Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/IV

Administration de librairie (4p. 33-46).

CHAPITRE IV.

La rue du Marché-Vieux. — Guet-apens. — M. Duriveau et le capitaine Just en présence. — Provocations. — Préliminaires d’une rencontre.

Montant rapidement l’escalier, j’arrivai sur le palier du troisième étage, où demeurait la femme Lallemand ; je trouvai la porte de la première pièce ouverte, et j’entendis la voix éclatante du capitaine Just s’adressant à la fausse malade :

— Je vous dis que la princesse de Montbar est ici…

— Hélas ! mon bon Monsieur, — disait cette femme d’une voix lamentable, — je vous assure que non…

— Elle est ici… vous l’avez attirée dans un piège… misérable que vous êtes !

— Que le ciel écrase mon enfant que voilà si je sais ce que vous voulez dire, mon bon Monsieur.

— Ne faites pas de mal à ma pauvre maman, mon bon Monsieur, — s’écria l’enfant en joignant ses gémissements à ceux de sa mère.

— Où est la princesse ? — s’écria le capitaine Just d’une voix terrible, en portant sans doute la main sur cette créature, car elle reprit avec effroi :

— Grâce, Monsieur… vous me brisez le bras !

— Maman… oh ! maman ! — cria l’enfant.

— Hélas ! Monsieur, vous voyez bien que nous n’avons que ces deux chambres… — dit la femme, — où voulez-vous que soit la princesse ?…

Soudain des cris éloignés arrivèrent jusqu’à moi, sourds, étouffés comme s’ils fussent sortis d’une pièce contiguë à celle où était couchée la fausse malade, chambre masquée sans doute, ainsi que je l’avais soupçonné.

Cette voix était celle de Régina ; elle criait :

— Au secours !… au secours !…

J’entendis un grand bruit, comme celui d’un placard enfoncé par un choc violent… aussitôt les cris de Régina arrivèrent jusqu’à moi, aussi éclatants qu’ils avaient été jusque-là voilés…

À ces cris succéda un moment de silence, puis le piétinement sourd qui accompagne une lutte violente.

Ce bruit se rapprocha tout à coup, comme si cette lutte se fût poursuivie dans la pièce à la porte de laquelle j’écoutais.

Malgré mon ardente curiosité, craignant d’être surpris, j’allais m’éloigner précipitamment, lorsque j’avisai dans la pièce où je me trouvais, un petit escalier qui me parut conduire à une sorte de soupente, pratiquée au-dessus de la pièce voisine ; je m’y élançai, j’arrivai à un grenier éclairé par une lucarne, et seulement plancheyé ; en collant mon oreille sur le plancher formant le plafond de la pièce où se tenait la fausse paralytique, j’entendis très-distinctement continuer le bruit de la lutte, et les exclamations suivantes :

— Monsieur ! — disait le comte Duriveau d’une voix sourde, haletante, — un galant homme n’en frappe pas un autre !…

— Vous, un galant homme ? — répondit le capitaine Just, qui semblait ne plus se posséder.

— Monsieur ! — disait le comte en balbutiant de rage, — Monsieur… c’est une… lutte de crocheteurs…

Le bruit dura encore une seconde à peine ; puis j’entendis la voix du capitaine Just s’adresser à Régina.

— Pardon, Madame, d’avoir châtié cet homme devant vous… je n’ai pas été maître de mon indignation… Maintenant, Madame…

— Oh ! murmura M. Duriveau, alors dégagé des mains du capitaine, — ce sera un duel à mort… entendez-vous ?… à mort !…


La Scène du Marché-Vieux.

— Mon Dieu ! elle se trouve mal ! — s’écria le capitaine. — Madame ! revenez à vous… Madame…

Puis, sans doute aussi indigné que stupéfait de l’audace de M. Duriveau, qui ne s’éloignait pas, le capitaine s’écriait :

— Mais vous voyez bien que votre vue la tue !… misérable ! Faut-il que je vous jette du haut en bas de l’escalier ?

— Occupez-vous donc de cette chère princesse, — répondit le comte Duriveau avec une rage sardonique, — délacez-la donc !… c’est une belle occasion…

— Et rien… rien… pas de secours… Elle s’évanouit !… cette femme et sa fille se sont enfuies… — disait le capitaine, soutenant sans doute Régina entre ses bras, — mon Dieu ! que faire ?

