Les mystères de Montréal/1/02

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 22-35).

CHAPITRE II

les préparatifs


L’horizon politique du Bas-Canada s’assombrissait de jour en jour et l’orage semblait imminent.

Depuis trois quarts de siècle le drapeau britannique remplaçait le drapeau français au haut de nos citadelles livrées par l’inqualifiable lâcheté d’un roi sans cœur. Depuis cette époque on traitait les conquis, non comme des sujets loyaux mais comme des rebelles.

Il y avait à la tête du pays une faction d’Anglais qui se faisaient remarquer par leur fanatisme envers les Canadiens-français.

La majeure partie des hommes qui s’étaient partagé le pouvoir avait fait preuve d’un esprit de parti tel qu’on était impatienté.

Au lendemain même de la cession avait commencé de la part des nouveaux maîtres du pays, une œuvre de spoliation des droits les plus inviolables, d’abolition des lois françaises, de coercition pour forcer les habitants à prêter des serments en désaccord avec leur religion et leur nationalité, et de tentatives répétées pour abaisser les premiers colonisateurs du pays au rang de gens inférieurs.

Les Canadiens-français protestèrent durant trois quarts de siècle, firent entendre leurs griefs dans les chambres hautes, dans les assemblées politiques, envoyèrent des délégués, élevèrent la voix dans les journaux. Rien ne fit.

Vint un jour où ils ne trouvèrent plus qu’un moyen de se faire respecter : la force.

C’était en 1837.

Il venait de se former à Montréal une ligue appelée « Les Fils de la Liberté. » Elle avait à sa tête des hommes comme Papineau, Rodier, Nelson, Duval et une foule d’autres, tous des citoyens éminents et de grands talents, qui montraient que l’élément français n’était pas dégénéré et qu’il était indigne de jouer le rôle inférieur qu’on lui assignait.

Le but de cette ligue était de tenir tête aux oppresseurs du Bas-Canada. Les membres formaient des comités de défense nationale qui se transformaient ensuite en bataillons. On s’assemblait le soir dans des lieux isolés et on faisait l’exercice.

Des ramifications s’étendaient dans plusieurs campagnes, notamment dans celles des bords du Richelieu. Saint-Denis et Saint-Charles luttaient de zèle.

À Saint-Denis, les chefs du mouvement étaient le notaire Matthieu Duval et le docteur Wolfred Nelson.

Matthieu Duval pouvait avoir quarante-cinq ans. Il était de taille moyenne, maigre, avait un large front et portait toute sa barbe. Sa figure intelligente, son maintien digne montraient qu’il avait reçu une bonne éducation. Son air était imposant et inspirait le respect et la confiance.

Né dans les premiers temps de la domination anglaise, il avait connu Craig et son despotisme ; en 1810 il avait été témoin oculaire de la saisie des presses du Canadien et de l’arrestation de Bédard, Blanchet, Papineau et Taschereau : âgé de vingt-un ans il s’était battu à Châteauguay. En 1818 il avait vu les frasques du duc de Richmond : en 1832, durant une élection, les troupes anglaises avaient massacré sous ses yeux trois Canadiens-français. Il avait assisté à toutes les transformations successives du gouvernement, à tous ses efforts pour rendre le Bas-Canada anglais et protestant. « Vous manquez à vos engagements, vous violez votre traité, » répétait Duval sans se lasser, et sans se lasser non plus, pendant vingt ans, gouvernements et partisans lui avaient répondu par la voix écrasante du pouvoir. « Nous sommes les maîtres du pays : nous faisons ce que nous voulons ! »

Et Nelson, et Papineau et Rodier et plusieurs autres reprenaient tour à tour la même litanie et recevaient tour à tour la même réponse.

Un jour le notaire fit mander Paul Turcotte et lui dit :

— Tu sais que nous sommes en guerre avec le gouvernement… Tu sais aussi que Saint-Denis ne reste pas en arrière dans ce mouvement…

— Je le sais, répondit Paul.

— Eh bien, nous avons besoin d’un jeune homme actif et populaire pour se mettre à la tête des jeunes gens de Saint-Denis. Nelson et moi avons pensé à toi. Es-tu notre homme ?

— Je suis toujours à la disposition de la ligue, dit Paul, et si vous pensez que je puisse remplir cette mission difficile, confiez-la moi.

— Es-tu décidé à tout ? Es-tu prêt à aller jusqu’au bout et à faire le serment que voici : « Moi, Paul Turcotte, je m’engage devant Dieu à m’appliquer dans toute la mesure de mes forces à renverser le gouvernement actuel et à ne pas m’arrêter avant que ma tâche soit finie ! »

— Je suis prêt à tout, dit le jeune homme, et vous pouvez compter sur moi pour aller jusqu’à la fin.

