

— Votre bureau de santé, disait la mère Sansfaçon, en a toujours contre les pauvres gens. Y a pas de danger qu’il fasse de misères à des gros comme Sir Louis Alaine.

L’homme de police sanitaire renouvela sa menace, en griffonnant quelques notes sur une feuille de papier qu’il avait tirée d’un portefeuille gras, il dit bonjour à la dame et sortit de la maison.

Après son départ, madame Sansfaçon se tourna du côté d’Ursule et lui dit :

— Tu vois ce qui nous arrive. Je te gage que les Brind’amour sont encore au fond de l’affaire.

Ursule, après s’être débarrassée d’une partie de sa toilette, s’assit près d’une table et se porta la main au front en disant qu’elle souffrait d’un violent mal de tête. Elle pâlit et parut sur le point de tomber en défaillance. Sa mère voyant que la maladie était grave la fit coucher sur son lit.


Tipite Sansfaçon.

Les services d’un médecin étaient urgents.

La mère Sansfaçon alla sur sa galerie et appela Ti-Pite.

Celui-ci ne tarda pas d’arriver.

Ti-Pite était le véritable type du gamin de Montréal.

Outre la vente du « Canard » il exerçait le métier de cireur de bottes au coin de la Place Jacques-Cartier.

Il portait un vieux feutre qui avait essuyé les ravages de dix automnes sur la tête de son père.

Ce feutre était percé à certains endroits et laissaient passer quelques mèches de ses cheveux mal peignés.

Sa chemise bleue carreautée n’avait pas été changée depuis quinze jours.

Ses pantalons étaient composés d’étoffes aux couleurs et aux nuances les plus disparates. Les pièces s’y appelaient légion. Les pantalons de Ti-Pite étaient retenus en sautoir depuis l’épaule gauche jusqu’à la hanche droite.

Ses souliers craquelés et veufs de leurs lacets, n’avaient plus qu’un rudiment de semelle.

Le reste de son costume était à l’avenant.

— Ti-Pite, dit Madame Sansfaçon, tu vas aller cri le docteur.

— Y a des imites pour courir au diable au vert. Le docteur dit qu’il ne viendrait pas pour nous soigner parce que poupa a pas payé le dernier compte.

— Tu vas aller en cri un autre. Ça presse. Tu iras chez le docteur Bibaud. Hourra dépêche-toi. Boutonne ta bougrine, amarre ta cravate comme y faut et range ton caste pour avoir la palette par devant. Tâche de pas avoir l’air polisson. Amuse-toi pas en chemin.

Ti-Pite détala en disant : Je cré ben que notre chien est mort chez le docteur.

Une heure plus tard Ti-Pite rentra dans la maison paternelle tout beurré de sang.

— Qui est-ce qui t’a équipé comme ça ? demanda la mère Sansfaçon. As-tu vu le docteur ?

— Oui, mouman, répondit Ti-Pite. Les petits Irlandais m’ont attaqué au coin de la rue Lagrossechaudière et de la rue Jacques-Carquier, comme je revenais de chez le docteur. Je leur disais rien et ils ont foncé sur moi. Ils étaient trois et je les ai poqués l’un après l’autre. Une gang s’est mise après moi et ils m’ont garroché des cailloux. Le docteur y dit qu’il viendra betôt.

Madame Sansfaçon prit son garçon par le bras et le conduisit près de l’évier et lui débarbouilla le visage.

Quelques minutes après le docteur frappait à la porte de la cuisine.

Madame Sansfaçon conduisit le médecin au chevet d’Ursule qui paraissait en proie à une fièvre ardente accompagnée de délire.

Le docteur prit le pouls de la malade et compta les pulsations.

Il hocha la tête et commença à interroger la mère Sansfaçon.

— Y a-t-il longtemps que votre jeune fille est malade ?

— Ça lui a pris comme ça vers deux heures. Elle dit qu’elle sent des picossements dans le rintier. Elle a des points de côté dans l’estomac et se sent le cœur comme s’il nageait dans l’huile.

— Vous l’avez fait vacciner sans doute ?

— Oui, docteur, c’est le docteur Larocque qui l’a vaccinée avec la gale de la génisse de la Corporation.