— Cinq minutes plus tard… j’étais vengé ! — dit le comte Duriveau avec une indomptable audace. — Allons… c’est à refaire… Je serais jaloux de vous… si je ne devais pas vous tuer tantôt, beau capitaine paladin : car c’est tantôt que je me bats, entendez-vous ?… au pistolet… Je tirerai le premier… c’est mon droit… et je vous toucherai au cœur… allez, j’ai la main sûre… le marquis de Saint-Hilaire vous dira ça ce soir… chez les morts…

— Dieu soit loué !… elle revient à elle… s’écria Just. Madame, ne craignes plus rien, je suis là… courage… courage… venez !

— Ah çà ! — reprit insolemment le comte Duriveau, — n’allez pas, chère princesse, vous amuser à dire que vous avez été attirée dans un guet-apens… on ne vous croirait pas… Mes précautions sont prises… Le monde croira… et dira que vous êtes venue ici volontairement… que ce n était pas la première fois… et que le capitaine que voilà a été amené ici par sa fureur jalouse… Il ne me démentira pas, je le tuerai tantôt… J’aurai ainsi le beau rôle et vous le mauvais, chère princesse. Ça sera toujours ça en attendant mieux.

— Appuyez-vous sur moi, Madame… — dit le capitaine Just à Régina, sans doute alors remise de sa faiblesse…

Un bruit de pas assez lents m’annonça que Régina quittait la chambre, appuyée sur le bras du capitaine Just.

— Au revoir, chère princesse, — dit la voix insolente du comte Duriveau.

Puis il ajouta avec un accent de haine concentrée :

— Dans trois heures je serai à votre porte avec mes témoins, Monsieur Just Clément… Attendez-moi.

Le capitaine, sans répondre à cette dernière provocation, emmena Régina.

Les pas s’éloignèrent tout à fait ; je n’entendis bientôt plus dans la chambre que la marche saccadée du comte Duriveau.

Alors il s’écria, donnant un libre cours à sa rage jusque-là contenue :

— Frappé à la figure… crossé à coups de pied devant cette femme orgueilleuse… Oh ! cet homme… je le tuerai… J’ai l’enfer dans l’âme… Sans lui, j’étais vengé. Par fierté, la princesse serait morte plutôt que de rien révéler, et par intimidation, peut-être, elle fût revenue ici une autre fois… Oh ! cet homme… cet homme ! et attendre encore trois heures !!

Le comte Duriveau sortit en disant :

— La Lallemand s’est sauvée… elle a bien fait… Mais je suis sûr d’elle… Tâchons de refermer à peu près cette porte… dont ce capitaine à demi défunt a fait sauter la serrure.

Lorsque je supposai le comte éloigné, je descendis de ma cachette, Je ne voulus pas quitter cette maison sans examiner le lieu de la lutte.

Le placard défoncé ne masquait plus l’entrée de deux chambres voisines de celle de la fausse malade. Ces chambres, garnies de tapis, étaient ornées avec un certain luxe ; au désordre des meubles, je reconnus les traces d’une lutte violente.

En songeant qu’une seconde fois, du fond de mon obscurité, je venais de rendre un service signalé à Régina, j’eus un moment de joie profonde… puis à la pensée du danger auquel allait être exposé le capitaine Just, je croyais un duel inévitable, et le courage, l’adresse de M. Duriveau étaient connus, j’eus un cruel remords de ma conduite… elle me sembla lâche…

Et pourtant à qui m’adresser, en l’absence du prince ? S’il ne se fût agi que de m’exposer au péril qu’allait courir le capitaine Just, je l’aurais bravé avec joie ; mais, hélas ! l’espèce même de ma condition et de mon dévouement m’interdisait toute action éclatante, chevaleresque… La crainte des suites de ce malheureux duel, où pouvait succomber le fils de mon bienfaiteur, empoisonna donc la seule joie qu’il m’était permis de goûter.

 

En sortant de la maison, je ne vis plus le fiacre de Jérôme ; il avait sans doute reconduit la princesse. Ma blessure, oubliée pendant cette scène émouvante, me faisait beaucoup souffrir, j’avais hâte d’être de retour à l’hôtel de Montbar, pour accomplir mon service, complétement négligé ; je ne voulais pas encourir les reproches de la princesse, et il m’eût été difficile de lui expliquer la cause de mon absence pendant toute la matinée.

Au bout d’un quart d’heure de marche, je rencontrai un fiacre, j’y montai ; m’étant prudemment fait descendre à l’extrémité de notre rue, j’arrivai à l’hôtel de Montbar vers midi.

