Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre V

V. Démence Précoce.


D’après Masselon, la démence précoce est une psychose qui débute le plus souvent dans l’adolescence et qui est caractérisée par un affaiblissement spécial et progressif des facultés intellectuelles, évoluant plus ou moins rapidement vers la démence, soit simplement, soit à travers des phénomènes aigus, qui consistent en états de stupeur ou d’agitation ou en délires plus ou moins mal systématisés.

On lui reconnaît quatre grandes classes : la démence simple, la catatonie, l’hébéphrénie et la démence paranoïde.

Les deux observations que j’ai à vous présenter offrent, dans un cas, la forme catatonique, dans l’autre, la forme hébéphrénique… La forme catatonique[1] consiste en un état de stupeur accompagné de négativisme, de suggestibilité et de stéréotypie. À côté de ces symptômes principaux se rencontrent d’autres troubles psychiques : troubles du caractère et des sentiments, diminution de l’attention spontanée et volontaire, incapacité de l’effort mental, absence de la volonté ; altération de la mémoire consistant en amnésie d’évocation avec disparition progressive des souvenirs complexes et conservation des souvenirs simples, et en stéréotypie du souvenir, fixation automatique d’une représentation déterminée dans l’esprit du malade.

Le mécanicien Panais[2], chargé de la conduite d’un express

…était un grand garçon à l’humeur assagie
De bonne heure, vivant d’un verre d’eau rougie
Et d’un croûton de pain rassis barbouillé d’ail ;
Qui jamais n’eut emménagé sans faire un bail,
Et dont les gens disaient : « C’est une demoiselle ».
Contents de lui, ses chefs l’estimaient pour son zèle,
Prisaient fort son intelligence et trouvaient bon
Qu’il économisât sur ses frais de charbon.

Lesseps, un an, l’avait employé pour son isthme…

Déjà nous voyons qu’il ne s’agit pas d’un alcoolique, mais d’un garçon sobre, régulier, intelligent, zélé et économe. Mais l’étiologie devient plus claire :

Par malheur il était atteint de Daltonisme,
En sorte que l’erreur de ses sens abusés
Lui montrait à rebours les tons interposés :
Il voyait le vert rouge et le rouge émeraude.
Fatalité ! Souvent, à l’heure où le soir rôde,
Vieux voleur sur le toit embrumé des maisons,
Met un voile de rêve aux lointains horizons,
Où la nuit lentement jette ses tentacules,
Où sur la profondeur des fins de crépuscule
Les signaux allumés en feux rouges, verts et blancs
Épouvantablement ouvrent leurs yeux troublants,
Oscar Panais sentait sa poitrine oppressée ;
Le front bas sous le poids trop lourd de sa pensée
Il blêmissait, songeant qu’il tenait en ses mains
Les clés de tant de sorts et tant de fils humains !
Cela devait finir de façon effroyable.—

On s’y attend bien d’ailleurs. Le daltonisme, chez un conducteur de chemin de fer, n’est chose gaie ni pour lui-même, ni pour les pauvres voyageurs. Il souffre, il est angoissé, sa poitrine est oppressée, il a peur, il est sujet aux phobies, il a peur des voyages en chemin de fer (sidérodromophobie), mais il a surtout peur de la nuit, c’est un nyctophobe et il sent sa responsabilité.

Un jour qu’il conduisait son train, le pauvre diable
Vit le disque fermé malgré qu’il fut tout vert.

Panais renverse la vapeur, stoppe la machine ; un convoi qui suivait, arrive et prend le rapide en coccis, déterminant une terrible catastrophe.

La Compagnie, un mois après, fut appelée
Devant les tribunaux, comme civilement
Responsable, et se vit condamnée amplement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Touchant Panais, le jugement dit :

Touchant Panais, le jugement dit :Attendu
Que Panais est un simple idiot, pas autre chose
Qu’il importe dès lors de le mettre hors de cause ;
L’acquitte, le renvoie indemne et l’interdit ;
Le prive de ses droits civils, ordonne et dit
Qu’il sera dès ce soir reçu dans un asile
Où, défrayé de tout, à titre d’imbécile,
Il sera mis ès mains des hommes dits de l’art.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Or j’ai vu ce pauvre être, hier, à Ville-Evrard.

Il est fou tout-à-fait, et se prend pour un disque !!!
Parfois, une heure ou deux, droit comme un obélisque,
Il demeure immobile et sans un mot, tourné
Vers le mur de l’hospice, un mur illuminé
De soleil et qu’habille une frondaison verte,
Voulant dire par là que la voie est ouverte.
Puis, sur ses lourds talons évoluant soudain,
Le dos au mur, alors et le nez au jardin :
« Je suis fermé, dit-il, que le convoi recule ! »

Et je ne trouve pas cela si ridicule.

Cette pièce n’a pas besoin d’analyse. La plupart des symptômes que nous avons énumérés au début s’y retrouvent, en particulier la stéréotypie des gestes, des mouvements, des attitudes, du langage, du souvenir, et la fixation automatique d’une représentation dans l’esprit du malade.

