Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/V

Administration de librairie (4p. 47-66).

CHAPITRE V.

Journal de Martin. — Un esclave n’est pas un homme. — Suites du duel du capitaine Just avec le comte Duriveau. — Régina au bain. — Guérison du capitaine. — Sa première visite à la princesse de Montbar. — Il quitte Paris.

Je retrouve, parmi mes papiers, les fragments d’un journal écrit çà et là, au bout de quelque temps de séjour dans l’hôtel de Montbar.

Ces lignes, tracées sans suite, au jour le jour, rendent cependant un compte sincère de ce que j’ai ressenti de plus poignant, dans la position étrange que j’avais acceptée.

Ce journal embrassant en peu de pages les particularités saillantes de ma première année de service auprès de Régina, conduit ainsi jusqu’à l’accomplissement de grands événements domestiques dans la famille de Montbar, événements qui signalèrent l’époque la plus décisive de ma vie, et se passèrent quatorze mois environ après mon entrée chez la princesse.

Aujourd’hui, j’ai relu ces pages avec le calme d’une froide raison ; plusieurs d’entre elles sont empreintes de cette espèce de volupté âcre, brûlante, ténébreuse comme toutes les voluptés coupables et cachées… Il ressort pour moi de cette lecture même un grave enseignement : c’est qu’il n’y a rien de plus imprudent, de plus téméraire, pour une femme chaste, que d’accepter les services d’un homme dans son intimité domestique.

Ce fait annonce, de la part des femmes, une confiance aveugle dans leur honnêteté, ou un mépris tout aussi aveugle pour ces hommes, (ayant après tout, comme hommes, des passions, des instincts, des désirs,) qu’elles exposent à toutes les familiarités d’une servitude bien dangereuse pour eux.

Il y a là un vague ressouvenir de cet axiome des dames romaines :

Un esclave n’est pas un homme.

Cela est faux.

Un homme est toujours un homme, et plus vous le supposerez dénué d’éducation, plus, en de tels rapports, sa sensation sera grossière, plus elle sera insolemment libertine, audacieusement lascive.

Dans sa pudeur si exquise, si délicatement ombrageuse, la femme doit à ce sujet s’inquiéter bien plus des pensées que des actes : sa dignité la défend contre toutes tentatives, mais sa dignité est impuissante à arrêter l’essor des pensées sensuelles, qu’à son insu elle provoque elle-même, qu’elle irrite elle-même, et cela matériellement, par mille incidents, involontaires, imprévus, de la familiarité domestique.

Et plus une femme sera pure, plus elle sera digne, plus elle aura conscience de l’abîme infini, de l’impossible qui la sépare de son valet, moins elle se tiendra en garde contre une liberté d’être qui pourtant lui semblerait révoltante, s’il s’agissait d’être ainsi avec un homme de sa société.

Voici ces fragments de journal :

 
7 février 18…

Il y a aujourd’hui un mois que le capitaine Just a été gravement blessé, il n’a pas encore pu sortir. Je suis allé, comme toujours, m’informer de ses nouvelles.

Quel regard de reconnaissance involontaire Régina m’a jeté lorsque, le lendemain du duel, je lui ai dit :

— Madame veut-elle me permettre de lui demander une grâce ?

— Parlez… Martin.

— Madame sait tout ce que je dois à M. le docteur Clément ; j’ai pour M. le capitaine Just un respectueux attachement, et quoique sa blessure soit loin, dit-on, de mettre sa vie en danger, je serais toujours bien inquiet… si je n’avais presque chaque jour de ses nouvelles. Je voudrais donc demander à Madame la permission d’aller tous les matins m’en informer. Cela ne nuira en rien à mon service… je partirai avant le jour…

— Ce sentiment de reconnaissance est trop louable pour que je ne l’encourage pas, — m’a répondu la princesse en me cachant sa joie. — Je trouve-très bien que vous alliez savoir chaque jour des nouvelles du fils de votre protecteur…

Pauvre femme !… Combien ma prière a dû la rendre heureuse… si elle l’aime déjà !…

Jamais elle n’aurait osé me donner l’ordre d’aller chez lui tous les matins.

Ce n’est pas tout, j’ai voulu épargner à Régina jusqu’à l’embarras de me dire :

— Eh bien ! comment va-t-il ?

Je lui donne de ses nouvelles tous les matins sans qu’elle m’en demande.

 
 

Dès son retour de la chasse, le prince, quoiqu’il ignorât, bien entendu, la cause du duel, est allé en personne s’informer de l’état du capitaine Just, et il n’est guère resté que quatre ou cinq jours sans aller se faire écrire chez le fils du docteur.


8 février 18…

Oh ! comme Régina a été sensiblement touchée de toutes mes délicates prévenances !… Comme elle a senti tout ce que je mets de cœur, de dévouement et d’intelligence à épargner le moindre embarras à sa réserve, à sa fierté, lorsqu’il s’agit du capitaine Just ! comme elle m’en a noblement récompensé !

Ce matin je lui ai apporté mon livre de dépense pour les fleurs ; le compte s’élevait à 125 fr. Ma maîtresse m’a donné quatre doubles louis en me disant :

Le surplus sera pour vous… Martin…

Avec de l’argent… la voilà quitte.

 
 

9 fevrier 18…

Ma douloureuse amertume d’hier était stupide, et encore plus injuste que stupide…

Que suis-je donc aux yeux de Régina ? un serviteur fidèle, zélé… soit, mais, après tout, je suis pour elle un homme à gages, un homme qui se loue pour de l’argent !