— Alors voici une bible… jure.

Paul Turcotte prit la bible et d’une voix solennelle répéta les paroles du chef patriote, puis il ajouta :

— Que Dieu me soit en aide !

— Que Dieu te soit en aide ! répéta le notaire.

Quinze jours plus tard, l’angelus sonnait lentement à Saint-Denis. Il y avait dans l’air une teinte de tristesse. Cette cloche qui conviait aujourd’hui les fidèles à l’église devait les convier le lendemain au champ de bataille.

L’orage que l’on prévoyait depuis longtemps avait éclaté. Le gouvernement venait d’envoyer des troupes à Saint-Charles pour arrêter les patriotes qui tenaient des assemblées inquiétantes.

Les membres de la ligue à Saint-Denis avaient résolu de leur barrer le passage.

Les quartiers généraux des patriotes étaient chez Duval. Le soir où nous sommes celui-ci y était avec Paul Turcotte. Il jetait de temps en temps un coup d’œil au dehors.

Vers neuf heures il se leva, se dirigea vers la porte et après avoir fait quelques pas autour de la maison, il rentra en disant à son lieutenant :

— Il me semblait avoir entendu du bruit et je croyais que c’était nos gens qui arrivaient… Il commence à se faire tard…

— Notre monde n’a pas encore retardé, répondit Paul Turcotte qui nettoyait de vieux fusils. D’ici au quatrième rang, il y a deux bonnes lieues, et ma foi, cette nuit ce n’est pas un temps pour marcher. Les chemins sont impraticables, sans compter qu’il commence à faire noir comme chez le loup.

— Ah ! s’il n’y avait que cela à craindre…

— Que craindriez-vous donc ?… Est-ce que par hasard quelqu’un refuserait de répondre à votre appel, d’embrasser notre cause ?

— Tu sais qu’à Saint-Denis comme partout ailleurs il y a deux partis.

— Oui, mais quand il s’agit d’une chose importante comme l’est notre entreprise, on met les partis de côté.

— Tous ne pensent pas comme toi, mon jeune homme.

— Alors vous croyez qu’il y en a dans la paroisse qui veulent faire échouer le mouvement des patriotes.

— J’ai raison de le croire… Je connais tous les habitants ; je sais que parmi eux il y a des imbéciles qui préfèrent subir des injures plutôt que d’abandonner leurs idées, plutôt que de résister au gouvernement.

— Oui, au gouvernement, fit Paul Turcotte d’une manière qui peignait bien le mépris qu’on avait pour la clique qui était à la tête du pays.

Duval continua :

— Ces gens-là, je respecte leurs idées, sans doute, mais que ne comprennent-ils la destinée d’un peuple.

Le notaire et son lieutenant parlèrent encore longtemps sur ce sujet et vers dix heures la porte de la maison s’ouvrit toute grande pour laisser passer une soixantaine d’hommes, la plupart dans la force de l’âge, grands et robustes.

C’était Bourdages, Patenaude, Mandeville, Laflèche, Allaire, Dupont, etc., etc., des cultivateurs, comme l’indiquait leur accoutrement.

Sans orgueil ils étaient vêtus d’un pantalon et d’une blouse taillée dans une étoffe manufacturée dans leurs propres maisons et portaient une chemise tissée de lin récolté sur leurs terres. Dans leurs pieds ils avaient des bottes de cuir tanné ; un chapeau de feutre ou une tuque de laine leur servait de coiffure. On écoutait le conseil donné par Papineau de n’employer que des étoffes du pays.

Ces vêtements faits sans art abritaient un courage à toute épreuve et une énergie indomptable.

À leur arrivée Duval alla au-devant de Luc Bourdages qui marchait le premier et lui dit :

— Vous savez sans doute pourquoi on vous réunit ?

— Oui, répondit-il, et je crois que nous sommes ceux qu’il vous faut… Vous ne pouviez mieux vous adresser.

Luc Bourdages avait été autrefois un des partisans du gouvernement. Aujourd’hui cependant, s’apercevant que le dévouement des Canadiens-français était pris pour une chose obligatoire, il appuyait de toutes ses forces ceux qui revendiquaient leurs droits.

— Depuis longtemps, reprit Duval, en serrant la main du vaillant défenseur, je connaissais le patriotisme de la majeure partie de la paroisse, aussi j’étais certain de ne pas être refusé par un bon nombre.

