Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre IV


IV. Dégénérescences.


Nous allons commencer par les dégénérés supérieurs, les déséquilibrés. D’après le professeur Régis[1]. les déséquilibrations forment la transition entre l’état normal et la folie. « Ce sont de véritables frontières où vivent des individus intelligents, parfois même brillants, mais incomplets et porteurs d’une tare qui se traduit par un défaut d’harmonie et de pondération entre les diverses facultés et les divers penchants. »

Les déséquilibrés sont des êtres complexes, hétérogènes, formés d’éléments disproportionnés, de qualités et de défauts contradictoires, aussi bien doués par certains côtés, qu’ils sont insuffisants par d’autres. Bien doués d’habitude, dans l’ordre intellectuel, possédant quelquefois à un très haut degré les dons de la parole, des arts, de la poésie, ils manquent le plus souvent de rectitude, de jugement, surtout de logique. Ce sont des utopistes, des rêveurs, des théoriciens, qui s’éprennent des plus belles choses et ne font rien.

Courteline nous offre trois cas de déséquilibration particulièrement bien caractérisés.

Le premier,[2] est un vieil original qui, voyant un monsieur qu’il ne connaît pas d’ailleurs et n’a jamais rencontré, assis à la terrasse d’un café et fumant une pipe en écume de mer, se précipite sur lui et lui arrache la pipe de la bouche en criant : « Misérable fou ! » D’une voix tremblante d’indignation, il lui dit qu’une pipe en écume de mer ne se tient ni par le fourneau, ni par le tuyau, mais seulement avec la main gantée de fil, car le moutonneux du gant de Suède n’est rien moins qu’un antre à microbes, et le chevreau, par son glacis, est l’ennemi de l’écume de mer. Il expose que la pipe d’écume de mer, demande à être bourrée contrairement au fil du tabac et dans le sens de la hachure, vu les lois de la pesanteur, l’attraction des corps pour le centre de la terre etc, etc, etc ; d’où obligation absolue de pratiquer l’opération césarienne aux paquets de tabac de 50 centimes, sous peine d’exposer la pipe qui en recevrait le contenu, à se voir culotter comme par un cochon. Il discourt d’abondance, élevant de temps en temps vers le ciel, l’index de la conviction, et lâchant, par ci par là, des apophtegmes dans le goût suivant : « L’écume de mer est parcelle de Dieu », ou bien, « L’homme qui galvaude une pipe en écume de mer est un père qui conduit lui-même dans le sentier de la débauche, la vierge qui lui doit le jour » !… Il poursuit ses explications et ses conseils : « Pour bien culotter une telle pipe, il faut la fumer, deux, trois ou quatre fois par jour, mais toujours à l’heure précise où on l’aura fumée la veille, en ayant soin d’aspirer les bouffées à intervalles réguliers ; il ne faut jamais la fumer en plein air, mais dans une pièce bien close, carrelée en glaise de Hambourg (parce que celle-ci contient du chlorure de calcium qui absorbe l’humidité de l’air), et d’une superficie non supérieure à huit mètres carrés et demi. Il faut que cette pièce prenne jour sur le Nord à cause du soleil, et, si on fume la nuit, ce ne doit être que pendant le premier quartier de la lune dont la lumière n’est sans danger que pendant cette période ». Pour terminer, il nous met en garde contre deux dangers : ne pas fumer quand il fait beau, à cause de la sécheresse, ni quand il fait mauvais, à cause de l’humidité !!!

Cette observation n’a pas besoin de commentaires.


La seconde est celle de Hamiet[3] et voici le portrait du personnage tel qu’esquissé par Courteline lui-même : « De même la mission d’un arbre fruitier est de porter des noix, des cerises ou des pèches, de même la mission d’Hamiet était de porter des idées — toujours inapplicables, c’est vrai, mais — toujours originales, puisées aux sources, aux seules sources d’une imagination délicieusement absurde… Filles timbrées d’un père qui avait reçu une fêlure, elles possédaient au plus haut degré, comme lui-même, le don précieux de faire illusion, de charmer par leur bonne grâce, de séduire par leur nouveauté et de convaincre enfin les gens par leur ardente foi en elles, autant que par leur raison d’être, étonnamment, apparente. Elles sonnaient à ce point l’or comptant qu’on leur faisait crédit sur la mine, tout de suite. Seulement, priées de s’exécuter, rien de fait… Très fort dans la démonstration de besoins qui n’existaient pas, qu’avait seule crées de toutes pièces son imagination perpétuellement en couches, et dont il parvenait cependant à faire hurler l’évidence, il se montrait plein de génie dans la théorie des remèdes à apporter, établissant par A + B, non seulement le « pourquoi » de leur efficacité, mais encore le « parceque » de leur opportunité urgente… Il avait alors des paroles qui tuaient l’objection dans l’œuf, des arguments qui jetaient des feux de pierres précieuses, prêt à se battre pour ses thèses, comme un père se bat pour ses filles… »