Mon seul but n’a-t-il pas été de ne paraître, de n’être jamais autre chose à ses yeux ? De quel droit me suis-je donc offensé de ce que ma maîtresse me témoignait sa gratitude d’une façon parfaitement convenable et généreuse au point de vue de nos positions réciproques ? Sait-elle, peut-elle savoir, supposer même… ce qu’il y a de dévouement de toutes sortes dans ma conduite envers elle ? Ne me suis-je pas toujours dit : — dès que Régina soupçonnera le sentiment qui m’attache ici… ce jour-là je serai chassé de sa maison avec ignominie ?

 
 

Ce matin, en revenant de chez le capitaine Just, j’ai rencontré Leporello ; je l’ai fait causer pour savoir ce que l’on disait dans le monde, du duel dans lequel M. Duriveau a été si grièvement blessé, qu’à cette heure encore l’on ne sait s’il survivra ; on s’accorde à donner à cette rencontre, selon Leporello, une cause politique, le capitaine professant, dit-on, des idées républicaines.

J’avais déjà, au sujet de ce duel, interrogé Astarté, ainsi que la femme de chambre de la marquise d’Hervieux, toutes deux, par leurs maîtresses, appartenant à des mondes différents… Leurs réponses m’ont prouvé que l’on avait la même créance sur ce duel, et que le nom de la princesse n’avait jamais été prononcé à cette occasion.

Les précautions du capitaine Just envers M. Duriveau étaient donc excellentes ; elles annonçaient un homme de beaucoup de cœur, de beaucoup de tact et de beaucoup d’esprit.

 
 

Ce soir à dîner, le prince a été d’une humeur aigre et agressive, à l’égard de sa femme ; chose singulière, à son retour de la chasse il avait paru et il avait été, j’en suis certain, sincèrement affecté en apprenant la blessure du capitaine Just. Son premier mouvement avait été loyal, généreux ; mais à mesure que l’état du capitaine s’est amélioré, le prince s’est mis à persifler les gens atteints de la manie des duels politiques, disant, avec assez de raison d’ailleurs, que couper la gorge à un homme n’était pas précisément la meilleure preuve que l’on pût donner de la supériorité de son opinion, etc, etc.

Ces railleries, visiblement à l’adresse du capitaine Just, devaient être doublement cruelles pour Madame de Montbar, elle… la seule cause de cette rencontre dans laquelle le capitaine Just avait si vaillamment exposé sa vie…

Il est des fatalités qui poussent les maris à dire, à faire, justement, ce qui peut les rendre désagréables et souvent odieux à leurs femmes ; ainsi ce soir, le texte des railleries du prince a été la première visite que ferait sans doute à sa femme le capitaine Just.

— Relever d’un coup d’épée, ça a toujours fort bon air, — a dit le prince, en ricanant ; — on ne perd pas une si belle occasion de se montrer intéressant. On a le bras en écharpe, le visage encore un peu pâle, et après s’être fait modestement presser… on raconte les furieux coups d’estramaçon qu’on a donnés et reçus… alors les pauvres femmes de trembler à ces récits dignes de l’Arioste…, etc.

Régina souffrait évidemment de ces méchantes plaisanteries, elle en souffrait d’autant plus qu’elle était obligée de se contenir et d’éteindre la verve sardonique de son mari à force de froideur et d’indifférence affectées.

Enfin, poussée à bout, elle a quitté la salle à manger, prétextant une migraine ; le prince est resté à table ; j’avais été pour tant de raisons si préoccupé de la pénible position de Régina, que Monsieur de Montbar m’ayant demandé une cuiller, j’ai oublié de la lui présenter, ainsi qu’il convenait, sur une assiette ; j’ai commis l’énormité de lui offrir cette cuiller de la main à la main.

Au lieu de la prendre, le prince, me toisant d’un air sardonique, m’a dit :

— C’est chez Monsieur le docteur Clément que vous avez appris à servir ?

Et comme je le regardais tout abasourdi, il a ajouté :

— Une cuiller s’offre ainsi sans façons chez les médecins… probablement ?

Le valet de chambre du prince, le pauvre vieux Louis, est venu à mon secours ; il s’est approché de moi et m’a dit bien bas, d’un ton lamentable :

— Sur une assiette donc… sur une assiette !!

— Pardon, prince… — ai-je dit à mon maître en voulant réparer mon oubli ; mais il s’est tourné vers son valet de chambre et lui a dit :

— Louis, donne-moi une cuiller.

Ce qu’a fait le bon vieux serviteur, en me regardant avec contrition.

Je ne puis d’ailleurs en douter plus longtemps, je suis désagréable à M. de Montbar ; le fait de ce soir, très-insignifiant en apparence, rapproché d’autres puérilités non moins significatives, me donne cette conviction.

Cela m’effraye… non à cause des hauteurs, des duretés dont le prince peut m’accabler ; Monsieur de Montbar, que j’ai vu sortir ivre d’un bouge ignoble, où il avait passé la nuit, ne peut pas m’humilier. J’ai toujours été par le cœur au-dessus de ma condition, si malheureuse qu’elle fût… et j’ai vu ce grand seigneur, mon maître… crapuleusement tomber au-dessous de la sienne… Mais il ne s’agit pas ici de supériorité morale… je suis le valet de cet homme… il peut me renvoyer de chez lui.

