Les mystères de Montréal/1/01

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 13-21).

CHAPITRE I.

le serment.

Sur la rive est du Richelieu, à seize milles plus haut que Sorel, s’élève le village de Saint-Denis. Vous voyez de loin le clocher de son église paroissiale et les pignons de ses maisons blanches qui se mirent dans les eaux.

Quand vous approchez plus près — si vous êtes en été — vous jouissez d’un coup d’œil magnifique.

Sur une étendue qui se déroule sans accident de terrain jusqu’au pied des montagnes de Belœil, vous voyez, autour des maisons, des blés qui jaunissent, des arbres chargés de fruits, ainsi qu’une variété infinie de fleurs.

Si vous êtes en automne, vous entendez dans les champs les voix câlines des jeunes filles et les rires francs des gars qui travaillent sous le commandement du père.

Il y a un demi siècle, on y entendit tonner le canon des troupes anglaises, et ces vieux arbres qui vous ombragent portent encore des cicatrices de cette époque de troubles. S’ils pouvaient parler ils vous raconteraient de combien de vaillants défenseurs de la nationalité, de combien d’obscurs martyrs d’un gouvernement despotique, ils ont recueilli le dernier soupir.

C’est à cette époque de bouleversement national — mil huit cent trente-sept — que commence notre récit.

Vers la fin d’août de cette année, François Bourdages, une jeunesse du deuxième rang de Saint-Denis, donnait ce qu’on appelle une grande veillée.

Il avait engagé un joueur de violon et un joueur d’accordéon. Deux musiciens dans la même veillée, cela ne s’était jamais vu dans ce rang de Saint-Denis. Il y avait des jolies filles et des jolis garçons, venus jusque de Saint-Antoine.

C’est que François Bourdages faisait bien les choses et quand il donnait une veillée, on était certain de s’amuser.

Dès sept heures les invités commencèrent à arriver. Ce furent d’abord les voisins. Comme ils demeuraient près, ils vinrent à pied. Ensuite arrivèrent les gens des concessions. Ceux-là se rendirent en voiture et arrivèrent un peu plus tard, tous ensemble dans de grandes charrettes.

Les jeunesses n’étaient pas seules ; les vieux avaient trouvé un prétexte pour se rendre au deuxième rang et s’étaient mis deux ou trois dans chaque voiture.

Lorsqu’elles arrivèrent chez François Bourdages, il y avait déjà une quinzaine d’invités de rendus. Les uns se mirent aux fenêtres, les autres sortirent sur le perron. Ces derniers aidèrent les nouveaux arrivants à sauter à terre, pendant que les plus galants de la bande dételaient les chevaux.

Tous les invités entrèrent dans la maison. Homère Paradis commença à accorder son violon et les cavaliers commencèrent à choisir leurs blondes.

Ce fut bientôt une danse générale. Exilda, la sœur de François se multipliait en sa qualité de fille de la maison. Elle avait un sourire pour les uns et une bonne parole pour les autres. Et elle se privait de danser afin qu’il y eut plus de place pour les invités. Autant que possible elle cherchait à amuser tout le monde.

Il y avait cependant un jeune homme de vingt-deux ans environ qui ne prenait point part à ce brouhaha.

Assis seul dans un coin, Charles Gagnon semblait triste et songeur. Il regardait souvent un des plus brillants couples de la réunion, et comme si ce regard lui eut fait mal, il détournait aussitôt la tête.

On chuchotait à côté de lui :

— Charles est jaloux : aussi il mange un peu trop d’avoine. À sa place j’aurais abandonné la partie depuis longtemps.

— C’est bien bon pour lui : il est trop hautain : il ne regarde jamais personne…

— Oui, mais il est si rusé qu’il trouvera bien moyen de faire donner la pelle à Paul Turcotte…

— Oh non ! Jeanne Duval aime trop Paul Turcotte et ça va finir par un mariage… Il y a assez longtemps qu’ils s’en reviennent de la messe en parlant tout bas…

Jeanne Duval avait dix-sept ans et ses sourires faisaient rêver bien des gars. Elle était belle avec ses cheveux châtains, ses yeux bleus et ses joues roses, fraîches, veloutées comme la pelure d’une pêche.