— Hum, hum, dit le docteur, le cas est grave. Je vois tous les symptômes de la picotte confluente. Il lui faudra bien des soins. Vous devrez mettre de la chlorure de chaux dans tous vos appartements. Vous mettrez une once d’acide carbolique dans une assiette creuse que vous placerez dans la chambre de la malade. Je lui donnerai une petite poudre pour calmer sa fièvre.

La mère Sansfaçon avait été atterrée par la déclaration du médecin.

L’horrible maladie qui ravageait le faubourg Québec allait enlever Ursule à l’amour de ses parents dont elle était l’idole.

Madame Sansfaçon resta comme foudroyée. Son sang se glaça dans ses veines et son cœur de mère battait avec tant de violence que les gros artères faillirent s’en détacher.

Lorsque Ursule se réveilla vers cinq heures du soir, elle eut des vomissements bilieux. Ses yeux, devenus vitreux et injectés de sang, étaient presque sortis de leurs orbites. Sa figure avait été envahie par la rougeur caractéristique de l’infâme contagion. Sa peau se boursouffla. Des milliers d’éruptions se déclarèrent sur tout son corps. De petites vésicules, qui venaient de pointiller, étaient rudes au toucher comme autant de grains de sable.

Quelques jours plus tard les vésicules crevèrent et laissèrent sortir un pus abondant et infect. Ce pus en coulant de chaque vésicule, comme du cratère d’un petit volcan, se séchait et formait une gale hideuse. Les gales couvraient comme une lèpre le beau corps d’Ursule. Son nez, sa gorge et ses yeux étaient bouchés par le développement des pustules.

Ursule était brûlée par une fièvre des plus dévorantes. Elle avait vingt fois par jour des accès de délire pendant lesquels elle appelait Bénoni à grands cris.

Bénoni passait les nuits au chevet de son idole.

Il suivait scrupuleusement les ordonnances du docteur Bibaud. Toutes les demi-heures il appelait des lèvres gercées de son amante un verre rempli d’une limonade rafraîchissante et une cuillerée à soupe de chlorate de potasse.

Pour rester auprès de sa chère malade, Bénoni avait abandonné une magnifique position chez Boivin, où il gagnait sept chelins et demi par semaine en « punchant » des renforts de « brogans ».

Pendant la quatrième journée de la maladie d’Ursule elle eut une crise qui faillit avoir des conséquences fatales.

Le mal était à son paroxysme, mais grâce au traitement habile du médecin, la patiente échappa à la mort.

Malheureusement le cinquième jour il se déclara une conjonctivite purulente dans l’œil gauche d’Ursule.

Le cristallin fut attaqué et coula. La pauvre jeune fille avait perdu un œil.

Bénoni, en apprenant que son amante était devenue borgne, tomba dans un état de prostration. Il ressemblait à la statue de la désolation sculptée par la main de la douleur. Cet état de morne abattement, ce mal de mer de l’imagination, devint un délire brûlant qui l’étreignit pendant plusieurs heures.

Il s’assit au chevet de son amante, la tête dans ses mains, l’œil sombre et farouche.

S’il est vrai que la douleur mûrit hâtivement les hommes, Bénoni avait vieilli de dix années en une nuit.

La source de ses larmes était tarie.

Insensible aux bruits extérieurs du mouvement qui se faisait autour de lui, il n’attendait que les hoquets d’Ursule pendant son sommeil fiévreux.

L’esprit de Bénoni était chaos.

Il se livrait dans son cœur une lutte terrible entre son amour et le dégoût que lui donnaient les ravages de la hideuse maladie sur son ange adorée.

Ursule se réveilla.

Elle comprit toutes les tortures qu’avaient endurées son amant.

Un flot de sang lui monta au cœur et le fit battre violemment.

— Comme tu m’aimes, mon chou, murmura-t-elle d’une voix si douce qu’on l’eût prise pour un écho lointain du chant céleste des anges.

Bénoni, d’une voix entrecoupée par les sanglots, lui répéta à l’oreille les paroles d’amour qu’il lui avait adressées dans le Jardin Viger :

— À qui c’te belle gueule-là ?

— À poué, cher, répondit la malade en laissant retomber sa tête sur l’oreiller.


Le père Sansfaçon.