Il me faudra donc, à force de prévenance, de zèle, de soumission, tâcher de vaincre l’espèce d’antipathie que j’inspire à Monsieur de Montbar, afin qu’il me garde à son service.

 

Le calice est souvent bien amer.


10 février 18…

Quelle matinée !… j’ai cru devenir fou.

Il est onze heures du soir… je viens de rentrer ; je ne saurais dire quels quartiers j’ai parcourus… Cette course folle m’a harassé ; je suis brisé de fatigue, mais plus calme.

Souvenons-nous… si je l’ose.

 

Je me suis levé de bonne heure, je suis allé chez le baron de Noirlieu. — Mon maître est toujours dans le même état, — m’a répondu Melchior. — Je suis rentré, et, ainsi que nous disons, nous autres domestiques, je me suis occupé de faire l’appartement de ma maîtresse.

Je commence toujours par le salon d’attente, puis par l’autre salon, me réservant pour la fin le parloir où ma maîtresse se tient toujours, et la petite galerie de tableaux, dont une des portes donne dans la chambre à coucher de la princesse…

Je me suis d’abord occupé du parloir : ces soins domestiques, ordinairement accomplis par mes confrères avec ennui ou insouciance, ont pour moi un indicible attrait, ils sont la source d’une foule de jouissances. Mettre en ordre et à l’abri du plus léger grain de poussière ces objets élégants, ces meubles somptueux dont s’entoure ou se sert ma belle maîtresse ; entretenir le transparent éclat de cette glace qui réfléchit si souvent ses traits, ne pas laisser ternir par incurie le coloris de ces tableaux où s’arrêtent parfois si longtemps ses yeux, rendre d’un lustre toujours égal l’émail diapré de ces porcelaines où l’or se mêle aux plus vives couleurs, vases splendides que de sa main elle aime tant à remplir de fleurs ; et ces mille objets d’art, petits chefs-d’œuvre de ciselure et de sculpture, statuettes, reliquaires, figurines, bas-reliefs en argent, en ivoire, en vermeil, avec quel plaisir, avec quel amour je les touche !… Ma maîtresse les a touchés !… les touchera encore pour admirer leur délicatesse et leur fini précieux.

Et les choses dont elle se sert journellement : sa plume d’or terminée par un cachet en cornaline que je lui ai vu porter si souvent à ses lèvres, alors que, pensive… elle s’arrêtait au moment d’écrire ?… et son flacon de cristal, qu’elle garde parfois si longtemps dans sa petite main, et son guéridon de bois de rose où elle s’accoude si fréquemment, son beau front mélancoliquement penché sur sa main… oh ! avec quel bonheur, avec quelle idolâtrie, et souvent, hélas ! avec quelle ivresse je porte mes mains sur ces reliques sacrées de mon culte amoureux !

Que de fois je me dis :

— L’amant le plus épris n’envierait-il pas mon sort ? Vivre dans le sanctuaire de la femme adorée ; être où elle est, respirer l’air qu’elle respire, voir ce qu’elle voit, toucher ce qu’elle touche, ramasser son mouchoir, son gant, son bouquet ; lui donner le livre qu’elle désire, lui verser l’eau pure où elle trempe ses lèvres, lui offrir la coupe de cristal où elle plonge ses doigts roses, la protéger contre un rayon de soleil, en baissant un store : raviver le feu où elle se chauffe, mettre un coussin sous ses petit pieds, un manteau de satin sur ses blanches épaules ; enfin, le regard attentif, prévenir ses moindres désirs, s’ingénier à lui épargner même la peine de demander ; obéir à ses ordres, la servir, en un mot. N’est-ce pas un bonheur idéal ? L’amant le plus fier, le plus orgueilleux, fût-il prince, fût-il roi… ne rend-il pas avec amour, avec délices, à sa maîtresse, tous ces services que je rends à la mienne ? Ne disons-nous pas tous deux : ma maîtresse ? Je suis valet, homme à gages… qu’importe !… Je sers ma maîtresse en amoureux ; aucune puissance humaine ne peut m’enlever ce bonheur de tous les instants.

Oui, le bonheur est grand ; mais il est aussi de terribles conséquences de cette intimité domestique…

J’en ai fait aujourd’hui la fatale épreuve.

C’était le jour de changer les fleurs, un de mes bons jours… Elle aime tant les fleurs fraîches ! puis très-souvent elle ne se fie qu’à elle-même du soin de les arranger, de nuancer les couleurs et les feuillages ; alors je l’aide dans cette tâche… que tous deux nous accomplissons seuls.

J’ai donc disposé sur le tapis et toute prête à être placée dans la jardinière et dans les vases, une grande quantité de fleurs.

Il ne me restait plus dans le parloir qu’à épousseter le fauteuil où ma maîtresse se tient habituellement… à demi étendue.

La molle épaisseur de ce meuble a presque gardé l’empreinte du corps charmant de Régina, le satin est un peu lustré à l’endroit où elle appuie sa tête ;… partout il exhale cette suave senteur d’iris mélangé de fraîche verveine, particulière aux vêtements de ma maîtresse.

J’étais seul… j’ai porté follement mes lèvres ardentes… sur ce satin où avaient reposé ses cheveux, sa joue, sa main, son corps… J’ai aspiré avec passion le voluptueux parfum qu’elle laisse après elle… J’ai baisé le carreau de velours où elle croise ses petits pieds… ses petits pieds que j’ai tenus dans ma main…

C’est un délire… mais pour moi ces traces de sa présence vivent, respirent, palpitent ; c’est sa chevelure, c’est sa joue, c’est sa main, c’est son corps, c’est elle.