— D’autant plus, continua Bourdages, que cette cause nous est commune à tous. Si nous sauvegardons nos droits menacés, nous vivrons comme nos pères avant la conquête : mieux que cela même, car nous n’aurons pas à subir les caprices d’un roi qui vend ses sujets pour entretenir ses prostituées…

Bravo ! C’est vrai ! cria-t-on des quatre coins de l’appartement.

L’assemblée était exaltée, exaltée dans le vrai sens du mot, sous le coup de ce délire qui fait accomplir les grandes actions.

Quand les patriotes furent revenus de leur premier enthousiasme, le notaire Duval monta sur une chaise et leur parla ainsi :

— Je n’ai pas besoin de vous dire où en sont les choses, vous le savez aussi bien que moi… Nous ne sommes pas dans un temps ordinaire, mais dans une circonstance solennelle, car une question importante va se décider… Le traité de la cession continuera-t-il à être violé impunément ou jouirons-nous des droits que possédaient nos pères avant la conquête ?… Respectera-t-on enfin nos droits de sujets britanniques ?

La nation canadienne-française est en danger. Et lorsqu’une nation est en danger que fait-on ? Tout national est soldat. On choisit un général afin de marcher comme un seul homme en bataille rangée, épaule contre épaule et voler à la défense de ses droits, sans craindre ni les balles ni les boulets de l’ennemi.

Dans une situation aussi critique que font nos chefs ?… Abandonnent-ils le champ ?… Désespèrent-ils ?… Au contraire, ils disent : En avant ! Dieu et nos droits ! Advienne que pourra !

Secondons les ! Sortons de cette apathie, de cette torpeur mortelle. Marchons sous l’égide d’hommes capables de nous guider, en criant aux Anglais : « Halte-là, c’est assez !… »

Si je vous ai rassemblé au milieu de cette nuit humide, c’est qu’il n’y a pas de temps à perdre. Un bataillon sous le commandement de Gore a l’intention de traverser le village à l’aurore pour se rendre à Saint-Charles arrêter les patriotes, les prendre par surprise… Laisserez-vous passer ce bataillon ?

— Non ! Non ! crièrent tous les membres de l’assemblée.

— C’est cela, ne désespérons pas puisque nos pères vaincus sur les plaines d’Abraham n’ont pas désespéré. S’ils ont su mourir en mil sept cent cinquante-neuf, sachons mourir en mil huit cent trente-sept.

Ce n’est plus des discours qu’il faut servir aux Anglais mais du plomb. Transformons, s’il le faut, nos cuillères en balles, nos maisons en casernes et nos terres en champs de bataille. Que cette faulx qui a moissonné nos blés devienne une faulx de mort, et que cette cloche qui nous conviait tantôt au pied des autels nous convie à la charge de l’ennemi. On nous dit : Soyez esclaves ! Répondons : Soyons plutôt soldats ! »

Des applaudissements prolongés succédèrent à ce discours. Les paroles saccadées du notaire Duval, son style vigoureux et véhément, ses gestes énergiques échauffèrent davantage le patriotisme des habitants.

Les jeunes gens appelèrent ensuite Paul Turcotte. Il déclama avec feu les vers suivants qui venaient d’être composés par Monsieur Angers et qui faisaient le tour de la province :


Canada, terre d’espérance,
Un jour sonne à t’émanciper.
Prépare-toi dès ton enfance,
Au rang que tu dois occuper.
Grandi, sous l’aile maternelle ;
Un peuple cesse d’être enfant :
Il rompt le joug de sa tutelle,
Puis il se fait indépendant.
Ô terre américaine
Sois l’égale des rois

Tout te fait souveraine
Ta nature et tes lois.

Rougi du sang de tant de braves,
Ce sol, jadis peuplé de preux,
Serait-il fait pour des esclaves,
Des lâches ou des malheureux ?
Nos pères vaincus avec gloire,
N’ont point cédé leur liberté :
Montcalm a vendu la victoire
Son ombre dicta le traité.

Vieux enfants de la Normandie,
Et vous, jeunes fils d’Albion,
Réunissez votre énergie
Et formez une nation :
Un jour notre mère commune
S’applaudira de nos progrès,
Et guide, au char de la fortune,
Sera le garant du succès.

Si quelque ligue osait suspendre
Du sort le décret éternel !
Jeunes guerriers, sachez défendre
Vos femmes, vos champs et l’autel.
Que l’arme au bras, chacun s’écrie
« Mort à vous, lâches rénégats ;
« Vous immolez votre Patrie.
« Vos crimes nous ont fait soldats ! »

Sur cette terre encore sauvage
Les vieux titres sont inconnus.

La noblesse est dans le courage,
Dans les talents, dans les vertus.
Le service de la patrie
Peut seul ennoblir le héros ;
Plus de noblesse abâtardie,
Repue aux greniers des vassaux.

