Les mœurs du tigre, récit de chasse/Chapitre V

Le monde illustré (Parutions des 8, 15 et 22 mai 1886p. 44-51).

V


Le tigre est-il susceptible d’éducation ? Peut-on l’apprivoiser, ainsi que l’on fait du lion ? Il y a des bateleurs qui l’affirment et qui même ont paru en fournir les preuves. Je n’hésite pas à donner là-dessus mon sentiment, ayant eu l’occasion de voir assez de faits concluants sur cette question.

Et d’abord, je me hâte de dire que, pas plus pour le lion que pour le tigre, je n’admets la possibilité d’une règle en matière d’éducation. On a cité les lions du célèbre Théodoros, lesquels vivaient en toute liberté à la cour et jusque sous le trône de ce monarque abyssin. Cet exemple n’est pas probant. Ici encore, je crois qu’on se laisse abuser par le regard paterne et l’allure débonnaire du lion

Plus volage, plus chat, en quelque sorte, que son frère aîné, le tigre paraît avoir reçu de la nature un caractère moins susceptible d’attachement, moins sociable. Il y a, d’ailleurs, entre les deux races d’animaux ce signe différentiel bien accusé, que le lion est réellement brave, tandis que le tigre ne combat qu’à la dernière extrémité. Il en résulte que, comme chez l’homme, et par une induction fort logique, on conclut, très vraisemblablement, à la franchise du premier et à la fourberie du second.

Eh bien ! malgré toutes les apparences contraires, je crois à la possibilité de priver le tigre. On est bien parvenu à dompter d’autres félins qui peuvent être considérés comme ses cousins germains. On a dressé des léopards et des panthères, et il y a même des hordes du Kurdistan qui possèdent une espèce de léopards qu’ils élèvent pour la chasse à courre, comme le chien et le faucon, et que l’on nomme guépards.

Je reviens aux anecdotes. C’est, en effet, par les exemples seuls que l’on peut procéder en ces matières.

En 1846, je fis la connaissance d’un vieil officier anglais qui avait fait toutes les guerres de l’Empire. Il avait alors soixante ans et était major dans l’armée de la compagnie. C’était un hypocondriaque assez misanthrope, et qui, pour compagnie, préférait, cela va sans dire, les bêtes aux hommes. Il vivait entouré de singes, de chiens et de perroquets. Mais l’hôte le plus curieux et le moins rassurant de son logis était un superbe tigre adulte, dont il voulut bien me faire l’histoire.

— Il y a quatre ans — me dit-il — dans une chasse, je tuai, du premier coup de fusil, une tigresse, dans les forêts du Bundelcund. La pauvre bête nourrissait trois petits. Deux d’entre eux étaient déjà des gaillards forts éveillés, dont mes gens s’emparèrent, et qu’ils vendirent à des montreurs d’animaux en cages. Le troisième, beaucoup moins bien venu que ses frères, ne paraissait pas destiné à vivre longtemps. Mû par un sentiment de pitié, j’adoptai l’orphelin, et j’essayai de réparer envers lui le mal que je lui avais fait en égorgeant sa mère.

« Mon tigrillon eut une enfance pénible. Il fallut lui ingurgiter le lait à l’aide de tubes que je lui introduisais dans la gorge, en lui écartant les mâchoires, ou d’éponges imbibées que je lui enfonçais entre les amydales. Ce régime artificiel lui permit d’atteindre son troisième mois. Alors, la vie reprit le dessus, la santé se rétablit en un clin d’œil, et mon pupil devint, en peu de jours, de la dimension d’un chat serval.