 
 

Je suis allé ensuite dans le salon de tableaux qui communique d’un côté à son parloir, de l’autre à sa chambre à coucher.

En outre des tableaux, il y a quelques meubles anciens dans cette pièce : à l’une de ses extrémités, au-dessus d’un très-beau bahut d’ébène de la Renaissance, se trouve un miroir de Venise, entouré d’un cadre admirablement sculpté ; ce miroir fait face à la porte de la chambre à coucher de Régina.

J’étais, tout près de cette porte, occupé à frotter un autre meuble d’ébène avec un morceau de serge, lorsque j’entendis la voix de Régina disant à sa femme de chambre :

— Mademoiselle, puis-je me lever ? mon bain est-il prêt ?

— Dans l’instant, Madame la princesse, — répondit Juliette du fond du cabinet de toilette où elle était sans doute occupée, — je n’ai plus qu’à verser dans l’eau l’essence de verveine.

Son bain !…

— C’est prêt… Madame peut se lever maintenant… — dit bientôt la voix de Juliette.

Et j’ai entendu le léger frôlement des couvertures de soie rejetées sans doute sur le pied du lit.

Elle se levait !…


Régina au bain.

Elle se mettait au bain !…

Au bout d’un instant, elle a dit à sa femme de chambre :

— Réchauffez un peu ce bain… je le trouve froid… veillez à ce que mon peignoir soit bien chaud.

— Oui, Madame.

— Je suis resté immobile, en proie à un trouble indicible… écoutant… si cela se peut dire, ce que je n’avais pu voir, ou plutôt suivant des yeux de la pensée tous les mouvements de ma belle maîtresse…

À ces pensées dévorantes… les artères de mes tempes ont battu si violemment que je distinguais leur bruit sourd au milieu du profond silence qui régnait dans cet appartement reculé.

Ma tête se perdait… j’ai voulu fuir… je ne l’ai pas pu, mes genoux ont tremblé, je me suis appuyé au meuble que j’essuyais, un douloureux éblouissement troublait ma vue. Je suis resté quelques instants incapable de voir, de sentir.

La voix de la princesse m’a rappelé à moi-même ; elle disait à Juliette :

— Je ne resterai pas plus longtemps dans le bain, donnez-moi mon peignoir.

Au bout d’une seconde, Juliette dit :

— Le voici, Madame.

— Donnez… — a répondu ma maîtresse.

Puis, presque au même instant, elle s’est écriée d’un air contrarié :

— Allons, voilà mes cheveux dénoués… laissez là ce peignoir… et relevez-les… vous voyez bien qu’ils trempent dans l’eau…

Et sans doute alors, à demi voilée par sa magnifique chevelure noire, Régina était, comme la nymphe antique, debout dans sa conque de marbre blanc.

 

Un quart d’heure après environ, j’étais à l’extrémité de la galerie, nettoyant avec un pinceau sec les sculptures profondément fouillées de la bordure du grand miroir de Venise, dont le couronnement, au lieu d’être appuyé au long de la muraille, s’inclinait en avant.

Soudain cette glace, sombre jusqu’alors, car elle ne réfléchissait qu’une porte de bois sculptée, placée à l’extrémité de la galerie, porte de la chambre à coucher de la princesse, soudain cette glace s’est éclairée… Voici le tableau qui s’y est reflété devant moi, pendant une seconde à peine…

Ma maîtresse… ses magnifiques cheveux encore un peu en désordre, les épaules et les bras nus… son sein de neige à peine caché par la batiste garnie de dentelles, que deux petits boutons d’émeraude ne fermaient plus… ma maîtresse, assise au coin de sa cheminée sur une petite chaise de tapisserie bleue, se courbant à demi, tirait sur sa jambe fine et ronde un bas de soie d’un gris de perle, et l’attachait au-dessus de son genou avec une jarretière de satin cramoisi à fermoir d’or, tandis que sa jambe droite, encore nue, polie comme de l’ivoire, luttait de blancheur avec le tapis d’hermine où s’appuyait son petit pied aux veines bleuâtres et aux doigts roses.

J’entendis le bruit d’une porte qui se fermait ; aussitôt, la glace devint sombre, l’étincelante et voluptueuse vision avait disparu.

 

Je me croyais sous l’obsession d’un rêve ; un léger coup frappé familièrement sur mon épaule me fit tressaillir. Je me retournai ; c’était Mlle Juliette.

— J’espère, mon chère Martin, — m’a-t-elle dit en riant, — que vous êtes joliment attentionné à ce que vous faites… je sors de la chambre de Madame et vous ne m’entendez pas seulement venir…

— Je… je… nettoyais cette glace, — ai-je répondu en balbutiant.

— Je le sais bien, rien ne vous dérange de ce que vous faites, vous êtes bien heureux… vous. Mais, dites-moi, les fleurs de Madame sont-elles arrivées ?

— Elles sont dans le parloir, Mademoiselle, — dis-je en reprenant mon sang-froid.

— Bon, — me dit Mlle Juliette, — je vais en prévenir Madame ; elle vous fait dire de l’attendre pour arranger les fleurs dans les jardinières… vous savez que souvent c’est sa manie…

— Très-bien, Mademoiselle… j’attendrai Madame.

— Ça ne sera pas long ; le temps de la peigner et de la coiffer, et elle sera ici, car je ne la lacerai qu’après déjeuner.