Mon premier soin fut de monter à ma chambre, afin de quitter mes vêtements tachés de sang ; je rencontrai mademoiselle Juliette dans l’escalier ; dès qu’elle m’aperçut elle s’écria :

— Ah ! mon Dieu, Monsieur Martin, d’où venez-vous donc si tard ?… depuis que Madame est rentrée elle vous a fait demander plus de dix fois… Il fallait me prévenir, je me serais chargée de votre service pour ce matin… En arrivant, Madame n’a trouvé de feu nulle part… Avec cela elle a éprouvé en voiture une espèce de faiblesse… car, en revenant, elle était pâle comme une morte et tremblait comme la feuille… Je l’ai engagée à se coucher… elle n’a pas voulu ; depuis lors elle n’a fait que sonner afin de savoir si vous étiez rentré…

— Je suis désolé de ce retard, Mademoiselle Juliette, — lui dis-je ; — mais, tenez… voilà mon excuse…

— Ah ! mon Dieu, du sang… à votre pantalon… et ce mouchoir à votre jambe…

— Il fait si glissant ! je courais, j’ai trébuché sur un de ces tas de débris que l’on dépose le matin au long des trottoirs et je suis tombé sur des tessons de bouteille…

— Pauvre garçon… vous souffrez ?

— Moins maintenant ; mais d’abord j’ai tant souffert qu’il m’a été impossible de marcher ; ce ne sera rien, je l’espère ; je monte vite chez moi pour changer et je redescends chez Madame la princesse.

Dix minutes après, j’entrais dans le salon d’attente où je me tenais habituellement, lorsque j’entendis un violent coup de sonnette.

Je courus au parloir de la princesse, j’en soulevai timidement la portière. Je vis Régina affreusement pâle, les traits bouleversés, mais le maintien ferme, contenu.

— Voilà dix fois que je vous sonne ! — me dit-elle durement. — Vous devriez être ici depuis huit heures… et il est midi et demi… En vérité, c’est incroyable… vous inaugurez singulièrement votre service chez moi…

— Que Madame la princesse veuille bien m’excuser pour aujourd’hui… Mais…

— L’on n’a pas d’idée d’une pareille négligence !… J’attendais autre chose et mieux de votre zèle… et justement… lorsque j’aurais eu tant besoin de…

Puis, s’interrompant, elle me dit brusquement :

— Il suffit… je sais que vous êtes là… Je vous sonnerai si j’ai besoin de vous…

Je sortis le cœur navré de la dureté de la princesse ; mais je l’excusai bientôt… Après tout, elle ignorait la cause de mon inexplicable absence.

Dix minutes s’étaient écoulées, que la sonnette de la princesse retentit de nouveau.

Régina était toujours pâle, ses traits révélaient encore une cruelle anxiété douloureusement contenue ; mais, en me parlant, son accent, au lieu d’être brusque et dur, fut doux et bienveillant.

— Mademoiselle Juliette vient de m’apprendre que vous êtes grièvement blessé, — me dit-elle, — et que telle est la cause de votre manque de service… Pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela tout de suite ?

— Madame…

— Au fait, — reprit Régina avec bonté, — je ne vous en ai pas laissé le temps… Souffrez-vous beaucoup ?

— Un peu… Madame la princesse.

— Pourriez-vous faire quelques courses en voiture… sans trop de douleur ?

— Certainement, Madame la princesse…

Et comme Régina, dont l’angoisse était visible, hésitait à continuer, je lui dis :

— Je n’ai pu apprendre à Madame la princesse que j’avais vu ce matin M. le baron de Noirlieu.

— Vous avez vu mon père ? — s’écria-t-elle, surprise. — Vous l’avez vu…

— Oui, Madame la princesse.

Et je lui racontai mon entrevue avec le baron et Melchior.

Quoique Régina cachât l’émotion qu’elle ressentait, en apprenant avec quel intérêt son père s’était d’abord informé d’elle, je vis une larme, de bonheur sans doute, briller dans ses yeux ; son visage, contracté, se détendit pendant un instant : puis, la pendule ayant sonné une heure, la princesse tressaillit, redevint sombre, inquiète, et dit vivement :

— Une heure… mon Dieu !… déjà…

Elle pensait au duel du capitaine Just.