« À partir de ce moment, la croissance fut aussi normale que rapide. À un an, il avait la taille que vous lui voyez aujourd’hui. Mais il était maigre, et son poil avait de larges plaques vides. Le régime lacté ne lui convenait pas, apparemment. Je ne m’arrêtai pas aux burlesques théories qui conseillent l’abstention de la viande. Je lui donnai d’abord de la viande grillée. Il la dévora avec satisfaction. Puis, je passai sans transition au régime de la viande crue. Mon élève l’accueillit sans autre enthousiasme. Toutefois, l’effet fut prodigieux, en ce sens que les muscles naquirent à vue d’œil et que la fourrure de l’animal répara ses brèches et devint promptement magnifique. Au reste, son caractère ne varia pas. J’avais donc résolu le problème de l’éducation des tigres. »

Et le vieillard ajouta :

— Vous le voyez, c’est une bête splendide aujourd’hui. Il est si docile et si doux qu’il se laisse mordre par mes chiens et griffer par mes singes sans manifester la moindre humeur. Il me connaît à fond, et couche toutes les nuits dans ma chambre. Il se pelotonne sur mon tapis et dort du même sommeil que moi. Au reste, son attachement est sincère ; il me suit pas à pas, vient se faire caresser comme un chat, et me regarde avec des yeux dans lesquels je puis lire tous ses sentiments.

Le vieux monomane ne mentait pas. J’ai vu la bête dans la force de l’âge, et je lui rends le même témoignage que son maître. Il était doux comme un mouton, et faisait bon accueil à tout le monde.

Le colonel est mort en 1866, dans sa propriété de Delhi, et les Indiens sont restés persuadés qu’il est mort du chagrin que lui a causé la perte de baba (l’enfant) — c’était le nom qu’il avait donné à son tigre — qui l’avait précédé de près d’un an dans la tombe.

Voilà donc un tigre absolument privé, qui a vécu vingt-quatre ans dans la domesticité, sans démentir un seul instant ses heureux commencements. Le vieux misanthrope lui avait fait élever une tombe, sur laquelle un Hindou avait sculpté une statue de Dourgâ-Kâli, la déesse de la mort. Il visitait tous les jours cette tombe.

Mais toutes les expériences ne concluent pas dans le sens de la confiance illimitée. Voici un fait qui semble établir le contraire :

Le docteur Tournier, dont j’ai parlé plus haut avait un ami, qui, lui aussi, avait adopté un jeune tigre. L’animal atteignit sans encombre sa première année. Il demeura humble, soumis et fidèle. Mais au bout de ce temps les instincts sanguinaires du félin se firent jour à la faveur des circonstances suivantes :

Le chasseur, qui partageait sa chambre avec ce terrible pensionnaire, en recevait les caresses avec la plus entière confiance. Le tigre lui léchait les mains et le visage, se frottait à ses jambes et, en un mot, multipliait les signes extérieurs du plus profond dévoûment. La vue d’un mouton, d’un veau, d’un lapin même, le laissait indifférent et placide. Il ignorait le goût du sang, et son maître avait eu le tort, grave selon moi, de le dresser un peu comme un animal frugivore.

Or, il advint qu’un jour le chasseur, traversant un fourré épais, s’écorcha profondément la main gauche aux épines. La plaie s’envenima, la main enfla et, après avoir d’abord abondamment coulé, le sang refusa de couler de nouveau. Le blessé prit un moyen héroïque. Il débrida violemment la plaie et tendit sa main malade au tigre. L’animal parut, au premier moment, se faire quelques scrupules de lécher cette chair sanguinolente et bleuie. Mais dès que sa rude langue faisant râpe eut déchiré le tissu environnant et, conséquemment agrandi la blessure, dès que la rouge liqueur eut humecté ses lèvres et sa gorge, il se mit à sucer alors avec une sorte de fureur. Le blessé, que cette succion soulageait, ne prit point garde à cette passion nouvelle de son compagnon. Tout-à-coup une forte pression, exercée sur sa main par les dents du tigre, lui fit comprendre que les rôles s’intervertissaient et que, décidément, l’animal devenait agresseur. Il dut même user de beaucoup de circonspection pour se dégager des morsures de la bête. Le tigre ne voulait point lâcher la main, et ce n’était que par un dernier reste de déférence qu’il ne la broyait point entre ses dents, se contentant de la serrer fortement entre ses mâchoires, entre les bourrelets des gencives. Puis, à peine le chasseur eut-il enveloppé de linges la partie blessée, que l’animal, frustré de son droit au plaisir, fit entendre un sourd grondement et se retira dans un angle de la chambre, fixant sur son maître un regard de colère en même temps que de convoitise. Ni appels, ni douces paroles, ni geste affectueux ne parvinrent à le séduire. Chaque fois que le chasseur essayait de se rapprocher de lui, le félin montrait, dans un rauque feulement, toutes ses dents et sa large gueule sanglante.