Et Juliette m’a quitté.

Lorsqu’elle a ouvert la porte de la chambre de la princesse, la glace de Venise, où j’ai jeté les yeux… malgré moi, s’est éclairée de nouveau… je n’ai vu que la petite chaise bleue au coin de la cheminée de marbre blanc.

 

Bientôt Régina est entrée dans son parloir, où je l’attendais avec les fleurs toutes préparées.

Jamais la princesse ne m’a paru d’une beauté plus radieuse, d’une fraîcheur plus juvénile. Je ne sais pourquoi il m’a semblé qu’elle devait être dans l’un de ces moments où les femmes les plus modestes se savent… se sentent par instinct sensuellement belles. On eût dit qu’elle se grandissait en marchant, ses petites narines roses se dilataient, son sein palpitait légèrement, tandis que, encore moites de la tiédeur du bain parfumé, ses beaux bras sortaient à demi des manches flottantes de sa robe de chambre de cachemire blanc, dont les plis moelleux semblaient caresser ce corps divin avec amour.

Ainsi que me l’avait dit étourdiment sa femme de chambre, ma maîtresse n’était pas encore lacée. Telle était la naturelle élégance de son corsage arrondi, qu’on l’eût dit sculpté dans le marbre ; telle était la svelte souplesse de sa taille, qu’elle paraissait d’une finesse presque exagérée ; étroitement ceinte qu’elle était d’une cordelière de soie pourpre

Ma maîtresse se trouvait sans doute sous l’impression d’une pensée riante et heureuse… peut-être amoureuse… car ses traits charmants étaient doucement épanouis ; puis, contemplant la masse de fleurs au milieu desquelles elle s’avança avec un lent ravissement, elle s’écria :

— Mon Dieu ! les beaux camélias, les belles primevères, les belles roses… Que tout cela est frais et brillant !…

Je l’ai aidée à arranger les fleurs : je les lui apportais, et elle les plaçait ensuite elle-même dans les vases, mélangeant, nuançant avec un goût exquis les feuillages et les couleurs.

La jardinière, qui entourait sa table à écrire, était presque au niveau du tapis ; pour la garnir, il a fallu que ma maîtresse se mit à genoux, tandis que, debout, me courbant vers elle, je lui apportais les fleurs à mesure qu’elle les demandait ; j’étais alors si près d’elle que le suave mélange de fraiche verveine et d’iris qui s’exhalait d’elle me montait au cerveau comme un philtre enivrant… enfin, lorsque, toujours agenouillée sous mes yeux, elle s’avançait ou se penchait de çà, de là, pour redresser la branche d’un arbuste… mettre en lumière quelques fleurs cachées sous des feuilles… je suivais malgré moi, d’un regard troublé, les ondulations de cette taille fine et cambrée, dont les trésors se trahissaient à chaque mouvement nouveau.

J’ai failli me trahir ; le ridicule m’a sauvé.

Il ne restait plus à garnir qu’un grand et magnifique vase de porcelaine de Saxe, émaillé de grosses fleurs en relief, et dont les anses, aussi de porcelaine, figuraient des ceps de vigne d’une délicatesse incroyable ; cette ornementation rendait le vase si fragile, et ma maîtresse y tenait tant d’ailleurs (il avait appartenu à sa mère) qu’elle voulut y placer elle même un très-beau crinum en pot, fleur à corymbe pourpre de la plus agréable odeur, et dont les longues feuilles retombent gracieusement en gerbe.

Tenant le pot de fleurs entre mes deux mains, je le présentai à ma maîtresse. Le hasard voulut qu’en cherchant à le prendre, une des petites mains de Régina, si fraîches, si douces, effleura la mienne… Cette sensation fut foudroyante, mon sang reflua vers mon cœur, et, par un mouvement machinal de respect ou d’effroi, je retirai si brusquement mes deux mains, que je laissai tomber le crinum au moment où la princesse s’apprêtait à le recevoir, et le pot se brisa sur le tapis.

— Mon Dieu ! que vous êtes maladroit ! — s’écria ma maîtresse avec dépit, en voyant cette magnifique fleur cassée sur sa tige.

— Je demande bien pardon à Madame la princesse… je croyais que Madame tenait tout… alors j’ai…

— Alors vous avez fait une sottise… — reprit impatiemment la princesse ; — une si belle fleur… et si rare…

Et comme je restais là confus… ou plutôt mille fois satisfait de ma maladresse, qui donnait ainsi le change à Régina sur la cause de mon trouble, elle ajouta avec humeur :

— Ramassez donc ces débris, cette terre, que voilà sur le tapis.

— Si Madame la princesse veut le permettre, — ai-je dit, — je replacerai la plante dans un autre pot… en voici un assez grand.

— Il le faut bien… Quoique la fleur soit brisée, le feuillage est si beau, que cela garnira toujours ce vase.

Et pendant que je replaçais la bulbe de cette belle plante dans un autre pot :

— Cette fois placez-le sur la table, — me dit la princesse, — et je le prendrai moi-même pour le mettre dans mon vase de porcelaine… il n’y aura pas ainsi de maladresse à craindre.
 

Heureusement pour moi la princesse, après être allée, selon sa coutume, vers les trois heures, savoir si son père pouvait la recevoir, a fini la journée chez Mme Wilson, où elle a dîné.

Le prince, de son côté, dînait au club.