Alors, d’une voix brève, elle me dit, non sans embarras, et en accentuant chacune de ses paroles rapides et saccadées :

— Le docteur Clément vous a placé chez moi… je le vénérais comme un père…

Et la malheureuse femme faisait tous ses efforts pour paraître calme et dissimuler l’altération de sa voix.

— Madame la princesse sait toute ma reconnaissance pour M. le docteur Clément, — lui dis-je.

— Et c’est parce que je le sais, — reprit-elle en accueillant mes paroles avec empressement — que je suis sûre d’avance du zèle… de la discrétion que vous mettrez dans une commission qui regardé M. le capitaine Just.

Et malgré ses efforts, Régina ne put cacher sa terrible anxiété et l’espèce de honte causée sans doute par le mensonge quelle se voyait obligée de me faire.

— Ce matin… — reprit-elle, — j’ai appris… par hasard… chez une personne… de nos amies… qu’ensuite de je ne sais quelle querelle… M. Just Clément… devait se battre en duel.

— Lui, Madame… oh ! mon Dieu ! — m’écriai-je en feignant la surprise et la crainte.

— Ce duel, — reprit la princesse, — doit avoir lieu… m’a-t-on dit, aujourd’hui… Monsieur Just Clément est le fils… d’un homme qui m’a toujours témoigné une affection paternelle ; je suis tellement inquiète, que je voudrais savoir… s’il y a quelque chose de fondé dans ce bruit de duel…

J’eus pitié de Régina ; ses forces étaient à bout ; elle s’appuya sur le marbre de sa cheminée.

— Rien de plus facile, Madame la princesse, — lui dis-je, — Je vais aller chez M. le capitaine Just : il occupe la maison de M. le docteur… je verrai Suzon, qui a élevé M. Just… par elle, bien certainement… je saurai quelque chose.

— C’est cela… — dit vivement la princesse, — et si, par hasard… ce que je ne veux pas croire, ce malheureux duel… avait lieu… aujourd’hui… tantôt…

Et les lèvres de Régina tremblaient convulsivement.

— Vous ne reviendriez ici…

— Que pour annoncer à Madame la princesse que M. Just n’est pas blessé, car, Dieu merci, souvent j’ai entendu dire à feu M. le docteur que son fils était un des meilleurs tireurs de son régiment.

— Vrai ? — s’écria Régina avec un ineffable ravissement d’espérance.

Puis elle ajouta précipitamment :

— Mais vite… l’heure se passe… prenez une voiture… partez… partez…

 

Une demi-heure après avoir quitté la princesse, j’étais chez le capitaine.

J’appris plus tard les préliminaires du duel qui devait avoir lieu, préliminaires étranges, qui prouvaient d’ailleurs l’énergie, le sang-froid du capitaine, sa prévoyante sollicitude pour le repos de Régina, et la connaissance qu’il avait de l’infernal caractère du comte Duriveau.

Voici ce qui se passa :

Avant de rentrer chez lui, Just était allé chez deux de ses anciens camarades de l’École Polytechnique ; il eut l’heureuse chance de les rencontrer ; l’un était officier d’artillerie, l’autre officier du génie. Assuré de ces deux témoins, car il s’attendait à la visite du comte Duriveau, il alla chez un autre de ses amis, un avocat, légiste fort distingué ; il le trouva aussi, et ramena ces trois personnes chez lui, les ayant prévenues de ce dont il s’agissait.

À deux heures, une voiture s’arrêta à la porte de la maison du docteur. Deux hommes de fort bonnes façons descendirent et demandèrent M. le capitaine Clément.

Suzon les introduisit.

Ces deux personnages, témoins du comte Duriveau, trouvèrent le capitaine Just avec les deux officiers et l’avocat ; on se salua avec la plus parfaite politesse, et l’un des témoins de M. Duriveau dit au capitaine :

— M. le comte Duriveau, mon ami, a été offensé par vous, Monsieur, de la manière la plus grave : il vous en demande réparation ; en sa qualité d’offensé, il choisit le pistolet. Nous allons régler avec ces Messieurs… vos témoins, sans doute, les autres conditions du combat.

— Monsieur, — répondit le capitaine, — ayez la bonté de répondre à une seule question… Savez-vous la cause de la provocation que me fait l’honneur de m’adresser M. le comte Duriveau ?