Quelque chose ajoutait à sa beauté : c’était cet air bon et naïf qu’elle conservait depuis ses premiers ans.

On avait surnommé Jeanne les uns « mademoiselle » à cause de la haute position de son père — notaire et colonel du trente-quatrième bataillon et en outre possesseur de la plus belle maison de Saint-Denis — les autres la « petite institutrice » à cause des leçons gratuites qu’elle se plaisait à donner aux petits enfants pauvres.

Lorsqu’elle traversait le village, on la regardait à la dérobée. Les moins timides lui jetaient une œillade accompagnée d’un sourire, puis on les entendait chuchoter :

— Paul pourra se passer de la pitié de ses voisins, avec cette femme au bras.

Paul Turcotte, au mécontentement de plusieurs, avait plus d’une fois laissé voir son amour pour la fille du notaire, et leurs relations devenues fréquentes depuis quelque temps faisaient croire qu’ils s’épouseraient un jour ou l’autre.

Paul Turcotte avait vingt-un ans, mais il était si fortement constitué, si robuste, qu’on lui en eut donné deux ou trois de plus.

Le Bas-Canada était en pleine effervescence politique. On murmurait contre les menées du gouvernement ; on se préparait à lever la tête. Et Paul Turcotte était l’âme de toutes ces petites réunions anti-ministérielles qui ne cessaient pas d’inquiéter les ministres.

C’était un de ces jeunes gens si populaires d’alors. Il portait de longs cheveux, parlait le langage figuré du peuple, s’habillait d’étoffe du pays, se chaussait de bottes tannées, fumait le tabac canadien dans une pipe de plâtre culottée et avait osé crier à l’assemblée des six comtés : « À bas le gouvernement ! »

Dès sa jeunesse son père l’avait pris par la main, lui avait fait voir les agissements des officiers anglais, les injustices dont les Canadiens-français étaient les victimes : il lui avait dit comment on se jouait du traité de 1763 et lui avait enseigné des chants patriotiques.

Paul avait grandi dans ces idées de revendication nationale et il voyait arriver avec impatience l’heure où l’on demanderait compte au gouvernement, par les armes, de sa manière d’agir.

C’était surtout le dimanche à la porte de l’église qu’on pouvait juger de sa popularité. Une foule d’amis l’entouraient et il fallait voir les fillettes se disputer ses sourires et interpréter ses regards en leur faveur.

Que de mères rêvaient pour leurs filles une heureuse alliance avec les Turcotte.

Paul avait un rival sérieux. Un jour que, causant avec son cinquième voisin et ami, Charles Gagnon, il lui faisait part de son intention d’entrer en amour avec la fille du notaire, il vit que son compagnon caressait le même rêve.

Mais entre les deux prétendants, il existait une grande différence. Paul aimait d’un amour sincère et voulait faire de Jeanne Duval sa femme, qui aurait rempli dans son cœur, le vide laissé par sa mère, morte quelques années auparavant.

Charles n’allait chez le notaire que pour faire des galanteries à Jeanne. Était-ce pour cela que la jeune fille ne s’en occupait pas, tandis qu’elle faisait beaucoup de politesses à Paul Turcotte ?

Dans le canton, Charles était encore plus considéré que son rival parce qu’il était dans le commerce avec la chance de succéder à son père qui tenait le magasin le plus considérable de la paroisse.

Singulière idée que celle qu’on trouve dans les campagnes, de faire passer avant les cultivateurs, les commerçants et les hommes de métiers, comme si la culture de la terre n’était pas un commerce aussi digne, aussi stable.

Charles Gagnon était d’un cœur excellent, mais il était aussi l’esclave des passions que la nature donne au jeune homme.

Pour voir la réalisation de ses désirs, il ne craignait jamais de commettre des actions basses et participait à n’importe quel crime.

Sa ruse et sa ténacité le rendaient redoutable.

Au physique c’était également le contraire de Paul Turcotte, étant petit et maigre.