Je suis sorti de l’hôtel, marchant comme un fou devant moi, sans savoir où j’allais, poursuivi par les voluptueuses et ardentes visions de cette matinée maudite…

Régina, les cheveux dénoués et debout dans sa baignoire de marbre… Régina assise au coin de sa cheminée…

Je ne peux pas achever… ces souvenirs me brûlent, me tuent…

Oh ! mourir… mourir, ou plutôt fuir ces tortures sans nom que je ne soupçonnais pas.

Non, je ne resterai pas dans cette maison fatale… la trame du comte Duriveau est déjouée… Régina n’a plus besoin de moi… je veux fuir… je deviendrais fou.

11 février 18…

Non, il ne faut pas fuir… ce serait lâche, ce serait indigne.

Régine a besoin de moi… plus encore peut-être que par le passé… mes pressentiments ne me trompent pas… ils sont trop douloureux pour cela… Régina aime… ou aimera le capitaine Just

En présence de l’influence effrayante qu’un tel amour peut avoir sur le repos… sur la destinée de Régina… il ne m’est pas permis de fuir ; mon dévouement peut lui être utile encore.

Mais que faire, mon Dieu ! que faire ? Je suis homme… je suis jeune, j’aime éperdûment, et elle est toujours là !

— Que faire ? dompte-toi, brise-toi !… ferme les yeux à ce qu’il y a de rayonnant dans la beauté de ta maîtresse, ferme tes oreilles à ce qu’il y a de trop séduisant dans sa voix, étouffe les palpitations de ton cœur, éteins l’ardeur de ces désirs qu’enflamment un mot, un regard, un mouvement de cette femme que tu dois vénérer… et que tu outrages… par de coupables imaginations ; noye ce honteux amour dans le ridicule amer, sanglant, atroce, qui doit jaillir pour toi de cette pensée :

— « Un valet amoureux de sa maîtresse… et surtout lorsque cette maîtresse est la fière princesse de Montbar. »

Fais mieux… souviens-toi des austères enseignements de Claude Gérard, médite sur ces deux mobiles de toute âme virile et généreuse :

Le devoir, le sacrifice.

Je me dévouerai… je me sacrifierai… je reste.


13 février 18…

Hier, je suis allé savoir des nouvelles du capitaine Just ; il est complétement guéri, la veille il était sorti en voiture ; à mon retour j’ai dit à Régina, et, comme toujours, sans attendre sa demande :

— Madame la princesse, M. le capitaine Just est tellement bien, qu’il est sorti hier en voiture.

— Ah ! tant mieux, — m’a-t-elle répondu ; — alors j’espère avoir le plaisir de le voir sous peu de jours.

Régina a dit cela, non pas précisément en affectant de l’indifférence, mais d’un ton assez réservé pour cacher l’émotion que lui causait la pensée de revoir de plus en plus prochainement le capitaine Just. Ainsi hier, je l’ai remarqué, elle a été distraite, préoccupée, inquiète ; une fois elle m’a sonné, je suis venu, puis ayant sans doute oublié l’ordre qu’elle devait me donner, elle s’est dit à elle-même :

— Que voulais-je donc ?… — elle a ajouté : — Ah ! vous direz à la porte que je reçois ce matin…

Cet ordre m’a surpris. Régina devait être certaine que, par convenance, le capitaine Just ne viendrait la voir ni lors de sa première ni même lors de sa seconde sortie… Aux yeux du monde qui ignorait la vraie cause du duel, cet empressement eût marqué une intimité trop grande, tandis que, dans l’empressement de cette visite, Régina pouvait aussi voir une sorte de hâte peu délicate de la part de Just à venir recevoir l’expression de la gratitude qu’il méritait.

Néanmoins, j’ai été surpris de ce que, n’attendant pas Just ce jour-là, Régina ouvrît sa porte à des indifférents dont la présence devait lui être insupportable au milieu de ses préoccupations.

J’ai, d’ailleurs, exécuté ses ordres, et successivement annoncé chez la princesse : M. le baron d’Erfeuil, que le prince trouvait aussi beau que bête ; le comte d’Hervillier, espèce de colosse à voix d’airain, qui se fait prier de chanter des bergerades, et enfin M. Dumolard, l’énorme frère de Madame Wilson.

La princesse m’a sonné pour m’ordonner d’apporter du bois, peu de temps après l’arrivée du dernier visiteur ; j’ai été étonné de trouver la conversation fort animée, et de voir Régina, la joue légèrement colorée, parler avec animation d’une chose parfaitement futile, autant que j’en ai pu juger.

Redoutant sans doute la solitude, elle voulait s’étourdir ou tuer le temps jusqu’au lendemain, jour où elle croyait avoir une entrevue, si grave pour elle, avec le capitaine Just. Je ne me trompais pas : au bout de six minutes, je fus appelé de nouveau par la sonnette de la princesse ; j’allais entr’ouvrir les portières, lorsque j’ai entendu le beau d’Erfeuil dire, du bout des lèvres :

— En vérité, princesse, vous êtes charmante d’accepter si gracieusement cet impromptu de petit spectacle et de souper.

— J’accepte, — dit la princesse, — mais à condition que Madame Wilson pourra venir avec moi, car M. de Montbar ne dîne pas ici ce soir.

Au moment où j’entrai, M. Dumolard s’écriait :

— Je réponds de ma sœur, elle n’a rien à faire ce soir ;… je vais la prévenir, elle vous attendra, Madame la princesse, et moi aussi, je serai votre chaperon… à toutes deux. Ah çà ! vous ne voulez donc pas de ma voiture ? J’adore prêter ma voiture, c’est ma spécialité… eh !… eh !…

— Vous êtes trop obligeant, — répondit la princesse en souriant, — et elle me dit :

— Vous demanderez ma voiture pour six heures et demie.