Voici quelques uns de ses projets, quelques unes de ses idées : L’Affaire des Petites Commandites, où il s’agissait de commanditer l’infime commerce, le marchand de marrons ou de mouron, le commissaire du coin ou le négociant en oublies ; d’avancer à l’un son crochet, à l’autre sa poêle à rôtir ; à celui-ci sa charrette, à celui-là son tourniquet, et de prélever ensuite un équitable tant pour cent sur les profits réalisés ; l’Affaire de publicité pharmaceutique où, dans le récit d’un événement politique ou d’une séance de la chambre, il faisait entrer la description et les avantages d’un purgatif ; ou encore l’idée d’ouvrir en plein Paris, un café où on ne boirait pas (conception insensée, mais échafaudée sur des données indiscutablement exactes et atteignant deux buts, puisqu’elle contentait du même coup, la sobriété non douteuse des habitués de café, et cet impérieux besoin de flâne qui les porte à acheter sciemment, de leur intoxication, le plaisir de jouer le bridge ou de voir passer le monde). Ses idées se suivaient, et, à peine, avait-il le temps d’en concevoir une qu’il l’abandonnait pour une autre. Comme il le disait lui-même « Ce ne sont pas les idées qui me manquent », et pour preuve le projet d’affermer à son profit le commerce des allumettes et du tabac sur les plates-formes des autobus et des tramways ; puis l’idée d’adjoindre une voiture-souper aux trains de nuit (pour donner satisfaction aux voyageurs souffrant d’insomnie) ; l’idée de fonder un journal : L’Informateur Universel, où le Grand Dictionnaire Larousse serait publié en feuilleton ; enfin l’idée de fonder un théâtre de 10 hrs, pour laisser aux Parisiens le temps de dîner. Cette dernière idée, il lui fallut la réaliser, car « le don de sécréter des idées que le ciel lui avait dévolu se doublait de celui d’en voir, par la pensée, l’immédiate réalisation ». Pour l’inauguration de son théâtre de 10 hrs, il choisit une opérette dont le libretto était écrit par un de ses amis et la musique composée par un autre déséquilibré que nous étudierons dans quelques instants. Hamiet, que l’éclosion d’idées nouvelles tient toujours en mouvement, voulait à chaque répétition, changer ou faire changer, ajouter ou couper des scènes. Par exemple, un jour il suggère que le médecin, le Dr Bougredâne, soit ventriloque, ce qui fournirait une scène très cocasse, dans son bureau, au lever du rideau ; une autre fois, il lui vient une autre lubie : « Si le docteur avait le diabète et le tambour-major aussi ? » et il explique où il veut en venir : « Supposons qu’ils ont tous deux le diabète, qu’ils fréquentent le même café, et prennent tous les soirs l’apéritif ensemble ? Eh bien ! au lieu de jouer le vermouth au piquet ou aux dominos, ils le joueront à l’analyse d’urine : celui des deux qui a le plus de sucre paie la consommation de l’autre !!! »… Et tous les jours, jusqu’au soir de la première représentation, c’est la même chose, inventions aussi spirituelles qu’inapplicables, aussi ingénieuses que ridicules. Mais dès que tout est prêt pour la première représentation, qu’on est à la veille de lever le rideau, Hamiet se désintéresse subitement et complètement de son projet ; revirement complet, son idée de théâtre de 10 hrs lui apparaît comme une folie, et « avec la même éloquence, la même force persuasive qu’il avait apportée deux mois auparavant, à démontrer l’excellence et le bien fondé de son entreprise, il en démontra la niaiserie et la puérilité sans bornes »… et aussitôt, une nouvelle idée a germé dans son cerveau sous pression : l’installation à Paris de la roulette et du 30 et 40, fonctionnant officiellement sous le contrôle des pouvoirs publics et la répartition en trois parts du gain obligé de chaque jour, l’une pour lui, l’autre pour l’État et la troisième — « immédiatement convertie en rente 3% incessible et insaisissable — au profit des femmes de perdants… ! »

Le troisième déséquilibré que nous ayons à étudier, est le musicien Stephen Hour[4].