— Parfaitement, Monsieur. M. le comte Duriveau nous a dit qu’il s’agissait d’une malheureuse collision amenée par suite d’une rivalité dans les soins que vous rendiez à la même personne. M. le comte Duriveau a eu même la délicatesse de nous cacher le nom de la femme, cause première de cette déplorable querelle… remettant à nous la faire connaître après l’issue du duel.

— C’est cela, je m’y attendais, — dit le capitaine en échangeant un regard avec ses amis.

Puis il ajouta :

— Messieurs, M. le comte Duriveau est à ma porte, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

— Auriez-vous l’obligeance de le prier de se donner la peine de monter ici ?

— Mais, Monsieur… une telle entrevue…

— Ce n’est pas moi qui aurai l’honneur de m’entretenir avec M. le comte Duriveau, — répondit le capitaine.

— Et qui donc, Monsieur ?

— Monsieur… — dit le capitaine en montrant le légiste.

— Monsieur est un de vos témoins ?

— Monsieur est mon ami…

— Alors je ne vois pas, Monsieur, — dit le témoin du comte Duriveau, très-surpris, — à quoi bon…

— Monsieur, — reprit le capitaine Just, — je déclare que je me retire à l’instant, et que je refuse toute satisfaction à M. le comte Duriveau, s’il ne consent pas à l’entrevue que je désire qu’il ait avec Monsieur.

— Mais, Monsieur…

— Mais, Monsieur, — reprit le capitaine Just avec fermeté… — veuillez du moins vous consulter avec M. Duriveau sur la condition que je pose.

— C’est juste, Monsieur, — dirent les témoins.

Et ils sortirent.

Cinq minutes après ils rentraient avec le comte Duriveau.

— Monsieur consent ? — demanda le capitaine.

— Monsieur consent — répondit affirmativement un des témoins.

— Messieurs, donnez-vous la peine de passer par ici, — dit le capitaine aux témoins du comte, ainsi qu’aux siens.

M. Duriveau resta seul avec l’avocat.

L’avocat était un petit homme, à l’air calme et sardonique ; il portait des lunettes bleues et tenait sous le bras un gros volume aux tranches bariolées de diverses couleurs ; il fit très-poliment signe à Monsieur Duriveau de s’asseoir.

— À qui ai-je l’honneur de parler, Monsieur ? — demanda celui-ci.

— À Monsieur Dupont… avocat.

— À monsieur Dupont… avocat ? — dit M. Duriveau avec surprise et hauteur, — qu’est-ce que ça veut dire ? pourquoi faire, un avocat ?

— Pour qu’il fasse son petit métier, Monsieur.

— Votre métier ? Ah çà ! c’est une plaisanterie.

— Monsieur connaît-il l’article 322 du Code criminel ? — demanda le légiste.

— Comment ! Monsieur ? — s’écria le comte Duriveau en regardant l’avocat avec un étonnement croissant.

— Voici cet article — reprit l’avocat.

Et il lut :

Quiconque aura commis un attentat à la pudeur consommé ou tenté avec violences sera puni de la réclusion.

— Monsieur ? — s’écria M. Duriveau.

— Monsieur sait-il ce que c’est que la réclusion ? — poursuivit le légiste.

— Mais enfin…

— Voici, — dit l’avocat, en interrompant M. Duriveau.

Et il lut ce qui suit :

Tout individu condamné à la réclusion sera enfermé dans une maison de force, et employé à des travaux dont le produit pourra être en partie employé à son profit.

Puis, regardant d’un air sardonique le comte qui pâlit, l’avocat ajouta :

— Vous me paraissez réunir toutes les vertus requises pour vous livrer à la confection des chaussons de lisière, Monsieur le comte, et à augmenter ainsi vos 3 ou 400,000 livres de rentes de 3 ou 4 sous que vous gagnerez par jour en charmant ainsi vos loisirs, soit à Melun, Poissy ou autres lieux de force.

Le comte Duriveau, stupéfait, abasourdi, ne trouvait pas une parole.

L’avocat continua avec un sang-froid imperturbable :

— Vous avez tendu un horrible guet-apens à la plus honorable des femmes, vous avez voulu vous porter sur elle à d’infâmes violences…

— Monsieur ! — s’écria le comte blême de fureur, — prenez garde…

— Chut… pas si haut… du calme… ou c’est moi qui vais élever la voix, — dit l’avocat toujours de sang-froid, — et dire à vos témoins… ce que vous leur avez prudemment caché… À savoir : l’infamie de votre conduite qui seule a motivé les voies de fait du capitaine Just.