Le bruit courait dans le village qu’il était sur le point de recevoir la pelle de Jeanne Duval. Il accueillit cette nouvelle avec un sourire narquois que signifiait : « Nous verrons. »

Il vit. Ce fut sur les entrefaites que François Bourdages donna sa veillée. Les deux rivaux se rencontrèrent dans la même maison auprès de la même jeune fille.

Charles fut charmant ; Paul le fut davantage. Il dansa le premier cotillon avec Jeanne, le deuxième, puis le troisième.

Ce furent là des dards cruels qui percèrent le cœur du pauvre Charles. Il était donc vrai que Jeanne ne l’aimait pas : « Pourtant, pensa-t-il, elle m’a aimé, et si elle m’a abandonné, c’est la faute de Paul. »

Et il balbutia dans un commencement de colère :

— Il ne sera pas dit qu’un paysan ait supplanté un marchand !…

Il devient distrait, et n’a pas conscience de ce qui se passe autour de lui… Il fait des efforts pour ne pas s’élancer sur les amoureux… pour ne pas les terrasser… les brutaliser… Il voudrait les voir morts, étendus à ses pieds…

À la pensée que Jeanne est heureuse avec un autre danseur, Charles étouffe comme si on l’eut serré entre deux murs ; une sueur froide perle sur son front, un malaise général l’envahit ! Un sentiment de jalousie, de haine court par tout son corps.

— Ciel, murmure-t-il, ils sont en amour !

Ses illusions tombent. Il ne peut rester dans cette atmosphère de plaisirs. Ses amis veulent l’entraîner dans le tourbillon des danseurs. Il refuse.

Ce spectacle bruyant le fatigue. Il attend avec impatience la fin du cotillon pour demander son chapeau à Exilda Bourdages.

Car il existe dans nos campagnes une coutume tout à fait polie. Elle veut qu’au commencement de chaque veillée la fille de la maison ramasse les chapeaux de ses hôtes. Elle les met dans un autre appartement et ainsi personne ne laisse la veillée sans qu’elle en ait connaissance.

— Pars-tu déjà ? demanda Exilda à Charles. Le plaisir ne fait que commencer. Tu n’as encore rien fait.

— C’est parce que je n’ai rien fait que je m’en vais. Je n’aime pas à faire la statue dans un coin, répondit brusquement Charles.

La jeune fille, surprise du ton sur lequel ces paroles étaient dites, demanda :

— Que veux-tu dire ? Est-ce que je t’ai fait des inconvenances ?…

— Non, pas toi, Exilda, tu es bien polie pour nous autres, mais il y en a d’autres.

— Qui ça ? demanda vivement la sœur de François Bourdages.

— Ah ! tu ne t’en aperçois pas, toi. Mais tiens, Paul est venu ici ce soir pour me narguer. Il force Jeanne Duval à danser avec lui pour qu’elle ne vienne pas avec moi…

Charles parlait sur un ton élevé et attirait l’attention sur lui. Les invités se taisaient pour écouter. Plusieurs s’approchaient même.

Paul Turcotte qui, depuis le commencement de la veillée, remarquait l’air triste de son rival, vit du premier coup d’œil de quoi il s’agissait.

— Je ne veux pas te narguer, dit-il à Charles, tu te trompes grandement… Et fais attention à tes paroles ; elles pourraient te coûter cher.

— Me coûter cher ?… Qui me les fera payer ?… reprit vivement Charles.

— Peut-être moi, si nous n’étions pas dans la maison de Pierre Bourdages.

— Nous pourrons nous rencontrer ailleurs, Paul Turcotte.

Charles Gagnon arracha brusquement son chapeau des mains d’Exilda Bourdages et quitta la maison.

Il marcha longtemps, la rage dans le cœur, sous les fenêtres illuminées où se continuait la fête, en machinant dans sa tête des plans de vengeance.

Sa première idée fut d’aller mettre le feu aux bâtiments de Turcotte.

— Non, se dit-il, cela me mettrait dans une mauvaise affaire pour rien… Attendons… Mais je le jure, j’empêcherai Paul et Jeanne d’être heureux ; ils ne s’épouseront jamais ! Je le jure !

Et comme si quelqu’un l’eût vu il leva la main au ciel.