« L’orgueil démesuré et fou de Stephen Hour, sans précédent dans le passé, sans équivalent possible dans l’avenir, atteignait à de telles invraisemblances que ça en devenait touchant. À le voir se plonger jusqu’aux cheveux en une pleine mer d’extravagante vanité, s’y ébattre, y faire le gentil et le gracieux, et déclarer tranquillement que jamais on n’avait rien vu de pareil depuis que le monde était monde… les irréfléchis, seuls, riaient. »

La contemplation de son « moi » grisait cet infortuné. Insatiable de s’écouter, plein de rancune contre l’imbécile nature qui ne l’avait pourvu que d’un tympan par oreille, il tenait le piano impuissant à exprimer aussi pleinement qu’il eut été de rigueur, le non-pareil de ses inspirations, si bien qu’il se donnait l’ivresse de les vociférer à tue-tête en même temps qu’il les arrachait à la sonorité de l’instrument. Il estimait que ses mélodies détenaient toujours au fond d’elles quelques splendeurs insoupçonnées, et il les pressurait comme des citrons pour en faire sortir le jus « … Raté absolu, esclave de son idée fixe, il ne comprenait rien de cette vie, ayant pour mission de la caresser à rebrousse-poil, d’interpréter la logique du côté que ce n’était pas vrai et de faire précisément le contraire de tout ce qu’on espérait de lui… »

Chez lui, dans sa maison, c’était le même désordre, le même manque d’équilibre. « Des loques ! Des chaussures moisies et encroûtées d’antiques boues… Des chapeaux ravagés d’usure, et dont l’un, ô surprise ! un melon aux vastes bords, que sans doute la main de son propriétaire avait impatiemment lancé à la volée, flottait comme un navire à l’ancre en les eaux savonneuses et épaisses d’une cuvette !… Sur la tablette, fendue en deux, d’une cheminée qui était un cellier et dont la trappe démantibulée ouvrait un jour en angle aigu sur l’âtre hérissé de bouteilles vides, cette cuvette occupait la place de la pendule, laquelle, juchée sur la corniche d’un colossal bahut de chêne, projetait un rouleau de musique hors du trou béant de son cadran, parti lui-même avec Jean, « voir s’ils viennent ». Des milliers de bouts d’allumettes saupoudraient de grésil le plancher, des mégots de cigarettes, crachés au hasard de la lèvre, lépraient bizarrement les murs d’une invasion d’énormes cloportes immobiles, et Stephen Hour, à demi émergé du pêle-mêle de ses couvertures entre un pot de nuit à sa droite et un monticule de tabac à sa gauche, était une horreur de plus, parmi tant d’autres… »

La deuxième classe de dégénérés comprend les persécutés-persécuteurs, que l’on retrouve également, quoique moins systématisés, dans la paralysie générale, l’alcoolisme, la mélancolie. Nous aurons à étudier le persécuté-persécuteur processif, c’est-à-dire, le fou raisonnant, dont nous trouvons deux exemples dans Courteline, et le persécuteur vrai, le persécuteur à froid, par plaisir, par rancune, par haine, le persécuteur imbécile.

Le délire processif est une simple variété du délire raisonnant de persécution dont la caractéristique est de rouler sur des contestations judiciaires. Ce n’est pas par un vif sentiment du droit, mais par suite de l’absence du sentiment de son tort, que le processif se met dans un état d’irritation passionnée pour une offense imaginaire. Au lieu d’avouer que sa cause est mauvaise et perdue d’avance et d’en prendre son parti de bonne grâce, il accuse les avocats, le tribunal, toute la cour de partialité. Il passe son existence à plaider, à soutenir devant les tribunaux toutes les contestations possibles.

Le type du processif est La Brige[5]. Il se croit toujours la victime de vexations, de trames ourdies pour troubler sa tranquillité ; on lui en veut et les occasions ne lui manquent pas pour soutenir son rôle de persécuté. Aussi essaie-t-il de se venger, mais en restant dans les limites de la loi ; il ne va pas jusqu’aux actes violents, mais il ne cesse de s’adresser aux magistrats et aux tribunaux pour obtenir justice, « résolu de réfugier désormais son égoïsme bien acquis sous l’abri du toit à cochons qui s’appelle la Légalité », quoique sa confiance en ses juges soit plus qu’ébranlée, et qu’il soit « écœuré d’avoir tout fait au monde pour être un bon garçon et n’avoir réussi qu’à être une poire, dupé, trompé, estampé ». Et malgré cela, les juges ne sont occupés qu’à trancher ses petits différends avec le commun des mortels, et les archives des commissariats regorgent des procès-verbaux dont son nom fait les frais ».