La forme hébéphrénique, que nous allons voir maintenant est constituée, d’après Masselon, par « des états de dépression et d’agitation caractérisés par des troubles délirants polymorphes, extrêmement confus, sans tendance à la systématisation, à base d’hallucinations ou d’interprétations délirantes et accompagnées de confusion et d’imprécision dans les idées qui, le plus souvent, évoluent vers la démence complète et incurable ». La première période de la démence précoce à forme hébéphrénique est signalée par de la céphalée, de l’insomnie, de l’inquiétude, de la tristesse, des impulsions. À la période d’état, le délire est caractérisé par l’imprécision, le vague et la mobilité des conceptions, l’importance et la multiplicité des hallucinations. Il est formé d’idées variées de grandeur, d’énormité, de persécution. Ce qui domine surtout, c’est la bizarrerie des attitudes, des tics, des grimaces ; celle du langage, à la fois prétentieux, insolite et incohérent, mais surtout l’apathie, l’indifférence alternant avec une tendance aux impulsions, à la fugue, à la violence[3]

Courteline nous offre à étudier un cas de démence précoce à forme hébéphrénique à la période d’état, dans la personne de Floche[4]. Celui-ci, nous le savons par le témoignage de sa femme qui vient se plaindre au Commissaire, ne boit pas, n’a pas eu de fièvre typhoïde ni de coup de soleil, et ses antécédents héréditaires, au point de vue alcoolisme, épilepsie ou aliénation mentale sont négatifs, mais cela n’empêche qu’il ne fasse rien comme personne, qu’il tienne des discours auxquels on ne comprend goutte, qu’il accomplisse des actions sans devant ni derrière autant dire… Il passe ses nuits à causer tout seul, à combiner je ne sais quoi, menacer je ne sais qui, ruminer des heures entières… sans parler des moments où il saute du lit, en chemise, le revolver au poing, en criant : « Je brûle la figure au premier qui touche à ma femme !!! »… Il s’enferme dans les cabinets pendant des fois des deux ou trois heures, pour déclamer tout haut contre la société, hurler que l’univers entier a une araignée dans le plafond, une punaise dans le bois de lit, et un rat dans la contrebasse… Il voit des fous partout… Floche est arrêté par les agents parce qu’il fait de l’esclandre en pleine rue et qu’il débine la république. Il ne fait aucune violence à ceux qui l’arrêtent et il est amené devant le commissaire. Sa boutonnière est parée d’un large ruban rouge. Il explique au commissaire qu’il n’est pas décoré, mais qu’ayant la mémoire assez indocile, il doit lui mettre un licou et que ce ruban sert de pense-bête. Ce moyen nouveau et ingénieux est supérieur au mouchoir corné qui perd toute efficacité si l’on est affligé du rhume de cerveau, et à l’épingle sur la manche qui a le tort de nous signaler comme étourneau à la raillerie des imbéciles… En réponse au commissaire qui lui demande son âge, il dit : « Avez-vous idée d’un poète composant une tragédie dans un salon où un professeur de piano ferait des gammes du matin au soir ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! ma mémoire est à l’image de ce poète : elle est logée en un cerveau où le génie fait trop de musique… En un temps où la raison se promenant gravement par les rues la tête en bas et les jambes en l’air, on en est venu, petit à petit, à ne plus distinguer nettement ce qui est le vrai de ce qui est le faux, puis à prendre le faux pour le vrai, l’ombre pour la lumière, le soleil pour la lune et le bon sens pour l’égarement. C’est ainsi que ma femme, qui est devenue folle au contact d’un air saturé de folie, tire des plans pour me faire fourrer à Charenton… Le cas de cette malheureuse, qui est à peu de chose près, celui de la foule tout entière, devait naturellement tenter l’esprit de logique et d’analyse d’un moraliste équilibré. Aussi ai-je conçu le projet de l’étudier tout au long, avec ses effets et ses causes, en un ouvrage d’une haute portée philosophique, fruit de mes réflexions (filles elles-mêmes de mes longues veilles), et intitulé : « Le Daltonisme Mental ». Le vent de folie qui souffle de toutes parts prend naissance dans un quiproquo, dans le malentendu survenu entre la Nature qui commande et l’Homme qui n’exécute pas, entre les intentions bien arrêtées de l’une et l’interprétation à rebrousse-poil de l’autre… »

Puis subitement, sans agression, sans causes apparentes, il menace le commissaire de son revolver. Sa manie de voir des fous partout se révèle comme en plein jour : « Je n’aime pas les fous ! Le fou, c’est mon ennemi d’instinct, c’est ma haine, c’est ma rancune ! La vue d’un fou suffit à me mettre hors de moi, et quand je tiens un fou à portée de ma main, je ne sais plus, non, je ne sais plus, de quoi je ne serais pas capable ! » Il prend le commissaire pour un fou furieux. Tirant la lame de sa canne à épée, il l’oblige à éteindre le feu de la cheminée, quoique l’on soit en plein mois de janvier, sous prétexte que la nature, — qui seule et toujours à raison — exige que l’homme ait chaud l’été et froid l’hiver ; à ouvrir la fenêtre, parceque la nature ordonne que, l’hiver, l’homme soit exposé à mourir de congestion pulmonaire, phtisie galopante, pleurésie, pneumonie, et autres ; à le faire mettre pieds nus et finalement à l’enfermer dans un placard à charbon ; puis il s’en va tranquillement, après avoir lancé par les espaces libres des tas de procès-verbaux, de pièces à légaliser, des cartons pleins de paperasses et de dossiers…

  1. E. Régis, loc. cit., p. 355 etc.
  2. G. Courteline : Le coup de marteau (Ombres Parisiennes).
  3. B. Régis, loc. cit., pp. 371, 372.
  4. G. Courteline : Le Commissaire est bon enfant.