Au moment où je sortais, le beau d’Erfeuil disait à la princesse :

— C’est bête comme je ne sais quoi, les mélodrames ; mais c’est égal, j’aime à tout voir… moi.

Et le beau jeune homme sourit d’un air malicieux.

— Moi, j’aime, au contraire, à arriver à la moitié, c’est bien plus drôle, — dit le gros M. Dumolard ; — ça fait l’effet d’une charade, on cherche le mot jusqu’à la fin, et…

Malheureusement, m’éloignant de plus en plus, je perdis la fin de cette belle réflexion.

— C’est singulier, — ai-je pensé en me retirant, — il me semble que je trouverais autre chose à dire, si j’avais l’honneur d’être admis dans le salon de Madame de Montbar.

 

La princesse est rentrée vers une heure du matin ; sa physionomie n’était pas triste, abattue, ainsi que je l’avais vue plusieurs fois au retour du bal ; elle était pensive, réfléchie, presque austère.

Plus de doute : en acceptant cette partie de spectacle, ce souper improvisé, Régina avait cherché une distraction forcée à des pensées graves, alarmantes peut-être pour elle.

 

Un pressentiment m’avait dit hier que le capitaine Just viendrait aujourd’hui, je ne me suis pas trompé.

Ce matin, après que je lui ai eu servi le thé, Régina m’a dit, de l’air le plus naturel du monde :

— Vous avertirez à la porte que je ne suis chez moi que pour M. d’Erfeuil… M. Dumolard… ou M. d’Hervillier, s’ils se présentaient.

J’étais stupéfait de cet ordre ; au moment où je me retirais, la princesse ajouta :

— J’y serai aussi pour M. Just Clément… si… par hasard il venait.

Alors, je compris tout.

Régina a eu la même pensée que moi, elle est sûre que Just viendra ; et afin de le voir seule à seul, elle a fait fermer sa porte à tout le monde, sauf à trois personnes qui, étant venues hier, ne doivent certainement pas revenir aujourd’hui.

Je devinai enfin que Just, par un scrupule d’une délicatesse exquise, n’avait pas voulu demander à Régina de le recevoir, comme par le passé, à une heure particulière… Par cela même que Régina lui devait beaucoup, depuis le duel, il craignait sans doute de solliciter d’elle la moindre préférence…

Vers les deux heures, j’ai entendu s’arrêter extérieurement à la porte de l’hôtel un modeste fiacre, probablement, car les carrosses bourgeois entraient seuls dans la cour, M. Romarin, le portier, se montrant inflexible sur cette consigne.

Je me suis rapproché de l’une des fenêtres du salon d’attente, et, soulevant un peu les rideaux, j’ai vu le capitaine traverser la cour, après s’être informé sans doute à la loge si la princesse était chez elle.

— Bonjour, Martin. — m’a-t-il dit cordialement en entrant. — Bonjour, mon ami… Madame la princesse peut-elle me recevoir ?

— Oui, Monsieur…

Et je l’ai précédé dans le salon qui sépare la pièce où je me tiens d’habitude, du parloir de Régina. J’ai ouvert l’un des rideaux de la portière, et j’ai annoncé à ma maîtresse :

— Monsieur le capitaine Just !

Régina était assise… Elle a rougi un peu, s’est tournée vers Just à qui elle a tendu vivement la main en lui disant d’une voix pénétrée :

— Je suis heureuse de vous revoir, Monsieur Just.

Laissant retomber le pan de la portière… je me suis éloigné, le cœur brisé, traversant lentement le salon d’où j’aurais pu écouter… mais je n’en ai pas eu la pensée… j’aurais trop souffert…

Je suis allé tristement m’asseoir devant la table où je reste ordinairement et j’ai caché ma figure dans mes mains.

— Que se disent-ils ? pensai-je avec amertume.

 

Just, avec un tact parfait, avait évité l’écueil du bras en écharpe, ridicule présumé sur lequel le prince s’était si fort égayé d’avance ; un peu de gêne dans l’articulation, qui se trahit à la manière dont le capitaine tenait son chapeau à la main, telle était la seule trace apparente de sa blessure ; il ne m’a jamais paru plus beau qu’aujourd’hui, de cette beauté à la fois mâle et douce qui le distingue ; ses cheveux courts et châtains comme ses sourcils, ses yeux bleus, grands et bien fendus, son front large, intelligent, glorieusement cicatrisé, son teint hâlé, sa moustache presque blonde, son sourire gracieux et fin, son menton prononcé, donnent à ses traits un rare caractère de franchise et d’énergie ; beaucoup plus grand que le prince, sa démarche, sans avoir la raideur militaire, à ce je ne sais quoi de ferme, de contenu, que donne l’habitude de porter l’uniforme, contraste frappant avec l’espèce de laisser-aller, non sans élégance d’ailleurs, particulier à la tournure de M. de Montbar et des hommes à la mode que reçoit Régina ; le même contraste existait entre la mise luxueuse, recherchée du prince, et la sévérité de l’habillement de Just. Cette sévérité néanmoins n’excluait pas l’élégance ; sa redingote noire, croisée et boutonnée jusqu’au ruban rouge qu’il porte, était courte et avantageait parfaitement sa taille, que la robuste ampleur des épaules faisait paraître plus mince et plus élégante encore ; son pantalon d’un gris de deuil, s’arrondissait sur un pied aussi remarquablement petit pour la haute stature du capitaine, que l’était sa main soigneusement gantée de noir.