Il est d’un orgueil et d’une suffisance extrêmes. Mécontent de ses avocats, qui plaident mal, à son goût, il plaide lui-même, invoquant à tout propos le Code, qu’il a feuilleté et dont il sait par cœur des passages entiers. Il possède des qualités brillantes qui lui permettent de jouer ce rôle d’avocat impromptu et de défendre sa cause avec des apparences de logique, de raison et de droit. Mais il est susceptible, vaniteux, entêté, complètement dénué de raison, menteur, privé de sens moral et plein de mauvaise foi.

Dans[6], que nous allons prendre comme exemple et où nous allons l’étudier, le Substitut nous donne les renseignements suivants qu’il a recueillis sur son compte, et qui le représentent « comme un personnage de commerce presqu’impossible, comme une façon de Chicaneau processif, astucieux, retors, éternellement en bisbille avec le compte-courant de la vie », et il cite : « Un jour c’est un cocher de fiacre que vous gardez huit heures sous une pluie battante, devant la terrasse d’un café, et qui exaspéré enfin, proteste et ameute la foule… Une autre fois, c’est un conducteur de tramway auquel vous prétendez payer les 15 centimes de votre place avec un billet de 1000 francs. » Dans sa réponse, La Brige s’intitule[7], et il fait la sortie suivante : « La vérité, c’est que nous vivons dans un pays d’où le bon sens a cavalé, au point que M. de la Palisse y passerait pour énergumène et qu’un homme de jugement rassis, d’esprit équilibré et sain, ne saurait prêcher l’évidence, la démontrer par A+B sans se voir taxé d’extravagance, et menacé, à l’instant même, de la camisole de force »… On en vient à la question du présent procès, dans lequel La Brige est accusé d’attentat à la pudeur. Voici, en somme, de quoi il s’agit. La Brige occupe un appartement au premier étage du No 5 bis de l’Avenue de la Motte-Picquet. Or pendant l’exposition de 1900, la Société des Transports électriques installe un trottoir roulant qui passe devant la fenêtre de cet appartement. Voici La Brige qui parle : « Et de cet instant ce fut gai !! De huit heures du matin à onze heures du soir, prenant par conséquent sur mon sommeil du soir si j’entendais me coucher tôt et sur mon sommeil du matin si j’entendais me lever tard, le trottoir — le trottoir roulant ! — se mit à charrier devant mes fenêtres des flots de multitude entassée : hommes, femmes, bonnes d’enfants et soldats ; tous gens d’esprit, d’humeur joviale, qui débinaient mon mobilier, crachaient chez moi, et glissaient de tribord à bâbord, en chantant à mon intention : « Oh la la ! C’te gueule, c’te binette », cependant qu’échappés à des doigts bienveillants, les noyaux de cerises pleuvaient dans ma chambre à coucher, alternés de cacaouettes, d’olives et de pépins de potiron ». La Brige, stupéfait, mais fort de l’article 1382 du Code Civil, assigne en référé et successivement la Société des Transports électriques, la Commission de l’Exposition, la ville de Paris, et enfin Tailleboudin, son propriétaire. Il perd tous ces procès, malgré les articles 1719, 1725, 222, etc etc. Il continue fea défense : « C’est alors que j’imaginai de me plonger dans le faux jusqu’au cou afin d’être aussitôt dans le vrai, puisque neuf fois sur dix, la loi, cette bonne fille, sourit à celui qui la viole ». Au président du tribunal qui, au nom de la Justice, le rappelle au respect de la Loi, il répond : « La Justice n’a rien à voir avec la Loi, qui n’en est que la déformation, la charge et la parodie !! » Pour se venger de ses ennemis du trottoir roulant, il se rend coupable d’un outrage public à la pudeur, prévu dans le Code Civil par l’article 330, et constaté par treize mille six cents quatre-vingt-sept personnes qui ont signé le constat de l’huissier. Voici ce que celui-ci raconte : « … Nous étant rendu sur le dit trottoir roulant, etc. etc., nous avons nettement distingué, au fond d’un appartement, révélé à tout un chacun, par l’écartement d’une croisée grande ouverte, une sorte de sphère imparfaite, fendue dans le sens de la hauteur, offrant assez exactement l’aspect d’un tréfilé à deux feuilles et que nous avons reconnue pour être la partie inférieure et postérieure d’une personne courbée connue pour baiser la terre ». La Brige prétend qu’il ne tombe sous le coup de l’article 330 qu’en principe, mais non en l’espèce et voici comment il argumente : « Parce que l’outrage n’est l’outrage que s’il est effectué, consommé, accompli, dans les conditions de publicité exigées par le Législateur. Or il résulte de l’exploit d’huissier que voici » (car il a trouvé un huissier qui l’innocente comme la cour en a trouvé un pour l’incriminer) « que mon logement situé à cinq mètres au dessus du niveau de la rue, en face d’un terrain non construit, échappe au regard des passants… Il faut donc que les mécontents qui se plaignent d’avoir vu mon derrière aient accompli des prodiges et payé dix sous pour le voir, et alors de quoi se plaignent-ils, puisque je le leur ai montré ? » Il explique la position qu’il avait prise dans sa chambre, en disant qu’il était à la recherche d’une pièce de deux sous, tombée en dessous d’un meuble. Mais la discussion continue, et c’est ici que l’on voit ressortir les talents brillants de La Brige : « M. le Président, puis-je, si j’ai trop chaud, tenir mes fenêtres ouvertes ? — Oui. — Dans un logement qui est le mien, puisque j’en acquitte les termes, puis-je oui ou non, si je perds deux sous, me baisser pour les ramasser ? — Oui. — Dans ce même logement, puis-je oui ou non, si la fantaisie m’en prend, me déguiser en Mexicain ? — Oui. — En Turc ? — Oui.