— À cette menace que fit l’avocat, M. Duriveau resta de nouveau muet, interdit.

L’avocat continua :

— Le crime dont vous vous êtes rendu coupable vous rend passible des peines ci-dessus ; dès tout à l’heure je vais m occuper de rassembler tout ce qui sera nécessaire à l’instruction de cette indigne affaire… Ce sera au besoin de la besogne toute taillée pour le juge instructeur.

— Un crime ? le juge d’instruction ? Allons donc, Monsieur, vous me prenez pour un enfant, — dit M. Duriveau en retrouvant son insolente audace, — Vous ignorez donc qu’à ce compte il n’y a pas un homme du monde qui n’ait plusieurs fois dans sa vie voulu attenter, et avec violence encore, à la pudeur des femmes auxquelles il faisait la cour. Eh ! pardieu… Monsieur l’avocat, on ne fait la cour aux femmes que dans cette intention-là. Vous ignorez donc ces choses au Palais ?

— Ah ! mais c’est que… c’est très-joli au moins, mais très-joli, ce que vous dites là… au point de vue Régence ; seulement au point de vue du Code criminel, c’est stupide… Le procureur du Roi n’a pas à connaître (nous disons comme cela au Palais), le procureur du Roi n’a pas à connaître des attentats à la pudeur… dont les femmes ne se plaignent pas… au contraire… mais il décerne immédiatement un mandat d’amener (nous appelons cela… un mandat d’amener, au Palais) contre un misérable qui a attiré une honnête femme dans un guet-apens, afin de se porter sur elle à d’infâmes violences, malgré ses larmes et ses cris… Le crime démontré, et le vôtre ne l’est que trop, le criminel est condamné à une peine infamante… Ceci vous démonte un peu ? vous n’aviez pas envisagé votre indignité sous ce point de vue-là… ça m’étonne… vous aviez pourtant si bien la conscience d’avoir commis une révoltante lâcheté, que vous n’avez pas osé dire à vos témoins la cause de ce duel… C’était sagement fait… car je vous défie de trouver un homme d’honneur qui consente à vous assister… s’il sait toute la vérité.

— Le capitaine Just… ne veut pas se battre, et il cherche des prétextes pour sa lâcheté, n’est-ce pas ? — dit M. Duriveau avec amertume.

— M. le capitaine Just devrait, à mon sens, refuser de croiser sa loyale épée de soldat avec un homme qu’il peut envoyer demain en cour d’assises. Mais M. le capitaine Just, pour des raisons particulières, daigne se battre, mais à certaines conditions…

— Voyons-les… Monsieur, et finissons, — dit le comte Duriveau les dents serrées de rage, — que propose-t-il ?

— M. le capitaine Just ne propose pas de conditions… il impose…

— Vraiment ?

— Positivement ; et les voici : D’abord il trouverait très-ridicule, lorsqu’il condescend à un combat qu’il peut refuser, de s’exposer à être tué sûrement par votre balle… vu votre prétention de tirer le premier, probablement ?

— C’est mon droit, j’en use.

— Laissez-moi donc tranquille avec votre droit d’assassiner les gens, sans courir aucun risque… vous vous moquez du monde… Ce n’est pas ça du tout ; voici ce qui aura lieu : vous êtes de première force sur l’épée… c’est connu ; le capitaine tire aussi parfaitement bien… ses amis s’en gaudissent fort ; la chance sera donc égale : vous vous battrez à l’épée.

— Non… car je maintiens mon droit.

— Vous refusez l’épée ?

— Oui.

— Soit, — dit l’avocat en se levant ; — je vais de ce pas déclarer à vos témoins la vraie cause du duel… et ce soir même une plainte au criminel est déposée entre les mains du procureur du Roi…

— Va donc pour l’épée ! — s’écria M, Duriveau, exaspéré, en se levant.

— Un instant, ce n’est pas tout.

— Comment ?… encore ?

— Je crois bien, — dit l’avocat, — vous êtes prévenu que si vous avez l’audace de prononcer un mot, un seul mot, qui puisse porter la moindre atteinte à la considération d’une femme dont il vous est défendu de prononcer désormais le nom… la plainte au criminel sera déposée à l’instant au parquet.