Mais je vois des mains inhumaines
Agiter un spectre odieux !
De fureur bouillonne en nos veines,
Ce noble sang de nos aïeux :
Dans ces fôrets, sur ces montagnes
Le bataillon s’apprête, et sort :
La faulx qui rasait nos campagnes
Soudain se change en faulx de mort.
Ô terre américaine,
Sois l’égale des rois ;
Tout te fait souveraine,
Ta nature et tes lois.


Aussitôt les uns se mirent à nettoyer leurs fusils ou à faire des balles, et les autres à affiler des faulx et à aiguiser des fourches, car faute d’un nombre suffisant d’armes à feu on se servait de n’importe quel instrument agricole pour faire face à l’ennemi.

Les patriotes avaient hâte de combattre. On le voyait par les propos qu’ils tenaient entre eux.

— Les Habits-Rouges, disait Laflèche, emporteront un mauvais souvenir de nos faulx de six pouces, sans compter que nous aurons une diable de journée ; pas une étoile, dame, c’est certain, il ne fera pas beau.

En effet, peu après il commença à tomber une pluie fine et continue.

— Tiens, Homère, dit Paul Turcotte, décroche ce violon et joue nous une gigue. Cela va nous aider à dérouiller nos faulx…

Homère Paradis était le troubadour du village. C’était un petit homme de trente-cinq ans, sec, avec des prétentions à se dire musicien. À combien de veillées ne prêtait-il pas son concours, toujours assis dans un coin, tapant du pied pendant que son archet, alerte, expressive faisait sautiller les invités d’un bout à l’autre de l’appartement.

Il accorda le vieil instrument et une harmonie guerrière se mêla au bruit des faulx qu’on aiguisait et des fusils qu’on nettoyait.

Au milieu de cette foule rendue bruyante par l’impatience d’entendre sonner la cloche de la liberté, le notaire Duval devenait triste, soucieux parfois et son front se ridait. Il se demandait si tous ces braves survivraient à la lutte qu’on engageait. Ce vaillant petit peuple, si énergique qu’il fut, échapperait-il à la mitraille anglaise ?

Le notaire n’était pas le seul à se livrer à des réflexions sombres. De son côté son lieutenant Paul Turcotte était obsédé par une question qui n’était pas sans importance pour lui. Charles Gagnon manquait à l’appel des jeunes gens. Pourtant les Gagnon étaient patriotes de père en fils, et, depuis l’année où la France s’était retirée de la plus belle de ses colonies, ils regardaient leur nouvelle mère d’un mauvais œil.

Paul alla trouver son père qui avait fait la tournée pour avertir les habitants et lui dit :

— Et Charles Gagnon, vous ne l’avez pas amené ?

— Dame, non, répondit le père Joseph Turcotte, je ne l’ai pas amené…

— Vous n’y êtes pas arrêté, quoi ?…

— Oh ! oui, vois-tu, il n’y était pas ; d’ailleurs son père m’a dit que Charles ne voulait en aucune façon se mêler aux patriotes ; qu’il préférait rester neutre dans le mouvement.

— Tiens, et pourquoi donc ?

— Je n’en sais rien.

Paul eut des soupçons. Si Charles n’embrassait pas la ligue des patriotes, c’était peut-être pour ne pas avoir à combattre sous les ordres d’un rival en amour ; peut-être encore préférait-il le parti des bureaucrates.

L’aube blanchissait déjà l’horizon. La nuit s’était écoulée en préparatifs. Au dehors on avait sapé le pont qui unissait les deux rives du Richelieu, afin de couper le passage aux troupes du gouvernement : au dedans, chez Duval, on avait fabriqué des munitions.

À la pluie fine de tantôt succédait un vent du nord-est qui glaçait les membres de ceux qui sortaient dans la campagne.

La journée de la bataille s’annonçait triste. On entrevoyait à travers les lueurs de l’aurore un de ces temps d’automne, qui, tout en jetant la tristesse dans le cœur de l’opprimé, lui fait voir son sort sous un aspect plus noir.

Duval dit :

— Il est probable que les Anglais seront ici dans un instant. Ne les ménageons pas, eux qui se font un plaisir de faire la grimace sur tout ce qui est canadien-français. L’avenir du peuple est en jeu. Nous le tenons entre nos mains. Si aujourd’hui nous avons du succès, demain le pays entier nous secondera… Maintenant, mes amis, vous pouvez aller vous reposer, mais au premier signal soyez prêts.

Pendant que les patriotes se dispersaient dans les chambres de la maison mise à leur disposition, Duval sortit avec son lieutenant pour aller en reconnaissance.