Et en Écossais ? — Non ! — Voilà du nouveau et voici une drôle de justice qui, mise au pied du mur, forcée par la logique, en arrive à se prononcer entre la Turquie et l’Écosse au risque d’amener des complications et de troubler sur ses assises l’équilibre européen ! — Le substitut : C’est bon ! Assez ! Cela suffit ! Je vous vois venir avec vos gros sabots, vos histoires de deux sous et de jupe écossaise qui se soulève sous les courants d’air… Vous êtes venu ici pour vous moquer du monde ! — La Brige : Du monde, non, mais de la Loi qui a bien tort de crier au scandale quand un bon garçon comme moi se borne à la châtier en riant. Gare, si un jour les gens nerveux s’en mêlent ! Lassés de n’avoir pour les défendre contre les hommes sans justice qu’une Justice sans équité, éternellement préoccupée de ménager les vauriens et toujours prête à immoler le bon droit en holocauste au droit légal dont elle est la servante à gages »…

Nous pourrions encore citer quelques procès de La Brige ou quelques circonstances de sa vie où sa déséquilibration et son caractère processif se manifestent ouvertement, mais nous en avons assez dit pour démontrer et illustrer le caractère propre du processif à jet continu.

L’observation que nous allons voir maintenant est celle d’un persécuté-persécuteur à l’état latent, dont la déséquilibration revêt un caractère pour ainsi dire professionnel, et se manifeste surtout par la méfiance, l’orgueil et la susceptibilité.

Le gendarme Labourbourax[8] tient le tribunal d’Écoute-s’il-Pleut exclusivement occupé du règlement de ses petits griefs ; la Chambre correctionnelle n’entend parler que de ses malheurs. Sa manie est facilitée, comme fouettée par l’exercice de ses fonctions de gendarme. Un jour il demande douze condamnations pour outrage à un agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions ; le lendemain, il en demande dix-neuf, tout cela dans une ville qui contient à peine trois mille âmes. Il dresse un procès-verbal contre l’épicier Nivoire, inculpé du double délit d’insulte à la maréchaussée et d’affichage séditieux, pour avoir apposé « à la devanture de son établissement une pancarte portant, en lettres conséquentes d’une hauteur de 20 à 22 centimètres, une inscription de nature à jeter la déconsidération sur l’arme à laquelle j’appartiens : Avis à la population ! Occasion exceptionnelle ! Gendarmes à deux pour trois sous ! » Le gendarme, en langage populaire, c’est le hareng saur. Labourbourax le sait, mais le prétexte est bon et il ne le laisse pas échapper… Autre exemple : le menuisier Lacausade invite Labourbourax et un de ses camarades à constater un délit ! « Vous pouvez constater que cette vieille refuse de m’ouvrir la porte ; vous pouvez le constater vous-mêmes ; puis (c’est Labourbourax qui parle) d’une voix où le mépris le disputait à l’arrogance, il nous jeta ce mot « de visu », voulant exprimer par là, non seulement que mon collègue et moi étions « des visus » — ce qui n’était pas vrai —, mais encore que nous en étions de l’espèce la plus inférieure, relégués au plus bas degré de l’échelle sociale »… Le commissaire lui explique le sens de « visu », de gendarme dans le langage populaire, mais Labourbourax est entêté dans sa susceptibilité, et il sort en disant : « Il est tout de même dur à mon âge, de m’entendre traiter de visu par un particulier qui l’est peut-être plus que moi »…