Force fut donc au chasseur de se rendre à l’évidence, surtout quand il vit le monstre s’aplatir sur sol et le superbe corps rayé s’agiter de ce frémissement continu qui précède l’élan. La situation était critique. La chambre, presque nue, n’ayant d’autre meuble qu’un pliant de canne, n’offrait aucun abri. Et, d’ailleurs quel objet eût pu en ces circonstances briser l’essor de la terrible bête ? Il n’y fallait donc pas songer.

Heureusement, l’homme était doué d’une remarquable somme de sang-froid et d’esprit d’observation. Sans perdre sa présence d’esprit, il se rapprocha insensiblement du lit, près duquel, sur un guéridon, était posé son pistolet tout chargé. Alors, reprenant peu à peu ses appels, il se prit à défaire lentement le bandage qui entourait sa main blessée. Le fauve suivait attentivement du regard. Sitôt que les premières taches de sang apparurent sur le linge, l’animal se redressa, agita la queue, laissa pendre sa langue et fit mine de se rapprocher. C’était tout ce que voulait le chasseur. Il feignit de n’avoir aucune méfiance, et laissa pendre son bras gauche à la portée de la gueule du tigre. Celui-ci, complètement séduit se remit à lécher la plaie ; puis, l’attrait du sang l’emportant, il ferma les dents sur le poignet de son maître. Il n’y avait plus de doutes à conserver. Celui-ci prit de la main droite le pistolet et, profitant du moment où le monstre, qui venait d’ouvrir un instant la gueule, détournait la tête, introduisit le canon dans son oreille et pressa la gâchette. La mort fut instantanée. Le tigre tomba foudroyé sans reculer d’une ligne. Le chasseur l’avait échappé belle.

On peut voir par ces deux faits qu’il n’est guère possible de conclure a priori. Je pourrais invoquer beaucoup d’autres souvenirs ; l’exiguïté du cadre et la limite que je me suis imposée pour ne point fatiguer le lecteur m’obligent à borner ici mes récits. Je résume donc l’opinion que je me suis faite de la manière suivante :

Le tigre est tout aussi vigoureux que le lion.

Il n’est ni plus ni moins généreux et débonnaire.

À l’heure du danger, il montre autant de courage.

Enfin, il ne paraît pas dépourvu d’une certaine sensibilité, qui peut durer à la faveur de circonstances propices et d’un défaut d’excitabilité naturelle.

Toute la différence entre lui et son noble aîné consiste, me paraît-il, dans des apparences plus que dans des réalités. Il est bien vrai que l’on voit beaucoup plus de lions domptés que de tigres ; mais cela vient surtout de ce que le tigre est beaucoup plus rare que le lion dans les ménageries.

Le temps est encore éloigné où le tigre aura disparu, comme son congénère le lion, dont Gérard ne comptait que sept ou huit familles pour toute l’Algérie. Je ne sais si le bien-être matériel de l’homme gagnera beaucoup à cette disparition ; mais, pour ma part, je ne cesserai de regretter ces fauves magnifiques, que la nature n’a point créés sans but, et dont la férocité est moins redoutable pour le genre humain que ses propres colères et ses propres ambitions.

Jacques du Flot.
FIN