— Monsieur…

— On prend cette précaution pour vous empêcher de répandre les calomnies dont vous avez menacé ; ainsi songez-y bien, cette horrible affaire sera ensevelie dans le plus profond secret… ou elle aura le plus immense retentissement… Le capitaine n’agit pas ainsi par ménagement pour vous, bien entendu, mais pour épargner à la plus noble femme du monde un éclat toujours pénible… qu’elle bravera d’ailleurs, d’autant plus fièrement, si vous l’y forcez par vos calomnies, que la conséquence de cet éclat serait pour vous la prison, l’infamie… pour elle… un redoublement d’intérêt et d’estime.

— C’est tout… je suppose, — dit le comte Duriveau, se voyant avec une rage impuissante réduit à l’impossibilité de faire le mal qu’il s’était promis. — J’ai accepté l’épée… Il se fait tard…

— Deux mots encore ; aux derniers… les bons… — reprit le légiste. — Vous allez dire à vos témoins, en présence de ceux de M. le capitaine Just, à peu près ceci : « — J’ai prétendu, Messieurs que ce duel avait pour cause une rivalité jalouse, cela n’est pas exact. »

— Me rétracter ?… jamais.

— Voyez donc, ce scrupuleux ! — dit l’avocat en haussant les épaules. — Vous ajouterez : Je jure sur l’honneur que la cause de ce duel est la suite… d’une discussion… politique (ou autre à votre choix, si vous trouvez mieux).

— Un faux serment ! me déshonorer ! — s’écria M. Duriveau, — m’exposer à être traité d’infâme ! Ah çà ! mais vous êtes fou !

— Ne faites donc pas comme cela le délicat.

— Monsieur l’avocat !  ! — s’écria M. Duriveau furieux.

— Chut… du calme… ou je conte à vos témoins… Vous savez… je reprends : Vous jurerez donc sur l’honneur que toute espèce de rivalité est étrangère à ce duel. Voici tout bonnement pourquoi nous exigeons cela : de la sorte, le capitaine Just aura pour garantie de votre silence : 1° votre peur d’un procès criminel ; 2° votre peur de vous déshonorer… publiquement, ce qui arriverait si, après avoir juré sur l’honneur en face d’hommes d’honneur, que ce duel avait une cause étrangère à une rivalité jalouse… vous tentiez quelque insinuation calomnieuse contre la personne que vous savez.

— Jamais… je ne me rétracterai.

— Alors, Monsieur, — dit l’avocat en se levant, — vos témoins vont tout savoir…

— Eh ! qu’est-ce que ça me fait ! j’en trouverai d’autres… — s’écria le comte Duriveau dans un paroxysme de fureur : — je vais souffleter le capitaine Just, il faudra bien alors qu’il m’aide à en trouver… des témoins… |

— Ne jouez pas ce jeu-là, — dit l’avocat en ricanant, — vous avez pu vous apercevoir ce matin que le capitaine Just a la poigne solide… Or, si vous aviez le malheur de lever la main sur lui, il aurait l’honneur de vous rouer de coups une seconde fois, et en avant le procès criminel.

— Je consens à tout… — s’écria le comte poussé à bout. — Mais que je me batte au moins.

— Vous allez être immédiatement satisfait. M. le capitaine Just a pensé que, vu la difficulté de trouver un coin convenable pour se couper tranquillement la gorge, le jardin de sa maison… vous pouvez l’apercevoir d’ici… serait heureusement choisi… Tenez, voyez par cette fenêtre. Quant aux armes, nos témoins ont apporté deux paires d’épées de combat…

— Il suffit, Monsieur, — dit le comte Duriveau, reprenant son sang-froid, — j’accepte tout, je consens à tout, pourvu que j’aie enfin une épée à la main… et cet homme devant moi…

 

Le comte Duriveau fit la rétractation convenue, jura sur l’honneur que toute rivalité jalouse était étrangère à la cause de ce duel, amené par suite d’une discussion politique.

La rencontre eut lieu dans le jardin de la maison du docteur.

Le combat fut acharné.

Le comte Duriveau montra une grande bravoure ; quoique blessé d’un coup d’épée à la cuisse, il voulut continuer, et après avoir traversé le bras du capitaine Just, il reçut un second coup d’épée dans le flanc droit, qui le mit hors de combat.

 

Une demi-heure après l’issue de ce duel, je revenais apprendre à Régina que la blessure du capitaine Just était légère.

Le courage de la malheureuse femme l’avait soutenue jusque-là…

Mais bientôt ses genoux se dérobèrent sous elle… je n’eus que le temps d’appeler mademoiselle Juliette, que je laissai avec la princesse.