Il nous reste à voir le persécuteur par plaisir, par jalousie, le persécuteur imbécile et haineux, et le portrait que Courteline nous en donne, va nous faire comprendre de suite le personnage.

Flick[9] adjudant dans les chasseurs, « était une brute dans l’acception et toute l’infamie du mot, une brute lâche, idiote et féroce, mettant ses joies et ses ambitions de chaque jour à compter plus d’hommes punis qu’il n’en avait compté la veille. Il n’était jamais plus heureux que lorsqu’il pouvait voir, à l’appel des consignés, s’allonger devant le corps de garde, une ribambelle interminable de prisonniers en blouse blanche, les sabots aux pieds, la toque d’écurie sur l’oreille ». Courteline a gardé de cet homme un amer souvenir puisque, après des années, rien qu’à y penser, il lui en vient encore à la bouche une bouffée d’écœurement. « Parvenu à son grade à coups de rengagements, de larmoiements et de platitudes, il promenait à travers la vie l’âpre conscience de sa non-valeur, sa sourde rancune d’idiot qu’a terrassé son impuissance, mais que poursuit bon gré mal gré un vague espoir de représailles indéterminées et lointaines. Ni officier, ni sous-officier, bien qu’il tînt des deux à la fois, espèce d’androgyne du métier, appelé « mon lieutenant » par les uns et, par les autres, « Flick » tout court… Au physique, c’était un petit homme, rablu, ventru, coloré, à la démarche lourde et pacifique de bon vivant plein de soupe et de bière. Ce qu’on voyait de lui d’abord, c’étaient deux sourcils formidables, ou, pour mieux dire, un seul sourcil courant sans arrêt d’une tempe à l’autre et coupant en deux le visage… En compensation, il avait deux nez : déplorables suites d’un coup de sabre reçu en ’70… Athlète trapu et ramassé, suant le poil jusque par les oreilles, il tenait un peu du gorille… avec cela, il boitait !… Ainsi bâti, Flick se savait hideux comme il se savait imbécile, et il imputait à tout le monde la responsabilité de cette double disgrâce. Aussi était-il la plaie du Quartier, la terreur de la caserne. Il avait une férocité à froid de rustre naturellement mauvais, aigri encore par les éternelles déceptions, le « une-deux, une-deux » perpétuel, vers un horizon à roulettes, qui fuit et recule pas pour pas, la blessure d’amour-propre tournée au cancer… Devenu philosophe à la longue, le drôle choisissait ses victimes, « choisissant de préférence des bleus à face de chouans, épanouis de santé et de douceur ingénue, au seul aspect desquels, lui-même s’épanouissait et se frottait gaillardement les mains ». On peut aisément s’imaginer le martyre que ces pauvres diables avaient à subir aux mains de cet imbécile et nous n’insisterons pas, en ayant assez dit pour faire connaître le type, et passerons au groupe suivant, c’est-à-dire, à la démence précoce.

  1. Loc., cit., pp. 441 etc… Dr E. Cullerre : Les Frontières de la Folie.
  2. G. Courteline : L’Art de culotter une pipe (L’Esprit Français).
  3. G. Courteline : Les Linottes.
  4. G. Courteline Les Linottes.
  5. G. Courteline : L’Article 330 ; Les Balances ; Hortense, couche-toi ! ; Une lettre chargée ; etc. etc.
  6. L’Article 330
  7. philosophe défensif
  8. G. Courteline : Le Gendarme est sans pitié (Modern-Théatre).
  9. G. Courteline : Les Gaietés de l’Escadron :.... Le Train de 8 heures 47