En un mot le prince et lui, jeunes tous deux, beaux tous deux, différaient aussi bien moralement que physiquement. Aussi, à la physionomie de M. de Montbar, calme, reposée, presque indolente, quoique un peu hautaine, à son attitude aisée, insoucieuse, l’on devinait l’élégant oisif, dont la vie se passe facile, heureuse, indépendante, sans lutte, sans soucis, sans devoirs austères, tandis que l’attitude presque rigide du capitaine Just, ses traits virils, déjà fortement accentués par les fatigues et les dangers de la guerre, par de profondes méditations, annonçaient au contraire des habitudes de travail et de subordination, et par cela même de sévère autorité.

 

Chose étrange… une comparaison étudiée entre l’extérieur et le mérite de Just et du prince… telles ont été pourtant les idées qui d’abord m’ont absorbé durant l’entrevue de Régina et de Just ; puis elles ont amené la comparaison la plus humiliante, la plus jalouse, la plus douloureuse entre moi et ces deux hommes qui, à tant de titres, allaient peut-être se disputer le cœur de Régina, tandis que moi…

 
— Que j’ai souffert, mon Dieu ! pendant cette entrevue !

À trois heures et demie ils se sont séparés.

Je m’étais préparé à de grands efforts d’observation, de perspicacité, afin de tâcher de deviner sous quelle impression Just se trouverait en quittant Régina… J’aurais dû m’épargner ces préparatifs de pénétration : les hommes de la trempe du capitaine cherchent ou parviennent rarement à cacher leur émotion… Lorsqu’il sortit de chez Régina, ses traits étaient altérés, il semblait encore sous l’empire d’une commisération profonde, douloureuse, et il ne put retenir un soupir en me disant :

— Adieu… Martin.

Il accentua si particulièrement ce mot adieu, que je ne pus m’empêcher de lui répondre avec l’espèce de familiarité qu’autorisait mon séjour d’autrefois dans la maison de son père :

— Mais, au moins, à bientôt, je l’espère, Monsieur Just. Il secoua tristement la tête et me répondit :

— Non, pas à bientôt…

— Comment donc, Monsieur Just ?

— Je pars demain pour rejoindre mon régiment à Metz.

— Quoi !… si tôt, Monsieur Just ?

— Oui… Mais, dites-moi, Martin ; vous savez que vous pouvez compter sur moi comme vous pouviez compter sur mon pauvre père dans quelque position où vous vous trouviez ; n’oubliez pas cela.

— Je me rappellerai toujours les bontés de M. votre père et les vôtres, Monsieur Just.

— D’ailleurs, vous vous trouvez à merveille ici, n’est-ce pas ? — me demanda-t-il.

— Oui, Monsieur Just… je me trouve très-bien.

— Je le crois, vous avez d’excellents maîtres. — À propos ; — reprit-il, — savez-vous si M. de Montbar est chez lui ?

— Non, Monsieur Just, je l’ai vu sortir en voiture.

— Eh bien, — me dit-il en tirant péniblement un petit portefeuille de sa poche, sa blessure lui étant sans doute encore douloureuse, — vous remettrez, je vous prie, chez M. de Montbar, cette carte, — et il corna un de ses angles, — en lui faisant dire que j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas pu avoir l’honneur de prendre congé de lui.

— Je n’y manquerai pas, Monsieur Just, — lui dis-je en prenant la carte.

— Allons, Martin, — me dit affectueusement le capitaine, — adieu, mon ami…

Je me suis approché de la’fenêtre, je l’ai vu traverser lentement la cour, et, pendant un moment où il attendit qu’on lui tirât le cordon, il s’est retourné, cherchant sans doute du regard la fenêtre de Régina, puis… la porte s’est ouverte et refermée sur lui. Je suis certain que le retentissement sonore de cette porte a eu un douloureux écho dans le cœur de Régina.

Ma première impression, en apprenant le départ de Just, a été une joie égoïste, cruelle… Le jour était très-sombre : quatre heures allaient sonner, l’heure à laquelle je portais ordinairement de la lumière chez la princesse… D’abord j’ai hésité, sentant que Régina devait avoir besoin d’être seule, que cette demi-obscurité devait être d’accord avec la mélancolie de ses pensées… j’étais certain qu’en ce moment, ma présence lui serait aussi importune qu’une soudaine clarté… mais, cédant à ma curiosité méchante, que je voulus me déguiser à moi-même en l’attribuant à l’intérêt que m’inspirait Régina, j’allai prendre la lampe de porcelaine que je lui portais habituellement, j’ouvris avec précaution la porte du premier salon, dont le bruit eût attiré son attention, et mes pas s’amortissant sur le tapis, j’avais soulevé la portière avant que Régina se fût doutée de mon approche.

À l’éblouissante clarté qui pénétra subitement dans son parloir… je vis Régina étendue dans son fauteuil, la figure inondée de larmes. Mais aussitôt elle se retourna brusquement du côté de la cheminée, afin sans doute de me cacher ses pleurs, et elle me dit d’une voix irritée :

— Cette lumière est insupportable… Qui vous a sonné ?…

— Il est l’heure où j’apporte toujours la lampe de Madame la princesse, et…

— Il suffit… Remportez-la… Vous l’apporterez quand je la demanderai.